Les Juges et l’Assassin (de l’École) : les méfaits illusoires du progressisme
p. 143-150
Texte intégral
1Dans le droit fil des ouvrages qui, chaque rentrée scolaire et littéraire, déplorent avec une belle régularité le déclin continu du système éducatif, un récent pamphlet s’est donné pour mission de dénoncer les assassins de l’école au nombre desquels se trouve Alain Viala. Le procédé, qui n’est pas nouveau, ne doit pas dissimuler au fil des ans les subtiles évolutions de cette tradition littéraire. Évolution tout d’abord du profil des contempteurs du progressisme éducatif qui semble s’adapter à certaines mutations sociologiques à moins que ce ne soit à certaines normes audiovisuelles (féminisation, rajeunissement, « charme »…). Évolution aussi des lieux d’où sont tenus ces discours : on lit désormais sur le site de Télérama ou sous la plume de journalistes de l’Obs des idées que l’on aurait naguère pensé trouver plutôt dans les pages du Figaro.
2École qu’Alain Viala a donc assassinée, en réunion et avec préméditation, ce qui rend le forfait d’autant plus difficile à absoudre. Pour autant il sera difficile de faire avouer ses complices, ceux du moins que je fréquente quelque peu comme les membres de l’AFEF (Association française des enseignants de Français), d’autant que ceux-ci n’ont pas vraiment la même interprétation de l’évolution de ces trente dernières années et pourraient s’étonner du pouvoir qu’on leur prête. Cette contribution très subjective et marquée par les limites de l’expérience personnelle va chercher à donner quelques éléments de cette histoire récente du déclin, paraît-il programmé, de notre langue, de notre littérature et, qui sait, de notre patrie.
Victoire ou récupération ?
3L’élargissement des corpus, et en ce qui nous intéresse plus particulièrement ici la littérature pour la jeunesse, a été un des thèmes majeurs de l’AFEF et, de prime abord, l’évolution des programmes semble prouver la victoire de cette association et plus largement des « assassins de l’école ». Dans les faits, la défaite des valeurs progressistes n’a peut-être jamais été aussi consacrée que par leur apparente victoire. Certaines de leurs revendications ont ainsi pu aboutir avec des objectifs et au nom de principes très différents de ceux qui les sous-tendaient à l’origine.
4En s’institutionnalisant, la critique de littérature pour la jeunesse, loin de consacrer le triomphe des théories progressistes de la littérature, s’est rapprochée des lectures les plus académiques. Si les critiques des années 1970 défendaient la littérature pour la jeunesse en contestant pour beaucoup les normes littéraires dominantes, leurs successeurs vont valoriser ce corpus en montrant sa totale conformité avec ces normes désormais légitimes à leurs yeux. L’histoire littéraire nationale redevient un canon académique d’excellence : les institutions scientifiques (ANR, CNRS...), lorsqu’elles subventionnent des projets de recherche ou publient des ouvrages consacrés à ce corpus, valorisent très largement l’aspect patrimonial de la recherche.
5Autre rupture avec la critique progressiste, attachée aux valeurs des textes proposées à la jeunesse, la montée en force d’une critique (plus particulièrement sur l’album) multipliant les grilles de lecture sophistiquées, inspirées des arts établis (peinture, cinéma…) mais évitant, avec un soin notable, toute interrogation sur les valeurs des œuvres étudiées. Ce qui recoupe l’observation d’Antoine Compagnon pour qui la théorie littéraire ne s’est maintenue dans l’enseignement secondaire qu’au prix d’une perte de sens et d’une rigidification, délaissant la question sociale au profit des seules préoccupations techniques1.
6Surtout, la fonction sociale prêtée à la littérature pour la jeunesse a pu connaître de profondes évolutions. Sur les trente dernières années, les discours fondant l’introduction de ce corpus à l’école vont, pour une large part, perdre de leur radicalité et se détacher progressivement d’un paradigme critique initial pour lequel l’introduction d’œuvres choisies avant tout pour leur proximité avec le jeune lecteur, étudiées par le biais des thèmes et valeurs du texte, doit, mis en œuvre par une pédagogie active, contribuer à lutter contre la reproduction sociale. Cette évolution se fera principalement au profit d’un nouveau paradigme pour lequel la reconnaissance d’une littérature de qualité mais longtemps méconnue, étudiée par le biais des œuvres et des auteurs, doit, par le plaisir qu’elle procure chez l’élève, lutter contre l’échec scolaire.
7L’opposition entre les deux perspectives s’inscrit plus largement dans une évolution de la manière dominante de penser les inégalités sociales où l’on peut dire (pour reprendre le titre des ouvrages de François Dubet ou Walter Benn Michaels2) que la question des chances ou de la diversité tend à se substituer à celle des places ou de l’égalité. Il ne s’agit plus de lutter contre les inégalités scolaires mais contre l’échec du même nom. La question n’est plus celle de la reproduction sociale légitimée par des hiérarchies culturelles mais celle des inégalités culturelles qui remettent en cause l’égalité des chances, nom courtois de la juste compétition entre les individus.
8De même, il ne s’agit plus aujourd’hui de changer la société en en reconnaissant les tensions internes pour mieux les réduire, mais de la conforter en l’unifiant, rôle unificateur de la lecture qu’évoque Daniel Pennac lorsqu’il parle de « donner l’appétit des livres aux p’tits loups et aux p’tits guépards pour leur ôter le goût de se manger entre eux »3. Dans cette perspective de « réconciliation sociale », de « vivre ensemble » plutôt que de dénonciation des inégalités, la résolution de la crise se fait par la mobilisation de dispositions individuelles basées sur le plaisir spontané éprouvé envers les œuvres de qualité – ce qui marque à la fois une rupture nette avec les théories sociales du goût et un retour aux approches charismatiques et humanistes de la Littérature transposées dans un autre corpus.
Une exacerbation des enjeux de pouvoir et conflits d’intérêt
9Loin de profiter à tous, l’institutionnalisation de la littérature pour la jeunesse va accroître et structurer des tensions anciennes entre les acteurs. Très tôt se sont opposés un mouvement centrifuge et un mouvement centripète. Le premier va favoriser la création de pôles régionaux, souvent dotés d’une revue de référence ou d’un prix et caractérisés généralement par un particularisme thématique plus ou moins marqué : l’approche sociale à Bordeaux autour du CRALEJ et de Nous Voulons Lire !, la recherche historique à Arras autour de l’Université d’Artois et des Cahiers Robinson… À Charleville-Mézières, le CIELJ mettra l’accent sur les technologies de l’information et de la communication, permettant la réalisation et la diffusion d’un important travail documentaire (revue en ligne, dépouillement des périodiques spécialisés…). D’un autre côté sont apparus à Paris des projets plus centralisateurs comme celui du Centre national de recherches et d’études, construit autour de la Joie par les Livres et du Centre de promotion du livre de jeunesse (organisateur du Salon de Montreuil), palliant les carences supposées des universités publiques et chargé de sélectionner la partie la plus significative de la production internationale.
10La question de la survie de ces structures se posera dans la décennie suivante dans un contexte général de désengagement progressif de l’État (qui limite ou concentre ses moyens sur un nombre réduit de pôles), censé devoir être pallié par les acteurs économiques et les collectivités territoriales. Cette évolution a contribué au renforcement du pôle parisien initié par la création des Pôles Nationaux de Ressources Littérature (PNRL) et progressivement construit autour de la Joie par les livres devenue partie intégrante de la Bibliothèque nationale de France. Ce pôle regroupe d’autres organismes représentant d’autres acteurs de la littérature pour la jeunesse comme l’Éducation Nationale (CRDP Créteil), les médiathèques (Livres au trésor) ou les éditeurs (Centre de promotion du livre de jeunesse) et des associations spécialisées (Lecture jeune, Institut International Charles Perrault…). Comme, en parallèle, les acteurs régionaux vont connaître une crise réelle qui va conduire à une réduction de leurs activités, à leur délocalisation à l’étranger voire à leur disparition, on assiste à une concentration des pouvoirs politiques, économiques et intellectuels qui va multiplier les conflits d’intérêt potentiels.
11Le désengagement de l’État conduit les acteurs à devoir recourir à des collectivités locales inégalement riches, mais aussi à des éditeurs confrontés à une logique de surproduction, donc de plus en plus soucieux d’assurer la plus grande visibilité à leurs ouvrages. Faute de données concrètes, on ne peut savoir si les pressions des éditeurs sur les revues critiques se sont accrues ces dernières années. Du moins, les conditions sont réunies des deux côtés pour favoriser sinon les pressions du moins la multiplication des conflits d’intérêts potentiels. Sur ce point, les liens tendent à devenir plus en plus visibles. Preuve en est, par moments, la présence de membres de maisons d’édition dans le comité de rédaction des revues (Gallimard / La Revue des livres pour enfants) qui, pour certaines, figurent d’ailleurs au catalogue commercial de ces éditeurs, ou la nomination à la direction d’autres revues de salariés ou ex-salariés de groupes éditoriaux (Bayard Presse / Lecture Jeune). De même, les éditeurs de textes critiques sur la littérature pour la jeunesse sont aussi de plus en plus souvent ceux des œuvres critiquées. Gallimard Jeunesse a publié les actes du colloque de Cerisy et deux des derniers ouvrages sur l’album ainsi que la dernière revue créée sur ce sujet sont publiés par des éditeurs d’albums. Certains fascicules destinés aux parents sont aussi coédités par les services publics (Scéren) et éditeurs privés (Bayard Presse).
Des logiques de « classes » sous-estimées
12Dans un entretien qu’il m’avait récemment accordé pour le Français aujourd’hui4, Alain Viala traitait de ce qui restait à faire pour que l’enseignement de la littérature et de la langue puisse contribuer à la lutte contre les inégalités. Il relativisait avec pertinence la question des programmes, rappelant que ceux-ci n’existaient que dans la manière dont ils étaient mis en œuvre par les enseignants, et rappelait l’abandon de politiques d’aide individualisée destinées à soutenir les élèves les plus en difficulté au profit d’une politique offerte à tous au nom de l’égalité des droits et non plus d’une démarche volontariste de réduction des inégalités. Ces questions me semblent personnellement pointer, par-delà la question disciplinaire ou celle des politiques publiques, une troisième variable qui met à mal la vision décliniste de l’école, celle du recrutement social des acteurs ou, pour utiliser une expression plus connotée, celle de la « lutte des classes ».
13La question est rendue difficile à traiter par le manque de données objectivables (sur l’origine ou le parcours des individus) propice aux interprétations hasardeuses ou aux instrumentalisations cyniques mais, s’il me fallait faire quelques remarques fondées moins sur une objectivation scientifique que sur ce l’on pourrait qualifier d’observation participante, je dirais tout d’abord que, contrairement au sens commun, ces évolutions ne peuvent être réduites aux seules révisions de la gauche dite « de gouvernement », ni à une somme de reniements individuels. À l’image de l’évolution des pratiques culturelles des Français, il s’est plus agi d’un renouvellement des générations et, au sein même des associations ou partis politiques, de l’émergence ou plus précisément de l’arrivée au pouvoir de nouveaux acteurs, assurément plus diplômés, probablement mieux nés, moins marqués que leurs prédécesseurs par le poids de l’Histoire, de la Résistance, de la Déportation. De plus, la multiplication des enjeux autour de la littérature pour la jeunesse (enjeux financiers, mais aussi postes à l’université) a assurément attiré des acteurs très éloignés des motivations militantes de la génération intellectuelle précédente.
14La seconde remarque que je ferai est que la littérature pour la jeunesse est, par sa réception plus que par sa production, un révélateur de l’évolution des valeurs d’une partie des populations diplômées de ces vingt dernières années. Peu de personnes ont été choquées par la vision du monde véhiculée par les Harry Potter et de son ordre scolaire et social fondé sur la seule inégalité des dons à la naissance. En 2002, la parution d’Il faut sauver Saïd5 (comme il fallait sauver le soldat Ryan – suivez mon regard) conclut à l’inéducabilité des jeunesses issues de l’immigration sans susciter plus de critiques que cela. De même on peut observer chez certains auteurs à succès (comme Marie-Aude Murail) une vision des milieux populaires, d’autres diraient un racisme de classe, qui ne manque pas de surprendre.
15Je citerai aussi deux anecdotes. Étant allé voir, dans des salles d’Art et essais, deux films sur la question éducative, je fus extrêmement surpris par l’enthousiasme avec lequel le public de La Journée de la jupe saluait les martiaux agissements de l’héroïne (enthousiasme dont je n’avais pas été témoin depuis la projection de Rambo II, avec un tout autre public il est vrai) comme je l’avais été de voir, lors de la projection d’Être ou avoir, la salle éclater de rire à la vue, sur l’écran, de la famille rurale d’un élève. Sans doute tout cela ne prouve rien, mais du moins il faut s’interroger à la fois sur les valeurs réelles d’une partie des classes urbaines, diplômées, progressistes (comme a pu le faire Emmanuel Todd6 avec son étude polémique sur Charlie) et sur leur influence sur la mise en œuvre ou la non-mise en œuvre des mesures conspuées par les défenseurs auto-proclamés de l’école.
On en est là…
16Les discours déclinistes, dont ceux qui établissent une liste de proscription des assassins de l’école, s’appuient certes sur des valeurs discutables, plus précisément que l’on peut discuter. Surtout ils se fondent sur une lecture superficielle - sinon délibérément biaisée - des faits. Car il y a ce que l’on voit, ce que l’on lit, non pas les seuls programmes, mais leur interprétation, leur déclinaison, qui témoigne d’un retour aux valeurs traditionnelles au prix, pour reprendre l’expression de Philippe Coulangeon, d’une métamorphose de la distinction7. Il y a ce dont on ne parle pas, mais que l’on peut mesurer et qui pèse sur les conditions de la production des idées : le désengagement de l’État, l’accroissement des inégalités territoriales… Il y a aussi, il y a surtout, la question, encore polémique, des valeurs des individus et groupes diplômés comme de leur influence sur leur mise en œuvre des programmes pour les uns, sur leur appropriation de l’école pour les autres.
17Au moment où j’écris ces lignes, au lendemain de l’élection présidentielle de 2017, les derniers résultats (votes, abstentions, non-inscription sur les listes électorales…) semblent confirmer de récentes études sur les fractures françaises, leur accroissement et le rôle qu’y jouent les inégalités éducatives. Car la question première n’est pas celle des valeurs, mais celle des individus et des inégalités, discriminations et dominations dont ils sont pour beaucoup victimes. La question est aussi celle de savoir comment chacun, individuellement et collectivement, peut peser et en quel sens il souhaite le faire sur le moyen ou long terme, mais aussi au quotidien. Et je crois que le premier mérite d’Alain Viala aura été d’être de la minorité qui aura, à contrecourant, œuvré dans le bon sens.
18Merci.
Notes de bas de page
1 Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998.
2 François Dubet, Les Places et les chances : repenser la justice sociale, Paris, Seuil, 2010 ; Walter Benn Michaels, La Diversité contre l’égalité [2006], Paris, Liber-Raisons d’agir, 2009.
3 Daniel Pennac, « Préface », dans Denis Cheyssoux et Pierre Wolf, L’as-tu lu mon p’tit loup ?, Paris, Seuil jeunesse et France Inter, 1995.
4 « Corpus, savoirs et choix de textes : à quand les fondamentaux réels ? », Le Français aujourd’hui, 2014-2, n° 185, Penser et combattre les inégalités (2), p. 89-94.
5 Brigitte Smadja, Il faut sauver Saïd, Paris, L’École des Loisirs, 2004.
6 Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse, Paris, Seuil, 2015.
7 Philippe Coulangeon, Les Métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd’hui, Paris, Grasset, « Mondes vécus », 2011.
Auteur
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Pierre Bruno
Université de Bourgogne – IUT de Dijon
CIMEOS - Sciences de l’Information et de la Communication
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