Quand la contrainte judiciaire soutient l’aide au changement
p. 181-187
Texte intégral
1L’association Praxis accompagne les auteurs de violences conjugales et intrafamiliales. Elle est active sur toute la partie francophone de la Belgique. En 2015, ses membres ont rencontré plus de mille usagers, 75 % étaient sous contrainte judiciaire et 25 % ne l’étaient pas.
2Le travail des psychologues ainsi que celui des autres membres (travailleurs sociaux) consiste principalement à rencontrer les auteurs lors d’entretiens préalables au groupe et à animer ces groupes. Cela suppose un travail annexe de préparation et de débriefing des animations ainsi qu’un travail de supervision. Les intervenant(e) s de Praxis travaillent souvent en qualité de référents d’un arrondissement judiciaire donné.
3L’outil d’intervention privilégié/principal est le groupe. En pratique, les usagers s’engagent à participer à 42 heures dans un groupe à raison de deux heures par semaine. Ces heures peuvent être concentrées sur six samedis.
4En 2015, 29 groupes d’auteurs ont été animés dont deux groupes pour femmes. Celles-ci ont représenté 6 % de nos dossiers. Depuis 2012, Praxis anime des groupes pour femmes à raison de 2-3 groupes par année.
5À l’heure d’aujourd’hui, trois séries de questions autour de l’efficacité de la lutte contre les violences conjugales méritent une attention particulière :
- Comment un service d’aide aux auteurs est-il né en s’inscrivant dans le paysage juridique de l’époque ?
- Comment s’opère aujourd’hui la lutte contre les violences conjugales et familiales en Belgique ? Et comment l’association Praxis coopère t-elle avec des services pour victimes ?
- Comment des ponts ont-ils pu être créés entre la contrainte et l’aide alors que celles-ci, a priori, n’avaient rien à faire ensemble ? Quelle en est la plus-value ? En quoi l’outil « groupe » peut-il être aidant ?
I. Comment un service d’aide aux auteurs est-il né en s’inscrivant dans le paysage juridique de l’époque ?
6Les deux fondateurs de Praxis sont issus d’un centre résidentiel de postcure pour personnes pharmacodépendantes. Ils ont fait le constat qu’une part importante des résidents étaient également auteurs de faits de violences conjugales. Ils ont développé un projet où le public-cible était des personnes pharmacodépendantes en lien avec la justice. Cela ouvrait la voie à une articulation entre le monde judiciaire et celui de la santé.
7En 1994, Praxis a déposé un projet de « formation socio-éducative » visant les « auteurs de violences associées à la consommation de produits psychotropes » dans le cadre de la loi sur l’organisation des mesures judiciaires alternatives. Cette loi s’inscrivait dans un contexte particulier : les suites de l’affaire Dutroux. Les services de police avaient « dysfonctionné », la justice devait être réformée. Il fallait rapprocher la justice du citoyen et singulièrement de la victime.
8Deux préoccupations dominaient ces réformes :
- D’une part, éviter que reste impunie ou que soit classée sans suite toute une série de délits touchant à la vie quotidienne des citoyens.
- D’autre part, limiter le recours à l’emprisonnement qui apparaissait comme une peine trop lourde et trop désocialisante.
9Parmi ces mesures alternatives figurent l’instauration du travail d’intérêt général visant la réparation, mais aussi les mesures à connotation thérapeutique et psychopédagogique, appelées « formations socio-éducatives ». C’est dans ce cadre que Praxis a été amené à travailler avec des auteurs de violence conjugale.
10Cette nouvelle loi a eu pour conséquence l’arrivée massive dans le champ pénal de nouveaux acteurs chargés de la mise en œuvre et du contrôle de ces mesures. On va voir se renforcer l’articulation entre le monde judiciaire et le monde psychosocial, entre des professionnels qui ont des approches très différentes.
II. Comment s’opère aujourd’hui la lutte contre les violences conjugales et familiales en Belgique ? Et comment l’association Praxis coopère-t-elle avec des services pour victimes ?
11La Belgique s’investit dans la lutte contre la violence basée sur le genre depuis de nombreuses années, considérant qu’il s’agit d’un élément-clef de l’égalité des femmes et des hommes. Ainsi, depuis 2001, la Belgique concrétise sa politique de lutte contre les violences basées sur le genre à travers un plan d’action national (PAN) associant l’État fédéral, les Communautés et les Régions, et coordonné par l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes.
12La circulaire des procureurs généraux relative à la politique criminelle en matière de violence dans le couple (COL4/2006) a constitué un premier pas dans la bonne direction, en améliorant la collaboration intersectorielle entre la justice, la police et l’assistance.
13En effet, si différents professionnels entrent en contact avec les victimes ou avec les auteurs ou avec leurs familles, aucun ne peut à lui seul offrir une solution efficace à ces situations qui sont souvent complexes.
14La circulaire constitue un instrument de protection des victimes de violence dans le couple et prône une approche des auteurs qui vise à éviter la récidive sans être uniquement répressive. Il y a un changement positif des mentalités car il est systématiquement pris acte par la police de toutes les formes de violence intrafamiliale et les magistrats de parquet accordent une attention particulière à ce genre de violence. Plus tôt l’auteur de violence se trouve confronté au rappel ferme de la loi par l’autorité, plus l’intervention judiciaire permettra de mettre un frein à la violence et ainsi, d’éviter l’engrenage du cycle de la violence.
15En matière de prévention, des campagnes multimédias sont organisées deux fois par an.
16La circulaire favorise également la formation des professionnels. En effet, la sensibilisation seule est insuffisante pour prévenir la violence. La formation vise à informer d’une manière univoque, claire et précise des groupes spécifiques confrontés aux victimes et auteurs d’actes de violence. Des acteurs de terrain sont appelés pour former des publics aussi variés que des magistrats, des policiers et des intervenants sociaux concernés de près ou de loin par la violence conjugale. Par exemple, une méconnaissance voire une confusion entre les conflits de couple et la violence entre partenaires peut subsister dans l’esprit de certains intervenants. Et par là, les amener à sous-évaluer ou surévaluer une dangerosité.
III. Comment l’association Praxis coopère-t-elle avec des services pour victimes ?
17Pour rappel, en matière de violences conjugales et familiales, il est essentiel de travailler en réseau, de se coordonner pour approcher ce phénomène de manière globale et complémentaire.
18Depuis 2005, une dynamique de coopération s’est installée entre une association qui accompagne les victimes (le Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion) et un service qui accompagne les auteurs, PRAXIS.
19Amenées à se côtoyer autour des mêmes tables de discussions, les deux associations ont saisi ces occasions pour s’intéresser au contexte d’intervention de l’autre, pour prendre la mesure de son expertise, confronter les expériences, les analyses et les approches.
20Progressivement, face à un phénomène aussi complexe, transversal, transgénérationnel et multiforme, il leur a semblé pertinent d’initier une pratique de coopération intersectorielle dans un but circonscrit : mieux prendre en compte la sécurité des victimes d’abord et la sécurité de tous les membres du groupe familial exposé aux violences, ensuite.
21Avec l’aide de deux professionnels québécois et avec la confiance et l’appui financier de la Région Wallonne, les deux services ont commencé à décloisonner certaines de leurs interventions.
22Les pratiques, à l’œuvre dans chacune des associations, ont évolué :
- intégration d’une analyse commune des mécanismes de la violence conjugale et intrafamiliale dans laquelle auteurs et victimes interagissent ;
- intégration de la préoccupation de la sécurité pour l’usager de l’autre partenaire ;
- prise en compte des besoins des enfants exposés aux violences conjugales ;
- constitution de dyades intersectorielles pour donner des formations aux professionnels pour une meilleure prise en compte de la complexité de la problématique ;
- mise en place de pratiques novatrices (intervention sur des situations communes) ;
- permanence téléphonique assurée depuis 2014, par trois services, deux services pour victimes et un service pour auteurs.
23Donc, co-intervention à différents niveaux (directions/formateurs/ écoutants/intervenants).
IV. Comment ont été créés les ponts entre la contrainte et l’aide alors que celles-ci, a priori, n’avaient rien à faire ensemble ? Quelle en est la plus-value ? En quoi l’outil groupe peut-il être aidant ?
24Premièrement, la majorité des auteurs de violences sont des hommes qui ont en commun de vouloir cacher leur vie privée, de contenir leurs émotions et d’être dans le contrôle, dans l’agir, dans le faire. Ils veulent par conséquent camoufler leur souffrance, leur douleur, leur doute, surtout ils ne sont pas prêts à demander de l’aide. La majorité des usagers de Praxis n’a même jamais consulté un service d’aide (un médecin, un psychologue). Et pourtant, ils franchissent la porte de cette association ! C’est là une opportunité de les questionner. La contrainte judiciaire nous donne 5 à 6 mois de temps pour amorcer un changement.
25Deuxièmement, le positionnement institutionnel et celui de la justice sont similaires. La loi doit être rappelée : la violence conjugale et intrafamiliale est un délit et est donc punissable. Cela permet une cohérence et donc l’intégration de cette cohérence pour les usagers. En questionnant le fait d’avoir commis un délit par rapport à autrui, Praxis questionne également ce délit par rapport à la société.
26Donc, positionnement commun mais interventions différentes. Le système judiciaire rappelle la loi ; le système de l’aide tente de dénoncer la souffrance et de déconstruire les croyances qui justifient le recours à la violence. L’un peut contraindre, l’autre peut aider. Et pour celui qui, au départ, n’a pas signifié une demande de changement, l’articulation de la contrainte et de l’aide peut entraîner une demande personnelle de changement.
27Troisièmement, on peut constater que la demande d’aide est paradoxale parce que c’est un tiers (un magistrat) qui a défini un état de besoin chez telle personne (« je veux que vous vous occupiez de votre violence »). A priori, cette personne ne fait que porter cette commande, et elle nous l’apporte en disant : le juge m’a dit de venir (« je n’ai pas le choix »). Cependant, il y a une possibilité d’adopter un angle d’intervention qui peut ouvrir la voie au changement. La contrainte va être utilisée car elle maintient une tension. Elle permet d’ouvrir la parole sur ce qui l’a construite, pour le juge, pour la victime et pour l’auteur. Les membres de la l’association Praxis essayent de lui donner du sens. C’est là tout l’enjeu de leur travail, et c’est pourquoi ils préférent parler de travail avec la contrainte plutôt que sous la contrainte.
28Dans ce contexte et dans le dispositif mis en place chez Praxis, l’objectif prioritaire d’un travail est l’identification de la violence et la reconnaissance par l’agresseur de sa responsabilité.
29Cette prise de conscience de ses choix personnels vise à la responsabilisation. Et elle se travaille à tous les niveaux : les choix de couple, les choix de vie jusqu’aux « simples » choix de venir/ne pas venir en séance, en respectant ou pas le cadre. Dans un groupe, chaque semaine, une part de liberté se rejoue. D’ailleurs, le mot Praxis est un condensé de notre manière d’intervenir : c’est la part restée libre sous la contrainte (J-P. Sartre).
V. Enfin, en quoi l’outil groupe peut-il être aidant dans ce contexte d’aide sous contrainte ?
30Tout d’abord, la notion de cadre propre au groupe (ponctualité, confidentialité, respect, etc.) permet de mettre des limites comme la société le demande. Par l’expérience de la contrainte et l’apprentissage des limites, le cadre permet également de soutenir le vécu lié à la contrainte. C’est d’ailleurs souvent un passage obligé que d’entendre l’usager sur les conséquences des actes comme cause de souffrance plutôt que l’acte lui-même.
31La diversité des usagers au sein d’un même groupe favorise l’expérience d’un décalage par rapport à la contrainte. Il y a la nature des actes posés, la réponse judiciaire qui peut être différente (le discours est souvent différent selon que l’auteur vit encore avec la victime ou pas), son parcours dans le groupe, etc. Les motivations de l’un ne sont pas celles de l’autre. De manière imagée, on pourrait dire : « On est tous dans le même bateau, et pourtant certains se saisissent de l’occasion pour piloter et tracer leur chemin ».
32Ensuite, la violence isole. Le groupe réintroduit du collectif dans une dynamique qui cloisonne, qui exclut. Le groupe permet d’appartenir à un collectif à visée positive et fonctionnant avec des règles claires. Chacun y reçoit du soutien de ses pairs. De plus, l’autorité qui y est exercée n’est ni abusive, ni aléatoire. Le contraire étant le propre de la violence conjugale.
33Les vécus en commun facilitent l’ouverture pour aborder son histoire. La première étape est pour nous le dévoilement des faits de violence devant ses pairs.
34Le groupe contribue à la resocialisation et à l’apprentissage de modèle de gestion des conflits et de la frustration. Il permet d’apprendre des relations égalitaires et d’expérimenter l’expression de ses émotions, d’être à l’écoute de l’autre. Cela grâce à l’interaction et à l’observation.
35C’est aussi un lieu de confrontation par rapport au cadre, aux animateurs et par rapport aux autres membres du groupe. Il s’agit alors d’apprendre à dire plutôt qu’agir. C’est en nommant ce qui anime ses pulsions et en les limitant que le sujet ne passe pas à l’acte. Il apprend le contrôle de soi, et en conséquence, améliore son estime de soi. Ses récidives et les situations où il a pu se contenir (ses victoires) vont être travaillées.
36Enfin, le groupe est une illustration de la manière dont chacun entre en relation avec les autres : parallèle entre « l’ici et maintenant » du groupe et ce qui se passe dans d’autres sphères de la vie. « Montre-nous comment tu es en groupe, nous te dirons quel est ton scénario relationnel ». On peut parfois rapidement repérer les personnes qui sont dans le contrôle, celles qui ont joué l’abandon et ne savent pas dire au revoir.
En conclusion
37L’association Praxis a la conviction que le phénomène de la violence conjugale et intrafamiliale ne peut être appréhendé qu’à travers une approche systémique où les trois parties en présence sont prises en compte. Et quand elle intervient auprès des auteurs, elle garde à l’esprit les enfants et la victime.
38La contrainte judiciaire amène l’usager à franchir un pas qu’il n’aurait pas franchi autrement. L’argument est valable également pour les usagers « non-judiciarisés » qui viennent suite à une autre pression : celle des proches, celle de la police, des services de santé ou de protection de la jeunesse. Et cette pression exercée par l’entourage et/ou la justice, peut devenir un sérieux inconvénient pour la personne qui recourt à la violence et, dès lors, peut l’amener à se questionner.
39En intégrant l’usager dans un groupe, le pari est lancé qu’il trouvera la sécurité nécessaire au dévoilement des actes qu’il a posés, qu’il se reconnaitra dans l’histoire des autres, et qu’il acceptera de questionner ses choix. Le travail de groupe est un outil puissant pour ouvrir le changement. Il crée un espace social de parole et d’expérimentation, métaphore de la vie familiale. Il nous paraît particulièrement adapté, nous le recommandons comme une première approche.
40Praxis a édité un livre en 2012 :
41L’aide aux auteur(e)s de violences conjugales et intrafamiliales
42Éditions Academia.
Auteur
-
Bernard Royen
Psychologue, Association Praxis
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