Allocution d’ouverture de la journée du 4 décembre 20141
p. 17-22
Texte intégral
1J’ai répondu avec beaucoup de plaisir à cette invitation parce que c’est un sujet qui me touche. C’est vrai, cela n’a pas toujours été le cas en France, le cumul, c’est quelque chose qui s’est fortement installé dans notre culture politique et dont nous avons du mal à nous défaire.
2J’en parle plus volontiers parce que je lisais un article de Guy Carcassonne qui me rappelait que c’est mon parti, le parti socialiste, qui a créé le cumul des mandats en France. C’est-à-dire qu’en réalité, le parti socialiste dans les années 1970 a commencé à sortir d’une sorte de placard politique où il était relégué depuis le départ de Guy Mollet en 1957 ou 1958, une longue traversée du désert avec l’arrivée du général De Gaulle. Et, dans les années 1970, vous avez toute une génération de jeunes élus qui, au départ n’étaient pas du tout « cumulards », qui ont commencé au départ par prendre des mandats en 1976 de conseiller général. Et puis, comme certains avaient bien réussi, on les a renvoyés au charbon en 1977 sur les mairies. Et 1977 a été une bonne année pour le PS (parti socialiste) au niveau des municipales. Ces jeunes élus qui étaient encore faiblement cumulards, dès l’année suivante, sont repartis au charbon – parce que le parti socialiste n’avait pas tant de noms connus que cela à l’époque – aux législatives. Le parti socialiste a perdu les législatives de 1978 où il était donné gagnant mais il les a perdues – je dirais – avec les honneurs, en augmentant fortement son groupe parlementaire (groupe parlementaire constitué de jeunes élus qui venaient d’enchaîner trois élections émaillées de nombreux succès : cantonales, municipales et législatives). Et donc, finalement, c’est cette génération de jeunes cumulards en 1978 qui a embrayé en 1981. Beaucoup d’entre eux sont retournés à l’Assemblée en 1981, et, au fond, ce que rappelle Guy Carcassonne, c’est que la droite a très rapidement tiré les leçons de cette méthode qu’avait installée un peu de manière empirique le parti socialiste et a décidé d’appliquer la même recette.
3Et c’est comme cela que l’on se retrouve dès les années 1980, avec un Parlement largement constitué de « cumulards » en France alors que ce n’était pas forcément notre tradition. On l’était peut-être un peu plus que les autres mais je crois que le cumul des mandats, c’est un tiers du Parlement sous la IIIe République ; on n’est pas à plus de 40 % sous la IVe ; on atteint très rapidement, on dépasse 80 % dans les années 1980 et je me demande si, aujourd’hui, l’on n’est pas plus proche des 90 % !
4Donc, aujourd’hui, au Parlement, le cumul est la règle et le non cumul est l’exception.
5Il y a toujours cet argument récurrent que j’entends aujourd’hui dans la bouche de socialistes « cumulards » que le cumul permet davantage de visibilité, un meilleur accès au Gouvernement parce que l’on est à l’Assemblée nationale ; que l’on est présent là où les décisions se prennent ; et que donc le cumul des mandats, au fond, est un avantage et une chance.
6Entre parenthèse, ceux qui disent cela, moi, je leur ai tous posé la question. Je leur ai dit : « au fond, toi, tu es député et maire ou tu es président de conseil général ou vice-président de conseil général et député ou sénateur, mais tu es quoi en premier ? Et quoi en deuxième ? ».
7Tous m’ont fait la même réponse. Tous. « Je suis évidemment d’abord maire ; je suis évidemment d’abord président de conseil général ou vice-président de conseil général ; et puis je suis aussi député parce que, en fait, ma fonction de député ou de sénateur me sert en tant que maire ou en tant qu’élu local à aller chercher des financements, à aller me renseigner sur les lois qui vont être votées, à aller éventuellement tâcher de les amender le plus tôt possible mais, évidemment, mon mandat, le premier, celui qui m’identifie, c’est le mandat local ».
8C’est assez significatif au fond de ce que représente le Parlement dans la Ve République. Le Parlement, c’était le cœur du réacteur. C’était le lieu du pouvoir sous la IIIe République et sous la IVe République. C’était là que se créaient les majorités. C’était largement le Parlement qui avait l’initiative des lois. Aujourd’hui, quand vous regardez dans toute la chaine de construction d’un texte législatif, finalement, les moments où le Parlement a l’initiative sont faibles. C’est le Gouvernement qui détermine l’agenda du Parlement ; ce sont les cabinets ministériels qui écrivent les lois ; le Gouvernement propose même une partie des amendements.
9On le voit actuellement sur la loi de Finances. Quelques fois des amendements sont préparés par le Parlement ; le Gouvernement a même la possibilité d’amender au tout dernier moment (ce que les parlementaires n’ont pas le droit de faire) quasiment juste avant la séance. À part en sortant la « bombe atomique » de la motion de défiance, le Parlement n’a pas beaucoup de poids ou de prise sur ce qui normalement devrait être le cœur de son activité, c’est-à-dire la construction de la loi. Et donc, au fond, pour beaucoup d’élus, le Parlement est simplement devenu un lieu de lobbying et pas un lieu de pouvoir.
10Et, quelque part, c’est le serpent qui se mord la queue, parce qu’en constatant cet état de fait et donc en se réfugiant dans un mandat local comme un lieu de pouvoir, pour ne considérer plus son mandat parlementaire que comme un complément, on affaiblit encore plus ce Parlement qui déjà constitutionnellement n’a plus la même envergure ni le même poids politique que sous les Républiques précédentes.
11Alors, au-delà de cela, il y a la difficulté matérielle du cumul des mandats. Très honnêtement, pour être déjà moi-même un petit « cumulard » : maire ; vice-président d’agglomération ; conseiller régional – et je ne suis pas vice-président et je ne suis pas président de commission au conseil régional –, déjà comme cela, il y a certaines journées qui sont assez épiques. J’ai parfois trois réunions importantes, très importantes, au même moment. Donc, je n’ose pas imaginer ce que cela peut être en tant que président de conseil général - député, surtout si ces différents mandats sont à 600 km les uns des autres. Moi, j’ai de la chance d’être dans une fourchette de 40 km. Et déjà, comme cela, j’aimerais parfois recruter deux ou trois sosies.
12Et je ne vous parle pas du cumul caché. C’est-dire qu’il y a le cumul des mandats électifs directs envers la population (moi, j’en ai deux : conseiller régional, maire). Vous rajoutez les autres mandats indirects. Vice-président d’agglomération, c’est un mandat indirect mais qui est encore identifié par la population. Et puis vous avez tous les autres mandats encore plus cachés. En tant que conseiller régional, je suis administrateur d’une flopée de trucs et de machins mais qui prennent du temps. Et je connais des maires qui gardent une fonction professionnelle encore à côté. Tout ce cumul-là crée finalement des agendas démentiels et vous avez, je le cite parce que je le connais – en l’occurrence, c’est un socialiste – mais c’est valable pour tous les partis, Rémi Lefebvre, un politologue, qui dit qu’aujourd’hui certains élus qui ont très peu de temps dans leur agenda passent paradoxalement une part vraiment significative de leur temps à gérer leur agenda. Alors même qu’il y a des secrétariats derrière – ils en ont même parfois deux ou trois –, on passe un temps considérable à simplement travailler son agenda, rajouter des couches de rendez-vous ou supprimer un machin, décaler un truc, intercaler encore quelque chose. Donc, le temps que l’on n’a déjà pas, on le consomme à cela, à cette gestion impossible de l’agenda.
13Alors comment faire pour lutter contre le cumul des mandats ? Cela ne viendra pas de la bonne volonté. Il y en a qui le souhaiteraient et moi-même, je le souhaiterais, je peux vous le dire, très clairement j’aimerais me débarrasser de mon mandat de conseiller régional et j’ai une énorme pression de mon parti qui me dit : tu es le seul maire de gauche à avoir gagné une élection dans le Nord. Si tu n’es pas dans la liste, en haut dans la liste, comment va-t-on faire ? Donc, mon parti verrait mal, d’un mauvais œil... Alors, je ne dis pas cela pour me flatter. La roche tarpéienne n’est pas loin du Capitole. Peut-être qu’un jour ce ne sera pas moi qui serais dans cette position. Mais, aujourd’hui, c’est moi. Derrière, on me dit aussi, et pas seulement dans mon parti : si vous voulez avoir de l’influence pour Douai, pour les dossiers de Douai au conseil régional, il faut être à la commission permanente. La commission permanente, c’est une sorte d’extrait, de résumé, de l’assemblée régionale mais où se prennent toutes les vraies décisions. Le cœur du réacteur, il est là. Et, il n’y a pas trente-six solutions : pour être à la commission permanente, il faut être au conseil régional. Même si on ne fait rien d’autre, il faut être là. Cette pression énorme, on l’a. Les partis la maintiennent. Donc s’il n’y a pas une loi, à un moment donné, qui décourage le cumul des mandats, qui l’interdit, on n’arrivera pas à lutter contre ! C’est trop installé en France. Il y a des pays qui en sont très loin. Nous, à 90 % de cumul, c’est un appareil qui s’auto-entretient et finalement celui qui ne cumule plus prend du retard. Il est moins présent que les autres et perd de l’influence.
14Je citais les autres pays car c’est toujours cet argument que j’évoquais tout à l’heure : cumuler, c’est être là où il faut être ; être capable de défendre ses dossiers. Donc, a priori, les députés français seraient beaucoup plus efficaces, beaucoup plus productifs, beaucoup plus utiles que les députés des autres pays. Je rappelle, je crois, qu’aux États-Unis, c’est zéro représentants qui sont « cumulards » ; au Royaume-Uni, c’est 3 % des membres du Parlement ; en Allemagne qui est comparativement un pays très « cumulard », c’est 20 % de « cumulards » ; et en France c’est 90 %. Or, on peut très bien travailler au Parlement sans cumuler. Et, d’ailleurs, il y aurait toute une réflexion à mener sur ce que serait le travail d’un parlementaire non cumulard ? Beaucoup de parlementaires finalement se disent : si je dois choisir et si je n’étais que parlementaire, je perdrais un ancrage local majeur avec mon mandat local. Et je serai déconnecté du terrain.
15D’abord, cette crainte est largement fantasmée. L’ancrage dans le terrain, on le crée. On a, nous, en l’occurrence à Douai – vous le verrez d’ailleurs ici tout à l’heure ; il sera ici parmi vous – un député non « cumulard ». Je peux vous dire que c’est un député qui n’est pas du tout détaché du terrain. Voilà. On a beau n’être plus dans le même parti, je peux le dire, c’est une chose que j’apprécie et que les Douaisiens apprécient : on a un député qui est là, qui est présent, qui est dans les assemblées générales, qui connaît tous les maires, qui sait ce qui se passe sur le terrain. Déjà, faire son travail de labourage de sa circonscription, c’est important.
16Après cela, on peut imaginer d’autres propositions pour donner davantage de pouvoirs aux parlementaires. Je lisais un petit bouquin de Luc Carvounas [sénateur PS] à la fondation Jean Jaurès. Il fait toute une série de propositions. Il dit, par exemple, on peut imaginer une présence sans vote de la ou du député dans les instances exécutives locales, simplement pour savoir ce qui s’y passe. Est-ce que le député ne pourrait pas siéger ou assister à certaines séances du ou des conseils communautaires de sa circonscription ? Pas pour y voter encore une fois, mais pour amener l’information du Parlement et entendre ce qu’ont à lui dire les élus, être à l’endroit où se prennent les décisions mais sans y contribuer, sans être vice-président de l’agglomération, sans être président de l’agglomération. Ce sont des choses qui sont à réfléchir. Il y a une proposition aussi sur le fait que les députés puissent – en récupérant du temps libre – être davantage dans un travail de prospective, un travail de contrôle, un travail de mesure de l’application de la loi sur le terrain parce que, au fond, on est aussi paradoxalement en France dans un pays d’inflation législative et réglementaire terrifiante. Ce n’est écrit nulle part mais cet adage selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi », il est inapplicable. Achetez-vous la pile de codes qui constitue le corpus de lois françaises. Vous les avez tous plus ou moins compulsés, votre métier c’est de les apprendre. La pile est haute comme cela si on achète tous les Dalloz et puis il faut les changer chaque année ! Que les députés aient les moyens en temps et en argent d’aller vérifier comment concrètement la loi est appliquée, d’aller – avant de la voter – comprendre comment cela fonctionne, rencontrer ceux qui vont recevoir la loi projetée et qu’ensuite on aille regarder comment elle se met en œuvre, tout cela c’est au fond du travail que les députés n’ont pas le temps de faire. Donc, paradoxalement, aujourd’hui, en étant « cumulard », dans leurs fonctions de député, de parlementaire, ils sont déconnectés du terrain. Ils y sont connectés en tant qu’élu local mais pas en tant que parlementaire. En tant que parlementaires, ils votent la loi un peu hors sol. Ils n’ont pas le temps d’aller regarder concrètement ce que cela veut dire et pour les citoyens, pour ceux qui appliquent cette loi, qu’est-ce que cela implique concrètement ?
17C’est un petit peu le paysage que je voulais brosser à partir de mon expérience. Et il y a un cumul aussi dont je voudrais parler qui n’est peut-être pas évoqué dans votre colloque aujourd’hui, c’est le cumul dans le temps. Cela c’est aussi un sujet sur lequel on réfléchit parce qu’à un moment donné, est-ce que l’on peut être bon quand on a enchaîné trois, quatre, cinq mandats du même type ? Les allemands au Parlement européen font trois mandats : un pour apprendre, un pour être au top des responsabilités dans les commissions, etc, et un troisième pour transmettre. C’est quelque chose auquel il faudrait réfléchir. À mon avis, quelle que soit la collectivité, quel que soit le mandat, trois, c’est un chiffre raisonnable. Au-delà, on commence à baisser en qualité. Soit on part faire autre chose, un autre mandat, soit on retourne dans la vie normale… Il faut sans doute laisser la place au bout d’un certain temps.
18Voilà ces quelques éléments que je vous soumets pour ouvrir ce colloque. C’est un sujet dont les élus s’emparent, auquel ils réfléchissent de manière un peu paradoxale, avec à la fois de la crainte et la vraie conviction qu’il faut changer les choses.
Notes de bas de page
1 Ancien conseiller régional depuis les élections de décembre 2015, Frédéric Chéreau était conseiller régional au moment de la tenue du colloque, le 4 décembre 2014.
Auteur
-
Frédéric Chéreau
Maire de Douai, conseiller régional
Frédéric CHÉREAU (Maire de Douai, Conseiller régional jusqu’en décembre 2015)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
2001-2010. Dix ans de transparence en droit des sociétés
Edith Bary-Clément et Jean-Christophe Duhamel (dir.)
2011
Qui suis-je ? Dis-moi qui tu es
L’identification des différents aspects juridiques de l’identité
Valérie Mutelet et Fanny Vasseur-Lambry (dir.)
2015
Le renforcement de la limitation du cumul des mandats et des fonctions
Regards sur les lois ordinaire et organique du 14 février 2014
Patricia Demaye-Simoni (dir.)
2016
Explorer le champ lexical de l’égalité femme/homme
Patricia Demaye-Simoni, Valérie Mutelet et Fanny Vasseur Lambry (dir.)
2022