Posez la dignité de la personne, c’est à dire de la volonté et de la raison humaines, et immédiatement la liberté, puissance indispensable à leur développement, devient sacrée en chacun de nous… C’est le premier devoir de l’État, – le premier Droit de l’Homme1.

1Entérinée par le décret du 27 avril 1848, l’abolition française de l’esclavage ne s’est pas réalisée hic et nunc dans les colonies. C’est le 20 décembre 1848 – ce colloque célébrant ainsi son anniversaire – que celle-ci fut promulguée à La Réunion par un émissaire de la récente République française, Sarda Garriga, le temps d’organiser la période post-esclavage2. Cette promulgation a porté de jure abrogation des textes coloniaux de l’esclavage.

2Très inspiré du texte de 1685 applicable aux Antilles, le Code noir avait été promulgué dans les Mascareignes par les lettres patentes en forme d’édit de Louis XV de décembre 1723 « concernant les esclaves nègres des isles de France et de Bourbon »3. Traitant des rapports entre le maître et l’esclave dans les colonies, l’ambivalence du texte doit être souligné d’emblée. L’esclave est doté d’un statut juridique, il est considéré comme un objet de droit4. Cependant, l’esclave est considéré comme une chose responsable, non civilement mais pénalement5. Ce qui amène à considérer que l’esclave est un être hybride, ni tout à fait une chose, ni tout à fait une personne, puisqu’il se voit doter par le Code noir de certains attributs de la personnalité. Si l’esprit du Code noir est la négation de l’esclave en tant que sujet, la lettre de ce code investit celui-ci de ce que l’on pourrait appeler des « prérogatives » : le repos les dimanches et jours fériés, l’interdiction d’être saisi et vendu séparément de sa femme et de ses enfants impubères, l’interdiction faite au maître de marier l’esclave contre son gré, le bénéfice d’un entretien du maître en cas d’infirmité6. Néanmoins, ces prérogatives n’emportent pas une « subjectivisation » de l’être asservi.

3Seules deux dispositions du Code noir, faisant figure d’exceptions, font apparaître l’esclave comme un sujet de droit. La première, l’article 25, lui octroie un droit à un procès pénal identique à celui des personnes libres7. La seconde, moins évidente, ne fait que suggérer la subjectivité de l’esclave en instituant une « sorte de droit au recours » de l’esclave contre son maître, objet de la présente étude dont l’intitulé peut paraître sinon osé du moins provocateur. C’est l’article 19 des lettres patentes de 1723 qui prévoit ce droit, en des termes presque identiques à ceux du Code noir de 16858. Qu’énonce réellement cet article ? Et surtout, quelle est l’application qui en a résulté ? On peut d’ores et déjà dire qu’il a bénéficié, dans le système d’asservissement des Noirs mis en place, de peu d’effectivité.

4Il convient de présenter, dans un premier temps, la disposition en cause (I), avant de nous poser, dans un second temps, la question de son effectivité (II).

I. L’article 19 du Code noir, une disposition conférant une personnalité à l’esclave

5L’article 19 prévoit que : « Les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus par leurs maîtres, pourront “en donner avis au procureur général” desdits conseils, procureur pour nous, et “mettre leurs mémoires entre ses mains”, sur lesquels, et même d’office si les avis lui viennent d’ailleurs, les maîtres seront poursuivis à sa requête et sans frais : “ce que nous voulons être observé” pour les crimes et pour les traitements barbares et inhumains des maîtres envers leurs esclaves ».

6L’article énonce, d’une part, un droit de plainte de l’esclave (A), et d’autre part, les modalités de l’action du procureur général (B), en cas de crimes ou traitements barbares et inhumains commis par le maître sur son esclave.

A. Le droit de plainte de l’esclave

7Deux possibilités d’interventions (que l’on préfèrera au terme actions) auprès du Procureur général sont offertes à l’esclave : soit en cas de défaut de nourriture et d’entretien, soit en cas de crimes ou traitements barbares et inhumains du maître. Les deux interventions se faisaient dans les mêmes formes, selon la règle du parallélisme des formes, comme il ressort des termes de l’article. En témoignent les dossiers de procédure judiciaire sur les deux types de plainte. Mais les présents développements concerneront principalement le second type.

8Il ne ressort pas des termes employés (« mettre leurs mémoires entre ses mains ») que l’esclave soit doté d’un droit d’ester en justice contre son maître. L’esclave dispose en effet d’un simple droit d’alerte ou de saisine du Procureur. Il ne peut être que l’instigateur de l’action en justice contre son maître. L’ordonnance locale de septembre 17679 concernant la police des Noirs, prise pour promulguer à nouveau les dispositions de 1723 enrichies des arrêts de règlement du Conseil supérieur de l’île rendus depuis, est venue apporter une précision au texte en substituant le terme « plaintes » au terme « mémoires ».

9On retrouve dans plusieurs dossiers de procédure l’expression « droit de plainte de l’esclave », retenue par les différents procureurs qui se sont succédés. Par exemple, dans l’affaire Ministère public contre Madame Henri Riquebourg10, dans laquelle il était reproché à Madame Riquebourg d’avoir infligé une punition à son esclave Jean-Baptiste pour avoir porté plainte contre elle, le Procureur général précise qu’il y a là « une violation manifeste d’un droit incontestable et sacré sans lequel la loi serait inerte et désarmée » et poursuit en affirmant la nécessité de juger avec sévérité les manquements de ce type « pour affranchir le droit de plainte de tous les obstacles qu’il rencontre ». En l’espèce, la propriétaire de l’esclave avait reconnu dans ses déclarations avoir infligé la punition du bloc à son esclave pour avoir porté plainte. Dans une autre affaire11, dans laquelle l’esclave reprochait à son maître de lui avoir donné quinze coups de fouet, le Procureur général du roi Charles Ogé Barbaroux prend soin, dans une lettre du 10 août 1846 annexée au dossier, de motiver sa décision, tant à l’égard du maître qui ne doit pas punir l’esclave qui n’a fait qu’user de son « droit de porter plainte contre lui »12, même à tort puisque la sanction n’enfreignait pas ici la limite prévue par les textes, qu’à l’égard de l’esclave, en rappelant les dispositions légales sur le droit de correction du maître.

10Il importe de préciser que ce droit de plainte de l’esclave pour crimes ou traitements barbares et inhumains ne peut être exercé que contre son maître (ou son commandeur), et non contre un autre individu s’étant rendu coupable de tels faits. En effet, dans une telle situation, l’esclave conserve sa qualité de bien. Frapper l’esclave d’un autre constitue une atteinte aux biens de son maître, susceptible d’entraîner une condamnation selon l’article 24 du Code noir de 1723. Le Conseil supérieur de Bourbon en a jugé ainsi dans un arrêt du 6 octobre 1775 en condamnant le sieur Gédéon Robert à une peine de bannissement à perpétuité pour « avoir frappé dangereusement à la tête Jacques, l’esclave du sieur Turpin »13. Les esclaves ne pouvant agir au pénal contre autrui, il appartient donc à leur maître « de poursuivre en matière criminelle la réparation des outrages et excès qui auront été commis contre (eux) »14.

11S’agissant enfin du champ d’application ratione temporis de la disposition, l’article 19 du Code noir de 1723 est l’un des seuls articles à être resté applicable jusqu’à la promulgation du « Nouveau code noir »15, en vigueur de 1840 à 1848. En effet, l’article 5 du Code pénal colonial promulgué à Bourbon par l’ordonnance royale du 30 décembre 1827, contient une disposition excluant, par exception, l’application dudit code pour ce qui concerne les crimes, délits et contraventions commis par des personnes libres envers les esclaves16, et qui maintient l’article 19 en vigueur jusqu’en 1840. Un arrêt de la Cour royale de l’île Bourbon du 25 février 1837 se fonde expressément sur lui dans une affaire17.

12L’article 19 ne se borne pas à énoncer un droit de plainte de l’esclave. Il prévoit également les modalités d’action du Ministère public.

B. Les modalités d’action du Procureur général

13Selon l’article 19, le Procureur général du Roi est chargé de poursuivre, sur la base de plaintes des esclaves, voire d’office si les avis lui viennent d’autres personnes ou esclaves, les maîtres coupables de crimes ou traitements barbares et inhumains, et ce sans frais. Si le Code noir consacre la domination du maître sur l’esclave, cette dominica potestas n’est donc que relative.

14L’article 19 doit être lu en liaison avec les articles 37 et 38 des lettres patentes de 1723 qui limitent le droit de correction du maître et qui enjoint aux officiers de justice de procéder criminellement contre les maîtres coupables de tels crimes ou mauvais traitements. Cependant, cette injonction royale, par ailleurs non assortie de sanction, n’était pas de nature à garantir à l’esclave la punition que le maître aurait mérité pour ses actions.

15Qu’il y ait action ou inertie du Procureur, le procès oppose bien le Ministère public, donc l’État, à un propriétaire d’esclave. Par ailleurs, le Code noir dénie la qualité de partie ou témoin à l’esclave dans un litige, sauf exception, mais il exclut totalement la possibilité pour ce dernier d’être témoin pour ou contre leur maître18.

16L’action du Procureur ne se limitait pas à la personne du maître. Sur ce point, la lettre de l’article 38 du Code de 1723 diffère de celle de l’article 43 du Code noir de 1685. Il apparaît même comme réducteur puisque ledit article 43 prévoit, en sus de l’action contre les maîtres, la possibilité de poursuivre criminellement « les commandeurs ». Cependant, l’injonction de poursuivre faite « aux officiers » n’était prévue par le Code de 1685 qu’en cas de crime commis contre l’esclave placé sous la puissance du maître ou de son commandeur, et non pour l’infraction de traitements barbares et inhumains, ce qui souligne encore l’intérêt des articles 19 et 38 des lettres patentes de 1723. De plus, la pratique judiciaire de l’île Bourbon démontre que les régisseurs ou commandeurs des maîtres étaient poursuivis par le Ministère public, nonobstant la faiblesse textuelle de l’article 3819.

17La décision de poursuivre ou non le maître relève du pouvoir discrétionnaire du Procureur général. L’exercice de ce pouvoir conditionne par là même l’application de l’article 19 du Code noir offrant à l’esclave une protection contre les agissements du maître empreints de barbarie ou d’inhumanité. Dès lors, cette disposition a-t-elle réellement été appliquée, quand l’on sait que le droit de l’esclavage a été instauré afin de réglementer la police des Noirs et d’asservir ces derniers ? C’est là aborder la question de l’effectivité de la disposition20, qu’il est permis de considérer comme moindre.

II. L’article 19 du Code noir, une disposition peu effective

18Très peu appliqué au départ (A), l’article 19 du Code noir va être largement appliqué dans les ultimes années de l’esclavage colonial, sous l’ère du « droit moderne de l’esclavage » (B).

A. Un texte peu appliqué à l’origine

19Depuis son édiction en 1723, et jusqu’à la Monarchie de juillet, l’article 19 a trouvé peu d’application. Quelques affaires méritent tout de même d’être citées, telles que l’affaire du Sieur Damase Hoareau de 1809, l’affaire François Pasquet de 1815 et l’affaire Dessablons de 1828. Prenons l’exemple de l’affaire Damase Hoareau21, affaire dite de barbarie sur un jeune esclave, dans laquelle le prévenu était accusé d’avoir fait mourir par excès de mauvais traitements l’un de ses esclaves marron nommé Saulange, âgé de 7-8 ans. Une fois le jeune esclave marron repris, son maître lui avait en effet administré immédiatement trente coups de « chabouque »22, ainsi que vingt autres coups à son domicile de Saint-Paul, entraînant ainsi sa mort. Par jugement du 4 juillet 1809, le Tribunal de première instance de l’île Bonaparte décida de libérer le sieur Hoareau, contrairement aux conclusions du Procureur, en lui interdisant toutefois l’achat de nouveaux noirs. Un appel fut interjeté par le Procureur devant la Cour d’appel et de justice criminelle de l’île, dont la décision est absente du dossier. Néanmoins, dans ses conclusions datant du 10 août 1809, le Procureur énonce, dans des termes évocateurs, que les actes commis « sur la personne du nommé Saulange, son esclave », relevaient d’un homicide et qu’une punition relevant de cette qualification devait être prononcée.

20Les faits de barbarie ne sont pas rares. En témoigne une lettre du sous-préfet colonial du 17 mars 1809 par laquelle, en tant qu’autorité chargée par la loi du 19 pluviose an II de la surveillance du régime des Noirs, il avertit le Procureur « des barbaries exercées par certains habitants envers leurs esclaves »23. Cependant, le faible nombre de poursuites pour cette période démontre que l’article 19 est quasiment resté lettre morte.

21Toutefois, la disposition a connu un second souffle sous l’ère du droit moderne de l’esclavage.

B. Une effectivité retrouvée sous l’ère du droit moderne de l’esclavage

22Le doyen Jean Carbonnier avait appelé « droit moderne de l’esclavage »24 les lois et ordonnances plus douces qui vont se multiplier à partir de 1830, dont les dernières vont former le « Nouveau code noir » ayant pour objet de faciliter à l’esclave le passage à l’état d’homme libre, et complétée par une jurisprudence de la Cour de cassation très en faveur de l’esclave et de sa personnalité25.

23Dans ce droit de l’esclavage moribond, trois textes revêtent une importance pour notre thème : l’ordonnance du 4 juin 1833 qui abolit dans les colonies françaises les peines de la marque et de la mutilation, l’ordonnance du 16 septembre 1841 relative à la discipline des esclaves dans les colonies françaises et l’ordonnance du 4 juin 1846 concernant le régime disciplinaire des esclaves. Dans ce nouveau contexte juridique, les poursuites judiciaires contre les maîtres vont se multiplier26, mais ne vont pas pour autant entraîner de condamnations. Celles-ci resteront rares. L’exposé général des résultats du patronage des esclaves dans les colonies françaises27 fournit en effet un grand nombre d’exemples de relaxe du maître suite aux procès intentés contre ces derniers, coupables de faits pourtant non contestés : « blessures très-larges… faites à deux négresses » (arrêts correctionnels du 23 juin 1842 et du 1^er décembre 1842), avoir cassé le bras d’une esclave et « fustigation outrée et blessures ayant occasionné une incapacité de travail de plus de 20 jours » à un autre esclave (arrêts de la Cour d’assises de Saint-Denis du 9 janvier et du 8 avril 1843, rendus à l’égard du même maître, B.), avoir « cruellement blessé en le fustigeant » un esclave âgé de 9 ans (arrêt correctionnel du 27 avril 1843).

24Certaines poursuites ont tout de même abouti à des condamnations, mais il importe de relever la faiblesse des peines prononcées contre les maîtres coupables de mauvais traitements sur leurs esclaves : le simple avertissement28, l’avertissement assorti d’une « injonction de s’abstenir de toutes voies de fait à l’avenir »29, les peines d’amende30, la condamnation à être dépossédé de son esclave au profit d’un autre maître31, l’interdiction d’achat de nouveaux Noirs32. Les mêmes peines étaient prononcées aux Antilles, notamment l’amende et l’interdiction d’acheter de nouveaux esclaves33. Dans une affaire de l’île Bourbon, Ministère public contre le régisseur Henri Morette34, la sentence est une condamnation à un an d’emprisonnement et aux dépens, ce qui peut apparaître comme sévère si on la compare aux autres sentences référencées. Mais elle s’explique, d’une part, par la gravité des faits reprochés, la mort de trois esclaves suite aux coups délivrés et les traitements barbares et inhumains sur des esclaves soumis à son autorité, et d’autre part, par le nombre d’affaires répétitives contre ce régisseur responsable de crimes et mauvais traitements. En l’espèce, la qualification d’homicide par imprudence sollicitée par le Ministère public n’a pas été retenue au profit de celle de mauvais traitements sans préméditation.

25Peu disposées à prononcer de lourdes peines, les autorités judiciaires, le Procureur général la plupart du temps ou les juridictions lorsque l’affaire était mise en jugement35, reconnaissaient volontiers des excuses au maître, exonératoires de leur responsabilité, alors même que les faits étaient avérés. L’affaire Dame veuve Blanchin corrobore cette hypothèse, la maîtresse ayant été excusée en raison de son âge (86 ans) et de son « ignorance de la loi »36. Dans une autre affaire37, le Procureur reconnaissant que la plainte n’était que partiellement fondée, n’a pas engagé de poursuites contre le maître.

26Quant à l’esclave auteur de dénonciations fausses et calomnieuses, il s’exposait, en cas de non-lieu prononcé à l’égard du maître, à des sanctions prononcées par le Procureur lui-même : la peine du bloc pendant trois jours38, la peine de dix jours d’emprisonnement39, la peine d’un mois à l’atelier de discipline40.

Conclusion

27La lettre de l’article 19 du Code noir de 1723 énonce un droit de plainte de l’esclave, attribut subjectif qui ne va cependant pas jusqu’à la consécration d’un droit d’ester en justice, voire d’une véritable personnalité juridique. L’esclave est le déclencheur de la procédure par ses déclarations, équivalentes à un dépôt de plainte. Mais le pouvoir discrétionnaire de l’autorité de poursuite est tel que, dans un contexte juridique propice au maître et non à l’esclave, la procédure judiciaire n’a été que rarement engagée, en dépit des plaintes des esclaves. L’ultime constat est donc celui de l’impuissance du non-sujet de droit à exercer une prérogative que lui reconnaît pourtant le texte qui le régit. La célèbre citation d’Alexis de Tocqueville reconquiert alors tout sons sens : « L’esclave est un serviteur qui ne discute point et se soumet à tout sans murmure. Quelquefois il assassine son maître, mais il ne lui résiste jamais »41.