Le système de prise en charge des violences domestiques et la réalité du terrain en Haïti (libres propos)
p. 123-129
Texte intégral
1Je suis spécialement heureux d’avoir été invité à prendre la parole lors du colloque international et interdisciplinaire « Penser les violences conjugales comme un problème de sociétés » organisé par le centre de recherche Droit, Éthique et Procédures (CDEP EA 2471) de l’Université d’Artois, sous la responsabilité scientifique de Mme Fanny Vasseur-Lambry, car ce sujet me tient à cœur1. Membre de l’Unité de Recherche et d’Action Médico Légale (URAMEL) qui est une organisation haïtienne de droit privé luttant pour une justice respectueuse des droits humains par l’usage de preuves scientifiques, je côtoie certaines organisations travaillant sur ce thème, de plus comme juge d’instruction, je reçois très souvent des témoignages donnant une large vue sur ce problème.
2Les discussions avec des amis et avec Mme Vasseur-Lambry me montrèrent l’impossibilité d’embrasser ce sujet trop large pour une telle activité. Je me résolu donc à circonscrire mon intervention sur le « Système de prise en charge des violences domestiques et réalité du terrain en Haïti » puisque la thématique se basait sur l’aspect comparatiste de la lutte contre les violences conjugales.
3Le sujet étant retenu, je dus revenir vers les organisations partenaires de l’URAMEL travaillant sur cette problématique afin d’avoir des données scientifiques2. Port-au-Prince et Cap-Haïtien furent les villes-cibles vu leur importance démographique et étant les sièges sociaux de la majorité des organisations travaillant sur cette problématique. La compilation des données jointes aux interviews et à mes propres expériences constituèrent ainsi ma méthode de recherche. Malgré tout, c’est un travail qui n’est pas fini car mes deux fonctions de juge et de Secrétaire Général de Faculté ne m’ont pas donné assez de temps pour mener cette recherche comme je le voulais. Cependant, je compte sur la compréhension des lecteurs qui ne manqueront pas de me contacter ou de contacter les organisations et institutions haïtiennes travaillant sur cette problématique afin d’avoir plus d’informations sur le sujet.
4Un lundi, 10h30, le juge d’instruction que je suis, reçoit une délégation composée de six personnes dont une femme, ses trois enfants, sa mère et son beau-frère. Une pluie de paroles mêlée de pleurs s’abat sur le bureau. À la question : « Que puis-je faire pour vous ? », la femme respira profondément puis expliqua que son mari était en prison depuis deux semaines pour l’avoir battue. Cependant, elle était venue pour demander au juge sa libération car c’était lui qui s’occupait de la famille, étant le seul à travailler, et depuis son incarcération, la famille vivotait.
5Cette femme victime de violences est un exemple parmi des milliers montrant la réalité des violences conjugales dans la société haïtienne. Une société violente en elle-même du fait de la misère qui règne à tous les niveaux. L’homme, pour affirmer sa domination, fait violence sur sa famille dont sa femme ; les enfants répercutent cette violence sur les « restavek »3. Le dialogue n’est pas une façon de gérer les conflits mais est perçu comme faiblesse, la violence est l’affirmation de sa puissance économique, politique, intellectuelle, sociale. La violence est présente dans toute la société mais les femmes et les enfants en sont les principales victimes. Mariées ou pas, célibataires ou en concubinage, les femmes subissent la pire forme de violence. Cette violence contre les femmes relève de la définition de « Tout acte de violence fondé sur l’appartenance au sexe féminin, causant ou susceptible de causer aux femmes des dommages ou des souffrances physiques sexuelles ou psychologiques et comprenant la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de la liberté, que ce soit dans la vie publique ou la vie privée »4. Ce phénomène commun à toutes les sociétés a comme base une relation privée mais dérange l’ensemble du corps social puisque ses conséquences s’étendent sur toute la société particulièrement sur les enfants, c’est pourquoi, il est considéré comme un problème de société. Un problème qui représente un cancer pour la société haïtienne, particulièrement cette catégorie dite « violences conjugales » qui s’exerce entre des conjoints : conjoints en union (quel que soit le type d’union, légale ou consensuelle) et ex-conjoints (séparés ou divorcés). Elle inclut également les manifestations de violence exercées dans le cadre de fréquentations amoureuses.
6Entre juillet 2009 et juin 2011, les violences enregistrées à partir de la fiche nationale d’enregistrement représentent 38 % de l’ensemble et plus de 90 % de ces cas sont exercés par le conjoint. La « Solidarité Fanm Ayisyèn »5 (SOFA) affirme que parmi les 2370 femmes victimes de violence accueillies par l’organisme, 2037 d’entre elles, soit 85,94 %, étaient victimes de violence conjugale (SOFA, déc. 2011). La SOFA précise que ces femmes subissent habituellement les violences et maux suivants : « injures, menaces de mort, chantage, manipulation, humiliation, harcèlement, isolement, viol, séquestration, assassinat et irresponsabilité paternelle ». La directrice exécutive de l’AFASDA6, Mme Elvire Eugène, a signalé qu’au cours d’une enquête que l’AFASDA venait de mener, en milieu rural, environ 600 cas de violence conjugale avaient été rapportés parmi plus de 2 500 cas de violence dirigée contre les femmes (AFASDA, 22 mai 2013). De son côté, la coordinatrice de « Fanmdésidé »7 a affirmé que son ONG voyait chaque mois environ 40 cas de violence conjugale dans le département du Sud-Est (20 mai 2013). D’après la directrice exécutive de l’AFASDA, « la communauté a plutôt tendance à accepter ce type de violence faite, car des crimes sont perpétrés au vu et au su de la communauté qui ne réagit pas ». Selon la coordinatrice de « Fanmdésidé », le nombre de cas dans les régions rurales s’explique en raison « d’un manque d’éducation, d’information et de formation et surtout [de] la pauvreté [et d’un] manque de planification familiale ».
7Ces violences sont de plusieurs types :
- Violences physiques : coups, mutilations, strangulations, meurtres, etc.
- Violences sexuelles : viols, agressions sexuelles, proxénétisme
- Violences verbales et psychiques : chantage, insultes, humiliation/ dévalorisation, menaces (par exemple contre les membres de la famille), pressions, jalousie excessive, etc.
- Privations et contraintes : vol, destruction de propriété, contrainte (enfermement, séquestration, etc.), privation d’autonomie (confiscation de revenu, de véhicule), volonté d’aliénation (aliénation économique, administrative), etc.
8Généralement, le but de la violence conjugale (domestique) est de contrôler la personne maltraitée ou agressée. Il n’est donc pas nécessaire d’être blessé physiquement pour avoir les mêmes pensées, les mêmes émotions et les mêmes peurs que les personnes violentées.
9Une femme violentée ne se développe pas socialement et élève ses enfants dans la peur, d’où le risque de déviance sociale de ces enfants. La violence domestique plus générale, la violence conjugale est un poison social étant donné ses conséquences néfastes sur le corps social.
10Celui qui exerce ces violences s’en excuse souvent puisqu’il veut montrer que le conjoint est le fautif et l’incite à utiliser la violence en réponse mais sans s’en rendre compte, il détruit celui ou celle qu’il dit aimer. Le cas de l’animatrice vedette de télévision Ginoue Montdésir est un cas d’école. Son conjoint qui la battait souvent, se faisait toujours pardonner jusqu’au jour où, elle décéda suite à des violences par jalousie (le 24 décembre 2005).
11 La violence sexiste en Haïti est effectivement sociétale puisqu’« elle est perpétuée et justifiée par des normes sociales profondément enracinées »8. Après le départ de Duvalier en 1986, le problème de violence s’est posé et à partir de là, le mouvement féministe s’en saisit pour encourager les femmes à s’organiser. Fortes de leurs droits, elles brisaient le silence, témoignaient des souffrances subies et dénonçaient leurs agresseurs. Ce mouvement organisé par la suite a poussé la société civile à monter de concert avec l’État ainsi que certaines organisations et institutions internationales la Concertation Nationale contre les violences faites aux femmes (CN) en 2003. Cette structure a mis en place un plan national de lutte contre les violences faites aux femmes, toutes catégories confondues. Ce plan constitue donc le système de prise en charge des violences faites aux femmes y compris les violences domestiques. Ce système de prise en charge est pluridisciplinaire et implique la prévention, l’accueil, la prise en charge et l’accompagnement des femmes et filles victimes de violences spécifiques. Le dernier plan national 2012-2016 a été adopté en 20119. La mise en place du premier plan a conduit à un ensemble de réalisations telles :
- L’élaboration des outils et des protocoles de prises en charge.
- La signature, le 25 novembre 2004, d’un protocole d’accord entre le Ministère à la condition féminine et aux Droits de la femme (MCFDF) et la Coordination nationale de plaidoyer pour les droits des femmes (CONAP) relatif à la lutte contre les violences à l’égard des femmes et à la révision des lois discriminatoires.
- La publication du décret du 6 juillet 2005 sur les agressions sexuelles. La formation pluridisciplinaire des intervenants dans la lutte contre les violences faites aux femmes, etc.
12Le Protocole du Ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP), du Ministère de la Justice et de la sécurité publique ainsi que du MCFDF prône le principe de la gratuité du certificat médical dès qu’il s’agit de violence à l’égard des femmes. Le décret du 6 juillet 2005 publié au Moniteur du 11 août de la même année, abroge les dispositions du Code pénal qui ne condamnait pas le vol entre époux ; de plus, ce décret renforce l’arsenal pénal contre les agresseurs sexuels.
13 Le plan national a pris comme stratégie la promotion et le renforcement des partenariats ; l’établissement de mécanisme pour une action harmonisée ; le renforcement des connaissances dans le domaine des violences sexospécifiques et la promotion et l’intégration d’une approche multisectorielle. Un plan national assurant la formation de masse de la population et le renforcement des acteurs intervenant dans l’aide aux victimes de violence (personnel médical, personnel policier, personnel judiciaire et société civile).
14La prise en charge des victimes de violences conjugales ou domestiques n’est pas faite de façon spécifique mais dans le cadre global de cette lutte contre la violence faites aux femmes. Cette lutte, conformément au plan national de la CN, débute par la sensibilisation avec des émissions de radio et de télévision. Plusieurs organisations féministes et de droits de l’homme prennent des heures d’antenne pour aider la population en général et les femmes en particulier à connaître leurs droits et à les défendre. En ce qui a trait à la violence faite aux femmes, plusieurs télévisions diffusent des « spots » dans lesquels des exemples de violence sont mis en avant avec insistance sur les conséquences. En parallèle, le renforcement des partenaires a été assuré par la formation pluridisciplinaire dispensée par des organisations telle l’Unité de Recherche et d’Action Médico Légale (URAMEL). De plus, certaines organisations comme l’AFASDA, la SOFA ou encore Kay Fanm10 ont innové en mettant des centres d’accueil à la disposition des femmes victimes de violence. Dans une conversation avec Mme Elvire Eugène, coordonnatrice de l’AFASDA, une expérience a été faite avec « la thérapie de groupe ». À l’Hôpital Universitaire Justinien11 (HUJ), la Mission des Nations Unis pour la Stabilisation en Haïti (MINUSTAH) avec la Police Nationale d’Haïti (PNH) et les autorités étatiques ainsi que des ONG de défense des droits de l’homme ont mis en place, l’année dernière, une cellule d’accueil composée de médecins, de policiers et d’un représentant du Parquet. Cette cellule prend en charge la femme victime et les poursuites judiciaires débutent immédiatement sauf avis contraire de la victime qui bénéficie d’un suivi psychologique. Malheureusement, ce programme s’est arrêté suite à l’instabilité politique et aux grèves à répétition dans les hôpitaux publics.
15Ceci dit, l’impression donnée est que la lutte contre la violence faite aux femmes y compris les violences conjugales marche merveilleusement bien. Et pourtant la réalité du terrain rend tout cela extrêmement difficile à être appliqué.
16En effet, le machisme venant de cette société patriarcale ainsi que les inégalités sociales mettent les victimes dans une posture de double victime. En Haïti, l’homme est le chef (au-dessus des normes), sa supériorité implique qu’il soit en majorité sur le marché du travail formel donc l’argent passe par lui. Les violences commises par lui sont donc couverts tant par la victime que par la société. Les conjointes se résignent le plus souvent ou retirent leurs plaintes par la suite. Même les policiers hésitent encore à intervenir lorsque les violences ont un caractère conjugal. Il n’est pas étonnant d’entendre un homme menacer sa conjointe et cela sans crainte. Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 a empiré la situation ; heureusement, la société civile a joué son rôle et aujourd’hui l’État s’est secoué pour participer à la concertation nationale contre les violences faites aux femmes. Mais les contraintes budgétaire et l’abandon du financement des ONG travaillant dans le domaine mettent encore aujourd’hui cette lutte en péril. La CN est presque inactive du fait de manque de fonds car beaucoup de ses membres n’existent plus ou ont un fonctionnement minimal à cause de ce manque de financement. L’Haïtien devient de plus en plus conscient du problème de la violence contre les femmes mais les normes sociales assignent une place et un comportement aux femmes du fait de l’éducation familiale et de la formation scolaire. Si on arrive à les orienter vers le respect mutuel et l’entraide communautaire avec un souci de respect des Droits de l’homme, alors on pourra changer ensemble les choses. La violence quelle qu’elle soit est une violation des droits de la personne et des libertés fondamentales, en même temps qu’elle impose totalement ou partiellement des restrictions à la reconnaissance, la jouissance et l’exercice de ces droits. Comme telle, elle doit être combattue sous toutes ses formes tant par les pouvoirs publics que par la société et surtout par les familles grâce à l’éducation à donner aux enfants.
Notes de bas de page
1 Je dois remercier d’abord Mme Denise Bocquillet de la Mairie d’Arras qui est à l’initiative de ma venue en France grâce à l’accord de partenariat entre l’Université d’Artois et l’Université d’état d’Haïti (représentée par le Campus Henry Christophe de Limonade, la Faculté de Droit, des Sciences Économiques et de Gestion du Cap-Haïtien-FDSEG/Cap ainsi que la Faculté de Droit de Fort-Liberté). Mme Bocquillet est une grande et franche amie d’Haïti et elle est dans le cœur de ses partenaires haïtiens. Merci au Doyen de la Faculté de Droit, des Sciences Économiques et de Gestion du Cap-Haïtien (FDSEG/Cap), Me Jusnerd Nelson qui a toujours tenu à ce que cet accord soit bénéfique pour les deux partenaires. Mme Fanny Vasseur-Lambry m’a invité à ce colloque en octobre 2014 alors que je présidais une mission de prospection à l’Université d’Artois, elle est donc l’instigatrice de cette activité, qu’elle soit remerciée de cette invitation. Merci aussi au Doyen de la Faculté de Droit Alexis Tocqueville et à toute l’équipe ayant contribué à la réalisation de ce colloque international.
2 Pour une vue d’ensemble de la société haïtienne, il est possible de consulter l’enquête Mortalité, Morbidité et Utilisation des services EMMUS-V, HAÏTI, 2012 : mspp.gouv. ht/site/downloads/EMMUS V document final.pdf.
3 Enfant pauvre vivant dans une famille d’accueil où il est exploité et s’occupe des tâches domestiques de la famille. Il s’agit d’une nouvelle forme d’esclavage moderne. Cf. le site : humanium.org/fr/les-enfants-restavek-en-haiti-une-nouvelle-forme-desclavage-moderne/
4 Voir article 1 de la Convention Interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence faite aux femmes du 9 juin 1994, appelée Convention de Belém do Pará.
5 Soit en français : Solidarité des femmes haïtiennes. La SOFA est une organisation féministe populaire à caractère revendicatif de promotion et de défense des droits des femmes fondée le 22 février 1986. Elle regroupe des femmes paysannes, des femmes vivant dans les quartiers populaires et des femmes engagées dans d’autres activités professionnelles.
6 Asosiyasyon Fanm Solèy Dayiti soit en français « l’Association des femmes Soleil d’Haïti ».
7 Soit en français « Femme décidée ».
8 Rapport MADRE 26 avril 2012. MADRE est un organisme international des droits humains des femmes.
9 Louis Eunide, « Violences faites aux femmes en Haïti : états des lieux et perspectives », Haïti Perspectives, vol. 2, n° 3, Autonome 2013. Assistance légale pour les femmes victimes de violence de genre en Haïti, April 2013, Agnès Hurwitz : ht.undp.org/content/dam/haiti/docs/emancipation_des_femmes/UNDP_HT_Haiti Report-Assictance legale-Avril2013.pdf.
10 Organisation pour la promotion et la défense des droits des femmes.
11 Hôpital public de référence au Cap-Haïtien, deuxième ville d’Haïti.
Auteur
-
Jean Ralph Prévost
Secrétaire Général de la Faculté de Droit, des Sciences Économiques et de Gestion du Cap-Haïtien Secrétaire de l’Antenne nord de l’Unité de Recherche et d’Action Médico Légale (URAMEL)
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