Religion et traditions utilisées aux fins de justification des violences conjugales : l’exemple du Sénégal

Mansour Ndiaye

p. 131-144


Texte intégral

Votre sexe n’est là que pour la dépendance
Du côté de la barbe est la toute-puissance
Bien qu’on soit deux moitiés de la société
Ces deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité
L’une est moitié suprême et l’autre subalterne
L’une en tout est soumise à l’autre qui gouverne
(Molière, L’école des femmes, 1662 ; acte III, scène 2, v.699-704).1

1Pendant longtemps, l’histoire de l’humanité s’est construite sur une hiérarchisation des deux sexes quels que soit le lieu ou l’époque. À titre illustratif, nous pouvons évoquer l’Histoire : tout d’abord, l’Antiquité grecque où l’on est « fils ou fille de quelqu’un, mais pas de quelqu’une » et où la femme était considérée comme « éternelle mineure »2 ; ensuite, dans le monde arabe où, avant l’arrivée de l’Islam, la naissance d’une fille était perçue comme une cause de faiblesse et de déshonneur3 ; enfin, dans la société africaine, certaines coutumes considéraient la femme comme un bien pouvant être légué lors de la succession4.

2Dans toutes les sociétés patriarcales, l’homme s’est arrogé, de manière unilatérale, le droit d’attribuer à la femme un statut de « subalterne » et à lui un statut de dominant5. La femme était donc considérée comme un « être inférieur à l’homme » et prédisposée à se soumettre à lui. Il est certain que cette domination masculine, totalement inégalitaire et discriminatoire, peut être l’une des causes profondes des violences conjugales. Il convient tout de même de souligner que, grâce à l’évolution des mœurs et la voix des mouvements féministes, la condition de la femme s’est sensiblement améliorée dans plusieurs pays.

3Néanmoins, dans les sociétés à tendance et culture musulmanes comme le Sénégal, la question des violences conjugales reste encore un sujet complexe qui est loin d’être résolu. Le Sénégal est un pays d’Afrique de l’Ouest avec une population de 14,3 millions d’habitants. Il y existe deux grandes religions et plusieurs croyances : la population est musulmane à 95 %, catholiques à 4 % et enfin, animiste à 1 %. Le Sénégal, ancienne colonie française, a pour langue officielle le français6. Avec une forte population musulmane, l’Islam a une influence considérable dans les mœurs et les mentalités. Très souvent, les hommes utilisent l’alibi de la religion, les pratiques coutumières et des discours culturels désuets pour légitimer les violences conjugales qui continuent ainsi de se perpétuer avec le silence complice de la société. Or, nous le savons tous, le Coran et la culture ont été pendant longtemps transcrits, interprétés et commentés par les hommes, pour les hommes ; il en résulte une hiérarchie homme-femme, cette dernière étant reléguée au rang de « deuxième sexe »7. La femme n’a jamais été conviée à la table des oulémas8 lors de l’interprétation des textes ou du débat doctrinal.

4Aujourd’hui, la place de la femme dans l’Islam est l’un des sujets les plus discutés et controversés, tant sur sa place que sur son rôle dans la société. C’est un thème qui continue à opposer des musulmans aux non-musulmans et à diviser les musulmans entre progressistes et conservateurs9.

5Cet état de fait ne peut manquer d’interpeller notre rationalité. Comment les hommes arrivent-ils à maintenir et à éterniser leur domination machiste sur les femmes, en s’octroyant le monopole de l’interprétation des textes ? Nous pouvons nous interroger sur la manière réelle dont l’islam définit les rapports sociaux entre l’homme et la femme. Aussi, comment la société peut-elle admettre, et même devenir complice, des contraintes socioculturelles ? Comment ces dernières peuvent-elles encore maintenir la femme dans de tels climats d’assujettissement ? La femme est-elle condamnée à supporter les violences de son conjoint en raison des contraintes socioculturelles ?

6Cet article vise alors, par une démarche scientifique et objective, à dépeindre le mécanisme par lequel les hommes arrivent à faire accepter à la société les violences dont les femmes peuvent être victimes, en usant des textes religieux dévoyés et en utilisant en leur faveur des discours culturels déphasés. Pour répondre à ces interrogations, nous serons amené, d’une part à étudier la typologie des violences conjugales et d’autre part, nous mesurerons successivement le poids de la religion et des traditions culturelles dans la justification des violences conjugales.

I. La typologie des violences conjugales

7Le foyer est considéré comme un cercle restreint dans lequel tout ce qui se passe repose dans le cadre de l’intimité familiale. La femme, maîtresse de la maison, ne dénonce malheureusement pas assez souvent les violences dont elle est victime. Généralement, les violences conjugales se produisent tout près de chez nous, à notre grande ignorance en raison de leur caractère insidieux et multiforme. Selon une enquête réalisée en 2012, sur un échantillon de 1 200 ménages étudiés dans les régions du Sénégal, 55 % des femmes affirment avoir subi des violences conjugales10. Cette violence de genre est plus facile à déceler lorsqu’elle porte atteinte à l’intégrité physique de la femme (1). Toutefois, elle peut être invisible ou cachée lorsqu’elle touche à l’intégrité morale de la femme (2).

1.1. Les violences physiques faites aux femmes

8Les violences physiques se définissent comme l’ensemble des atteintes physiques faites au corps de la femme. Elles apparaissent dans de nombreux cas lorsque les tensions et les incompréhensions entre conjoints ne peuvent plus être résolues par le dialogue ou par des mots. Elles viennent fréquemment entériner le processus de domination enclenché par le conjoint, qui avait alors préalablement commencé avec les violences psychologiques.

9En effet, les violences physiques sont corollaires des violences psychologiques. L’homme use des violences physiques lorsque la femme résiste à la tentative de domination psychologique. Ainsi, les atteintes au corps de la femme constituent l’ultime moyen pour l’homme de garder la femme sous son emprise.

10Par ailleurs, il est très difficile de donner une liste exhaustive des agressions physiques subies par les femmes au Sénégal au sein de leur foyer. Toutefois, grâce aux témoignages de certaines, on peut en dégager quelques-unes : coups de pied, coups de poings, claques font partie des violences régulièrement subies par certaines femmes. Généralement, ces coups sont portés sur le ventre des femmes, qu’elles soient enceintes ou non, afin d’altérer leur capacité de procréer et parfois sur leur visage afin de leur ôter tout pouvoir de séduction. L’homme violent peut également, dans son désir de blesser la femme, utiliser des objets tranchants pour la poignarder, une arme (pistolet, fusil), ou un objet quelconque se trouvant à sa portée (casserole, balai, serviette...). Généralement, la femme victime de ces brutalités arrive à l’hôpital dans un piteux état11, sachant que certains de ces coups peuvent lui être fatals.

11Ces agressions physiques sont très souvent accompagnées ou suivies de violences sexuelles. Il est indéniable que la sexualité occupe une place importante dans la vie du couple, mais ne doit en aucun cas se faire sous l’emprise de la contrainte. Selon les sexologues et les psychologues, une sexualité épanouie permet au couple de se rapprocher et de pouvoir vivre dans la durée. Il est vrai que les désirs et envies ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agisse de l’homme ou de la femme. Mais quelle qu’en soit la différence, la sexualité du couple doit se fonder sur le respect des désirs et des envies de l’autre. Malheureusement la sexualité peut être utilisée par l’homme pour humilier et imposer sa domination sur sa partenaire12.

12Au Sénégal, différentes études mettent en exergue l’existence très répandue du viol conjugal13. La violence sexuelle est très prégnante dans le cas des mariages forcés, en particulier lorsqu’il s’agit de très jeunes filles mariées dans la négation de leur consentement ou lorsque des femmes plus âgées sont mariées par application du lévirat14.

13Même s’il existe quelques données empiriques offrant un aperçu sur les comportements portant atteinte au corps de la femme, il est indéniable que ces chiffres ne reflètent pas la réalité. En effet, les actes portant atteinte à l’intégrité physique sont rarement dénoncés par les femmes. Par peur et parfois par pudeur, ils sont recouverts par l’écharpe de la dignité et de l’honneur. Les femmes au Sénégal, comme dans beaucoup de sociétés patriarcales, sont prédisposées à accepter ce traitement aussi regrettable soit-il15. Du côté de l’homme, ce silence signifie la fin de la résistance, la soumission de la femme ou la permission de la dominer par la force.

14Les violences physiques, véritables atteintes au corps de la femme, ne sont pas les seules formes de violences qu’elles subissent. En outre, ces violences sont précédées de violences portant atteinte à l’intégrité morale de la femme.

1.2. Les violences portant atteinte à l’intégrité morale de la femme

15Au sein du foyer, la femme peut aussi être victime de violences portant atteinte à son intégrité morale. Ces violences, par rapport aux violences physiques, présentent la particularité d’être insidieuses. Elles sont constituées d’une part des violences psychologiques et d’autre part des violences verbales.

16Les violences psychologiques peuvent être considérées comme les premiers signes d’un processus visant à porter atteinte à l’intégrité psychique et physique de la femme. Au Sénégal, l’enquête du GESTES montre que 12,5 % de femmes en ont été victimes. Généralement, on parle de violences psychologiques lorsqu’une personne adopte un langage et une série de comportements, dans le but de nier et dénigrer la façon d’être d’une autre personne. Ces agissements malsains visent à soumettre l’autre afin de le garder sous son contrôle. Selon les femmes victimes, les violences psychologiques commencent par un regard méprisant, une parole humiliante, une tonalité menaçante. Ces violences peuvent se traduire par des humiliations qui consistent à rabaisser la personne ou à porter des critiques vexatoires sur sa manière de s’habiller et de se comporter en public. Ces humiliations à satiété ont pour but d’altérer son estime d’elle-même et de porter atteinte à sa dignité. Ces humiliations se déroulent souvent en privé étant donné que le conjoint violent soigne son image de « bon mari » en public.

17Selon certaines femmes, ces violences sont plus fréquentes lorsque le mari rencontre des vicissitudes dans sa vie professionnelle. Dans ce cas, la femme est accusée de lui porter malchance. C’est alors que le mari menace sa femme de la répudier ou de prendre une seconde épouse pour avoir de la chance : c’est le chantage de la polygamie. La polygamie est, à juste titre, une institution défavorable au statut de la femme16. Elle est une forme de domination et engendre toutes les autres formes de violences : économiques, physiques, verbales. Ainsi, ce chantage provoque un sentiment d’insécurité et une peur permanente chez la femme. Quelle femme pourrait être heureuse dans une telle situation ?

18Par ailleurs, ces violences psychologiques se confondent sensiblement aux violences verbales. Il n’est pas toujours facile de les distinguer. Alors que les violences psychologiques se trouvent dans le contenu des paroles, les violences verbales quant à elles résident dans la manière de communiquer avec l’autre. Selon l’étude du GESTES 46,5 % de femmes ont été victimes de violences verbales. Les violences verbales peuvent, à travers de simples mots, arriver à détruire moralement la personne. Ces formes de violences peuvent aussi se manifester par l’évitement, à savoir, ne plus adresser la parole à sa conjointe. Mais si ces dernières se traduisent par le silence, il n’en va pas de même pour les violences psychologiques qui elles, se manifestent directement par des injures, des insultes et des cris.

19Les pressions psychologiques constituent donc une volonté de dominer l’autre par des actes d’humiliation, d’intimidation, de menace, de jalousie, jusqu’à altérer l’estime et la confiance de la femme. La femme peut également être victime de violence dans la gestion de ses ressources financières.

1.3. La violence économique

20La violence économique fait partie de la panoplie des violences faites à la femme à l’intérieur de son foyer. Cette forme de violence consiste à réduire son autonomie financière. Selon le sociologue Daniel Welzer-Lang, elle se définit comme « le contrôle économique ou professionnel de l’autre »17. Ce contrôle est exercé le plus souvent par le conjoint qui surveille étroitement la gestion des biens communs et les dépenses affectées à la maison. Aussi, la femme peut être amenée à se justifier sur certaines dépenses jugées inopportunes par le mari. Ce dernier, au motif que la femme est dépensière, va alors réduire le montant des dépenses pour la consommation familiale. Il va l’empêcher de disposer de ses propres ressources puis lui donner de l’argent au compte-gouttes. Cette violence économique est plus ressentie par les femmes qui ne disposent pas de ressources propres. En effet, au Sénégal, le monde du travail est très masculin. Les femmes continuent de souffrir du refus des parents à scolariser leurs filles18 et des mariages précoces. Ces facteurs constituent un écueil majeur pour l’accès à l’emploi. Par ces faits, les parents ont sacrifié l’avenir de beaucoup de filles sur l’autel des traditions. Beaucoup de parents estiment aussi que la place de la femme est plus à la maison qu’à l’école. Selon l’enquête réalisée par l’Agence Nationale des Statistiques et de la Démographie (ANSD), le taux de chômage chez les jeunes femmes est de 32,9 %. Par conséquent, les femmes, n’ayant aucune formation, se livrent à des activités informelles peu lucratives et pénibles.

21En outre, le conjoint, afin de contrôler davantage sa femme, peut lui demander d’arrêter de travailler pour mieux s’occuper des enfants et de la maison. Le mari fera croire à sa femme qu’il a une situation suffisamment favorable qui lui permettra de subvenir à toutes les charges familiales. D’autant plus que la politique fiscale du pays est très sévère à l’égard des femmes mariées. Ces dernières sont plus imposées que les hommes mariés19.

22Malheureusement, au Sénégal, nous ne disposons pas d’études officielles permettant d’apprécier les conséquences d’une telle situation. Toutefois, des études réalisées en France par de nombreux sociologues ont démontré que les chômeuses, les femmes ayant cessé de travailler subissent plus de violences que les femmes en situation active20. Il est évident que les femmes ayant arrêté de travailler deviennent dépendantes matériellement et financièrement de leur mari. Par conséquent, cette dépendance économique va enterrer toute idée de séparation. En effet, peu informée des droits et des aides auxquels elles peuvent avoir recours, elles ne sauront pas comment se prendre en charge toutes seules. C’est une des principales raisons pour laquelle la femme ne quitte jamais le domicile conjugal, même s’il est le lieu de tous ses ennuis. Il faut savoir tout de même que cette dépendance matérielle et financière des femmes est corroborée d’une part par leur difficile accès à un emploi stable, et d’autre part par l’inégalité des ressources entre les hommes et les femmes.

23En principe, le domicile conjugal est le lieu où la femme doit se sentir le plus en sécurité. Or, au Sénégal, la réalité est loin de se conformer à la règle. En effet, les études montrent que le foyer est le théâtre de toutes sortes de violences envers la femme : violences physiques, violences portant atteinte à son intégrité morale et violences économiques21. Ainsi donc, les droits des femmes sont bafoués par des hommes voulant imposer leur domination. Malheureusement, ces violences restent dans l’impunité totale. Cependant, nous nous réservons de justifier cette dernière par le refus des femmes à porter plainte. À notre sens, cette impunité trouve son explication dans le fait que ces violences sont acceptées par la société, qui d’ailleurs, les justifie par un fondement religieux.

II. Une interprétation biaisée des textes religieux

24Dans la religion musulmane, le Coran est considéré comme un livre cultuel, constitué de paroles divines. Cette essence divine lui attribue sa valeur dogmatique et tout naturellement son caractère sacré.

25Le livre sacré traite de différents sujets parmi lesquels l’origine de l’univers, l’origine de l’homme et de la femme, ou encore de la société. À travers les différents versets qui le composent, il inculque aux musulmans une manière de penser et de vivre, une façon de se comporter dans la société ou encore une philosophie de la vie à la fois collective et individuelle. Ainsi donc, le Coran apparaît comme un guide ou manuel de lecture dont le respect est obligatoire et nécessaire pour le fidèle s’il veut échapper aux méandres de la pensée maléfique, et en retour obtenir la grâce de son Seigneur. Il va sans dire que le comportement, ou du moins le mode de vie du musulman, est dicté et guidé par des préceptes religieux issus du Coran.

26Cet état de fait ne manquera pas de nous interpeller sur la sempiternelle question de la condition de la femme dans les sociétés, à orientation ou culture musulmane. Nous le savons tous, dans l’inconscient collectif, la femme musulmane est décrite comme soumise et docile, dépendante et dépourvue de droits et n’ayant a contrario que des devoirs envers l’homme. D’ailleurs, dans beaucoup de pays musulmans comme au Sénégal, les hommes auteurs des violences conjugales, qui ne se considèrent nullement comme coupables, affirment disposer d’un droit naturel, d’essence divine découlant du Coran, qui leur confère le droit de corriger leur(s) épouse(s) sans aucune forme d’opposition. C’est ainsi que dans la société sénégalaise, les violences conjugales sont justifiées par le dominant et malheureusement acceptées par la dominée comme un fait relevant de la plus grande normalité22.

27Dans tous les livres divins révélés à l’homme, l’altérité entre le sexe masculin et féminin a été traitée dans les récits de la genèse du monde23. Dans le Coran, il est expliqué dans la sourate « An Nissa » (Les femmes) que Dieu « a créé les hommes d’un seul être et qui, ayant tiré de celui-ci son épouse, fît naître de ce couple tant d’êtres humains, hommes et femmes »24. Il résulte alors de ce texte et même dans d’autres textes du Coran que la femme fut créée à partir de l’homme. Ici le Coran énonce clairement, et de manière non équivoque, l’existence de deux personnes de sexe différent sans pour autant affirmer expressément l’existence d’une supériorité de l’une sur l’autre. De même, le Coran met en exergue deux êtres unis par Dieu et ayant pour rôle commun d’assurer la postérité de la race humaine sur terre. Par conséquent, contrairement à la version traditionnelle défendue par les hommes machistes, il n’existe qu’une relation de complémentarité entre eux25. D’ailleurs, le professeur Ihsan Al-Mafregy l’exprime de la manière suivante : « Loin d’être une créature secondaire par rapport à l’homme, la femme est, au contraire un être complémentaire et indispensable, tant à l’homme lui-même, qu’à la pérennité de la race humaine »26.

28À l’argument fallacieux, les hommes de leur pseudo-supériorité ajoutent l’histoire de la faute originelle commise par Ève27. En effet, dans le récit du paradis interprété par les hommes, ÈEve est présentée comme la personne qui a influencé Adam à commettre le péché. Depuis lors, la femme est présentée comme étant à l’origine de tous les péchés. Pour certains, dans une exagération extrême, elle est même associée au diable car son existence ne crée que du mal. Toutefois, cette interprétation n’est pas exclusive à la tradition islamique. Il faut dire que pendant longtemps, elle a également dominé dans la tradition chrétienne28. C’est ainsi que dans la religion chrétienne subsistait une suspicion sur la sexualité féminine ; la femme était considérée comme un sexe dangereux, qui pouvait être facilement dévié par Satan et le Diable29. Il est indéniable que ce récit a constitué durant plusieurs siècles un écueil considérable à l’évolution de la femme. À entendre ces différentes interprétations, l’homme serait tout simplement incapable de commettre seul un péché.

29Or, à la lecture du récit sur le paradis, il ressort que le Coran n’impute pas à Ève la responsabilité de leur exclusion du paradis. Au contraire, il dit « [...] Ô Adam, habite le paradis toi et ton épouse ; et mangez-en vous deux, à votre guise ; et n’approchez pas l’arbre que voici ; sinon vous seriez du nombre des injustes ; puis le Diable [...] leur chuchota, disant : Votre Seigneur ne vous a interdit cet arbre que pour vous empêcher de devenir des Anges ou d’être immortels. Et il leur jura : Vraiment, je suis pour vous deux un bon conseiller »30.

30Le Coran ne dit pas que la faute incombe exclusivement à Ève. En réalité, il la leur reproche à tous les deux. La responsabilité est de ce fait entièrement partagée. L’opprobre jeté sur la femme, au nom du péché originel, ne repose sur aucun soubassement religieux. Alors, les hommes, qui se sont arrogé le privilège d’interprétation des textes, n’ont-ils pas dévoyé le sens exact des textes afin d’éterniser leur domination sur la femme ? La réponse n’est-elle pas toute trouvée ?

31Dans l’inconscient collectif, la relégation de la femme à un statut inférieur la rendant sujette aux violences injustes de son mari, repose également sur l’inégalité spirituelle entre l’homme et la femme31. Au Sénégal, dans la construction de la domination masculine teintée subrepticement de misogynie, il est généralement évoqué l’incapacité de la femme à atteindre un haut degré de spiritualité. D’ailleurs, il n’y a jamais eu de guide religieux femme au Sénégal. Ce domaine semble être le propre de l’homme32, d’autant plus que dans l’Islam, Dieu est toujours désigné au masculin. Selon plusieurs interprétations, la femme ne peut pas atteindre le domaine du sacré et donc ne peut entrer au paradis seule33. Alors, pour ce faire, l’épouse doit se soumettre totalement, remplir scrupuleusement son devoir de femme et chercher la satisfaction complète de son mari, si elle veut obtenir sa rémission au jour de la résurrection. Autrement dit, la femme doit supporter dans le silence et la résignation la violence de son mari, pour la simple raison que son salut au jour du jugement dernier dépend de son fidèle bourreau.

32Et pourtant, le Coran ne reconnaît pas une hiérarchisation spirituelle entre l’homme et la femme. Ils sont, sans équivoque, sur un pied d’égalité au plan spirituel :

Les Musulmans et Musulmanes, croyants et croyantes, obéissants et obéissantes, loyaux et loyales, endurants et endurantes, craignants et craignantes, donneurs et donneuses d’aumône, jeûnants et jeûnantes, gardiens de leur chasteté et gardiennes, invocateurs souvent d’Allah et invocatrices : Allah a préparé pour eux un pardon et une énorme récompense.34

33Il en résulte de manière évidente que l’homme et la femme sont égaux devant Dieu. De ce fait, chacun d’eux sera jugé devant Dieu en fonction de ce qu’il aura personnellement fait ou omis.

34Il faut admettre que l’Islam, contrairement à certains écrits et pensées cultivés dans la conscience collective comme des dogmes, ne méprise pas la femme. Il admet les différences de sexe mais fustige toute velléité tendant à hierarchiser les hommes et les femmes35.

35Par ailleurs, le placement de la femme dans un statut de subalterne en société et par delà son exposition à toutes sortes de violences, n’est pas seulement justifié par le fait religieux. La construction de la domination masculine est également conçue et entretenue par un fait culturel et social parfois même plus ancien que la religion.

III. Le poids du discours culturel dans la légitimation des violences conjugales

36Dans toutes les sociétés, la famille représente symboliquement le lieu où l’individu – garçon ou fille – apprend à construire son identité sexuelle. C’est le lieu où l’on inculque à l’enfant les prémisses de la sociabilité. Elle reste alors de par son rôle, une institution importante dans la tradition patriarcale africaine. Et c’est au sein de la famille, que l’identité ou du moins les rôles en fonction du genre se construisent dès l’enfance. Cependant, il est fort regrettable de constater que la construction de l’identité du genre repose sur les dogmes du système patriarcal qui attribue assurément un rôle de dominant aux hommes et un rôle de subordonné aux femmes.

37Il apparaît clairement que ces pratiques ou discours culturels cherchent à transmettre à chaque enfant, d’une façon lente et orchestrée, la conviction profonde que l’ordre social repose d’une part, sur une séparation stricte du « monde des hommes » et le « monde des femmes » et d’autre part, sur une supériorité « naturelle » de l’homme sur la femme. Il est indéniable que cette idéologie culturelle élaborée par l’environnement social est négative et défavorable pour promouvoir l’équité entre les femmes et les hommes. De surcroît, un tel environnement ne peut être qu’un terreau propice aux violences conjugales et même à toute sorte de violence envers les femmes.

38Généralement, cette domination masculine est échafaudée à partir de discours culturels et stéréotypes dominants qui influencent les relations et les pratiques sociales. Le principal pilier sur lequel repose le système patriarcal est évidemment la division du travail36. Ainsi, dans la société sénégalaise, les femmes sont formées depuis l’enfance aux tâches domestiques et à la procréation. Dès leur plus jeune âge, elles sont initiées à remplir religieusement leur rôle d’épouse et de mère comme si c’était leur unique destin naturel. Eu égard à la pauvreté de nombreux ménages, les tâches exécutées par les femmes sont très souvent pénibles, répétitives et ingrates.

39Ainsi donc, la fille doit apprendre, non pas à devenir la femme qu’elle souhaite être, mais plutôt, la femme que les normes sociales imposées par les hommes exigent. Autrement dit, il est attendu, pour ne pas dire exigé, qu’elle soit profondément soumise, docile, affectueuse envers son mari. D’ailleurs, les dernières recommandations qui sont faites à la femme mariée au moment de rejoindre la résidence virilocale sont celles de se conformer aux prescriptions de son mari et de supporter toutes les mauvaises expériences dans son foyer. D’autant plus que selon certaines croyances, la réussite du ménage et l’ascension sociale des enfants sont tributaires à l’aptitude de la femme à supporter le pire dans son mariage. À cause de ces croyances ancrées dans la conscience collective, de nombreuses femmes victimes de violences préfèrent rester dans leur foyer afin d’assurer à leurs enfants un avenir meilleur.

40Dans cette société patriarcale où les rôles sont bien définis, il appartient à la mère d’inculquer et de transmettre ces pratiques à sa fille. Dès lors, une fois mariée, cette dernière sera vue comme le reflet de sa famille. Par conséquent, elle se doit d’être exemplaire dans sa résidence conjugale et éviter tout comportement proscrit, susceptible de jeter l’opprobre sur sa famille. Le cas échéant, la violence utilisée par le mari sera considérée comme nécessaire afin de maîtriser la subversion de sa femme.

41Par ailleurs, dans cette société, la femme est aussi jaugée à sa capacité à donner une postérité à l’homme. Elle ne pourra obtenir le respect et la reconnaissance de son mari que si elle fait preuve de fécondité. Les enfants permettent d’assurer la postérité de la famille et constituent un soutien essentiel durant la vieillesse. De ce fait, en cas de problème de stérilité dans un couple, la femme sera toujours la seule fautive. Ainsi, celle qui ne remplira pas sa fonction de reproductrice sera exposée inéluctablement à des violences verbales, psychologiques, et même physiques. Si tel est le cas, l’homme va le plus souvent épouser une seconde femme sans même demander l’avis de son épouse. Il est certain que la polygamie, est une forme de violence à l’égard de la femme37.

Conclusion

42Au Sénégal comme ailleurs, beaucoup de femmes continuent de souffrir, en silence des violences conjugales. Quelles que soient l’histoire d’un pays, ses tendances religieuses et culturelles, les formes de violence se présentent semblablement.

43Néanmoins, une particularité subsiste dans les pays à tendance et culture musulmanes, où le phénomène est beaucoup plus important. En effet, dans les pays traditionnels à forte population musulmane, le statut inférieur de la femme découle d’une interprétation patriarcale de l’Islam, qui aurait défini le statut de la femme dès sa naissance comme un être dépendant et faible.

44De par l’enseignement fait par les hommes, l’Islam semble être une religion qui est contre les femmes : la répudiation unilatérale, la succession, la polygamie, etc.

45Or, depuis sa naissance au VIIe siècle, l’Islam s’est efforcé d’établir une égalité entre les hommes et les femmes en reconnaissant aux femmes des droits et une indépendance financière totale38.

46Malheureusement, cette égalité prônée par l’Islam a été pervertie par une interprétation abusive et biaisée afin de maintenir la femme dans une position de dominée. En réalité, au nom de la religion et du respect des traditions, les hommes ont spolié les femmes de leurs droits et de leurs libertés.

47Aujourd’hui, au Sénégal comme dans les autres pays de culture musulmane, la construction d’une société plus égalitaire et sans violence contre les femmes s’impose. Cela ne pourra se faire que si les hommes et les femmes, par une démarche audacieuse et progressiste, se réapproprient les textes religieux et les pratiques culturelles pour une interprétation plus juste et équitable.

Notes de bas de page

1 Placée dans la bouche du vieux barbon Arnolphe qui chapitre ainsi la jeune Agnès qu’il veut forcer à l’épouser, cette tirade dénonçait déjà, en 1662, la prétention masculine à dominer la gent féminine. Elle est bien sûr à entendre ironiquement, Molière ayant été l’un des premiers défenseurs de l’égalité homme/femme.

2 Jockey Philippe, La Grèce Antique, Paris, « Idées reçues », Le Cavalier bleu, 2005.

3 Imad Khillo, Les droits de la femme à la frontière du droit international et du droit interne inspiré de l’Islam. Le cas des pays arabes, Presses universitaires d’Aix-Marseille III, 2009, p. 20

4 Ikéllé Rose, « Contraintes socioculturelles dans les rapports hommes-femmes au Cameroun », dans Amatsou Sow Sidibé (dir.), Genre, inégalités et religion, Paris, Éditions les Archives contemporaines, Agence universitaire de la francophonie (AUF), 2007, p. 201

5 Platon (427-347), dans son ouvrage Timée, attribue à la femme un statut inférieur.

6 Le Sénégal a obtenu son indépendance en 1960.

7 Imad Khillo, Les droits de la femme à la frontière du droit international et du droit interne inspiré de l’Islam. Le cas des pays arabes, art. cit. p. 18.

8 Les membres du « clergé » moral en Islam : imams, érudits dans la connaissance du Coran et théologiens aptes à l’interpréter. Les oulémas participent à la formation des juges coutumiers, des juristes et des maîtres d’école.

9 Imad Khillo, op. cit., p. 20.

10 Enquête réalisée par le Groupe d’Études et de Recherches Genre et Sociétés (GESTES) de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis entre février 2012 et mars 2015. Elle a été réalisée sur un échantillon de 1200 femmes âgées de 20 à 40 ans.

11 Marie-France Hirigoyen, Femme sous emprise, Éditions OH !, 2005

12 Selon certaines interprétations, la femme musulmane ne peut se refuser à son mari lorsque ce dernier la sollicite. Le refus de céder aux désirs de l’homme apparaît comme un péché. Ainsi de nombreuses femmes sénégalaises se soumettent dans la négation de leur désir. C’est ainsi que beaucoup de rapports sexuels dans le couple peuvent prendre la forme d’un viol.

13 Selon l’étude du GESTES, 2,7 % des femmes ont été victimes de violences sexuelles de la part de leur conjoint.

14 Loi hébraïque qui oblige le beau-frère à épouser la veuve de son frère mort sans enfant afin de perpétuer le nom de ce dernier. Dans cette union, la veuve reste la femme du mort et les enfants seront considérés comme ceux du défunt.

15 Voir infra.

16 Véronique Hertrich et Thérèse Lococh : « Rapport de genre, formation et dissolution des unions dans les pays en développement » Liège, International Union for the Scientific Study of Population, 1999.

17 Voir Daniel Welzer-Lang, Les Hommes violents, Paris, Payot, 2005.

18 Depuis quelques années, la scolarisation des filles a beaucoup progressé. En 2015, selon l’Agence Nationale des Statistiques et de la Démographie, le taux brut de scolarisation des filles en primaire était de 80,9 % contre 79,9 % pour les garçons.

19 Camara Fatou Kiné, « Le code de la famille du Sénégal ou de l’utilisation de la religion comme alibi à la légalisation de l’inégalité de genre », Genre, Inégalité et Religion, op. cit.

20 Maryse Jaspard, Les Violences contre les femmes, Paris, collection Repères, Éditions La Découverte, Paris, 2005.

21 Voir l’étude réalisée par le Groupe d’étude et de recherche genre et société (GESTE) entre Février 2012 et Mars 2015.

22 Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Éditions du Seuil, 1998.

23 Le premier récit de la Genèse (premier livre de la Bible) dit : « Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme » 1.27.

24 Coran, Sourate 4 (An Nissa), verset 1.

25 Voir Cissé Abdoullah, Musulmans, pouvoir et société, Édition l’Harmattan, Paris, 1993, p. 105.

26 Al-Mafregy Ihsan Hamid, « Islam et les droits de l’homme », in Islam et droits de l’Homme, Édition des idées et des hommes, Paris, Janvier 2007, p. 115-155.

27 Bible, Genèse 3,1-24 ; Coran, Sourate 7 (Al Araf).

28 Mathilde Dubesset, « Genre et fait religieux », octobre 2003, p. 3, article publié en ligne, http://www.sens-public.org/spip.php, novembre 2005.

29 Ibidem.

30 Coran, Sourate 7, Verset 19-21.

31 Aïcha Tamboura Diawara, « Droits et citoyenneté de la femme musulmane », colloque Genre, Inégalité et Religion, op. cit., p. 185-200.

32 Dans les religions monothéistes – judaïsme, catholicisme et islam – la femme est très souvent exclue du domaine spirituel. À titre d’exemple : l’église catholique n’ordonne pas de femmes prêtres et l’Islam n’admet pas de femmes imams. Par contre, la situation est toute autre dans les religions polythéistes de l’Antiquité gréco-romaine, où la femme pouvait avoir une place privilégiée dans le sacré.

33 Cette exclusion de la femme du domaine du sacré est liée à la question de l’impureté de la femme. L’Islam dispense ou exclut la femme de certaines obligations religieuses au moment de ses règles ou des lochies. Ainsi, lors de ses périodes d’impureté, une femme ne peut ni prier, ni jeûner, ni entrer dans une mosquée. Il lui est aussi interdit de toucher le Coran voire de s’adonner à la récitation. Voir Dictionnaire du Droit des religions, CNRS éditions 2010, p. 316.

34 Coran, Sourate 33, verset 35.

35 Au moment de sa révélation, le Coran a proscrit la pratique de l’enterrement des nouveau-nés de sexe féminin. Il interdit également l’assimilation des femmes aux biens et donc nul ne pouvait plus hériter de femmes parmi ses biens.

36 Éloi Ribé, « La construction sociale de l’identité genre : médias, famille et société », in Pascaline Gaborit (dir.), Les stéréotypes de genre : identités, rôles sociaux et politiques publiques, L’Harmattan, 2009, p. 163-181.

37 Notons toutefois que c’est parfois la femme elle-même qui demande à son mari d’épouser une seconde femme pour lui permettre de devenir père et de ne pas le priver de descendance. Par la suite, le mari pourra alors confier à sa première femme un des enfants de sa seconde épouse.

38 Khadija, la première épouse du prophète, était une riche femme d’affaires à La Mecque. Le prophète était son employé.


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