Chapitre 2. Une identification qui se précise
p. 43-62
Texte intégral
1Le problème de l’identité des entraîneurs est évidemment subordonné à leur existence. Tant qu’ils n’officient pas au sein des clubs dans le cadre d’un emploi à plein temps, ils ne peuvent être repérés en tant qu’entraîneurs professionnels. Leur émergence participe d’une convergence d’éléments favorables, dont les débats qui concernent le professionnalisme ne sont pas les moindres. En mettant en avant le retard sportif français par rapport aux autres nations, les journalistes ne s’arrêtent pas à ce simple constat, mais proposent des solutions. Ces dernières sont essentiellement de deux ordres, d’ailleurs souvent indissociables : d’une part améliorer l’entraînement, quand ce n’est pas tout simplement y recourir ; et d’autre part, promouvoir les embauches d’entraîneurs dans les clubs. Dès lors, plusieurs difficultés se présentent : tout d’abord, le faible réservoir disponible dans lequel recruter ces hommes ; ensuite, l’impératif d’assurer une formation pour élargir ce réservoir ; enfin, la question de l’étendue des compétences que doivent posséder ces nouveaux entraîneurs.
1. Le constat d’un retard par rapport aux autres nations
2Ce sont surtout les anciens joueurs, devenus dirigeants ou journalistes, qui se mobilisent pour la « santé » du football français, en raison du retard pris sur les autres nations européennes. Davantage encore que les matches amicaux internationaux livrés par les clubs, ce sont les résultats de la sélection nationale qui constituent un révélateur. Gabriel Hanot s’est employé à diffuser largement cette opinion. « Car en fin de compte, c’est d’après les matches des équipes nationales qu’on juge de la valeur du football d’un pays ».1 À travers ces propos sont perceptibles les idéaux d’une grande partie de la population française à la suite de la première guerre mondiale : la France doit être une grande puissance européenne et mondiale. Le rayonnement de son football doit participer également de son prestige. Tel est le point de vue de certains journalistes sportifs, mais les joueurs ne semblent pas en avoir conscience. Peut-on les astreindre à faire de leur pratique une affaire sérieuse, alors qu’ils l’ont toujours abordée comme un jeu ? Peut-on les contraindre à des efforts qu’ils ne souhaitent pas, alors qu’autour d’eux, le football français est géré avec un certain manque de rigueur et de cohérence (A. Wahl, 1989) ? La prise de conscience émane de dirigeants comme Georges Bayrou, le président du FC Sète, ou Henri Jooris, le président de Lille. Tous deux, à l’origine d’un semi-professionnalisme à peine déguisé dans leurs clubs, persuadent un bon nombre de leurs collègues de franchir le pas (A. Wahl, 1986). À force de prêcher, leurs antiennes vont peu à peu trouver des oreilles attentives.
Les championnats de football ne commencent en France qu’à la fin de septembre. Pourtant, l’entraînement a repris presque partout. Que nous réserve la saison qui s’ouvre si impétueusement ? Les clubs manifestent leur désir de travailler, de progresser ; ils s’entourent d’entraîneurs, de techniciens, amateurs ou professionnels […]. Il est bien regrettable que des équipes comme celles de Juvisy ne soient pas assez riches pour supporter la charge d’un entraîneur professionnel2.
3La presse s’émerveille donc du fait qu’un mois avant la reprise officielle, les équipes se soient mises au travail. Il faut cependant relativiser cette vision idyllique d’une responsabilisation accrue du football français. En effet, la saison d’été est propice à la pratique, les joueurs sevrés de ballon rond durant des semaines sont sans doute impatients d’en découdre à nouveau avec leurs futurs adversaires. D’autre part, le constat d’un clivage entre deux formes de football s’installe : celui des riches, capables de recruter un entraîneur, et celui des pauvres, qui se débrouillent avec les moyens du bord. Même si des progrès indéniables ont été constatés, les équipes qui sacrifient à l’obligation de l’entraînement sont-elles pour autant plus à même de se distinguer des autres au début des compétitions officielles ? En d’autres termes, les vertus de l’entraînement portent-elles rapidement leurs fruits ?
L’impression d’ensemble qui se dégage de cette première journée de championnat est que les équipes sont loin d’être en forme […]. L’Olympique de Marseille […] laissa l’impression d’être fatiguée. Ces joueurs qui ne s’entraînaient jamais, sinon à shooter devant des buts, sont peut-être éprouvés par le forcing auquel les soumet Peter Farmer3.
4Pour les joueurs, se débarrasser des anciennes habitudes est un exercice aussi délicat que de s’accoutumer à des doses de travail foncier qui leur étaient jusque-là inconnues. Les effets bénéfiques de l’entraînement ne se manifestent pas à un aussi court terme. Ces réflexions menées de toutes parts aboutissent à un constat lucide : le manque de vécu du football français. Certes au début des années 1930, l’entraînement rentre dans les mœurs, mais souvent de façon désordonnée. Les clubs se doutent de ce en quoi il doit consister, mais de là à pouvoir en définir précisément les contours, il y a une marge que peu sont capables de définir. Maurice Pefferkorn affirme : « C’est parce que l’entraînement est organisé en France de façon bien précaire ! Nous avons des gens de bonne volonté mais pas d’entraîneur véritable »4. La corrélation est effectuée : s’entraîner certes ; mais pas n’importe comment, au contraire. Un programme efficace et cohérent ne peut faire l’économie d’un spécialiste. Ce spécialiste, le football français ne le possède pas, du moins pas encore. Le manque de vécu du joueur français qui a constitué un frein à l’arrivée de l’entraîneur, va se perpétuer et prendre la forme d’un manque de vécu de l’entraîneur français, qui n’a reçu de formation ni en tant que joueur ni en tant qu’entraîneur. C’est l’une des causes du retard accumulé par le football français par rapport aux nations majeures du football mondial.
2. Le professionnalisme en tant qu’accélérateur d’un processus
2.1. Des débats à incidence différée
5Alors que depuis les années 1920 le professionnalisme a été adopté de façon officielle ou déguisée dans d’autres pays européens, le débat sur cette question s’amplifie progressivement en France. Les polémiques autour du choix entre l’amateurisme et le professionnalisme ne sont donc pas anodines en ce qui concerne l’entraînement. Dans le premier cas, l’entraînement n’est pas une finalité essentielle et s’il intervient comme une compensation à un travail intellectuel ou sédentaire par exemple, il peut être pratiqué avec entrain et plaisir, d’autant plus qu’il est effectué avec mesure. Dans le second cas, il devient, théoriquement tout au moins, une obsession quotidienne et son rôle est d’éprouver les limites de l’individu. De ce fait, il semble difficile d’associer sans réserve le professionnalisme à la notion de plaisir, comme a pu le montrer l’exemple de la course à pied (G. Bruant, 1992). L’adoption éventuelle du professionnalisme est forcément corrélée à une modification du regard porté sur l’entraînement par les joueurs. La perspective d’un progrès du football français grâce à l’amélioration de l’entraînement a constitué un des arguments de choix des défenseurs du professionnalisme. Ces derniers, au début des années 1920, ne peuvent qu’établir un constat désabusé :
L’équipe première est, elle, constituée de la façon suivante : 1° tous les as de la saison dernière qui sont restés fidèles au club et qui, pour cette seule raison, ont leur place réservée. 2° les joueurs qui ont été racolés dans un autre club ; car il est bien évident que si on les a sollicités, c’est parce qu’on avait besoin d’eux ; à moins que ce ne soit pour le plaisir pur et simple d’amputer un adversaire ; 3° les joueurs que l’on ne connaît pas autrement, mais qui, venant du Nord, de l’Ouest, de Normandie, d’Angleterre, de Belgique, de n’importe où, sont par définition remarquables. D’ailleurs, par le fait même qu’un tel joueur a librement préféré votre club à tout autre, il a droit à la reconnaissance et à la confiance5.
6Ainsi, de nombreux joueurs semblent finalement être tout naturellement dispensés d’entraînement en raison de leur statut particulier. Tout d’abord, c’est la fidélité au club, fût-elle intéressée, qui est récompensée. Ensuite, l’exemplarité étrangère (J. Saint-Martin, 2000), fût-elle simplement celle qui est étrangère au club, fait que l’on recherche à importer ce qui vient d’ailleurs. En somme, seuls les jeunes joueurs qui veulent percer et conquérir leur place dans l’effectif encombré de l’équipe fanion auraient des motivations pour se rendre à l’entraînement et y prouver leur valeur. En ce sens, le professionnalisme peut indéniablement contribuer à modifier certaines de ces habitudes. Les joueurs des clubs professionnels seraient astreints à un respect d’exigences fixé par les dirigeants, et tout simplement à une obligation de présence à chaque entraînement. En effet, un contrat de travail spécifique permettrait de fixer aux joueurs la « nature de la tâche » à accomplir et le « but recherché » (J. Le Goff, 2001).
7À la fin des années 1920, en dépit du statu quo apparent sur la question du professionnalisme et quelle que soit la solution vers laquelle s’oriente le football français, il ne peut plus faire l’économie des entraîneurs. Que l’on choisisse le professionnalisme et il est évident que l’entraînement devra être dirigé par un spécialiste compétent, afin de satisfaire un public qui ne pourra faire autrement que se montrer exigeant par rapport à des hommes qui ont fait du football leur profession. Que l’on en reste à l’amateurisme, le choix sera le même, car l’époque héroïque des pionniers est révolue : il faudra s’atteler à la formation des joueurs dans le but de faire progresser le football français dans son ensemble. La plupart des clubs, même les meilleurs, ont tardé à se rendre à cette évidence. La victoire en Coupe de France du Club Français6 en 1931 est analysée dans ces termes, après qu’à l’issue d’une élimination lors de la saison précédente en décembre 1929, quatre dirigeants se soient engagés à donner une nouvelle orientation à leur club :
[…] Leur décision était prise. Le club allait avoir un entraîneur. On allait engager Fischer qui avait fort bien réussi à Billancourt. L’entraînement des équipiers serait obligatoire chaque semaine. Et si certains footballeurs de renom ne voulaient pas s’y plier, des jeunes les remplaceraient7.
8Les représentations évoluent donc en faveur d’une reconnaissance des bienfaits de l’entraînement, mais surtout du caractère indispensable de l’entraîneur. Cependant, un entraînement hebdomadaire représente une charge de travail encore peu volumineuse, d’autant que certains clubs n’y sacrifient même pas. De ce fait, des lacunes techniques, parmi d’autres, subsistent dans le bagage des joueurs français.
2.2. L’exemple de la Coupe Sochaux
9Cette épreuve initiée par le FC Sochaux, qui rétribue officiellement ses joueurs depuis 1929 (P. Dietschy, A. Mourat, 2006), regroupe en 1931 huit des plus grands clubs français, qui se rencontrent lors des dates laissées vacantes par le calendrier officiel. Malgré les difficultés inhérentes à cette procédure, la Coupe Sochaux rencontre un réel succès et va être reconduite l’année suivante dans des proportions plus étendues, car ce sont vingt des clubs français les plus prestigieux qui y participent. De surcroît, pour avoir le droit de participer à cette deuxième édition, les clubs doivent s’engager à « adhérer au professionnalisme dès qu’il sera institué »8. Dès la saison 1929, l’entraîneur britannique Victor Gibson9 est engagé pour entraîner des joueurs qui par ailleurs bénéficient d’un emploi à l’usine Peugeot. On peut considérer cette Coupe Sochaux comme la première épreuve professionnelle de football en France, même si le statut n’a pas encore été voté. En somme, elle a joué le rôle de précurseur, en se positionnant délibérément du côté du professionnalisme. Elle a administré la preuve que ce type de compétition qui rassemblait uniquement les clubs les plus huppés était digne d’intérêt et viable. Cette démonstration implique néanmoins des contraintes dans le management et l’entraînement des joueurs, qui doivent être exempts de tout reproche. L’entraînement va définitivement s’institutionnaliser dès 1932, de même que le personnage de l’entraîneur va devenir incontournable dans le paysage du football français. Peut-on affirmer pour autant que dès 1932, les séances sont régulières, rationnelles, scientifiques, suivies efficacement par les joueurs ? Que les entraîneurs font autorité, qu’ils sont respectés par leurs joueurs, par les dirigeants ? Rien n’est moins sûr, d’autant que même les clubs qui ont pris des dispositions ne sont pas certains qu’elles soient respectées par les joueurs. Cachin, dirigeant du Club Français, avoue :
Un entraîneur, dit-il, n’est utile que dans la mesure où il est à même d’exercer son influence sur les joueurs. Mais à quoi bon un entraîneur, s’il est impossible de réunir les joueurs au cours de la semaine ? Pendant la saison derrière, n’est-ce pas, nous avions un entraîneur ; seulement, personne ne venait aux séances qu’il dirigeait10.
10L’écart entre la volonté des dirigeants et celle des joueurs est important. Les bons joueurs, qui profitent du système de l’amateurisme marron, savent que les dirigeants leur feront disputer les matches officiels de toute façon, pour amortir leur investissement. C’est un des facteurs qui incitera les dirigeants à adopter ce « professionnalisme de résignation » (A. Wahl, 1999), pour reprendre le contrôle des joueurs.
2.3. Entraînement professionnel : premiers effets enregistrés et perceptions mitigées
11La première contrainte imposée aux joueurs, c’est la reprise précoce de l’entraînement. L’obligation de s’entraîner, induite par le professionnalisme se double de la nécessité d’être en forme dès l’ouverture de la saison. Cette avancée devrait se traduire par les améliorations dans le jeu pratiqué. Cependant, certains journalistes avancent des écueils engendrés par l’institutionnalisation de l’entraînement, relatifs à la qualité et à la quantité des procédés employés : « Des joueurs se sont aperçus qu’ils ignoraient tout de l’entraînement jusqu’à présent. C’est ainsi que quelques hommes trop replets ont perdu des livres à l’entraînement… »11. Le professionnalisme réclame progressivement des entraînements plus nombreux, plus poussés ou intensifs, dans la mesure où désormais tous les clubs y habituent leurs joueurs. Les équipes telles que Sochaux, ou certains clubs nordistes ou parisiens qui avaient professionnalisé, au moins en partie, leurs structures ou leur fonctionnement, ont évidemment moins de mal que ceux qui n’ont pas anticipé et se sont contentés de suivre le mouvement, prenant le train du professionnalisme en marche. Dans ces conditions, le statut privilégié conféré à l’entraînement ne peut être que croissant.
À la veille de la réouverture de la saison de football, tout porte à croire que les premiers matches de championnat, fixés au 3 septembre, n’offriront, d’un point de vue général, que des sujets de satisfaction. La raison en est que les joueurs des grandes équipes, mis dans l’obligation de s’entraîner assidûment, aborderont les épreuves officielles avec autant d’entrain que d’endurance, alors qu’il y a quelques années encore, ils avaient grandement besoin d’indulgence jusqu’en octobre12.
12Le professionnalisme, s’il n’a pas été le promoteur initial de l’entraînement en France, l’a en revanche institutionnalisé et constitué en référence incontournable. Les dirigeants ont désormais le pouvoir d’imposer des obligations à des joueurs soumis aux contraintes du contrat professionnel. Au-delà de la quantité d’entraînement, rendue plus importante par la multiplication des séances, c’est maintenant l’aspect qualitatif qui est mis en exergue. La préparation des matches, qui semblait superflue aux joueurs, même au cours des années 1920, est désormais indispensable. Le temps où les équipes pouvaient se contenter de disputer des parties amicales en guise d’entraînement est définitivement révolu. Désormais, il faut être capable de tenir la distance sur toute la longueur de la saison, de septembre à mai. Lucien Gamblin livre d’ailleurs à un intéressant comparatif entre le football de 1936, et celui pratiqué sept années auparavant :
Le semi-professionnalisme ou le professionnalisme intégral eurent vite fait de démontrer aux clubs qu’il leur était nécessaire d’établir un programme d’entraînement capable d’amener leurs joueurs à leur meilleure condition physique et de les maintenir dans cet état le plus longtemps possible13.
13Cependant, si l’entraînement a été rendu obligatoire et indispensable, les contraintes appliquées aux équipes ne sont pas démesurées. A. Wahl et P. Lanfranchi (1995) ont montré que l’entraînement n’est pas vécu comme très astreignant par les joueurs des années 1930. Nombre d’entre eux ne s’entraînent pas ensemble, parce qu’ils poursuivent des études pour les uns, ou travaillent pour les autres. De surcroît, certaines vedettes, étrangères notamment, reproduisent les comportements des années d’amateurisme marron, en se dispensant des séances. Dans les représentations des joueurs confirmés, ne s’entraînent que ceux qui en ont besoin, ce qui sous-entend que ceux qui s’entraînent ne maîtrisent pas totalement l’art du football. Pour trouver une parade à la désaffection potentielle lors des entraînements, quelques clubs fournissent du travail à leurs joueurs, ce qui leur permet de réserver des plages communes à l’entraînement. Le football n’est pas en France une profession accapare à temps complet les joueurs. Ces derniers ne sont pas tous eux-mêmes enclins à considérer que tout leur temps doit être consacré à l’entraînement et aux matches. De surcroît, la question des salaires doit être considérée. En effet, jusqu’en 1940, le salaire maximum autorisé pour un joueur professionnel est fixé par la FFFA à 2000 francs par mois, ce qui correspond à deux fois et demie le salaire d’un ouvrier qualifié de province. Ce traitement est relativement confortable, mais limité dans le temps, au maximum à une quinzaine d’années et plus vraisemblablement à une dizaine, il ne permet pas vraiment aux joueurs de s’assurer une retraite confortable. Dès lors, en raison du temps libre laissé par la pratique du métier de footballeur, nombreux sont ceux qui exercent une autre profession en parallèle. L’entraînement laisse finalement beaucoup de temps libre aux joueurs, qui pour nombre d’entre eux ne peuvent rester oisifs. En effet, la carrière de footballeur est courte et la reconversion doit rester une préoccupation. Le professionnalisme a certes engendré des modifications importantes, mais il n’a pas bouleversé de manière radicale tous les paramètres du football français. Le poids des mentalités n’est pas toujours facile à combattre. Entre se contenter de prendre part à l’entraînement et s’entraîner de manière efficace, une frontière existe, qui n’est pas forcément aisée à franchir. Maurice Pefferkorn dresse un constat désabusé.
Et combien, parmi ceux qui ont aujourd’hui en France, l’étiquette de joueurs professionnels, le sont-ils vraiment ? Combien sont intimement persuadés qu’ils sont de véritables artisans du football, qui acceptent les règles de la profession, qui ont conscience des devoirs et des disciplines qu’elle impose ?14
14Même s’ils se rendent effectivement aux séances d’entraînement, les joueurs professionnels ont tendance à se comporter en dilettantes. Ils sont peu nombreux à vouloir renoncer à leur mode de vie relativement peu contraignant en termes d’efforts, ou à une alimentation riche, voire à la consommation de cigarettes ou d’alcool. Ils connaissent également les arguments des adversaires du professionnalisme, qui lors des débats préliminaires à son adoption, avançaient que l’état de footballeur ne saurait constituer une profession. Il semble qu’il faille attendre une nouvelle génération de joueurs, qui serait élevée dans la connaissance d’un modèle professionnel, ou plus spécifiquement professionnalisé. L’étiquette d’artisan que Pefferkorn souhaiterait voir accolée au statut du joueur est à prendre au sens premier du terme, c’est-à-dire celui d’un homme qui accomplit de façon professionnelle son métier. En déniant aux joueurs le qualitatif de professionnel, il contribue à montrer que ces derniers ne se situent pas dans la matrice conceptuelle de ce que C. Dubar et P. Tripier (1998) ont dénommé « le triple enjeu des professions ». Les professions sont des formes historiques de coalitions d’acteurs qui défendent leurs intérêts, un emploi stable, une rémunération élevée, une reconnaissance de leur expertise. En ne fournissant pas tous les efforts nécessaires, les joueurs professionnels ne répondent pas vraiment à ce critère. En se complaisant dans une attitude distanciée et des comportements dilettantes, ils ne contribuent pas à donner une image valorisante de leur profession et ne se placent pas en situation de réclamer des améliorations substantielles de leur condition. Cette génération de joueurs, surtout ceux qui ont commencé leur carrière avant les années 1925, n’a pas été élevée sous un régime qui était celui du professionnalisme et n’a pas réellement bénéficié d’exemple dont elle pourrait s’inspirer dans ce domaine. La génération suivante cristallise davantage les espoirs des membres influents du football français. Mais conditionnée par son vécu antérieur, elle n’est pas prête à franchir le pas. Elle reste marquée par un modèle de préparation qu’Anne Roger (2003) définit comme une « pratique intuitive non formalisée », qui se caractérise par la volonté de « se faire plaisir et de ne pas se fatiguer ». Il est vrai également que l’attitude des pouvoirs publics dans les années 1930, peu favorable au sport professionnel, l’est encore moins sous le Front Populaire, lorsque Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale, entend que seul le sport amateur puisse bénéficier des sollicitudes de l’État. Quoi qu’il en soit, le professionnalisme a rendu obligatoire l’entraînement et l’a institué définitivement. Et en même temps, il a imposé l’homme chargé de diriger cet entraînement : l’entraîneur. Une difficulté majeure est infligée à ce dernier : parvenir à convaincre du bien-fondé de sa profession, de la prééminence de sa mission, alors que le métier de footballeur n’est pas considéré comme une réelle profession. En d’autres termes, comment rendre indispensable l’image d’un entraîneur, alors qu’il a la charge d’hommes qui sont considérés comme exerçant en dilettante ? Il y a là un décalage de mobiles qui empêche une reconnaissance complète de ce rôle ardemment souhaité par tout le milieu du football. À la veille de la Seconde guerre mondiale, le constat reste cinglant :
Le football français doit travailler encore. Il est indispensable que nos joueurs soient vraiment des professionnels, totalement, intégralement. Leur place n’est pas dans le lit de la grasse matinée, ni autour de la table de belote, mais au stade, matin et soir, comme en Angleterre. Le stade doit être au football professionnel ce que l’école est à l’élève, le bureau à l’employé, l’atelier à l’ouvrier15.
15La comparaison employée est de celle qu’on attribue aux oisifs, ou aux travailleurs, mais pendant leur temps de repos. Elle paraît d’autant plus cinglante que même les jours de congés payés acquis en 1936, que d’aucuns nommaient les « jours de fainéantise », ont été pour de nombreux travailleurs des jours d’intense activité, puisqu’ils se rendirent compte que paradoxalement ils étaient incapables de rester inactifs (B. Cacérès, 1981). Cependant, un consensus s’est désormais établi autour de la nécessité d’une préparation sportive appropriée à la pratique régulière du football de haut niveau. Le professionnalisme, sans bouleverser complètement le rapport des footballeurs français à l’entraînement, a néanmoins introduit des changements significatifs. Dorénavant, en vertu du contrat professionnel, les clubs ont le pouvoir d’exiger la présence des joueurs de façon régulière. Les clubs, en application du contrat de travail qu’ils fixent, peuvent, le cas échéant, suspendre le joueur en cas de manquement aux règles de l’entraînement. De ce fait, une variété de situations existe, dans le rapport à l’obligation d’assiduité faite aux joueurs. L’attitude générale, des clubs et des joueurs, évolue, renforcée par les demandes de la presse spécialisée. L’international Émile Veinante se livre à l’apologie de son entraîneur britannique Kimpton et relate la teneur des discours adressés par ce dernier à ses joueurs :
Vous êtes des professionnels. Vous devez avoir la mentalité du professionnel. Vous vivez pour le sport qui vous fait vivre. Toutes les pensées de votre semaine doivent être concentrées et doivent aboutir aux 90 minutes de dimanche. En match vous devez faire votre travail et sans relâche, car si vous ne le faites pas c’est votre voisin qui est obligé de le faire à votre place, et cela manque d’honnêteté. Courez, courez toujours, sinon votre camarade devra courir pour vous…16.
16Ces propos montrent que derrière la teneur des mots, se cache une réalité : les joueurs ne sont pas encore absolument convaincus que le football est une réelle profession, puisque leur entraîneur se donne pour mission de les en convaincre. D’un côté, ils participent physiquement à des séances, accomplissent leurs devoirs liés à l’exercice de leur métier, mais de l’autre, ils ne s’investissent pas totalement. De ce fait, leur soumission à l’intérêt collectif est liée à leur degré d’investissement. Contrairement au football anglais, où les joueurs ont cessé depuis 1905 d’exercer une profession parallèle à celle de joueur professionnel, les joueurs Français ne sont pas convaincus de la nécessité d’un choix total et irréversible. Et l’entraîneur qui les dirige doit composer avec ce déficit de motivation intrinsèque qui influence les comportements de ses joueurs. Cependant, même si l’entraînement se limite à quatre, voire trois séances par semaine, en comparaison avec la situation antérieure qui selon les clubs variait du dilettantisme absolu à une régularité toute relative, un progrès indéniable est enregistré. Ce progrès est confirmé par les résultats de l’équipe de France, qui malgré une irrégularité chronique, obtient entre 1936 et 193917 les meilleurs résultats de son histoire.
2.4. Les effets de l’Occupation sur l’entraînement des professionnels
17La nouvelle génération de joueurs qui émerge à la fin des années 1930 aurait pu contribuer à une évolution décisive de la situation. Mais en raison de la seconde guerre mondiale, la situation spécifique du football professionnel durant cette période va couper court à toute perspective de changement. En effet, sous l’autorité de Jean Borotra (1940-1942) puis de Jep Pascot (1942- 1944), successivement Hauts Commissaires à l’Éducation Générale et au Sport (EGS), l’organisation du football professionnel est modifiée (J.-L. Gay-Lescot, 1991). Les deux dirigeants veulent supprimer le professionnalisme et Jep Pascot, en préparant cette suppression, organise le championnat de France sous la forme d’équipes régionales (P. Charroin, 2002 ; O. Chovaux, 2002). De ce fait, certains joueurs sont transférés d’autorité d’une équipe à une autre. La situation de guerre, le flou qui entoure l’avenir des équipes professionnelles, l’incertitude concernant leur statut, sont autant d’éléments qui n’inclinent pas les joueurs à s’investir outre mesure dans l’exercice de leur profession.
Les ex-professionnels, pour des raisons indépendantes de leur volonté et dues surtout à l’organisation actuelle du championnat et à un certain rattachement de l’entraînement qui, dans les conditions actuelles est normal et ne saurait être blâmé, sont en légère régression18.
18Les progrès enregistrés avant la guerre ont donc été stoppés en raison d’une conjoncture défavorable. Paradoxalement, le football amateur a vu une recrudescence de ses effectifs, puisque le nombre de joueurs a triplé entre 1939 et 1945. Cette massification s’est accompagnée d’une stagnation, voire d’une baisse du niveau de l’élite. Le football professionnel français, malgré des changements depuis 1932, n’a pas subi de bouleversements considérables.
3. Les premiers stages d’entraîneurs
3.1. Une organisation précaire et des contenus plus techniques que didactiques
19Les premières formations à voir le jour sont organisées par la ligue de Paris en 1929. En fait, c’est une initiative concrète que prend la FFFA pour étayer sa volonté de recourir à la formation. Le but des stages de formation est bien entendu de former des entraîneurs capables de diriger les équipes françaises. Cependant, cette manifestation de volontarisme est atténuée par « l’amateurisme19 » avec lequel ces premiers stages sont mis en place. Le stage initialement prévu, d’une durée de deux semaines, est confié à l’entraîneur britannique Griffiths, en vertu des représentations de l’expertise que se font les dirigeants français. Le nombre de participants est restreint.
Le stage a réuni une quinzaine d’adhésions parmi lesquelles nous relevons les noms d’ex-footballeurs réputés tels que : Moulène, Rouches, Baron20, et de l’entraîneur belge du stade Français, Pouleur21.
20Un seul entraîneur officiel, Pouleur, effectue la démarche de s’inscrire au stage, sans doute dans le but de parfaire ses connaissances. Et pour cause, car ils sont peu nombreux à exercer. Le stage connaît donc un succès pour le moins mitigé, même si les journalistes veulent faire preuve d’optimisme. Lucien Gamblin écrit :
Le premier cours d’entraîneurs de football a connu assez de succès pour qu’on le recommence : 10 élèves au début, 6 à la fin, ont travaillé sous la direction de Griffiths […] il nous faut regretter qu’il ait aussi peu de succès au point de vue du nombre d’élèves […]. La première expérience tentée doit avoir une suite. Il n’y a pas de raison que le football français ne soit pas à même de produire des entraîneurs de valeur22.
21Gamblin est partagé entre la valeur des objectifs poursuivis et le faible impact du stage, en termes de participation. Chaque matin est consacré à des leçons théoriques, tandis que les séances de l’après-midi se déroulent sur le terrain.
Griffiths, rond comme une balle, affable, rieur mais sérieux, fait travailler l’un et l’autre. Il a jugé depuis longtemps les qualités de chacun, il a ses préférences, ça se voit […]. La balle est lancée en l’air : elle va d’une tête à une autre avec plus ou moins de bonheur, puis un autre coup de sifflet, corner du pied gauche. « Recommencez » dit le Britannique. Avec bonne volonté, les élèves exécutent le mouvement commandé. Puis mise en ligne d’attaque et exécution de combinaisons offensives au pas. Nous sommes surpris de la conception, vraiment géométrique, et de la facilité avec laquelle la leçon apprise est appliquée. « Mais ce n’est pas nouveau », osons nous dire. « Peut-être », dit Baron, « mais en attendant, je ne l’ai jamais vu faire par des joueurs français ». Le plus triste, c’est que Baron à raison23.
22Les élèves-entraîneurs perfectionnent donc leur technique. Certains éprouvent des difficultés, ce qui laisse penser qu’ils ne sont pas ou n’ont pas forcément été des footballeurs de bon niveau. Le commentaire de Paul Baron ne laisse pas d’interpeller : les mises en applications pratiques commandées par Griffiths résultent de connaissances théoriques déjà connues par les journalistes et les joueurs de bon niveau, divulguées sans doute dans la presse spécialisée ou dans les ouvrages d’entraînement. Or leur appropriation ne s’est pas faite dans les équipes. L’absence d’entraîneur a contribué à ce déficit dans la diffusion des contenus tactiques et techniques. L’originalité de l’entraînement ne réside pas ici dans la nouveauté de l’exercice, mais dans son exécution par des acteurs français. Car l’un des buts avoués de cette toute première formation est bien d’éduquer des entraîneurs français, afin qu’ils puissent inculquer les bases du jeu aux joueurs. De ce fait, ces entraîneurs seraient ainsi susceptibles d’habituer les joueurs à exécuter des exercices propres à la pratique du football, qui ne consisteraient pas uniquement en l’exécution de matches de préparation. Malgré le faible nombre de candidats qui ont suivi la formation, celle-ci, conformément aux désirs émis par Lucien Gamblin, se pérennise. Les 17 candidats qui suivent le stage de 1931, dont les quatre internationaux, Cottenet, Kreitz, Jacoby et Gillory, doivent être armés pour affronter différents publics. Pour ce faire, de quels moyens disposent-ils ?
On apprend à jouer scientifiquement à des hommes […] et après avoir analysé le jeu, on leur apprend à le reconstituer pièce par pièce. On leur enseigne aussi à faire précéder l’entraînement au football d’une bonne leçon de culture physique appropriée. C. Griffiths émaille ses leçons de séances de saut à la corde et de conseils précis sur mille circonstances du football24.
23Les conseils de Griffiths sont d’ordre pratique. Ils concernent d’abord les gestes justes à exécuter, puis tout aussi bien les attitudes que doit avoir le joueur envers l’arbitre, le rôle du capitaine, que les soins à apporter aux entorses… Dispensés pendant la leçon, le candidat n’a guère l’occasion de les consigner par écrit et a donc moins de chance de les retenir pour éventuellement les réinvestir. Par contre, la référence à la préparation athlétique est omniprésente, puisque le saut à la corde, emprunté à l’entraînement en boxe depuis les débuts du football, conserve une place de choix. L’analyse de la leçon de Griffiths laisse penser que finalement, les élèves n’apprennent pas à entraîner, mais subissent un entraînement, au même titre que s’ils étaient les joueurs d’une équipe. Et cet entraînement est dirigé de façon analytique : il s’agit de décomposer tous les mouvements qui forment l’ensemble, puis de les recomposer ensuite, de façon à ce que la somme des parties forme un tout. De ce fait, seul l’aspect « énergétique » de l’entraînement transparaît réellement au cours du stage, à travers la préparation athlétique et la réalisation technique. Est-ce suffisant, pour que ces trentenaires deviennent de vrais entraîneurs ? Tel est le souhait de la presse :
Ainsi peut-on être assuré que l’entraînement est sérieux, et que les lauréats, la pratique aidant, deviendront pour le football français des entraîneurs tels que l’on n’aura plus besoin, comme c’était le cas jusqu’ici, de faire appel à l’étranger25.
24Donner une identité au football français, une cohérence propre, est un souhait récurrent. Et il est certain que dépourvus d’expérience et de tradition, les Français ont laissé les étrangers occuper les places vacantes. Et ce, d’autant que certaines vedettes étrangères, qui tenaient le rôle de capitaine d’équipe et faisaient office d’entraîneur-joueur, se sont rapidement reconverties en entraîneurs dès la fin de leur carrière de joueur, sans forcément subir de formation diplômante. La propagande de la presse s’avère nécessaire, car le stage officiel de la FFFA peine à rassembler un nombre conséquent de candidats. Les 16 candidats du stage de 1934 ne bénéficient, tout comme leurs prédécesseurs que d’une initiation.
Griffiths déplore le peu de temps dont il dispose. Le maître ne peut que donner les conseils fondamentaux, et c’est à l’élève de déduire, par l’expérience, tous ces petits détails parfois si imposants que ces conseils permettent de découvrir26.
25Contrairement à l’école, où l’instituteur dispose d’une année entière pour intervenir sur l’élève, le temps du stage condense les savoirs incontournables. Il n’est pas considéré comme pouvant revêtir une fonction autre que celle de dégrossir les aspirants-entraîneurs. L’édition de 1935, qui ne connaît pas de bouleversement sur le fond, connaît un changement de forme. En effet, elle est pour la première fois placée sous la direction d’un Français, le sélectionneur de l’équipe de France, Gaston Barreau27. Cette promotion de Gaston Barreau s’accompagne d’une précision dans les conditions requises pour postuler à l’inscription : « Les candidats à ce stage doivent être âgés d’au moins 25 ans, être de nationalité française, et être présentés par un club affilié à la 3FA »28. Ces termes offrent plusieurs garanties. La première est de dissuader des novices, afin de ne recruter que des footballeurs d’expérience. La seconde, c’est de promouvoir une tradition française29 et de rompre avec une vassalisation au modèle étranger. Que la FFFA prenne des dispositions de prévention pour protéger l’accès à ce qui peut ressembler à une profession en devenir n’est guère étonnant. Elles s’accompagnent d’autres mesures comme la réduction du nombre de joueurs étrangers par club en 1938 (O. Chovaux, 2001). La troisième garantie, c’est de se prémunir contre l’invasion d’intervenants extérieurs au football, tels que des enseignants d’éducation physique ou de culture physique. En ce sens, on assiste à une tentative pour asseoir une certaine forme de corporatisme, dans le sens où il s’agit de fermer un potentiel marché du travail et un monopole (C. Dubar, P. Tripier, 1998) pour la « famille du football ». Pour autant, le nombre des candidats n’évolue pas puisque 16 élèves seulement suivent le stage en 1935.
3.2. Les stages parallèles, régionaux et locaux
26Cependant, si ce stage officiel de la FFFA peine à séduire les clubs français et partant, les joueurs en fin de carrière, il inspire néanmoins certaines ligues régionales. La ligue de Paris, dans le but d’instruire et de former ses principaux dirigeants et joueurs, fait également appel à un entraîneur anglais, M. Kimpton, pour dispenser des connaissances sur l’entraînement.
Lundi soir, dans la grande salle de la place de Valois, M. Kimpton a fait devant un auditoire de plus de 150 personnes, dirigeants de clubs et capitaines d’équipes, sa première conférence sur l’entraînement et la préparation du footballeur30.
27La formule employée convient sans doute mieux que celle de la FFFA dans l’optique d’une divulgation des procédés relatifs à l’entraînement. Il s’agit de conférences ponctuelles en soirée, ou encore les dimanches matin, dans ce dernier cas doublées de séances sur le terrain l’après-midi. Ces conférences et séances du dimanche réunissent parfois jusqu’à cent participants. La ligue de Paris espère de ce fait faire bénéficier nombre de ces équipes de ces apports.
M. Kimpton, entraîneur anglais, colporteur et apôtre de la balle ronde […]. Tout ce qu’il dit, à peu de chose près, on le savait. On croyait le savoir du moins. En réalité, on l’ignorait, puisqu’on ne le faisait pas. Et bien, c’est ça le métier d’entraîneur. C’est ça et c’est aussi la patience, l’amour de l’art, la passion du geste du footballeur31.
28À nouveau, le recours à un entraîneur anglais réputé confère une caution à la formation. Car finalement, pas plus que les contenus dispensés par Griffiths dans le cadre des stages de la FFFA, ceux enseignés par Kimpton n’apparaissent novateurs. Et à nouveau c’est dans leur application stricte et régulière que doit résider l’innovation. Il s’agit moins d’apprendre des bases nouvelles à des joueurs, que de les inciter à répéter des mises en œuvre qui ne leur sont pas inconnues, théoriquement en tout cas. La formule moins contraignante de la formation continue, ainsi que des conférences et des séances organisées pendant le temps libre des participants, rencontre d’autant plus de succès qu’elle s’agrémente de la présence de Gaston Barreau, sélectionneur de l’équipe de France et de Gabriel Hanot, représentant de la FFFA. Ces derniers complètent les informations données par Kimpton par des analyses sur le jeu de haut niveau. Au fil des années, la Ligue de Paris structure davantage les interventions de M. Kimpton, afin qu’elles se transforment en de véritables cours. Ainsi, elle retient une cinquantaine de candidatures pour la saison 1937- 1938. Les bénéficiaires ont droit à une trentaine de séances dispensées les samedis après-midi32. Le succès des cours est bien supérieur à celui obtenu par le stage national de la FFFA, ce qui contraint la Ligue de Paris à limiter les candidatures. De surcroît, en scindant la partie technique et la partie physique et en confiant chacune d’elle à un spécialiste attitré, la Ligue de Paris installe un véritable niveau d’exigence. La formation dispensée lors du stage d’élèves-entraîneurs de la FFFA souffre davantage encore la comparaison. L’année 1936 voit poindre une innovation locale en matière de formation. En effet, après l’exemple donné par la ligue de Paris, c’est au tour d’un club de porter ses efforts vers la formation :
L’AS Saint-Étienne vient, elle aussi, de mettre sur pied un stage d’entraîneurs dont elle assume toute la charge, et dont elle confie la direction à ses propres dirigeants et à son entraîneur, M. Duckworth33. Sans bourse délier, les clubs amateurs de la région pourront envoyer ceux de leurs joueurs ou de leurs dirigeants les mieux doués, faire leur stage34.
29Cette délocalisation d’un stage, dont le principe est calqué sur le stage national, répond vraisemblablement au désir d’une politique volontariste, dont bénéficierait au final l’AS Saint-Étienne (ASSE). En effet, en formant des éducateurs dans le Forez, elle contribue au progrès des joueurs locaux. De ce fait, ces joueurs locaux, mieux entraînés, sont susceptibles de devenir des recrues de valeur pour l’ASSE. Ce n’est donc pas une offre désintéressée de la part du club phare de la région, qui espère retirer les dividendes de son investissement.
3.3. Le bilan des stages officiels de la FFFA
30Les critiques ne concernent ni le bien-fondé, ni l’objet du stage de la FFFA, mais la forme qu’il revêt. « Il faut bien dire que ce cours, tel qu’il vient d’être donné, ne peut donner que de pauvres résultats »35. L’indication donnée par le nombre d’inscrits (11 seulement en 1939) confirme le peu d’intérêt porté par le monde du football français à ce stage. De surcroît, par rapport aux années précédentes, le volume des interventions a été réduit. Les stagiaires exécutent chaque matin des mouvements élémentaires du football sous la conduite de l’ex-international Maurice Banide36. Après la douche, ils ont droit à trente minutes de conférence par Gaston Barreau, tandis que l’après-midi est laissé libre. En fait, la formule retenue pour la pratique semble n’être d’aucune utilité pour des candidats confirmés.
Vandooren, Finot et Wartel n’ont guère augmenté leur bagage au cours de leur stage […]. Ils venaient chercher là tout autre chose que des leçons de dribblings ou des théories sur l’art de stopper un tir37.
31En effet, Vandooren (Olympique Lillois), Finot (Stade de Reims), Wartel (Sochaux)38 sont des joueurs internationaux, dotés d’une solide réputation, donc rompus aux exercices pratiqués durant le stage. Or, on leur enseigne comment faire des gestes ou exécuter des habiletés qu’ils maîtrisent forcément, mais jamais comment enseigner ces gestes ou habiletés. En ce sens, les conseils que leur a prodigués l’entraîneur sont toujours, à l’instar de ce qui se pratiquait déjà dans d’autres spécialités sportives au début des années 1920, essentiellement restreints à l’inculcation technique ou touchant à l’hygiène de vie (T. Terret, 2008). Certes, ce que ces trois internationaux et ces onze stagiaires sont venus rechercher, c’est une certification, mais quelle valeur réelle peut-on attribuer au diplôme qui leur est décerné ? « L’examen qui termine le cours n’a d’autre but que de décerner aux élèves un diplôme affirmant que ceux-ci ont suivi le cours d’entraîneurs »39. En réalité, le diplôme est donc une simple attestation. Il ne décerne pas la moindre qualification et reconnaît moins une compétence particulière qu’il ne valide une assiduité ponctuelle. Le constat implacable de L’Auto met le doigt sur l’échec des formations organisées par la FFFA, qui semble encore plus visible en comparaison avec les initiatives régionales. Ainsi, imitant la Ligue de Paris, la Ligue d’Alsace a à son tour organisé et subventionné son propre stage, pour 27 élèves issus de 27 clubs différents. Les intervenants ont été choisis pour leur compétence dans un domaine d’activité particulier : Maurice Baquet, directeur de l’École Normale d’Éducation Physique, pour la préparation athlétique ; le capitaine Lartigues, ancien professeur de Joinville, pour la culture physique ; Rumbold, entraîneur du RC Strasbourg, pour la partie technique et tactique ; un arbitre international, pour les lois du jeu ; des médecins fédéraux pour l’alimentation et les soins… En outre, les stagiaires bénéficient de huit heures de cours quotidiens. La conclusion de la comparaison effectuée est péremptoire.
La 3FA se doit, et doit au football français de faire un effort en faveur du cours d’entraîneurs. Elle peut trouver les ressources nécessaires pour donner les moyens à M. Gaston Barreau de composer un programme qui sera basé sur l’enseignement du football et non exclusivement sur la pratique du football.40
32Le problème qui s’est posé jusqu’alors est bien celui du manque de moyens et de structures, lié à un manque de définition précise du but recherché. En effet, les premières formations ont été organisées à la hâte, les contenus n’ont jamais été réellement précisés et les objectifs sont restés vagues. De surcroît, la certification n’a qu’une valeur symbolique. En fait, il a toujours manqué au stage national ce qui aurait dû être sa finalité première : apprendre à enseigner le football, tel que le souhaite Maurice Pefferkorn dès 1937 :
Une école d’entraîneurs français doit donner aux anciens joueurs professionnels français le sérieux bagage technique que comporte la spécificité de cet emploi. Mais ses programmes doivent aussi comprendre une partie pédagogique qui est de première importance41.
33Or précisément, cette partie pédagogique semble avoir été évacuée, sinon réduite à la portion congrue. Ni le volume horaire imparti, ni l’absence de directive de la FFFA et de programme officiel du stage ne contribuent à pallier ce déficit, pas plus que l’absence d’intervention d’un réel entraîneur de haut niveau à partir de 1935. Le bilan de ces onze stages nationaux, entre 1929 et 1939, est donc très mitigé : seuls 51 stagiaires ont obtenu leur diplôme, ce qui constitue un nombre bien modeste rapporté aux 5668 clubs et aux 187787 licenciés (dont 878 joueurs professionnels) de la FFFA au début 1939. De surcroît la valeur du diplôme décerné, qu’on peut considérer comme une simple attestation de présence, renforce cette impression. Enfin, la teneur des enseignements dispensés ne correspond pas réellement aux attentes formulées par les journalistes sportifs. La conjonction de ces différents paramètres ne contribue pas à asseoir le personnage d’un entraîneur professionnel français à la fin des années 1930.
Nombre d’entraîneurs formés par la FFFA (1929-1939)

3.4. Le stage d’entraîneurs lors des premières années de l’Occupation
34Alors qu’en raison de la guerre, puis de l’Armistice, le stage de 1940 n’a pas lieu, l’année 1941 apporte la concrétisation des demandes de la presse écrite. « Voici le cours de la 3FA en quelque sorte officialisé. Pour la première fois, il revêt un lustre qu’il aurait toujours dû avoir »42. Ce stage est suivi par 39 candidats, alors que jamais le nombre de participants n’avait excédé 17. Mais au-delà des chiffres, c’est surtout une nouvelle structuration qui justifie ces commentaires élogieux. En effet, en s’inspirant de ce qu’avait mis en place la ligue régionale d’Alsace, la FFFA fait appel à des spécialistes : Gaston Barreau est conforté dans son rôle, mais il est assisté de Gabriel Hanot, ancien joueur international, connaisseur réputé du jeu et analyste tactique ; de M. Baldway, arbitre international ; de Maurice Baquet, directeur de l’ENEP ; du professeur Chailley-Bert43, spécialiste de médecine sportive… Chacun de ces hommes est considéré comme un expert dans son domaine, en raison de son passé, son expérience, sa réputation. En ce sens, le stage peut s’enorgueillir d’un encadrement bien plus étoffé et prestigieux que par le passé. Les stagiaires résident à l’École Normale d’Éducation Physique (ENEP), ce qui confère une caution scientifique au stage. Ce fonctionnement se rapproche de celui du Collège national de moniteurs et athlètes d’Antibes (CNMA) (D. Gomet, 2010), mis en place par le Haut-commissaire à l’Éducation Générale et Sportive Jean Borotra. Tout comme le CNMA, le stage d’entraîneurs de la FFF fait intervenir des spécialistes renommés dans leur domaine d’intervention. Le stage bénéficie d’un fort retentissement, puisque L’Auto44, en publie deux photos à la une, accompagnées du titre : « Première remise en jeu ». La politique volontariste de Vichy, et de Borotra en l’occurrence, n’est pas étrangère à cette exposition médiatique. Un stage organisé de façon impromptue, avec des moyens restreints, ne saurait trouver sa place dans un état qui veut régénérer la race française et se servir du sport à ces fins. Il se doit donc de donner la preuve d’une organisation impeccable, doublée d’un déroulement savamment orchestré. Le stage de 1941, dont le major est Helenio Herrera45, consacre 23 diplômés sur 39 participants, soit plus des deux tiers, alors que jusqu’alors, dans le meilleur des cas, à peine plus d’un tiers des inscrits avait obtenu une certification. Mais la situation sous l’Occupation est paradoxale, d’autant que la menace brandie par Borotra pèse sur le football professionnel. Les étrangers ont déserté le championnat de France, et de ce fait, des places se sont libérées pour les Français.
Notes de bas de page
1 G. Hanot. « Plaidoyer pour le parent-pauvre ». Football Association n° 19, 7 février 1920.
2 Le Miroir des Sports n° 445, 28 août 1928.
3 Football n° 43, 25 septembre 1930.
4 Football n° 48, 30 octobre 1930.
5 Football Association n° 50, 11 septembre 1920.
6 Il faut noter que le Club Français est une des 8 équipes à participer à la première Coupe Sochaux en 1931 (voir infra). Cette épreuve ne regroupe que les équipes favorables au professionnalisme.
7 Football n° 75, 7 mai 1931.
8 Football n° 84, 9 juillet 1931.
9 Victor Gibson restera entraîneur du FC Sochaux jusqu’à la fin de la saison 1933- 1934. Le FC Sochaux-Montbéliard remporte le championnat de France de Division 1 en 1934-1935, en 1937-1938, ainsi que la Coupe de France 1936-1937. Il s’agit du même joueur que Sète avait fait venir pour jouer (en tant qu’amateur marron) et être capitaine de l’équipe dans les années 1910.
10 Football n° 122, 31 mars 1932.
11 G. Hanot. Le Miroir des Sports, 6 septembre 1932.
12 V. Denis. Le Miroir des Sports n° 726, 29 août 1933.
13 Football n° 359, 2 décembre 1936.
14 M. Pefferkorn. Football n° 328, 29 avril 1936.
15 G. Hanot, Football n° 439, 15 juin 1938.
16 Football n° 493, 28 juin 1939.
17 Le bilan de l’équipe de France pour la période 1936-1939 est de 9 victoires, 2 nuls et 10 défaites.
18 Tous les Sports n° 28, 17 janvier 1942.
19 Le terme est employé ici dans le sens de « manque de sérieux, d’application » (Petit Larousse 2003).
20 Paul Baron n’est en fait pas un ex-footballeur mais un footballeur en activité, puisqu’il jouera jusqu’en 1932 au Racing Club de Paris. Il compte une sélection en équipe de France en 1923, et a remporté la Coupe de France avec le Red Star en 1928. À l’issue de sa carrière de joueur, il deviendra entraîneur professionnel (1933-1960).
21 L’Auto n° 10 444, 20 juillet 1929.
22 L’Auto n° 10 460, 5 août 1929.
23 L’Auto n° 11 191, 9 août 1931.
24 Ibid.
25 Ibid.
26 L’Auto n° 12 555, 6 juillet 1934.
27 Gaston Barreau est membre du premier comité de sélection mis en place par la FFFA le 13 novembre 1919, jusqu’en mars 1920. Puis il reprend cette fonction entre décembre 1920 et mai 1936, avant d’être nommé sélectionneur unique entre mai 1936 et avril 1945. Il redevient à nouveau membre du comité de sélection entre août 1949 et juin 1958. En tant que joueur, il a connu 12 sélections en équipe de France entre 1911 et 1914.
28 L’Auto n° 12 623, 9 juillet 1935.
29 Cependant, des étrangers résidant en France depuis deux années peuvent demander leur naturalisation, et au même titre que les joueurs peuvent être appelés en équipe de France, ils peuvent participer au stage.
30 L’Auto n° 11 498, 8 juin 1932.
31 L’Auto n° 11 524, 4 juillet 1932.
32 L’Auto n° 13 323, 11 juin 1937.
33 L’Écossais William Duckworth entraîne l’AS Saint-Étienne de 1934 à 1936 puis de 1937 à 1939 avant que la guerre ne l’oblige à rentrer dans son pays. Il reviendra entraîner Lyon en 1945-1946.
34 Football n° 334, 10 juin 1936.
35 L. Gamblin. L’Auto n° 14 109, 8 août 1939.
36 Banide compte 9 sélections en équipe de France entre 1929 et 1936.
37 L. Gamblin. L’Auto n° 14 109, 8 août 1939.
38 Ces 3 joueurs font partie des 4 stagiaires qui obtiennent le diplôme d’entraîneur.
39 L’Auto n° 14 109, 8 août 1939.
40 Ibid.
41 Football n° 388, 23 juin 1937.
42 L’Auto n° 14 762, 16 juillet 1941.
43 Le professeur Chailley-Bert est le directeur de l’École Normale d’Éducation Physique (ENEP).
44 L’Auto n° 14 771, 26 juillet 1941.
45 La biographie de Helenio Herrera, devenu un entraîneur de réputation mondiale, sera développée en infra.
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