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Synthèse intermédiaire identité-identités
p. 157-163
Texte intégral
Introduction1
1Plus que l’identité, en elle-même, le Droit connaît l’identification. L’identité, c’est le ciel, l’identification, c’est la terre. Néanmoins, on aurait tort de résumer leurs rapports à une opposition. On peut en effet estimer que l’identification est le bras armé de l’identité, c’est par elle que celle-ci se réalisera, se défendra, se révèlera, d’où il faut que l’une et l’autre coïncident autant que possible. On rappellera que l’une des plus célèbres crises d’identité de la littérature française a été décrite par Balzac dans sa nouvelle sur le colonel Chabert. Quoi de plus inquiétant que celui qui revient, ne retrouve ni ses biens, ni son conjoint et finit en ânonnant « je suis tout de même le colonel Chabert ». Il y aurait une étude pluridisciplinaire à faire sur l’absence et la disparition et il y a sans doute plus à réfléchir dans le seul article 128 du code civil que dans bien des écrits savants.
2Les étudiants en droit n’ont contact avec le sujet qu’à l’occasion de l’étude du nom, du prénom, du domicile, de l’état civil pour les personnes physiques, encore que le siège social des sociétés pourrait conduire à évoquer l’identité des personnes morales et à méditer le fameux mot de Jèze : « je n’ai jamais déjeuné avec une personne morale ».
3On aurait sans doute pu tenter une synthèse autour de la double idée que l’identité est un droit, surtout à notre époque, l’identification une obligation. Mais l’aspect obligationnel a été traité ailleurs ce qui excluait de construire une synthèse sur ce plan, pourtant bien commode (mais peut-être faux ?).
4Il fallait donc s’en tenir au droit à l’identité et à l’identification. Or, pendant tout le colloque est apparue une double dominante : le droit à l’identité ou à l’identification est un droit individuel, un droit subjectif qui a connu un considérable développement ces dernières années (I) mais c’est un droit variable par son objet dont espère qu’il suivra l’histoire de l’individu… et ses désirs, ce qui ramène, inéluctablement, à son caractère social (II).
I. Le droit à l’identité : un droit individuel ?
5Le droit est individuel, non sans discussions et contestations, dans l’instant et dans l’espace, et on doit pouvoir le défendre dans ces deux circonstances.
1. Un droit individuel dans l’instant et dans l’espace
1.1. Dans l’instant
6La discussion sur le caractère individuel ou collectif a été très vite amorcée. C’est que si, dans une perspective actuelle, le caractère individualiste et personnel a été considéré comme dominant, il n’en est sans doute pas de même dans l’histoire et l’interrogation est apparue dans plusieurs communications (V. la conclusion de F. Vasseur-Lambry), l’histoire ne permettant pas non plus une véritable périodisation (P. Hepner). Ce qu’on a pu retenir à ce stade, c’est que le passé pencherait plus nettement vers une identité collective, une appartenance au groupe, plutôt que vers un simple droit de l’individu isolé, avec le risque d’une dérive et de l’infamie quand on sort du groupe.
7Est-ce autour de l’époque de François Ier que la dimension individuelle est nettement apparue avec les registres et un certain contrôle signalétique ? Mais, remarque a été faite, que les évènements de notre temps pourraient bien réintroduire la dimension du groupe quand on voit les hordes d’étrangers fuyant leurs pays en espérant un monde meilleur, groupes que l’on souhaite contrôler en les identifiant mieux. Et puis l’identité formelle à travers un « droit à l’état civil » a traduit dans le passé une véritable revendication identitaire pour les protestants après la révocation de l’édit de Nantes. Plus récemment, pour les enfants nés de GPA à l’étranger, en mal d’état civil français, et donc d’agrégation au pays de leurs parents, la réclamation concernait bien le groupe (car leur filiation parentale était établie par l’État étranger dans lequel ils étaient nés) et explique, sinon justifie, l’évolution de la jurisprudence tant à Strasbourg qu’à Paris.
8Inévitablement, la dimension du groupe devait ressurgir en droit familial. Si le côté structurel du droit de la famille reste très lié à l’idée de groupe, l’évolution n’est pas forcément simple puisque, par affirmation, il est désormais admis que chacun doit pouvoir, aussi, s’épanouir et réaliser son identité profonde dans le sein de sa famille. La combinaison a été longuement analysée par F. Dekeuwer-Defossez et on y a bien vu que rien n’est simple car, d’une part, l’identité y est parfois collective (le nom) mais on assiste aussi à des heurts identitaires, par exemple entre le droit à l’identité au titre des droits de l’Homme et le même, au titre des droits de l’enfant. Il arrive, plus souvent qu’on ne croit, que l’affirmation de l’identité des uns provoque des dommages par ricochet sur l’identité des autres. Ces conflits, parfois inextricables, ont bien été dégagés par J.-P. Marguénaud, notamment à travers l’identité religieuse, mais, malgré une belle conclusion sur la jurisprudence de la Cour EDH, on est encore loin d’un vadémécum très clair sur les méthodes de solution de ces conflits.
1.2. Dans l’espace
9Si l’identité, dans l’instant, est bien un droit, dont on ne sait guère s’il est entièrement individuel ou collectif, celui-ci se déploie aussi dans l’espace. On doit pouvoir circuler librement avec son identité. Il paraît certain que l’informatisation des données y contribue en créant une multitude d’identités, selon les supports et les circonstances. C. Blanc a bien mis en évidence ces nouveaux « Drs Jekill et Mr Hydes » en notant que « les subdivisions de l’identité de ma personne sont multiples et indéfinies ».
10Ce voyage, dans l’espace, des identités se trouve facilité par l’abstraction des autres (des amis partout mais aucun intime ?) mais permet aussi de voyager, en soi-même, dans ses différentes identités. On peut alors se demander si cet épanouissement des identités ne conduit pas, finalement, à travers une individualisation accrue, à un retour en force des individualités collectives. Au groupe ancien de la mesnie ou de la paroisse, se serait substituée la réunion des « amis », des « correspondants », des « blogueurs », signe que, au fond, une identité trop individualisée n’a pas d’intérêt ou est incomplète.
11Mais, les risques modernes d’une atteinte à l’identité se sont multipliés et c’est l’aspect défensif qui a retenu ensuite l’attention.
2. Un droit que l’on défend
12Ici encore, le positif s’équilibre avec le négatif. Dans cette dernière dimension, ne parle-t-on pas de « repli identitaire ». L’identité des peuples, qui n’était pas au programme du colloque, ne conduit-elle pas à atomiser les États et à les ravaler au niveau du hameau, en accroissant l’incommunicabilité des Hommes ? À chacun sa langue, son idiome, son patois, sa vision des choses, ses règles etc… On pourrait aller plus loin et voir dans les attaques contre les règles collectives de l’orthographe un effet de l’affirmation de l’identité personnelle (j’écris comme je veux…) qui conduira probablement, un jour, à l’impossibilité de communiquer !
13Ce droit à l’identité paraît aussi être une sorte de droit à, plus ou moins, disposer de son identité et, en sens inverse, à ne pas la révéler (le droit à l’oubli récemment invoqué ?). On aboutit ainsi à une mosaïque complexe et quelque peu contradictoire où, selon les désirs de son titulaire, il peut revendiquer la modification de son identité, le droit de la révéler ou d’exiger qu’on la révèle, le droit de la cacher etc. Si l’on y ajoute l’identité linguistique, l’identité éventuellement tribale c’est une nébuleuse de droits à… autour de l’identité caractéristique de notre temps que J.-P. Marguénaud a bien fait apparaître.
14À l’extrême limite, on peut aboutir à une stratégie personnelle autour de l’identité, notamment numérique qui, conséquemment, conduit à exclure l’identification et à séparer identité et identification par manipulation de l’identité, qui n’est plus un vecteur fiable. Aussi bien, dans la mesure où l’identité fait l’objet d’un droit évolutif à contenu changeant, il faudra se demander ce qui pourra servir à identifier en remplacement.
II. Le droit à l’identité : un droit variable ?
15Ce décrochage entre la fonction d’identification et l’identité, devenue une prérogative subjective, apparaît dans sa diversification et son caractère évolutif.
1. Un droit diversifié
1.1. Diversifié dans ses moyens
16La numérisation des identités, donc des moyens d’identification, est apparue, pendant le colloque, comme dotée d’une double face. Ainsi que l’a montré M. Desrumaux, cette numérisation a, d’un côté, l’avantage de permettre une grande mobilité entre les pays et chacun, comme les gastéropodes, pourra voyager avec sa « maison » identitaire et la faire reconnaître partout et tout le temps. Mais, d’un autre côté, comme tout fichage international, le procédé a une face plus obscure. Si l’on peut se féliciter que cette numérisation permette de mieux traquer les différentes fraudes, on pourra craindre qu’elle suppose, inévitablement, une certaine « normalisation » ou « formalisation », l’identité étant alors résumée dans des catégories.
17On touche ainsi les limites des procédés modernes, capables du meilleur comme du pire. On tremble à l’idée que les régimes autoritaires ou dictatoriaux du passé aient, à leur époque, pu disposer des moyens que l’on a aujourd’hui et le colloque est souvent revenu sur cet aspect. Faut-il en déduire que la liberté suppose une certaine dimension « artisanale » des procédés d’identification et qu’elle ne se développe correctement que dans leur imperfection relative ? Le papier était peu évolutif, a-t-on remarqué, et l’on viendra peut-être à regretter les mentions en marge des actes d’état civil qui ne vivaient… que le temps du papier !
1.2. Diversité dans ses moyens
18Faut-il changer les éléments de l’identification à partir de l’évolution de ceux de l’identité ? La question remue beaucoup le monde du Droit depuis longtemps, essentiellement à partir du moment où a été admis le changement des mentions du sexe à l’état civil. Mme Vasseur-Lambry a bien posé le problème. Si l’on admet qu’on doit pouvoir largement modifier son nom ou son prénom, selon le sentiment d’identité qu’on a ou qu’on a perdu ; si l’on admet qu’on peut modifier la mention de son sexe, il faut alors se demander ce qui pourra bientôt, parmi les éléments de l’identité, constituer l’identification. Seul l’âge pourrait surnager, encore que le droit au respect de la vie privée pourrait conduire à l’âge « subjectif », celui que l’on ressent mais pas celui qu’on a, nous amenant alors à l’extrême pointe de la privatisation de l’identité qui confinerait à la simple coquetterie ou à une médecine déterminant l’âge réel et non chronologique ! Mme Aïdan a, de ce point de vue, cherché, dans une précieuse conclusion, à distinguer selon les éléments considérés. La notion d’éléments psychiques de l’identité permettrait, selon elle, de discriminer, parmi les éléments identifiants, ceux relevant de faits immatériels vécus par une personne, tels le sexe psychique ou la vérité affective d’une relation filiale, de ceux relevant de faits matériels tels le domicile ou les empreintes digitales ou génétiques. Somme toute l’état civil classique éclaterait et serait privatisé pour tout ce qui concerne le psychisme de la personne, l’identification étant opérée par d’autres moyens.
19Pour autant demeurera la question redoutable de la durée des possibilités de changement. On le voit bien à travers le contentieux. Changer de sexe à l’état civil intéresse aussi les autres, conjoint ou compagnon, enfants éventuels… Changer de filiation pour cause de mutation psychique intéresse aussi les autres, les parents, les collatéraux etc. À la fin c’est, très concrètement, la question de la prescription des actions d’état qui devra être posée, avec cette certitude que le Droit ne peut multiplier les solutions individuelles ou alors il se retire purement et simplement. Comme le disait le bon La Fontaine, on ne peut contenter tout le monde et son père !
2. Un droit évolutif
20On a alors touché une autre dimension intéressante du colloque qui tient au rôle du Droit dans la question de l’identité et, plus nettement, de l’identification. On doit pouvoir changer partout et tout le temps, est-ce bien réaliste ?
2.1. Changer partout
21La possibilité de changer d’identité – et donc de procédés d’identification – suppose une réforme profonde des systèmes d’état civil et même, peut-être, leur disparition au profit d’autres moyens. L’internationalisation, au moins dans certains ensembles de pays, a largement été évoquée et l’action de la Commission internationale de l’état civil a été rappelée. Le rôle de l’Europe pourrait être ici déterminant.
22Mais, comme toujours – et c’est un enseignement capital de ce colloque – ce qui peut paraître un progrès comporte des zones d’ombre. Si l’on peut bouger comme on veut en « transportant » son état civil partout, il en résulte aussi qu’on sera toujours suivi par un état civil que l’on souhaitera parfois oublier ! On bouge, donc on est contrôlé et par des moyens autrement plus efficaces que ceux d’antan. On a finement rappelé que, dans l’histoire, la possibilité de faire oublier son état civil a parfois été un atout apprécié et de rappeler l’anonymat garanti au légionnaire qui permettait d’oublier son passé pour continuer à vivre… autrement.
23On pourrait aussi, chez les connaisseurs du droit de la famille, évoquer la destinée de l’accouchement anonyme qui permet à la mère de s’éclipser et de ne pas assumer sa maternité. Seulement ce dernier exemple est très évocateur des contradictions de notre société puisqu’on avance immédiatement, pour critiquer cette possibilité, qu’il faudrait un équivalent pour les hommes (procréer sous X…?) et que cet anonymat est contraire au droit de l’enfant à connaître ses origines. L’anonymat organisé en matière d’adoption plénière pourrait aussi faire controverse.
2.2. Changer à tout moment
24Ce n’est pas tout de prévoir une identité évolutive, encore faut-il savoir quand et combien de fois cette évolution pourra être utilisée. Certes on peut arriver à avoir non pas une identité mais des identités (M. Desrumaux) mais ces identités seront-elles successives ou contemporaines ? L’exemple du changement de sexe a provoqué quelques perplexités. Si l’on exige des signes objectifs, psychiques et physiques, du changement pour modifier l’état civil, la question ne se pose guère, le changement étant souvent sans retour. Mais, comme on le voit poindre, si ce changement suppose seulement une volonté expresse, comment ne pas imaginer qu’une volonté contraire puisse revenir dessus et ainsi de suite. Certes l’idée d’une identité psychologique évolutive est facile à comprendre et permettrait de mieux garantir la santé mentale (V. Mme Aïdan) mais, il faut alors sortir ses éléments de l’identification juridique, le droit n’ayant pas pour finalité première de garantir l’équilibre psychique et l’octroi de droits à… . n’étant pas le meilleur moyen curatif dans ce domaine. En sens inverse on peut tout de même rappeler que l’état civil, dans la conception française, est par nature évolutif (contrairement au système anglais), ce qui a justifié jadis la condamnation de la France dans l’affaire du transsexualisme). Mais il n’est pas toujours certain que le changement de sexe, accordé à l’état civil en cas de syndrome transsexuel, soit une réponse adaptée au problème posé qui va bien au-delà d’une simple question d’état civil. Tout cela disparaîtrait évidemment si l’on retirait la mention du sexe de l’état civil.
Conclusion
25Plusieurs leçons sont issues de cette première journée de colloque « Identité-Identités » :
Il faut distinguer l’identité et l’identification, l’une ressort du for interne, l’autre du for externe
Leurs relations évidentes méritent d’être entièrement revues à notre époque dans la mesure où leurs impératifs sont différents, ce qui ne signifie pas que tout lien doit être exclu, ce qui paraît impossible
L’analyse individualiste de l’identité ne permet pas de saisir l’ampleur de la question, l’identité personnelle étant en rapport étroit avec l’identité collective, ce qui ramène inéluctablement à l’identification de la personne à l’intérieur du groupe
L’atomisation totale de l’identité conduirait à réduire l’Humain à un immense troupeau indifférencié où l’anonymat pourrait avoir l’effet pervers de multiplier et de faciliter les contrôles, faute d’un système d’identification fiable et modérément évolutif. Paradoxalement, une liberté, sans limites prévues a priori, pourrait conduire à un asservissement a posteriori
Si l’on veut sortir de ces dilemmes, il faut accepter de revoir complètement nos systèmes d’identification, en acceptant raisonnablement un effet de la volonté du destinataire et une certaine possibilité de changement qui tienne compte à la fois du pouvoir du titulaire mais aussi des nécessités de l’organisation sociale. La liste de ces nouveaux moyens, numéro de téléphone, numéro d’INSEE, d’ordinateur, adresse internet, documents biométriques, ADN etc. supposera une étude particulière de chacun pour en mesurer les avantages et les inconvénients, sans ordre de la société technicienne. Mais, tôt ou tard, il faudra faire le départ entre ce qui est seulement collé à l’individu pour le différencier et ce qui vient de lui-même (parenté, hérédité, nom de famille, prénom etc…) : la poésie tirée de la saga personnelle contre l’étiquette technique. Pourvu que la seconde ne tue pas l’autre !
Notes de bas de page
1 Un rapport de synthèse n’appelle pas de notes lesquelles sont toutes comprises dans les riches contributions qui précèdent.
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