1Chacun sait que le vieux système colonial, fondé sur l’esclavage proprement dit, et sur la traite des Noirs de l’Afrique, n’a plus cours dans les anciennes colonies d’Amérique dès les premières décennies du XIX^e siècle1. Est-ce à dire que l’égalité absolue des droits prévaut par la suite, et notamment dans les nouveaux empires coloniaux constitués par les puissances européennes ? Certes non. Une nouvelle catégorie juridique apparaît, celle de sujet. À cet égard, l’année 1865 est comme une ligne de partage entre une ère qui s’achève, et une époque qui commence : l’esclavage est aboli aux États-Unis, à la suite de la guerre de sécession ; et un senatus-consulte, voté à l’initiative de l’empereur Napoléon III, fait de l’Indigène musulman de l’Algérie un sujet français2.

2Sujet : le mot s’oppose avantageusement à son contraire, au terme objet. Le sujet, l’objet. On dit sujet de droit pour désigner un citoyen, un homme libre, un propriétaire. En revanche l’esclavage est par excellence un objet de droit et, dans son acception la plus rigoureuse, une chose, une marchandise, un bien dans le commerce. De là ce premier constat que la notion de sujet, utilisée pour désigner les indigènes colonisés de la fin du XIX^e siècle, marque une promotion, une sorte de saut qualitatif.

3Juridiquement, les sujets ne sont pas des esclaves. Ils ont des droits, des libertés, des garanties en matière civile et même politique. L’accès à la citoyenneté leur est ouvert à certaines conditions. Il leur est permis de passer du statut de sujet à celui de citoyen par un acte libre de leur volonté : différence encore avec l’esclave dont l’affranchissement dépend de la seule volonté de son maître.

4Les sujets ne sont pas non plus des étrangers, des « métèques ». S’ils n’ont pas la citoyenneté française, ils bénéficient de la nationalité française. Le senatus-consulte de 1865 le précise : les sujets sont des nationaux français. Leur sort est donc différent de celui des métèques résidant au cœur des cités grecques de l’Antiquité, qui n’avaient pas de droits politiques, mais seulement des droits civils, à l’exclusion cependant de posséder des immeubles.

5Bref, la catégorie de « sujet » est une catégorie sui generis, qui demande à être étudiée comme telle. Comment s’y prendre ?

6L’historien est aussi un citoyen, prisonnier de ses préférences, de sa subjectivité, pris dans l’engrenage de batailles intellectuelles, de ces « batailles des mémoires », dont la colonisation nous offre un exemple d’une forte intensité. Certains observateurs s’efforceront au contraire de mettre en évidence les potentialités d’évolution de la sujétion, son dynamisme propre et ses virtualités émancipatrices. Confronter ces deux approches au plus près d’une vérité dont nous devinons tous qu’elle finit (hélas) par nous échapper.

I. L’assujettissement du colonisé

7L’individu qualifié par le droit colonial en vigueur de « sujet » relève des règles dérogatoires au droit commun, des règles exceptionnelles, dans les trois grands domaines du droit pénal, du droit civil, et des droits politiques.

A. Des règles dérogatoires au droit commun

1. L’exception au droit pénal : le régime de l’Indigénat3

8L’Indigénat est un régime d’exception au droit pénal appliqué aux seuls Indigènes. Pour l’Algérie, qui seule nous intéresse ici, ce régime fut codifié par un règlement du gouverneur général Bugeaud de 1844, et par la loi du 28 juin 1881, qui lui confère un cadre législatif. L’exception au droit pénal tient :

• À l’existence d’infractions spéciales, de délits qui ne sont ni prévus, ni punis par les lois ordinaires. Exemples de ces infractions dans le Code Bugeaud de 1844 : refus d’obéissance aux ordres donnés pour les corvées ; refus d’accepter la monnaie française ;… Par la suite, la panoplie des délits dont seuls les Indigènes peuvent être accusés, se retrouve partout dans les colonies françaises : propos calomnieux ou offensants à l’égard des représentants de l’autorité, refus de payer l’impôt ou de travailler. Des infractions spéciales, propres à chaque colonie, touchent de nombreux domaines de la vie quotidienne : règles vestimentaires, interdiction de fêtes traditionnelles, signes de soumission aux agents de l’autorité…

• Au prononcé de peines spéciales. L’Indigénat permet ainsi, en Algérie, de prononcer trois types de peines particulières.

9D’abord l’internement, qui recouvre l’emprisonnement, la déportation ou l’assignation à résidence. Tantôt le condamné est envoyé au dépôt de Calvi, en Corse ; tantôt il est simplement tenu de résider loin de sa tribu, dans une localité ou dans un douar qu’il ne peut pas quitter. Ce dernier mode d’exécution de la peine a seul subsisté à partir de la loi du 15 juillet 1914. Le séquestre des biens, y compris des biens collectifs comme les terres est, à la différence de l’expropriation pour cause d’utilité publique, un mode d’acquisition spécial au domaine de l’État et propre à l’Algérie. L’individu ou la collectivité frappés ne sont pas dépouillés immédiatement : différence cette fois avec la confiscation. Les biens séquestrés sont placés sous la mainmise de l’État. Cette situation cesse de trois façons : par mainlevée pure et simple ; par liquidation, les Indigènes étant admis à se racheter en abandonnant à l’État une partie, ordinairement le cinquième de la valeur des biens, soit en terres, soit en argent ; par acquisition définitive au domaine, deux ans après l’apposition du séquestre, soit que le gouverneur général estime que la peine doit être exemplaire, soit que les Indigènes refusent de payer leur part contributive. Après l’internement et le séquestre, la dernière peine spéciale est l’amende collective, qui frappe les tribus, les douars ou les fractions, en contradiction avec le grand principe de la responsabilité individuelle. Perçue en argent, elle peut être convertie en prestations.

• À la mise en place de juridictions spéciales. Dans les faits, les condamnations spéciales ne sont pas prononcées par des tribunaux de l’ordre judiciaire, donc par des autorités en principe indépendantes, mais par des agents administratifs : en Algérie, le gouverneur général et les administrateurs de communes mixtes. Atteinte est ici portée à la règle de la séparation des autorités judiciaires et des autorités administratives.

2. L’exception au droit civil : le statut personnel musulman

10En matière civile, les citoyens sont soumis au Code de 1804. Dans les colonies de culture musulmane, les sujets, eux, restent sous l’autorité du droit musulman et tributaires de la juridiction particulière de cadi. Pour justifier cette exception, le colonialisme fait ici valoir un argument d’opportunité. Les Musulmans, dit-on, sont attachés à leur loi civile ; y toucher risquerait de remettre en cause la paix civile. Or, le droit français et le droit musulman sont d’inspirations très différentes :

• Dans leurs fondements. La loi française, notamment civile, est une loi laïque. Elle est l’œuvre des pouvoirs politiques, et par conséquent relative, transitoire, réformable. La loi musulmane, quant à elle, est incorporée à la loi religieuse, au texte du coran ; elle fait partie intégrante du document sacré, elle est la parole même de Dieu. Aux yeux des fidèles, elle n’est donc pas susceptible d’être modifiée ou réformée ; car ce que Dieu, un jour, a édicté, est véritable et immuable pour toujours4.

• Dans leurs contenus. En matière de droit familial, le Coran admet la polygamie (dans certaines limites), la répudiation unilatérale de la femme par le mari, l’inégalité successorale entre les hommes et les femmes. Le père peut obliger sa fille de treize ans à épouser l’homme qu’il a choisi. L’adoption d’enfants est en principe prohibée.

11Ces observations sont exactes. Mais les colonisateurs s’y attardent avec complaisance : c’est que le maintien d’un régime de statut personnel en matière civile parait légitimer l’établissement d’une sorte de statut personnel en matière politique, autoriser la consécration de l’inégalité des droits politiques.

B. L’inégalité des droits politiques

12Précision utile : inégalité ne signifie pas absence de droits politiques, ainsi que le montre l’exemple classique de l’Algérie. Les Algériens musulmans n’ont pas la qualité de citoyens français ; mais ils sont nationaux français et possèdent, au titre de sujets français, certains droits politiques. S’ils ne participent pas à l’élection des députés, ils n’en font pas moins partie, avec voix délibératrice, de toutes les assemblées délibérantes et consultatives locales : conseils municipaux, avec participation à l’élection des maires et des adjoints, conseils généraux, délégations financières et conseil supérieur, chambres de commerce et d’agriculture. Ils ont des assemblées délibérantes particulières, les djemaâs5.

13Leurs droits politiques, les Indigènes les exercent dans le cadre du système du « double collège », pour désigner leurs propres élus. Le collège est, en 1914, particulièrement étroit : pour toute l’Algérie le total des électeurs inscrits aux élections municipales est de 57 000 ; de 5 000 à peine pour les élections aux conseils généraux et aux délégations financières : encore, 4 000 au moins de ces 5 000 sujets appelés à voter sont-ils des caïds et des cheiks, dont la carrière dépend entièrement de l’administration6. Situation qui entraîne de fâcheuses conséquences ; devenu proverbial, le manque d’indépendance des élus musulmans est fréquemment brocardé dans la presse7.

14Si donc les sujets ne sont pas privés de tous les droits politiques, le déséquilibre n’en est pas moins évident. En 1914, cinq millions de sujets désignent ainsi 21 mandataires aux délégations financières, tandis que 500 000 européens sont représentés par 48 délégués : dix fois moins nombreux, les européens ont deux fois plus de délégués ; les suffrages des uns pèsent donc vingt fois plus lourd que les voix des autres.

15Mais, après tout, rétorquent les publicistes de l’époque, les Musulmans, avant l’arrivée des français, n’avaient pas la moindre idée de la vie politique à l’occidentale ; désormais ils votent, et même si leur opinion ne compte guère, il s’agit là d’une première initiation à la vie démocratique.

16Certains auteurs actuels, journalistes, essayistes, historiens, ne sont absolument pas de cet avis. L’un des inspirateurs du mouvement des « Indigènes de la république », Sidi Mohammed Barkat, est ainsi l’un des tenants, particulièrement virulent, d’une réduction de la colonisation à un phénomène de type esclavagiste8. Peu de distinction, ici, entre les esclaves de l’ancien système colonial et les sujets du système né au milieu du XIX^e siècle. Les musulmans d’Algérie ne sont qu’une variété d’esclaves. Mais que dit exactement M. Barkat ?

17Il débute en citant le socialiste Edmond Naegelen, qui écrivait dans un article publié le 15 janvier 1957 par la Revue des Deux Mondes : « Il n’y avait pas d’Algérie. C’était de la côte au Sahara et de Tébessa à Teemcen le chaos et l’anarchie… Ce pays…, n’existait pas… Nous avons fait ce pays économiquement et même politiquement ». Commentaire de M. Barkat : dans la perspective coloniale, il n’y a pas de pays sans les colons qui la construisent. L’ensemble ne peut tenir, dans sa nature inégalitaire, que dans la mesure où les colonisés sont supposés incapables de créer un pays. Et jamais ils ne parviendront à atteindre cet âge de raison, qui les autoriserait à se soustraire au régime de protection auquel on a cru bon de les soumettre. Une ligne de partage est ainsi tracée : elle ne sépare pas les français et les étrangers, mais ceux qui sont capables de valoriser le pays, et ceux qui en sont incapables, les Indigènes. Cette frontière est infranchissable, l’écart entre les hommes est irréductible, de telle sorte que l’émancipation est une promesse dont l’accomplissement demeure à jamais impossible. La qualité d’humanité ne parvient pas à s’accomplir dans le colonisé, sorte de corps sans âme, de corps pulsionnel ; être hostile au principe de raison, comme l’atteste son attachement au statut personnel musulman ; être dangereux, qui impose à l’espace, à la terre, ses comportements de destructeur, de prédateur.

18La frontière entre les deux populations est infranchissable. Mais pour Barkat, la séparation n’est pas seulement définitive, elle est absolue. Semblable en cela à l’esclave, l’indigène est un homme ou une femme arraché à la terre, à qui l’on a arraché la terre. Cet arrachement, parce qu’il concerne tout un peuple, est une opération d’envergure, menée dans la durée, sous les auspices des institutions. Certes, la condition du colonisé ne peut être purement et simplement identifiée à celle de l’esclave ; mais l’une et l’autre sont le résultat de la destruction du lien qui rattachait les hommes à des lieux singuliers. Esclaves et indigènes sont projetés dans un nouvel espace, rétif à l’accueil de leur humanité, régi pour l’essentiel par le seul critère de la quantification et de la mesure, par le critère technique du signe, qui soumet l’homme au conditionnement et à la violence.

19Esclave, indigène : selon Barkat, ces deux mots recouvrent une même entreprise, à partir d’une même négation de la qualité d’humanité. Ces « corps d’exception » sont vidés de leurs humanités ; ces « corps rebelles », jugés foncièrement menaçants, échappent aux dispositifs de normalisation auxquels sont habituellement soumis les membres de la société « civilisée ». ils appellent un mode différent de normalisation, qui relève de « l’ordre du dressage des corps ». Les corps supposés rebelles sont enfermés dans un dispositif administratif et policier, esclavage ou sujétion, la sujétion n’étant qu’une modalité particulière de l’esclavage.

20Une autre lecture de la sujétion est cependant possible, totalement différente de celle de Barkat : non plus dans les termes de la séparation définitive et absolue, mais dans le contexte d’une politique dynamique de dépassement de la colonisation.

II. La sujétion dans la dynamique de l’émancipation

21Les français ont toujours voulu croire aux bienfaits de la colonisation et de l’assimilation. Ils ont pensé que le modèle républicain transcenderait les clivages pour fabriquer un homme nouveau, né de la pensée des Lumières et de la Révolution. But ultime : l’émergence d’un citoyen idéal, absolument le même qu’il soit originaire du Maghreb, du Sénégal ou de l’Indochine. Il ne faut pas prendre à la légère, et encore moins écarter d’un geste méprisant les déclarations de ces hommes politiques et de ces publicistes, dont la bonne foi doit être considérée comme entière. Répandre la science, la Raison, la liberté, telle est la mission des civilisés, proclame ainsi Jules Ferry, le 28 juillet 1885, en exposant sa doctrine coloniale devant la chambre des députés : « Partout, s’écrie-t-il, doivent reculer les antiques puissances de l’ignorance, de la superstition, de la peur, de l’oppression de l’homme pour l’homme. Ainsi l’action colonisatrice est-elle fondamentalement définie comme une œuvre d’émancipation »9. En 1943, dans une édition tardive de son traité de colonisation, Arthur Girault déclare encore que coloniser, c’est « éduquer les indigènes, les faire évoluer vers le stade de notre civilisation ». En tous les cas, la « barbarie primitive » devra céder devant les bienfaits des droits de l’Homme et la généralisation du progrès moral et matériel10. Pas question donc d’emprisonner les colonisés dans un carcan, de les parquer derrière une frontière en principe infranchissable. La dénomination juridique de « sujets », qui leur est accolée, va révéler tout un potentiel d’adaptations, d’ajustements, d’évolutions.

22Ces mutations, portées par la logique émancipatrice, vont s’accomplir dans un laps de temps relativement court, en plusieurs étapes.

A. Première étape : le senatus-consulte de 1865

23Ce texte fondateur contient deux innovations lourdes de signification. Il précise d’entrée que les Indigènes musulmans ont la nationalité française, ce qui les place sous la protection de la loi française. Article 1^er : « L’indigène musulman est français, mais il continuera néanmoins à être régi par la loi musulmane ». À ce stade-là, les Indigènes, pour être des nationaux français, ne sont pas des citoyens français, mais seulement des sujets soumis à des normes différentes de celles appliquées aux citoyens, aussi bien en matière pénale et politique qu’en matière civile.

24Mais, et c’est là l’innovation essentielle du senatus-consulte, faculté est accordée à l’indigène d’être admis, sur sa demande, à jouir des droits du citoyen, sous la condition expresse « qu’il serait alors régi par les lois civiles et politiques de la France ». L’acquisition de la citoyenneté française est possible, mais toujours elle découle d’un choix individuel11. Pour obtenir cette faveur, le sujet musulman qui la sollicite doit répondre à des conditions restrictives : un service dans l’armée française, ou la détention d’un emploi public ou d’un mandat électif ; ou encore la lecture et l’écriture du français. Peu d’algériens sont, avant 1914, susceptibles de remplir l’une de ces trois conditions. D’autant que le législateur de 1865 a posé une barrière supplémentaire : tout candidat à la citoyenneté doit, en matière de droit privé, renoncer à l’application du droit canonique, accepter de se soumettre aux règles posées par le Code civil français. On ne peut, dit-on, accorder la pleine égalité des droits politiques qu’à des hommes qui se sentent et se veulent complètement français. Que les sujets musulmans acceptent donc d’être soumis à la législation française dans toutes ses parties, qu’ils se rendent au principe de l’égalité devant la loi ; et s’ils veulent que la loi soit la même pour tous en matière politique, qu’ils conviennent que la loi doit aussi être la même pour tous en matière civile.

25Le problème est que pour les musulmans, renoncer à leur statut personnel, et notamment aux règles du droit familial formulées par le Coran, équivaut à une abjuration religieuse. Aux yeux de ses coreligionnaires, le transfuge n’est plus qu’un apostat, un m’torni, autant dire un pestiféré, auquel le cimetière musulman est interdit. Rien d’étonnant, dès lors, que les demandes d’acquisition de la citoyenneté française se comptent chaque année sur les doigts des deux mains, y compris dans l’entre-deux-guerres, à l’apogée de la colonisation en Algérie.

B. Deuxième étape : la loi de 1919 et l’élargissement du double collège

26Vers 1914, les publicistes, bientôt suivis par les pouvoirs publics, sans remettre en cause le mécanisme du double collège, jugent qu’il est temps d’augmenter le nombre des électeurs dans le collège musulman. Émile Lourcher12 estime ainsi qu’il faut donner aux Indigènes, non pas un semblant de représentation, non pas un simulacre de suffrage, mais bien une organisation électorale permettant à la partie intelligente et instruite de manifester sa volonté. À l’initiative du gouverneur général Charles Jonnart, et en remerciement du concours des Indigènes pendant la 1^re guerre mondiale, la loi du 4 février 1919 étend considérablement le corps électoral musulman. La portée de la réforme n’est nullement négligeable. Le total des électeurs indigènes passe de 57 000 en 1914 à 420 000 en 1920 pour les élections municipales ; et de 5 000 à 100 000, entre ces deux dates, pour les élections aux délégations financières et aux conseils généraux13.

27La période qui suit est plus importante. Les débats, brusquement, s’animent. Et cette fois, les propositions qui sont avancées ébranlent les fondements mêmes du double collège.

C. Troisième étape : la citoyenneté dans le statut

28Les autorités métropolitaines, constatant que les Musulmans n’entendent pas renoncer à leur statut personnel et ne demandent pas la citoyenneté, vont explorer une autre voie, avec une audace confondante, en un temps de mystique républicaine assimilatrice, à chercher des solutions que nous n’hésiterions pas à qualifier de communautaristes.

29En 1936, lorsque Maurice Viollette, sénateur, maire de Dreux, ministre d’État du gouvernement du Front Populaire, dépose un projet de loi tendant à admettre certaines catégories de Musulmans d’Algérie à la citoyenneté dans le statut, la question n’est pas entièrement nouvelle. Dès le 25 novembre 1915, Clémentel et Georges Leygues avaient demandé au président de conseil d’envisager « l’admission des indigènes au bénéfice d’un régime nouveau de naturalisation, n’impliquant pas la renonciation au statut personnel »14. En 1918, le député Marius Moutet avait déposé, sur le bureau de la Chambre, une proposition de loi de portée analogue. Le projet Viollette de 1936 tendait à accorder aux Indigènes musulmans d’Algérie « l’exercice des droits politiques des citoyens français, sans qu’il en résulte aucune modification de leur statut ou de leurs droits civils, et à ce titre définitif… ». La réforme était censée s’appliquer :

• Aux Indigènes ayant conquis un grade dans l’armée ou certaines distinctions à titre militaire ;

• Aux Indigènes titulaires de certains diplômes de l’enseignement supérieur, secondaire, professionnel, industriel, agricole ou commercial ;

• Aux Indigènes ayant exercé, pendant un certain temps, des fonctions publiques ;

30En un mot à ceux que l’exposé des motifs qualifie de « plus évolués ou qui ont apporté des garanties importantes de loyalisme ». Maurice Viollette ajoutait : « En somme le suffrage intervient, dans votre pensée, comme une récompense, soit des services rendus, soit de l’effort intellectuel réalisé »15.

31Le projet Viollette, plus connu sous le nom de « projet Blum-Viollette », fait l’unanimité contre lui. Les colons jettent l’interdit sur la réforme. Un de leurs porte-parole, Élysée Sabatier16, ancien président des délégations financières, juge sans doute que la réforme est une « idée généreuse ». Mais, s’empresse-t-il de préciser, nous nous trouvons toujours en face d’un peuple « traditionaliste, fanatique à l’excès, soumis à une doctrine religieuse et un statut personnel inconciliables avec les vôtres ». Les masses indigènes « ne sont pas à un stade de civilisation suffisamment avancé, elles n’ont pas encore le discernement, l’indépendance, la sécurité matérielle… pour l’exercice fécond des droits politiques ».

32Alors, bien sûr, il y a ceux que Sabatier, et l’ensemble des publicistes de l’époque, appellent les « Évolués ». Nous avons, écrit-il, conquis leur intelligence. « Arriverons-nous à conquérir leur cœur ? ». De leur volonté d’assimilation, ils doivent maintenant faire la preuve. Ce serait une « grosse faute » que de leur permettre d’acquérir la citoyenneté, sans être soumis au droit commun, sans renonciation au statut personnel. Ce serait méconnaître notre droit public, notre droit constitutionnel, démembrer la souveraineté au détriment du conquérant, en faveur du conquis. Or, le cœur de la minorité citadine, infime et remuante, certes évoluée et intelligente, est loin d’être gagnée. Les actes et les paroles de cette minorité « témoignent bien que l’unité nationale de la France n’est pas précisément dans sa préoccupation ». L’instruction elle-même finit par se tourner contre la métropole.

33Voilà pour les « Évolués ». Quant au peuple musulman dans son ensemble, il ne demande rien, mais risque de ne voir, au travers de ces réformes, qu’un aveu de faiblesse. Le moment, en outre, est peu propice. Un puissant mouvement panislamique se développe dans le monde et en Afrique du Nord. Le prêche des savants musulmans, les oulémas, donne de l’amplitude aux réunions et aux manifestations. Sabatier note qu’à Alger, Messali Hadj, animateur de « L’étoile Nord-africaine », s’est écrié : « C’est l’indépendance que nous voulons », et qu’il a été porté en triomphe au milieu de 10 000 personnes. Des musulmans qui s’étaient fait naturaliser demandent désormais à être dégagés de cette naturalisation.

34Bref, le projet Viollette, à tous égards est dangereux. Il l’est par son retentissement. Il l’est aussi par son contenu. De 20 à 25 000 Musulmans viennent grossir les rangs des citoyens. D’autres catégories demanderont à bénéficier de la réforme, et notamment les 20 000 anciens combattants et mutilés de guerre. Une fois la porte ouverte, les demandes se généraliseront. Avec 25 000 nouveaux citoyens, les élections seront déjà faussées ; les voix des français d’origine seront submergés dès lors que plus de 20 000 citoyens musulmans les rejoindront dans le premier collège. La parole de Messali Hadj s’accomplira, et l’Algérie, telle est la conviction d’Élysée Sabatier, glissera probablement vers l’indépendance.

35La situation est encore aggravée par le fait que, pour l’électorat des citoyens, la France n’est plus sous l’empire de la loi de 1874, qui édictait une liste spéciale pour l’élection des députés. Sabatier observe que la loi de 1884, qui l’a remplacée, a instauré une liste unique ; et l’inscription sur cette liste donne droit à la participation à toutes les élections, celle des députés, mais aussi celle des délégués sénatoriaux, des conseillers généraux et municipaux. En conséquence, tous les Indigènes compris dans les catégories visées du projet Viollette, devenus citoyens, seront inscrits sur cette liste unique de 1884, prendront part et seront éligibles à toutes les élections, au titre français. Si bien que dans de nombreuses communes de l’intérieur de l’Algérie, les électeurs d’origine musulmane se trouveront plus nombreux que les électeurs d’origine française. De nombreuses municipalités seront constituées d’une majorité de conseillers indigènes ; des maires indigènes, officiers d’état civil, uniront des époux français, les soumettront à des lois civiles auxquelles ils échappent eux-mêmes… Par là, on voit bien qu’on ne peut accorder aux Indigènes « que les libertés compatibles avec la souveraineté française ». Il ne convient pas de « cristalliser » les Indigènes dans des règles particulières, contraires à notre civilisation.

36Mais il faut faire quelque chose. Le quelque chose, « ce n’est pas un bulletin de vote de plus qui le donnera à cette masse indigène, et ce n’est d’ailleurs pas ce qu’elle demande ». Oui donc à l’amélioration de la situation matérielle et sociale du Khamès, de l’ouvrier, de l’agriculteur, du pasteur, du petit artisan. Oui à une collaboration de plus en plus étroite et confiante entre colons et Indigènes, à une politique raisonnée, égale pour tous dans son uniformité, faite d’équité, de justice, mais aussi de fermeté. Sabatier suggère également, pour donner une satisfaction aux « Évolués », partisans de réformes institutionnelles, et les voix des élus musulmans aux délégations financières n’ayant pas une portée suffisante ; de créer à Paris un grand conseil musulman où siégeraient de plein droit tous les délégués financiers et tous les conseillers généraux musulmans. Le conseil formulerait des avis et des vœux qui seraient transmis au pouvoir central, et nommerait des représentants qui pourraient être entendus par le parlement dans ses commissions et dans ses séances.

37En 1945, un autre ancien délégué financier, Louis Morard, reste sur la même ligne, et ne propose rien17. L’ordonnance du 7 mars 1944 vient pourtant d’accorder la qualité de citoyens, sous abandon de leur statut personnel, à plusieurs catégories de sujets musulmans, dans la logique du projet Viollette. En même temps, le droit de vote est octroyé à tous les autres Indigènes, dans un collège électoral appelé à désigner les deux cinquièmes des membres des assemblées locales. Formellement, les Indigènes, sans l’être tous à proprement parler, sont maintenant qualifiés de citoyens. Mais le double collège ne disparaîtra qu’en 1958. Les européens se sont donc opposés jusqu’au bout à la généralisation de la citoyenneté.

38À ce grand refus des colons fait écho le grand refus des Musulmans. Pour eux aussi, la revendication de la citoyenneté n’est qu’un prétexte. Mais ici encore, il faut distinguer. Les masses rurales et urbaines, à l’écart des circuits de la modernité, vivent repliées sur leurs traditions, dans un fidéisme d’attente. Mais l’attente n’a jamais été synonyme de résignation. L’arborescence interne de la société musulmane est intacte. Les « Vieux-Turbans », les oulémas arc-boutés sur leurs croyances, résistent à leur manière. Quant à la minorité occidentalisée, elle ne revendique la plénitude des droits politiques qu’en vue d’atteindre le but de la pleine émancipation, de l’indépendance de l’Algérie, par le chemin du suffrage universel. La citoyenneté, pour les Français, paradoxalement ne débouche pas sur l’assimilation, sur l’intégration, mais sur la séparation. Et les événements marchent vite. Lancé par Ferhat Abbas, le manifeste du peuple algérien musulman du 10 février 1943 proclame qu’à la fin des hostilités, l’Algérie sera érigée en État algérien doté d’une constitution propre, qui sera élaborée par une assemblée algérienne constituante, élue au suffrage universel par tous les habitants de l’Algérie18. Il est clair, désormais, que les Musulmans, dans leur ensemble, ne veulent pas s’assimiler. Non seulement pour des raisons religieuses, mais parce qu’au fond, la citoyenneté française ne les intéresse pas. Ce qui les intéresse, c’est l’indépendance de l’Algérie, et rien d’autre. Au-delà de la citoyenneté, c’est la nationalité française, accordée dès 1865, qui est devenue encombrante.

39Ainsi, colons et Musulmans, les uns et les autres sont solidaires dans leur irrédentisme. Les européens ne veulent pas des Indigènes pour concitoyens, et ceux-ci récusent en masse la citoyenneté, en optant tacitement pour le statut personnel ; la minorité dite évoluée, n’a un moment revendiqué la plénitude des droits politiques que pour les instrumentaliser au service de l’objectif de l’indépendance. Les uns ne veulent rien céder ; et de ce qu’ils ne céderont pas, les autres, finalement n’en veulent pas. Refus commun d’un avenir commun que la métropole essaie pathétiquement de susciter.

40Car le gouvernement cherche des solutions. Pour faire évoluer la situation, pour accélérer l’ouverture à la citoyenneté, pour mettre en mouvement la société indigène au nom des principes qu’il croit de bonne foi, être des principes de civilisation, le colonisateur n’a pas hésité à répudier les concepts républicains, à imaginer une issue communautariste, la citoyenneté dans le statut. Les musulmans conserveront leur statut civil, et bénéficieront néanmoins de tous les droits politiques, ceux du citoyen. Dans l’esprit de ses promoteurs, la citoyenneté dans le statut n’est qu’un palier, un étape, une transition ; on escompte bien qu’une fois citoyens, les Musulmans, en voie d’assimilation, renonceront peu à peu à leur statut, qui tombera en désuétude.

41Mais il est trop tard. Et d’ailleurs, il a toujours été trop tard. La France n’a jamais été une véritable puissance coloniale, comme l’Espagne ou l’Angleterre. Il lui manque la détermination absolue de tout dominer, de subvertir la société indigène. Ce manque de détermination, du XVI^e au XVIII^e siècle, du temps où elle avait toutes les cartes en main, lui a fait perdre son empire américain. En Algérie, dès l’époque de Napoléon III, les carences de la politique coloniale préludent à un inévitable échec.

42L’Algérie, en effet, n’est pas une colonie de peuplement. En 1914, le pays compte cinq indigènes pour un seul européen : à peine plus de 500 000 européens résident dans le pays près d’un siècle après le débarquement d’Alger ! Pareille colonie, conquise et occupée par les anglais, située à proximité de l’Europe, eût été à coup sûr envahie, dans un même laps de temps par cinq ou dix millions de colons blancs. La France n’a pas voulu de ce peuplement, moins pour des raisons démographiques que par principe. On ne veut pas submerger, noyer, anéantir la société indigène. Napoléon III l’a déclaré : je suis aussi bien l’Empereur des Arabes que celui des français. Dans le même temps, la population musulmane explose : elle quintuple de 1830 à 1954, passant de deux millions de personnes en 1830 à près de dix millions au début de la guerre d’indépendance.

43En définitive, la France, depuis le Moyen Âge, a consacré toutes ses forces à construire un État, une administration, à bâtir l’Hexagone. Pour le reste, elle entend, au XIX^e et au XX^e siècle, délivrer le message universel des droits de l’homme. La déclaration de 1789, elle la prend au sérieux, et se doit donc d’être exemplaire. La proclamation de sa mission civilisatrice implique des devoirs auxquels elle ne souhaite pas se soustraire, d’éducation, de promotion morale et sociale, d’émancipation politique. Elle colonise, mais ; dans la durée, tenue et paralysée par ses engagements, elle refusera de s’en donner les moyens, de brader ses convictions fondamentales pour quelques arpents de sable. Et quand nous écrivons « la France », c’est constater que ce vocable recouvre un vrai peuple, une opinion publique pour partie indifférente, mais aussi sourdement hostile à la domination coloniale que de nombreux journaux présentent comme une suite d’extractions, de massacres, de pillages. Les colons sont impopulaires en métropole : ce sont des « gros » qui suscitent la jalousie des « petits » français, et qu’on a vite fait de travestir en d’odieux oppresseurs. Illustration au plus fort de la guerre d’Algérie : l’opinion française, en dehors d’un milieu isolé et stigmatisé par son appartenance, réelle ou supposée, à « l’extrême droite », est très motivée contre le système colonial, et l’image qu’on diffuse de ses bénéficiaires. Les « pieds-noirs », qui étaient loin d’être tous riches, et dont beaucoup ont tout perdu, ne sentiront guère, à leur retour, les sympathies se manifester. Lorsqu’il répondait, en 1885, au discours de Jules Ferry par une critique impitoyable de la colonisation, Clemenceau ne faisait sans doute qu’exprimer l’opinion véritable, l’avis permanent de la population française.