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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral I. Identifier les violences conjugales II. Répondre aux violences conjugales Notes de bas de page Auteur

    Penser les violences conjugales comme un problème de société

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Synthèse1

    Marc Pichard

    p. 191-201

    Texte intégral I. Identifier les violences conjugales 1. Les convergences 2. La divergence II. Répondre aux violences conjugales 1. Les verrous 2. Les clefs Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1« Il est toujours trop tard » en matière de violences conjugales a déclaré, au cours de ces rencontres, le psychiatre Jean-Marc Ben Kemoun, pour rendre compte des difficultés de sa pratique.

    2Il est toujours trop tard parce que les protagonistes elles et eux-mêmes ne sont pas nécessairement conscients de ce dans quoi elles et ils sont engagés – de ce qui leur arrive. Elles et ils, car l’absence de compréhension voire le déni du processus à l’œuvre peuvent être tout autant le fait des victimes que des auteurs : elles et ils peuvent, trop longtemps, juger que la situation est normale ou du moins pas – pas excessivement – anormale. Le processus de culpabilisation de la victime par son bourreau, étape fondamentale du cycle de la violence conjugale, n’y est évidemment pas pour rien. Mais le sentiment d’impunité de l’auteur semble parfois sincère, comme l’ont souligné les travaux exposés par les psychologues du laboratoire Psitec, soutenu qu’il est par des pratiques ancestrales de domination masculine, en France, mais aussi en Italie ou au Cameroun, ce que rappellent respectivement Marco Cavina et Mouhamadou Mansour Ndiaye.

    3Il est toujours trop tard parce que les acteurs extérieurs au couple ne veulent pas voir, ne savent pas voir ou ne savent pas comment agir. Ils ne veulent pas voir quand leur position au sein de la galaxie familiale rend leur situation, à leurs yeux, intenable – on songe en particulier au médecin de famille et aux amis du couple. Ils ne savent pas voir parce qu’ils – policiers, enseignants – n’ont pas été formés à détecter les symptômes des violences. Ils ne savent pas comment agir parce que, l’information le cas échéant recueillie, ils ignorent à qui la transmettre.

    4Mais surtout il est toujours trop tard, fondamentalement, car les témoins des violences doutent de la légitimité de leur intervention dans l’espace privé : la pénétration dans l’intimité d’autrui demeure, bien souvent taboue, relèvent, entre autres, Fanny Vasseur-Lambry ou Jean-Ralph Prévost.

    « Il est toujours trop tard » : pourquoi est-ce grave ?

    C’est grave parce que les violences conjugales tuent.

    5C’est grave parce que, plusieurs contributeurs l’ont souligné, les violences conjugales atteignent toute la cellule familiale : « les enfants vivant dans un contexte familial de violences conjugales […], témoins des cris, des coups ou des effets de ceux-ci sur leur mère, confrontés au climat de peur et de menaces qui règne dans la famille, […] en sont aussi inévitablement les victimes », constate ainsi le rapport de la Mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes ayant précédé l’adoption de la loi de 20102.

    6C’est grave parce que les violences conjugales atteignent, au-delà de la cellule familiale, toute la société. C’est le titre de la manifestation qui nous réunit : « Penser les violences conjugales comme un problème de société ». Or on ne l’aurait pas forcément dit comme cela, en France, il y a vingt ans. Dans un article publié dans les Cahiers du genre en 20033, Dominique Fougeyrollas-Schwebel et Maryse Jaspard écrivent ainsi : « En 1997, […] si le sujet a été exploré par les chercheuses féministes, il n’est cependant pas encore considéré comme un problème de société, ni comme un sujet de recherche scientifique ». Cette conscience qu’il s’agit d’une question de société(s) s’est donc imposée tardivement – en particulier sous l’influence non seulement des mouvements féministes mais aussi du droit international et européen, dont le rôle a été souligné par Valérie Mutelet.

    7Mais la prise de conscience de l’existence d’un phénomène de société(s) ne suffit pas, on le constate, à éradiquer les violences conjugales – et c’est pourquoi il est encore et toujours nécessaire de les penser : les penser pour les identifier (I) ; les penser pour y répondre (II).

    I. Identifier les violences conjugales

    8Il est très loin d’être certain que tous les contributeurs et, au-delà, tous les intervenants entendus au cours du colloque soient d’accord sur ce que sont les violences conjugales. En particulier, le recours au concept de genre a été très mobilisé par certains orateurs, très peu par d’autres, et ce n’est probablement pas un hasard. Ce n’est probablement pas un hasard car il peut s’agir d’un choix de ne pas épouser une grille de lecture perçue comme « idéologique » ou « militante ». Ce n’est probablement pas un hasard car un certain nombre de faits auxquels les acteurs sont confrontés ne rentrent pas dans la grille de lecture de domination patriarcale qu’implique l’analyse des violences conjugales comme violences de genre : violences commises par les femmes, évoquées en particulier par Bernard Royen ; violences commises au sein des couples de personnes de même sexe.

    9L’existence d’un sujet de divergence (2) ne doit pas toutefois pas occulter de nombreuses convergences (1).

    1. Les convergences

    10Tous les contributeurs et intervenants expriment leur accord sur un certain nombre de traits caractéristiques des violences conjugales : elles connaissent des formes diverses, s’inscrivent dans un cycle et manifestent des rapports d’inégalité.

    11Les violences conjugales connaissent des formes diverses : outre les violences physiques, doivent être prises en considération les violences psychologiques, les violences sexuelles, dont la reconnaissance au sein du couple a été en France comme ailleurs, plusieurs contributions en témoignent, particulièrement délicate, mais encore les violences économiques. Ce dernier type de violences, Mouhamadou Mansour Ndiaye y insiste, ne doit pas être sous-estimé, qui révèle la dépendance économique des victimes à l’égard de leurs bourreaux, dépendance économique qui peut expliquer la réticence des victimes à révéler leur situation ou à engager des poursuites : Jean-Ralph Prévost le souligne à partir d’un exemple haïtien – mais Marie-Suzanne Le Quéau nous apprend que le parquet français peut lui-même intégrer ce facteur à l’heure d’évaluer l’opportunité des poursuites.

    12Les violences conjugales s’inscrivent dans un cycle : elles se caractérisent par leur répétition et leur gradation, et sont entrecoupées de phases de réconciliation4. Il importe alors, souligne Frédéric Ouellet, de chercher à connaître la « trajectoire » dans laquelle s’inscrivent les violences conjugales, et d’adapter les outils d’investigation en conséquence. De l’avis général, c’est ce cycle qui confère une unité à des manifestations de violences qui peuvent emprunter des formes diverses. Dès lors, on peut regretter que les dispositifs pénal et civil français ne permettent pas de saisir la spécificité de ces violences en elle-même et placent sur le même plan les manifestations physiques ponctuelles du conflit – évidemment condamnables – et les expressions de la violence conjugale ainsi comprise.

    13Enfin, chacun admet que cette forme de violences manifeste un rapport d’inégalité – et c’est ce qui distingue fondamentalement, au-delà du critère de la répétition, la violence conjugale du conflit de couple, distinction méconnue ou mal maîtrisée par les acteurs de terrain, relève Bernard Royen. « Des divergences de points de vue, de besoins, de désirs, sont le lot de toute relation. C’est leur gestion qui fait la différence entre les violences et les relations égalitaires. La gestion démocratique suppose que les partenaires se reconnaissent comme des égaux, ayant les mêmes droits »5. Le conflit oppose deux égaux ; la violence est fondamentalement inégalitaire. « Elle traduit un rapport de force dans lequel l’un est sujet (l’auteur des violences) et l’autre objet (celle qui subit les violences […]) »6. Les violences conjugales, tout à la fois, trouvent leur source dans un rapport de domination et cherchent à installer celui-ci, elles s’en nourrissent et l’instituent. Partant, la connaissance fine des situations est nécessaire pour que l’on ne se trompe pas de diagnostic, de qualification et donc de modalités d’intervention : en particulier, l’existence d’actes agressifs de la part des deux membres du couple, que constate Frédéric Ouellet dans son étude, ne doit pas conduire à parler de deux violences conjugales réciproques dès lors que les actes de l’un des deux ne tendent pas à instaurer une relation inégalitaire. À cet égard, on peut féliciter les jeunes chercheurs du Centre Droit, Éthique et procédures d’avoir cherché à inventer, à travers le délit de domination conjugale, une qualification qui permette de rendre compte de ce phénomène au cœur des travaux des sociologues, psychologues et autres praticiens spécialistes des violences – même si, il faudra y revenir, la proposition a pu susciter des réserves. Du reste, une autre terminologie aurait pu être préférée : le terme d’emprise est en effet plus couramment sollicité que celui de domination pour caractériser les violences conjugales. Or ce vocable renvoie, pour les juristes, au droit des biens, ce qui met au jour ce qui se joue : l’appropriation de l’autre et de son corps, comme le souligne Marco Cavina – qui évoque toutefois exclusivement l’appropriation des femmes et de leurs corps, ce qui conduit à évoquer le point de divergence.

    2. La divergence

    14L’inégalité qui caractérise les violences conjugales est-elle une inégalité conjoncturelle (une histoire de couple) de sorte qu’elle pourrait s’exercer contre des hommes – par des femmes ou par des hommes ? Cette inégalité est-elle, au contraire, structurelle, expression particulière d’un dispositif global de domination des hommes sur les femmes ? Le fait que la plupart des procédures judiciaires intentées le soient contre des hommes est-il une donnée statistique parmi d’autres (c’est la précaution qu’ont adoptée la plupart des orateurs pour justifier de parler de femmes en désignant les victimes et d’hommes en désignant les auteurs) ou bien une donnée qui dit la vérité du phénomène, qui en exprime le ressort profond ? Les différences d’approche sont patentes entre les interventions. Ainsi Bernard Royen souligne à la fois que l’action décrite s’inscrit dans la politique belge de « lutte contre la violence basée sur le genre » mais que sa pratique le conduit à créer des groupes de femmes auteurs de violences conjugales. Pour leur part, Marco Cavina et Mouhamadou Mansour Ndiaye mettent très directement en lien les violences conjugales et la domination patriarcale institutionnalisée, elle-même fondée sur la division du travail, souligne ce dernier contributeur. Mais la question est discutée et l’on a pu soutenir l’hypothèse, statistiques – contestées – à l’appui, de la symétrie des violences conjugales7.

    15Sur ce point, Valérie Mutelet et Fanny Vasseur-Lambry le soulignent, les institutions internationales ont fait leur choix : les violences conjugales sont considérées comme des violences de genre. Mais la position est nuancée. Certes, tant le comité CEDAW que la Convention d’Istanbul posent que les violences faites aux femmes constituent une forme de discrimination à leur égard. Mais, dans le Préambule de la Convention d’Istanbul, les États-parties reconnaissent « que la violence domestique affecte les femmes de manière disproportionnée et que les hommes peuvent également être victimes de violence domestique », ce que relève Valérie Mutelet. Certes, dans son arrêt fondamental Opuz contre Turquie, la Cour européenne des droits de l’homme conclut que « les violences infligées à l’intéressée et à la mère de celle-ci doivent être considérées comme fondées sur le sexe et qu’elles constituent par conséquent une forme de discrimination à l’égard des femmes ». Mais l’affirmation est posée in casu et pas de manière générale, comme le souligne Fanny Vasseur-Lambry : la Cour ne soutient pas que le genre comme système normatif global génère partout et toujours des discriminations dont l’acte de violence ne serait qu’une des manifestations, de sorte que toute passivité des pouvoirs publics en matière de violences conjugales devrait nécessairement être analysée comme discriminatoire à l’égard des femmes.

    16Cette position nuancée est justifiée, qui préserve le principe – l’existence d’un lien entre les violences conjugales et le genre entendu, aux termes de l’article 3c de la Convention d’Istanbul comme « les rôles, les comportements, les activités et les attributions socialement construits, qu’une société donnée considère comme appropriés pour les femmes et les hommes » – et ménage des exceptions. Car le principe ne paraît guère discutable : la domination masculine instituée, en particulier par le droit, comme l’a rappelé Mario Cavina, mais aussi par des normes religieuses, au cœur de la contribution de Mouhamadou Mansour Ndiaye, a profondément marqué nos systèmes sociaux, et, même si, en Europe en particulier, les règles ont changé, leurs stigmates ne sont pas tous effacés, tant s’en faut ; or ce modèle patriarcal œuvre à la normalisation des violences commises par les hommes sur leurs compagnes. Ce n’est pas dire que les violences ne peuvent être que le fait des hommes et que les femmes en sont nécessairement les seules victimes. « Les violences conjugales peuvent survenir dans toutes les configurations conjugales (dans les couples hétérosexuels par l’homme sur la femme comme par la femme sur l’homme, et dans les couples homosexuels) »8. C’est uniquement souligner que ce qui relève dans certains cas de comportements individuels, évidemment répréhensibles, participe dans d’autres cas à un système producteur d’inégalités et participe de ce système au sens où il y trouve son soutien. En d’autres termes, la question des violences conjugales peut être une question inter-individuelle ; la question des violences conjugales subies par les femmes de la part des hommes est, au-delà de la question interindividuelle, une question sociale, qui, en tant que telle, intéresse, à un autre degré, le droit9. Retenir une telle approche est susceptible d’influer sur les réponses à apporter aux violences conjugales.

    II. Répondre aux violences conjugales

    17Il faut, avant toute chose, saluer les efforts d’ores et déjà entrepris par différents acteurs pour tenter de construire de nouvelles réponses au phénomène des violences conjugales. En particulier, l’État français, dans le sillage de la Convention d’Istanbul et en particulier de son article 7, dont la teneur est exposée par Valérie Mutelet, s’est engagé dans une politique transversale, une approche intégrée caractéristique d’une réflexion globale sur les rapports sociaux de sexe, qui intègre la question des violences. L’illustre en particulier la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes qui, l’intitulé de la loi l’établit clairement, fait sienne l’analyse les violences conjugales comme violences de genre.

    18Dans ce contexte de prise de conscience de l’enjeu, le bilan mitigé de l’action des différents acteurs s’explique avant toute chose par la persistance de verrous (1) ; mais plusieurs clefs pour une réponse plus efficace contre les violences ont été proposées (2).

    1. Les verrous

    19Trois phénomènes, que l’on peut qualifier de verrous, rendent l’organisation de la réponse aux violences conjugales complexe.

    20Le premier est l’invisibilisation du phénomène, retranché derrière le mur de la vie privée – et on a d’ailleurs pu souligner que la montée en puissance contemporaine du discours sur l’insécurité fait l’impasse sur la question des violences conjugales10. Les violences conjugales se déroulent dans un espace particulier : le foyer. Il est évident que cette localisation des violences rend particulièrement délicate la mobilisation des acteurs qui doivent accéder à un espace duquel la distinction fondamentale du libéralisme politique moderne entre sphère privée et sphère publique tend à les écarter. Valérie Mutelet met dès lors en évidence que le premier défi à relever est de permettre au droit de pénétrer l’intimité du foyer. Mais il faut reconnaître l’ambiguïté du droit en la matière : les juridictions, en particulier, semblent adopter une approche de la vie prive à géométrie variable, en fonction des buts poursuivis. Fanny Vasseur-Lambry souligne ainsi comment la Cour européenne des droits de l’Homme sait inciter les États à passer outre le mur de la vie privée, en matière de violences conjugales ; mais c’est la même Cour qui tire de l’article 8 de la Convention européenne des sauvegardes des droits de l’homme et des libertés fondamentales, relatif au respect de la vie privée, un droit à l’autodétermination qui encadre strictement les interventions des pouvoirs publics dans l’intimité des foyers.

    21Le deuxième verrou, et qui n’est pas sans lien, est celui de la volonté de la victime principale. Le non-recours « volontaire » au droit et plus généralement à l’aide caractérise la matière. 61 % des femmes européennes ne contactent personne après l’agression sexuelle par leur partenaire la plus grave qu’elles aient subie nous apprend Sabine Springer. On constate une intériorisation de la norme de domination par les victimes : une violence physique par un partenaire est « une affaire d’ordre privé » pour la majorité des femmes qui ne recourent à aucune aide. En somme, l’idée persiste que de telles pratiques peuvent relever d’une sorte d’arrangement interindividuel. Le meilleur révélateur de cette persistance est la place, toute spécifique, donnée au retrait de la plainte en matière de violences conjugales. Dans la plupart des matières, la question du retrait de la plainte de la victime ne se pose pas, ou pas au même degré. Car le principe n’est certes pas que l’action publique ait besoin de la volonté de la victime pour être déclenchée, comme l’a rappelé le doyen de la faculté de droit de Douai, Tanguy Le Marc’Hadour. Le consentement de la victime n’est pas une condition procédurale des poursuites ; il n’est pas même, au fond, un fait justificatif de l’infraction de violences11. Or, non seulement le retrait de la plainte semble en la matière plus courant que dans d’autres domaines, mais surtout, aux yeux de beaucoup, il constituerait un obstacle dirimant aux poursuites – comme a tenté de le plaider, vainement toutefois, l’État turc dans le cadre de l’affaire Opuz, Fanny Vasseur-Lambry l’a rappelé. Du reste, on pourrait le comprendre : imposer les poursuites contre la volonté des victimes pourrait être analysé comme une forme de domination des femmes, d’une autre nature mais pas anodine. Ce serait toutefois faire peu de cas de la caractéristique essentielle des violences conjugales : le phénomène d’emprise lui-même. Les droits français comme italien en ont pris acte : Valérie Mutelet souligne que, en droit français, la médiation pénale n’est admise en la matière qu’à la demande expresse de la victime – et, peut-on ajouter, jamais lorsque les violences sont réitérées, en vertu de l’article 41-1 du Code de procédure pénale. Dans le même ordre d’idées, Marco Cavina a mis au jour la solution très nuancée du droit italien : la plainte est irrévocable en cas de menaces graves et répétées ; et si elle peut être révoquée dans les autres cas, c’est uniquement devant le tribunal.

    22Le troisième verrou est d’ordre psychologique : la conviction, répandue chez les victimes, que ne rien faire pourrait être la meilleure solution – en particulier pour les enfants. On a l’impression à partir du tableau dressé par Mme Springer que, si les femmes cherchent un soutien, il semble que ce soit un soutien pour rester, pas un soutien pour partir – et l’ouverture de la communication de Jean-Ralph Prévost illustre la même tendance. Le principe de coparentalité posé par la loi du 4 mars 2002 est d’ailleurs souvent accusé d’accentuer cette tendance des victimes à ne rien faire pour ne pas devoir laisser les enfants à leurs bourreaux – ce qui explique les critiques très fortes adressées à la loi nouvelle par les associations engagées dans la protection des femmes victimes de violences conjugales12.

    2. Les clefs

    23La synergie entre les acteurs est, de l’opinion générale, la condition d’une intervention réussie en matière de violences conjugales. Au-delà, l’accord se fait sur la nécessité de réformer les pratiques ; il est beaucoup plus incertain sur l’utilité de réformer les règles juridiques.

    24La plupart des contributeurs et des intervenants a mis en avant que des progrès considérables peuvent être accomplis par des réformes très pragmatiques, hors de toute intervention législative. Deux secteurs sont en première ligne : la médecine et la police. L’étude présentée par Sabine Springer met en évidence que ce sont les services médicaux qui sont les plus contactés par les femmes victimes de violences, en particulier sexuelles, et que 87 % des femmes interrogées jugent acceptable qu’un médecin pose des questions relatives aux faits de violence. C’est à l’évidence la meilleure des clefs d’entrée en termes de sensibilisation, de formation des professionnels et surtout de mise en place de parcours. À cet égard, Ouzna Kerrad-Malek a relaté l’expérience du Centre hospitalier intercommunal de Poissy-Saint-Germain-en-Laye où s’organise, en particulier, un accompagnement au sens le plus strict – c’est-à-dire physique – des victimes depuis le centre de consultations urgentes pour adultes jusqu’à l’institut en santé génésique en charge de l’aide aux femmes victimes de violence. Quant aux services de police, ils sont souvent soupçonnés de minimiser la gravité des actes qui leur sont signalés – quand ils le sont – en particulier en n’incitant pas au dépôt d’une plainte. Mais Marie-Suzanne Le Quéau relève que la réforme est en marche : dans le ressort de la Cour d’appel de Douai, les prises de mains courantes tout comme les procès-verbaux de simples renseignements judiciaires sont, en la matière, proscrits – même si la modification des pratiques n’est pas encore absolument acquise, d’après les avocats entendus. Et c’est précisément cette approche très pragmatique qui explique le très bon accueil réservé à la proposition des doctorantes et doctorants du Centre Droit, Éthique et Procédures d’instauration d’un procès-verbal original qui guiderait le travail des services de police. Car tous les psychiatres et psychologues ont mis en évidence que les méthodes d’interrogation des victimes devaient être repensées, ce qu’illustre au demeurant la recherche académique menée par Frédéric Ouellet, qui souligne la nécessité d’adopter une méthodologie d’investigation très particulière en présence de femmes victimes de violences conjugales. S’agissant de ces professionnels, mais aussi des enseignants et des travailleurs sociaux, par exemple, il faut donc passer de l’information à la formation. Laetitia César-Franquet relève à ce propos que, à partir de 2013, la stratégie du gouvernement français a changé : au-delà de la communication visant le grand public, les professionnels de santé ont été destinataires de guides leur permettant de mieux appréhender les entretiens avec les victimes. Ce n’est pas dire que les actions de sensibilisation du grand public, au demeurant imposées par l’article 13 de la Convention d’Istanbul, doivent être abandonnées – même si les différentes campagnes organisées par le gouvernement français peuvent être diversement appréciées, comme le souligne Laetitia César-Franquet. À ce propos, et à nouveau, un consensus s’exprime : la communication doit s’adresser non seulement aux femmes victimes, afin de les inciter à révéler les faits subis, mais aussi à la population générale, y compris aux hommes auteurs – pour leur faire prendre conscience qu’ils s’inscrivent dans un certain schéma dont l’issue est bien souvent tragique. « Toute solution doit impliquer les hommes », a-t-on entendu à plusieurs reprises au cours des échanges.

    25S’agissant de l’utilité de réformer le droit, en revanche, il n’est pas certain qu’un accord se soit dessiné au cours de ces rencontres. Certes, plusieurs participants ont estimé que de nouvelles règles de droit seraient une des voies de la conquête de l’effectivité de la lutte contre les violences conjugales. Mais nombreux sont ceux qui ont manifesté leur perplexité à cet égard. D’une part, car certains dispositifs juridiques récents n’ont pas (encore) fait leurs preuves : les acteurs du monde judiciaire (en particulier, la Procureure générale, Marie-Suzanne Le Quéau) comme les chercheurs (en particulier Valérie Mutelet) ont ainsi souligné le relatif échec de l’ordonnance de protection – en général expliqué par les différences de régimes probatoires entre la procédure civile et la procédure pénale. Partant, le droit pénal, malgré la présomption d’innocence, et parce que la victime n’est pas seule à devoir porter la charge de la preuve, serait une voie à préférer – le sentiment est partagé dans d’autres domaines et par exemple en matière de lutte contre les discriminations. Mais, d’autre part, Marie-Suzanne Le Quéau a rappelé que pas moins de vingt-deux infractions étaient déjà mobilisables en matière de violences conjugales avant de mettre en évidence que le rendement du droit pénal semblait, eu égard au nombre de condamnations en la matière, bien faible. Dans ce contexte, la proposition formulée par les doctorantes et doctorants du Centre Droit, Éthique et Procédures de création d’un délit de « domination conjugale » n’a pas convaincu tout l’auditoire, et en particulier les représentants du Parquet. La Procureur générale Marie-Suzanne Le Quéau souligne que l’infraction lui semble excessivement difficile à caractériser, tandis que le Procureur de la République Frédéric Teillet a jugé que cette nouvelle infraction ferait entrer dans « une autre justice » – en ce qu’elle prendrait acte de l’existence de rapports sociaux de sexe inégalitaires. De fait, ce dernier reproche mériterait d’être (longuement) discuté, qui semble disqualifier la mobilisation du concept de genre pour penser la règle de droit. Mais on ne peut que constater des réticences.

    26Au-delà des perspectives de réforme, ces journées ont mis en évidence la nécessité, pour penser les réponses aux violences conjugales, de ne pas négliger la situation concrète des femmes victimes. De fait, cette attention à la réalité des situations s’exprime à travers l’ordonnance de protection. Mais elle s’illustre surtout à travers la prise en considération de la situation des femmes victimes de violence en droit des étrangers, en France comme en Italie – à laquelle incite l’article 59 de la Convention d’Istanbul, et qu’exposent respectivement Valérie Mutelet et Marco Cavina. Cet égard aux vulnérabilités multiples et aux phénomènes d’intersectionnalité doit être salué. Le très légitime souci de ces populations n’est toutefois pas sans risque : celui de rabattre la question des violences conjugales sur des populations particulières, et d’alimenter le stéréotype des violences conjugales comme phénomène propre aux « classes dangereuses ». Et il convient à ce propos de ne pas oublier, lorsqu’on lit les résultats de l’enquête présentée par Frédéric Ouellet, que plus de la moitié des participantes à l’enquête ont été recrutées dans des maisons d’hébergement de victimes de violences et qu’à peine plus de 10 % de femmes de l’échantillon n’avaient pas été recommandées par des organismes qui les avaient préalablement identifiées comme victimes… En d’autres termes, il ne faudrait pas que l’attention aux publics les plus vulnérables nous fasse oublier, fasse oublier aux pouvoirs publics comme à chacune et chacun d’entre nous, qu’aucune femme n’est, a priori, à l’abri des violences conjugales.

    Notes de bas de page

    1 La forme orale du rapport ainsi que les références à des interventions ne donnant pas lieu à publication dans l’ouvrage ont été maintenues.

    2 Danielle Bousquet et Guy Geoffroy, Rapp. AN n° 1799, 7 juill. 2009, spéc. p. 84

    3 Dominique Fougeyrollas-Schrebel et Maryse Jaspard, « Compter les violences envers les femmes. Contexte institutionnel et théorique de l’enquête ENVEFF », in Cahiers du Genre 2003/2 (n° 35), p. 45 et s., p. 59.

    4 Pour un schéma : http://www.solidaritefemmes-la.fr/3-le-cycle-de-la-violence-conju- gale/.

    5 L. Leroy, « Les violences subies par les femmes : l’affaire de tous », in Andrée Boas et Jenny Lambert (dir.), La Violence conjugale, Bruylant et Nemesis, 2004, p. 21 et s., p. 30.

    6 Édouard Durand, Violences conjugales et parentalité. Protéger la mère, c’est protéger l’enfant, L’Harmattan, coll. Controverses, 2013, p. 69

    7 Sur cette théorie et sa remise en cause, v. Catherine Cavalin, « Interroger les femmes et les hommes au sujet des violences conjugales en France et aux États-Unis : entre mesures statistiques et interprétations sociologiques », in Nouvelles questions féministes 2013/1 (vol. 32), p. 64 et s.

    8 Édouard Durand, op. cit., p. 17.

    9 Sur cette analyse v. « Les violences conjugales comme violences faites aux femmes », in Camille Viennot et Marc Pichard (dir.), Le traitement juridique et judiciaire des violences conjugales, Mare et Martin, 2016, p. 15 et s.

    10 En ce sens, v. Dominique Fougeyrollas-Schwebel et Maryse Jaspard, art. cit., p. 61.

    11 La question du consentement de la victime n’ayant de place centrale qu’en matière d’infractions sexuelles, ce qui au demeurant constitue une partie de la difficulté de la matière

    12 V. par exemple, Raquel Agraz et Marick Geurts, « L’autorité parentale à l’épreuve de l’égalité », in Le Traitement juridique et judiciaire des violences conjugales, op. cit., p. 157 et s.

    Auteur

    • Marc Pichard

      Professeur à l’Université Paris-Nanterre

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    1 La forme orale du rapport ainsi que les références à des interventions ne donnant pas lieu à publication dans l’ouvrage ont été maintenues.

    2 Danielle Bousquet et Guy Geoffroy, Rapp. AN n° 1799, 7 juill. 2009, spéc. p. 84

    3 Dominique Fougeyrollas-Schrebel et Maryse Jaspard, « Compter les violences envers les femmes. Contexte institutionnel et théorique de l’enquête ENVEFF », in Cahiers du Genre 2003/2 (n° 35), p. 45 et s., p. 59.

    4 Pour un schéma : http://www.solidaritefemmes-la.fr/3-le-cycle-de-la-violence-conju- gale/.

    5 L. Leroy, « Les violences subies par les femmes : l’affaire de tous », in Andrée Boas et Jenny Lambert (dir.), La Violence conjugale, Bruylant et Nemesis, 2004, p. 21 et s., p. 30.

    6 Édouard Durand, Violences conjugales et parentalité. Protéger la mère, c’est protéger l’enfant, L’Harmattan, coll. Controverses, 2013, p. 69

    7 Sur cette théorie et sa remise en cause, v. Catherine Cavalin, « Interroger les femmes et les hommes au sujet des violences conjugales en France et aux États-Unis : entre mesures statistiques et interprétations sociologiques », in Nouvelles questions féministes 2013/1 (vol. 32), p. 64 et s.

    8 Édouard Durand, op. cit., p. 17.

    9 Sur cette analyse v. « Les violences conjugales comme violences faites aux femmes », in Camille Viennot et Marc Pichard (dir.), Le traitement juridique et judiciaire des violences conjugales, Mare et Martin, 2016, p. 15 et s.

    10 En ce sens, v. Dominique Fougeyrollas-Schwebel et Maryse Jaspard, art. cit., p. 61.

    11 La question du consentement de la victime n’ayant de place centrale qu’en matière d’infractions sexuelles, ce qui au demeurant constitue une partie de la difficulté de la matière

    12 V. par exemple, Raquel Agraz et Marick Geurts, « L’autorité parentale à l’épreuve de l’égalité », in Le Traitement juridique et judiciaire des violences conjugales, op. cit., p. 157 et s.

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    Pichard, Marc. « Synthèse ». Penser les violences conjugales comme un problème de société, édité par Fanny Vasseur-Lambry, Artois Presses Université, 2018, https://doi.org/10.4000/books.apu.24298.

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    Vasseur-Lambry, Fanny, éd. Penser les violences conjugales comme un problème de société. Arras: Artois Presses Université, 2018. https://doi.org/10.4000/books.apu.24138.
    Vasseur-Lambry, Fanny, éditeur. Penser les violences conjugales comme un problème de société. Artois Presses Université, 2018, https://doi.org/10.4000/books.apu.24138.
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