Avant-propos
p. 11-15
Texte intégral
1L’ambition de cet ouvrage consacré aux violences conjugales est de rendre compte et de mesurer l’ampleur de la perception d’un phénomène qui aujourd’hui ne peut laisser la société indifférente alors même qu’il trouve ses racines dans l’intimité de la famille, de la cellule familiale, élément pourtant naturel et fondamental de toute société. Tel un mal profond mêlant passion exacerbée, désir fusionnel, possessivité, tentation d’emprise, de domination, peur de la perte, les violences conjugales déstabilisent, fragilisent et détruisent au sens figuré comme au sens propre ceux qui en sont victimes.
2Les violences conjugales peuvent être définies comme un processus au cours duquel un partenaire ou ex-partenaire de vie (conjoint, concubin, pacsé) adopte à l’encontre de l’autre des comportements agressifs et violents. Les violences sont exercées intentionnellement au sein d’une relation de couple ou au sein de relations amoureuses. Bien plus qu’une forme d’autorité, elles témoignent d’une volonté de dominer l’autre. Il existe différentes formes de violences : humiliations, insultes, menaces, pressions psychologiques, coups, agressions sexuelles, viols, voire homicides. En cela, les violences conjugales se distinguent des conflits conjugaux dans le cadre desquels la violence est un mode de fonctionnement, voire un mode de communication privilégié entre les membres du couple. Comme toute forme de violence à l’encontre des personnes, les violences conjugales représentent une atteinte au droit fondamental des personnes à vivre en sécurité et une atteinte à leur dignité. Elles entraînent une atteinte à leur intégrité physique et psychique et sont à l’origine d’importantes conséquences traumatiques car ce sont tous les aspects de la vie de la victime qui peuvent être ébranlés. Ainsi, elles peuvent mettre en péril la vie, la santé, l’intégration scolaire, professionnelle ou sociale des victimes et de leurs enfants, eux aussi considérés comme étant des victimes directes de ces violences. Enfin, elles aggravent ou altèrent des situations de précarité, de pauvreté, voire de marginalisation. En 2012, le coût total des violences au sein du couple et leurs conséquences sur les enfants (VSCE) est estimé à 3,6 milliards d’euros. Ce type de calcul contribue à faire des violences intrafamiliales une question de santé publique (source : invs.santepubliquefrance.fr).
3Ce phénomène commun à tous les États, développés ou en voie de développement, touche toutes les couches de la population et pose inévitablement la question du genre, partant du constat que les femmes en sont les principales victimes. Pour autant, la société a-t-elle envie de s’emparer de cette problématique qui, de prime abord intéresse une relation de couple, une relation intime, de surcroît, protégée par le droit à la vie privée ? Mais si la famille ne peut protéger les siens, l’État n’a-t-il pas la responsabilité de le faire ? Sur le plan international, la réponse est positive. Ainsi, dans sa Recommandation générale n° 19, le comité des Nations Unies pour l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’encontre des femmes (CEDEF) invite les États à « prendre des mesures constructives visant à éliminer toutes les formes de violences à l’égard des femmes » et rappelle à cet effet que « La violence fondée sur le sexe est une forme de discrimination qui empêche sérieusement les femmes de jouir des droits et libertés au même titre que les hommes » (Onzième session du CEDEF, Violences à l’égard des femmes, 1992, §§ 1 et 4).
4En soi, le phénomène des violences conjugales n’est pas nouveau, mais depuis plusieurs années, les réflexions menées sur le sujet, les mesures tant répressives que préventives adoptées par les autorités publiques invitent les victimes à sortir du silence, de la honte et de la culpabilité. Bien que commises au sein de la cellule familiale, il faut cesser de la considérer comme une affaire privée, de famille, d’honneur ou de traditions. L’efficacité des dispositifs de lutte contre les violences dépend très largement de cette dernière condition et donc du regard porté par la société sur les violences et la condition des victimes, car les violences conjugales sont également une question de culture, liée à une conception culturelle patriarcale, parfois même à une vision religieuse déviante du rôle de la femme dans la société.
5Face aux enjeux sociétaux d’un tel phénomène, penser les violences comme un problème de société devient une nécessité, une priorité qui invite à identifier précisément ce phénomène afin de construire des solutions efficaces, curatives mais aussi préventives.
6L’identification de ces violences se révèle être un enjeu fondamental notamment pour les qualifier juridiquement afin de protéger les victimes et de sanctionner les auteurs. Il faut garder à l’esprit que les violences conjugales répondent à une logique particulièrement complexe et spécifique qui interdit toute automaticité dans la réponse pénale. Ces violences donnent lieu à un contentieux multidimensionnel aux enjeux humains importants. C’est pourquoi l’efficacité des dispositifs légaux suppose en amont, mais aussi en aval de mobiliser des politiques publiques cohérentes.
7Il convient d’admettre que depuis plusieurs années, la lutte contre les violences conjugales ou plus largement les violences domestiques (intrafamiliales) s’inscrit dans un contexte national et européen d’engagement législatif progressif tant en ce qui concerne la répression et la prévention des violences que l’apport d’aides spécifiques aux victimes.
8Mais aussi ambitieux que puissent être ces dispositifs, leur effectivité sur le terrain pose question. Tel est le constat qui s’est imposé à nous à l’issue d’un travail de recherche mené pendant plus de deux ans dans le cadre d’un projet de recherche consacré à la lutte contre les violences conjugales dans le ressort de la Cour d’appel de Douai. Formalisé par une convention réunissant la Cour d’appel, le TGI et le parquet de Douai, d’une part, et le centre de recherche Droit Éthique et Procédures (CDEP EA 2471) - Faculté de Droit de Douai de l’Université d’Artois, ce travail a mobilisé des enseignants-chercheurs et des doctorants du CDEP, les étudiants du Master 2 « Professions juridiques et judiciaires », ainsi que des enseignants-chercheurs et des doctorants du laboratoire PSITEC - Faculté de Psychologie de l’Université de Lille 3 que nous tenons à remercier pour leur implication.
9Cette étude s’appuie sur l’analyse tant quantitative que qualitative des plaintes déposées au parquet en 2012 ayant donné lieu à un classement ou une alternative aux poursuites. Grâce aux 300 dossiers qui ont été ainsi minutieusement dépouillés, mais aussi aux nombreuses rencontres avec les professionnels du terrain et aux recherches doctrinales, jurisprudentielles, sans omettre la consultation des sites officiels et les initiatives institutionnelles, nous avons pu identifier les nombreuses raisons qui peuvent justifier ce manque d’efficience. Pour l’essentiel, elles semblent tenir au manque de maillage entre les différents acteurs de la prévention et de la lutte contre les violences conjugales, situation fréquemment dénoncée dans les colloques consacrés à la lutte contre les violences conjugales (cf. en particulier le colloque Psychiatrie et Justice « Violences conjugales : comment sortir de l’engrenage », le 02/12/2014, Lille). Mais elles tiennent aussi à la manière dont les violences sont perçues par le droit et la société que ce soit en France ou dans un autre pays. Cette étude nous a également permis de réfléchir aux moyens qui permettraient d’optimiser la lutte contre les violences conjugales. Deux propositions ont été formulées : l’adoption d’une nouvelle infraction le « délit de domination conjugale » (Faudel Chanane, Doctorant, membre du CDEP) et l’élaboration d’un procès-verbal unique aux violences conjugales.
10À la fin de l’année 2015, il nous est paru important de faire connaître notre recherche à l’ensemble de la communauté scientifique et à l’ensemble des professionnels impliqués. Nous voulions également interroger les pratiques d’autres États, européens ou non, afin de comparer les dispositifs et peut-être aussi de mettre en évidence les difficultés qu’il y a à appréhender dans sa globalité le phénomène des violences conjugales.
11C’est dans cette optique que fut organisé par le CDEP le colloque international et interdisciplinaire intitulé « Penser les violences conjugales comme un problème de société » qui s’est tenu à Douai les 3 et 4 mars 2016.
12À partir de la réalité judiciaire de ce phénomène dans le ressort de la Cour d’appel de Douai et de la présentation par des chercheurs en psychologie sociale d’une étude des archives judiciaire du tribunal de grande de Douai de Douai (2010/ 2011), nous avons voulu en priorité donner la parole aux professionnels qui n’ont de cesse d’œuvrer au quotidien pour lutter contre les violences conjugales, qu’il s’agisse du médecin urgentiste (Mme Ousna Kerrad-Malek, responsable médical du Centre de consultations urgentes adultes du centre hospitalier intercommunal de Poissy-Saint-Germain en Laye), du psychiatre (M. Jean-Marc Ben-Kemoun, Pédopsychiatre, Médecin légiste UMJ 78, Expert près la Cour d’appel de Versailles), du procureur de la République (M. Frédéric Teillet, Parquet du TGI de Douai), de l’avocat (Me Dubois, Barreau de Douai) ou encore des représentants du tissu associatif (M. Jacques Louvrier, Directeur du Cheval bleu / M. Bruno Willeron, directeur du SIJADIS / Mme Nathalie Hamadi, Directrice du CIDFF Nord/Valenciennes). Nous avons non seulement pu recueillir leurs impressions au sujet des propositions concernant le « délit de domination conjugale » et le procès-verbal unique aux violences conjugales, mais nous avons pu confirmer l’absolue nécessité de renforcer le maillage entre tous les professionnels concernés. Quelques pistes de réflexion ont ainsi été amenées et discutées.
13À l’occasion de la seconde journée, la réflexion a pris une dimension internationale et comparatiste sous le prisme de la protection des droits fondamentaux. Il existe en effet une réelle volonté internationale d’appréhender cette forme de violence dont sont principalement victimes les femmes et qui nie le statut de celle-ci en tant qu’être humain. Dans le couple, la liberté et l’égalité devraient profiter à chacun de ses membres, mais en raison de l’existence de la violence, la victime devient vulnérable et perd son libre arbitre, sa liberté, voire sa dignité. La philosophie des droits fondamentaux, des droits humains, devrait permettre aux États de s’emparer de cette question afin de la considérer comme relevant de l’ordre public de protection et non plus comme une simple affaire de famille qui doit être réglée dans le cadre de celle-ci. Par ailleurs, les autorités nationales en charge de ces questions ont toujours beaucoup à apprendre de l’expérience d’autres États, considérant que le droit en tant que système normatif doit s’appuyer autant que faire se peut sur les autres sciences humaines afin de mieux appréhender ce phénomène, ce problème de société. Cette approche interdisciplinaire, déjà éprouvée tout au long du projet de recherche initié par le CDEP, permet d’appréhender toute la complexité tant juridique que sociale de ce phénomène.
14Au final, l’ouvrage ici présenté rend principalement compte des enjeux soulevés par la lutte contre les violences conjugales, de la volonté des États, mais également des difficultés auxquelles tout système est confronté. La lecture des différents articles ici présentés, dont la plupart a fait l’objet d’une communication orale lors de la seconde journée du colloque en mars 2016, complétée par d’autres études menées dans le cadre du CDEP devrait permettre d’alimenter la réflexion sur un sujet qui nous concerne tous et qui pose en substance la question de l’efficacité des mécanismes nationaux visant à lutter contre ce fléau à l’heure où le discours est à l’égalité entre les hommes et les femmes et au respect des droits humains.
Auteur
Maître de conférences en droit privé HDR
Directrice du CDEP EA2471 – Université d’Artois
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