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    Plan détaillé Texte intégral Modalités de sélection des documents dans les bibliothèques de la Ville de Paris Des contraintes déterminantes Un système de représentations sous-jacent Notes de bas de page Auteur

    Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    La constitution d’une collection en bibliothèque de lecture publique : modalités, contraintes, enjeux

    Cécile Rabot

    p. 87-103

    Texte intégral Modalités de sélection des documents dans les bibliothèques de la Ville de Paris Sources Une organisation en réseau « Office », liste de propositions et « nouveautés » L’expertise professionnelle à l’œuvre Des contraintes déterminantes Une collection pour une collectivité Quelques principes fondamentaux Des réflexions en termes d’usage collectif, plus ou moins formalisées Quelques contraintes structurelles et matérielles Contraintes structurelles Contraintes de mise en espace Un système de représentations sous-jacent Une conception de la lecture publique Une représentation du lieu bibliothèque Une conception de la lecture Une représentation des publics Une conception d’un fonds de bibliothèque publique Différentes visions de la collection La collection comme un tout / comme partie d’un tout La collection comme patrimoine / comme corps vivant La collection comme idéal / la collection destinée à un usage La collection comme offre à mettre en valeur / comme réponse à une demande Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Une collection se constitue par rapport à un espace, à un destinataire et à un projet, mais aussi en fonction d’un ensemble de contraintes et de représentations. Qu’en est-il aujourd’hui de la constitution des collections dans les bibliothèques de lecture publique ?

    2Constituer une collection, c’est d’abord rassembler des objets. Quand il s’agit non pas d’objets rares mais de produits culturels aussi abondants que des livres, constituer une collection ce n’est pas rassembler des objets au hasard des rencontres, dans une simple logique d’accumulation et d’exhaustivité. La bibliothèque imaginée par Borges1, qui contiendrait tous les livres possibles, est une utopie, mais même une bibliothèque qui contiendrait tous les livres effectivement publiés jusqu’à aujourd’hui poserait un problème de taille, donc d’organisation et d’usage. La collection n’est pas accumulation : elle se distingue en cela du dépôt légal, même si on peut parler au sens large des collections de la Bibliothèque nationale de France. La collection ressemble plutôt à l’anthologie, telle que l’a étudiée Emmanuel Fraisse2 : elle repose fondamentalement sur des choix réfléchis. Une collection est le produit d’une sélection, qui est guidée par un certain nombre de critères et de principes. C’est un ensemble cohérent, organisé, avec une perspective générale dans laquelle chaque objet prend sens.

    3Il est donc nécessaire de définir, plus ou moins explicitement, une orientation générale et des principes. Puis il s’agit de sélectionner des objets, un par un, c’est-à-dire de déterminer la valeur de chaque objet examiné. Cette valeur n’est pas intrinsèque : ce n’est pas une propriété de l’objet qui serait valable en tout lieu et en tout temps et serait reconnue par tous. La valeur de l’objet est relative : est de valeur ce qui a sa place dans la collection, ce qui s’intègre bien à l’ensemble, donc premièrement ce qui est cohérent par rapport à la ligne directrice qui définit la collection et deuxièmement ce qui peut avoir sa place à côté des objets déjà là.

    4La valeur de chaque objet se définit ainsi par rapport à la perspective globale qu’on veut donner à la collection, par rapport à la logique de l’ensemble. Cette perspective peut avoir été définie explicitement, mais le plus souvent elle est implicite. Ensuite, la valeur de chaque objet se définit par rapport aux autres objets déjà présents dans la collection : le nouvel objet doit apporter quelque chose à ce qui existe déjà et non pas constituer une simple redite. La valeur se définit par complémentarité ou par plus-value. Soit le nouvel objet apporte un complément, des informations qu’on n’avait pas encore, un thème que n’abordait aucun des ouvrages déjà là, un point de vue qui n’avait pas encore été envisagé, une écriture qui ne ressemble à aucune autre… Dans ce cas le nouvel objet, par son originalité, vient enrichir la collection déjà existante en trouvant sa place à côté des autres objets déjà là. Soit le nouvel objet vient bouleverser l’ordre des valeurs et rend d’autres objets désuets ou inintéressants par comparaison. Dans ce cas le nouvel objet vient en remplacer d’autres, qui sont appelés à être éliminés. La valeur d’un objet se définit donc aussi par rapport aux objets déjà présents dans la collection.

    5Constituer une collection, c’est donc d’abord sélectionner des objets les uns par rapport aux autres d’une part et par rapport à des principes généraux d’autre part. C’est ensuite organiser ces objets sélectionnés, les mettre en espace et en valeur, faire en sorte qu’on puisse y trouver ce qu’on y cherche et qu’on en perçoive la logique : la sélection n’est collection que pour autant qu’elle est attractive et accessible.

    6Qu’en est-il quand la collection n’est pas une bibliothèque particulière, mais une bibliothèque publique et plus précisément une bibliothèque non pas spécialisée ou patrimoniale, mais de lecture publique ? Les bibliothèques de lecture publique sont d’abord des bibliothèques publiques au sens où elles appartiennent à une collectivité publique et sont financées par des fonds publics, mais plus précisément les bibliothèques de lecture publique ne sont pas des bibliothèques spécialisées dans un domaine pointu de la connaissance ni des bibliothèques destinées à la conservation de fonds patrimoniaux, même si certaines bibliothèques municipales sont aussi patrimoniales ; ce ne sont pas des bibliothèques de recherche, mais ce sont des institutions culturelles proposant un fonds généraliste et varié à un public large et divers, en théorie à l’ensemble des habitants d’un espace donné. Quelles sont les spécificités des collections de ce type d’institutions ? D’abord leur taille, souvent sans commune mesure avec la plupart des bibliothèques privées ; puis leur diversité et leur encyclopédisme, leur volonté de couvrir tous les domaines de la connaissance, d’avoir quelque chose sur tout ; ensuite, leur classement rigoureux selon des normes standard, classement d’autant plus important que le fonds est vaste et les utilisateurs multiples ; leur vocation aussi, qui est de servir une collectivité, de lui donner satisfaction ; enfin leur ligne directrice, souvent définie par rapport à d’autres collections, complémentaires ou concurrentes.

    7Constituer une collection en bibliothèque publique consiste donc à acquérir, c’est-à-dire à sélectionner un à un quelques ouvrages parmi la vaste production éditoriale, ce qui revient à déterminer la valeur de chaque ouvrage, moins cependant sa valeur individuelle absolue que sa valeur par rapport au fonds déjà existant et par rapport aux objectifs que se donne la bibliothèque : la valeur est liée non seulement à la subjectivité de celui qui en décide, mais aussi à l’institution dans laquelle il s’inscrit, et à tout un système de représentations, en particulier à l’image qu’il se fait du public auquel sont destinés ses choix, et des missions de l’institution.

    8Cet article examine la question de la constitution d’une collection en bibliothèque de lecture publique, à travers le cas du réseau municipal des Bibliothèques de la Ville de Paris aujourd’hui. Il présente les modalités concrètes de constitution des collections dans ces bibliothèques et s’interroge sur les enjeux contradictoires auxquels la bibliothèque essaie de répondre en constituant sa collection, ainsi que sur les différentes formes de contraintes qu’elle subit et qui déterminent ses choix. Il insiste aussi sur l’importance, dans ces choix, des représentations et des enjeux en termes d’image : représentation de ce qu’est le public, de ce qu’il attend de la bibliothèque, de ce que doivent être la bibliothèque et la lecture, image que les bibliothécaires veulent renvoyer d’eux-mêmes et de l’institution qu’ils représentent, enfin, visions concurrentes des logiques qui doivent présider à l’élaboration d’une collection.

    Modalités de sélection des documents dans les bibliothèques de la Ville de Paris

    Sources

    9Les réflexions proposées ici s’appuient sur une enquête de trois ans menée dans le réseau des Bibliothèques de la Ville de Paris, dans le cadre d’un DEA et d’une thèse en cours3. Cette enquête procède par observations ethnographiques en bibliothèque, par analyse de listes de titres et de documents techniques et statistiques, et par entretiens approfondis avec des bibliothécaires, des responsables de bibliothèques et des agents des services communs.

    10Une première étude consacrée aux sélections destinées à mettre en valeur une partie des collections et à en donner une certaine image, notamment via des sélections « coups de cœur », a révélé que ces « coups de cœur » étaient moins des choix passionnés guidés par les goûts personnels et subjectifs des bibliothécaires, que des sélections professionnelles adaptées à une institution et à des destinataires. Il ne s’agissait pas d’établir un florilège de ce qu’on appréciait soi-même particulièrement, mais de sélectionner ce qui avait particulièrement sa place en ce lieu, c’est-à-dire ce qui correspondait à la mission de la bibliothèque et à ses lecteurs, ou plutôt à la représentation de cette mission et de ces lecteurs que pouvaient avoir les bibliothécaires4. Ce qui s’observe pour les sélections « coups de cœur » vaut d’autant plus pour les collections : le public, l’institution et l’idée qu’ont les bibliothécaires du public et de l’institution sont déterminants dans leur constitution.

    Une organisation en réseau

    11Les bibliothèques municipales de la Ville de Paris forment un réseau de cinquante-six bibliothèques dont quarante-deux bibliothèques de prêt comprenant une section adulte. La spécificité de ce réseau, outre son ampleur, réside dans l’absence d’une tête de réseau et d’annexes : toutes les bibliothèques, malgré des différences de taille et de budget, sont sur le même plan et disposent d’autonomie dans la gestion de leur budget d’acquisition et dans leurs choix d’ouvrages. Outre les bibliothèques proprement dites, réparties dans les différents arrondissements de la capitale, le réseau comprend des services centraux communs, notamment une réserve et un Service du Document et des Échanges, service technique chargé, entre autres, de la sélection des documents, des commandes groupées et de l’équipement des documents, c’est-à-dire de leur traitement matériel.

    12Les bibliothèques municipales dépendent d’une tutelle territoriale, la commune, en l’occurrence la Ville de Paris, qui leur alloue notamment leur budget d’acquisition, leur budget d’entretien des locaux et leur personnel. La tutelle est représentée par un bureau des bibliothèques qui fait partie des services culturels de la municipalité. Celle-ci pourrait impulser une ligne directrice en matière d’acquisition. Mais de fait il n’existe pas encore de charte d’acquisition définie dans les Bibliothèques de la Ville de Paris et les bibliothèques restent autonomes dans leurs achats. Le bureau des bibliothèques intervient aussi en passant des marchés avec des fournisseurs, à la suite d’appels d’offre. Ce sont ces fournisseurs auprès desquels les commandes sont passées et qui envoient régulièrement en dépôt une partie de la production éditoriale (ce qu’on appelle l’office).

    « Office », liste de propositions et « nouveautés »

    13Les modalités de sélection et d’acquisition des documents mis en œuvre dans les bibliothèques de la Ville de Paris ne sont pas généralisables à l’ensemble des bibliothèques municipales françaises, mais constituent néanmoins un cas exemplaire. Une partie des acquisitions (laissée à l’appréciation des établissements) est réalisée via un système de listes de propositions élaborées au niveau du Service du Document et des Échanges. Un marché est donc passé par la municipalité, après un appel d’offre, avec un ou plusieurs gros libraires qui s’engagent à fournir un office, c’est-à-dire à envoyer systématiquement une partie de la production éditoriale (selon des critères définis à l’avance). Puis ces livres reçus en office sont classés, catalogués, mis en rapport avec les critiques de presse et examinés par des comités d’analyse spécialisés dans un domaine et regroupant des bibliothécaires volontaires. Ces comités examinent les ouvrages, en discutent et élaborent des notices critiques qui sont ensuite saisies dans une base de données informatisée.

    14Dans un second temps, les ouvrages examinés sont présentés par des représentants des comités de lecture au cours d’une réunion plénière comprenant des représentants du Service du Document et des Échanges, des différents comités d’analyse et des différentes bibliothèques (par roulement : un tiers des bibliothèques est représenté à chaque réunion). Chaque ouvrage présenté fait l’objet d’un vote, qui décide si on le retient ou non pour le faire figurer sur une liste de propositions d’acquisition. Une fois l’ensemble des ouvrages examinés, la réunion aboutit donc à la réalisation d’une liste de propositions d’ouvrages. Cette liste est envoyée à toutes les bibliothèques du réseau qui peuvent choisir tout ou partie des titres proposés, selon leur budget et leurs perspectives propres : chaque bibliothèque peut cocher sur la liste les ouvrages qu’il lui paraît intéressant d’acquérir. Les listes cochées sont récupérées par le Service du Document et des Échanges, qui procède à des commandes groupées auprès des fournisseurs liés par le marché.

    15Par ailleurs, chaque bibliothèque est libre, dans la limite de ses contraintes budgétaires, d’acheter d’autres ouvrages directement, c’est-à-dire sans passer par le Service du Document et des Échanges et sa liste de propositions. Certaines bibliothèques font le choix d’une complète autonomie en ne passant jamais par le système des listes de propositions. Toutefois l’avantage de ce système est triple : d’une part les livres proposés ont déjà été examinés et choisis par des confrères ; d’autre part les livres commandés par ce biais arrivent dans chaque bibliothèque déjà « équipés », c’est-à-dire renforcés et couverts, et sont prêts à être mis en rayon. Au contraire, les livres commandés directement arrivent comme on les trouve en librairie et doivent faire l’objet d’un traitement matériel spécifique. Enfin, les livres achetés via le Service du Document et des Échanges permettent des achats groupés qui réduisent certains coûts. Ce triple avantage des achats sur liste conduit une majorité de bibliothèques du réseau à privilégier ce moyen d’acquisitions et quelques-unes, assez rares, à faire l’ensemble de leurs acquisitions par ce biais.

    16Enfin, une partie de la production éditoriale entre dans un système d’acquisition spécifique, celui des « nouveautés ». Il s’agit des ouvrages à paraître dont on peut postuler le succès. Ces ouvrages, présélectionnés par une bibliothécaire du Service du Document et des Échanges, sont ensuite sélectionnés à la suite d’un vote des différentes bibliothèques – vote qui se fait sans examen de l’ouvrage et sans passer par les comités de lecture, mais sur liste. Ils sont alors acquis de manière systématique pour chaque bibliothèque avec une procédure accélérée qui permet qu’ils figurent dans les nouveautés des bibliothèques sans trop de décalage par rapport à leur apparition sur les tables des libraires.

    L’expertise professionnelle à l’œuvre

    17La constitution des collections passe donc en premier lieu par la sélection des documents. Celle-ci repose sur des compétences professionnelles, sur une expertise, qui tient notamment à la connaissance du champ éditorial, de ses hiérarchies, des positions de chacun en son sein, et à la capacité à collecter et à décoder un certain nombre d’indices de manière à pouvoir choisir à partir d’une simple notice de Livres Hebdo5. La sélection se fait en effet sans lecture et même le plus souvent sans voir le document. Une telle façon de faire peut paraître choquante au profane, de même qu’a été jugée provocatrice l’évocation de la possibilité de « parler des livres que l’on n’a pas lus »6. En réalité l’abondance de la production éditoriale rend impossible sa lecture intégrale et l’expertise du bibliothécaire consiste à savoir, avec une marge d’erreur limitée, tirer parti de quelques informations éditoriales et de son expérience des livres pour pouvoir déterminer à l’avance le niveau, l’intérêt et la qualité d’un document, donc sa valeur par rapport au public auquel on le destine et par rapport au fonds où il doit trouver sa place.

    18Cette expertise des bibliothécaires leur permet aussi de juger de l’actualité ou de l’obsolescence des documents, notamment en fonction de l’état des connaissances sur le sujet concerné. Elle préside donc non seulement aux nouvelles acquisitions mais aussi à des éliminations régulières, qui en sont le pendant et qui interviennent notamment lors du réaménagement des collections. Ces éliminations se font, à Paris, sans trop de scrupules, dans la mesure où les livres éliminés ne sont pas pilonnés mais conservés dans une vaste réserve, commune à toutes les bibliothèques du réseau et dont les usagers peuvent continuer à demander les ouvrages. Ce ne sont pas seulement les critères d’obsolescence qui conduisent à ces « désherbages », mais aussi la nécessité de faire de la place pour les nouveautés et l’usage qui est fait des documents, mesuré à travers leur taux d’emprunt. L’espace et l’usage paraissent donc des contraintes déterminantes dans la gestion des collections.

    19À côté des compétences professionnelles intervient en effet tout un ensemble de contraintes, qu’il faut prendre en compte, et de représentations, plus ou moins conscientes, de la bibliothèque, de la lecture, des missions du service public, et surtout des publics et de leurs attentes.

    Des contraintes déterminantes

    20Les contraintes qui s’imposent aux bibliothèques de lecture publique sont essentiellement de deux ordres : d’une part celles qui tiennent à leur statut d’institution publique dépendant d’une tutelle et dédiée à l’usage d’une collectivité ; d’autre part les contraintes structurelles et matérielles liées à la place de la bibliothèque dans la chaîne du livre, à l’organisation du travail au sein de l’institution ou encore à l’espace alloué par la collectivité à cette fonction.

    Une collection pour une collectivité

    21La collection d’une bibliothèque de lecture publique est fondamentalement différente de celle d’un cabinet privé dans la mesure où elle est destinée à un usage collectif : elle est étroitement liée à la collectivité territoriale dont elle relève, c’est-à-dire d’une part au public auquel elle s’adresse – si l’on envisage le terme « collectivité » au sens de collectif – et d’autre part aux objectifs définis par les représentants de ce collectif – si l’on prend « collectivité » au sens d’instance politique7.

    Quelques principes fondamentaux

    22Le lien de la bibliothèque à une collectivité l’amène à définir des principes, plus ou moins nombreux et précis et plus ou moins explicites. Parmi ces principes, trois au moins sont liés aux grandes perspectives des sociétés démocratiques. Le premier principe est négatif : il s’agit de l’exclusion de ce qui fait l’apologie de la violence, du racisme, du négationnisme, de tout ce qui va à l’encontre des valeurs constitutives de la société. Le second principe est la constitution et la préservation d’un fonds de qualité : il s’agit de mettre à disposition de tous des ouvrages de référence, approuvés et sélectionnés, qu’on ne trouve plus forcément en librairie et qui constituent une sorte de bien commun. Le troisième grand principe est la diversité du fonds dans une perspective démocratique (il s’agit de présenter différents points de vue sur une question) et pour servir tous les publics. Cette diversité du fonds s’accompagne en outre d’une volonté de le rendre accessible au plus grand nombre, dans une perspective, plus ou moins active, de démocratisation.

    Des réflexions en termes d’usage collectif, plus ou moins formalisées

    23Ces différents principes sont plus ou moins précisés. Ils peuvent être formalisés dans une charte documentaire ou politique d’acquisition, mais les critères de sélection sont souvent difficiles à expliciter, surtout en matière de fictions. Le réseau municipal des Bibliothèques de la Ville de Paris ne s’est pas donné de charte explicite, ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas de réflexion sur ces questions et de critères. Chacune des cinquante-six bibliothèques du réseau est autonome dans la manière dont elle constitue sa collection, mais elle n’en est pas moins obligée de se poser sans cesse la question de la cohérence de cette collection, au double sens de cohérence interne (la manière dont les ouvrages se complètent les uns les autres et prennent sens les uns par rapport aux autres) et de cohérence externe par rapport à une certaine représentation (plus ou moins étayée sur des outils statistiques) des besoins du public, et par rapport à une certaine idée ce que doit être la relation entre offre et demande : la bibliothèque doit-elle être une force de proposition ou un service chargé de répondre aux besoins ou désirs exprimés ? Cohérence enfin par rapport à diverses contraintes économiques, budgétaires (liées, de manière plus générale, à l’économie des industries culturelles), temporelles, structurelles et matérielles, spatiales (liées à l’usage multiple du livre et aux nécessités de visibilité).

    Quelques contraintes structurelles et matérielles

    Contraintes structurelles

    24La constitution de la collection implique des choix et des renoncements, qui dépendent non seulement des souhaits des bibliothécaires, des objectifs de la bibliothèque et de sa nécessaire adaptation à son public, mais aussi des possibles qui s’ouvrent à eux. Ils dépendent donc d’abord de l’offre éditoriale (on ne peut choisir que ce qui existe) et de la connaissance de cette offre, laquelle est liée notamment à la médiatisation des ouvrages, donc à la presse et aux médias, mais aussi au travail des éditeurs et des diffuseurs (notamment sous la forme des livres envoyés d’office).

    25Les marges de liberté dont dispose une bibliothèque dans la constitution de ses collections sont par ailleurs liées à la place de l’institution « bibliothèque » dans le champ littéraire, notamment à sa capacité à promouvoir des valeurs autres que celles promues par les médias, c’est-à-dire à sa puissance de légitimation, laquelle est liée à l’organisation du champ littéraire, aux effets des luttes qui s’y jouent, et à l’autonomie et à la puissance symbolique de cette bibliothèque dans ce champ. En l’occurrence il semble que cette autonomie et cette capacité à faire valoir des ouvrages non encore consacrés ailleurs soient relativement limitées.

    26Par ailleurs et très concrètement, les choix et les possibilités de choix sont soumis à des contraintes d’organisation du travail des personnels : la technicisation et la multiplication des tâches matérielles retirent du temps pour la lecture et le contact direct avec les livres et contraignent à recourir souvent à une connaissance indirecte des ouvrages, dans laquelle les recensions de Livres hebdo, les critiques de presse et les listes de propositions jouent un rôle accru, et cela d’autant plus que la production éditoriale augmente et qu’il faudrait en conséquence plus de temps pour la découvrir. Enfin, pour ce qui concerne les livres reçus en office et examinés par les comités d’analyse, ils ne peuvent pas être lus intégralement, mais seulement regardés, parce que d’une part ils sont nombreux et que, d’autre part, prêtés en dépôt, ils sont appelés à être retournés au libraire, ce qui exclut que les bibliothécaires les emportent chez eux pour les lire.

    27La temporalité de la bibliothèque publique s’ajoute à ces contraintes : il s’agit de « coller » le plus possible à l’actualité de la production, afin que les documents soient offerts au public avec un minimum de retard par rapport à leur publication. Compte tenu du délai nécessité par les commandes et par le traitement matériel des nouveaux ouvrages, les bibliothèques parisiennes ne veulent pas prendre davantage de retard en attendant, pour prendre leur décision d’achat, la sortie du livre en librairie, la possibilité de le lire et la parution de critiques de presse.

    28Par ailleurs, une collection se constitue le plus souvent de manière progressive, à partir d’un fonds existant. Rares sont aujourd’hui les créations ex nihilo, qui représenteraient un coût exorbitant. À l’occasion du projet de déménagement de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, a été récemment posée la question de la possibilité de construction d’une nouvelle bibliothèque de sciences sociales : il s’est avéré que la seule constitution des fonds excéderait les limites budgétaires envisageables. Même les grandes Bibliothèques Municipales à Vocation Régionale se créent le plus souvent à partir des collections des bibliothèques municipales ou des annexes de quartier déjà existantes. À Paris, les vingt mille livres qui doivent constituer le fonds de la future médiathèque Marguerite Yourcenar8 viendront en partie de la réserve. Une création ex nihilo poserait des questions spécifiques, mais, de fait, la constitution d’une collection part le plus souvent de fonds déjà existants, qu’il s’agit de redistribuer, d’actualiser, de réorganiser.

    Contraintes de mise en espace

    29Une collection n’est pas une abstraction, mais un ensemble matériel qui demande à être mis en espace. Les contraintes spatiales existent partout. Elles sont particulièrement fortes à Paris où le coût de l’immobilier est élevé. Elles ont pour conséquence des bibliothèques assez petites, en proportion du nombre d’habitants, avec des places de travail assez peu nombreuses. Les bibliothèques sont plus des guichets de prêt que des lieux de séjour. Pour ce qui concerne les collections, les contraintes spatiales obligent à devoir faire sans cesse de la place pour les nouveaux ouvrages et interdisent une accumulation qui ne serait pas constamment repensée.

    30Par ailleurs, les contraintes spatiales induisent une certaine organisation des collections, notamment une segmentation de la bibliothèque en différentes sections. Alors que de plus en plus de bibliothèques sont devenues des médiathèques où l’on passe aisément d’un type de support à un autre et où le séjour est privilégié, les Bibliothèques de la Ville de Paris sont le plus souvent organisées sur plusieurs étages, faute de surface au sol, ce qui favorise le maintien du cloisonnement entre différentes sections, discothèque, section adulte, section jeunesse, et pose le problème du passage d’une section à l’autre (notamment pour les adolescents, appelés à passer de la section jeunesse à la section adulte9) et le passage d’un support à l’autre (notamment du CD au livre).

    31Il faut donc concevoir la collection non seulement comme un ensemble de titres, mais comme un ensemble de documents matériels mis en espace, de manière cohérente et ordonnée, dans une logique de visibilité : la collection doit être classée de manière que l’usager puisse trouver rapidement ce qu’il cherche ; elle doit aussi être disposée de manière claire, en évitant la saturation qui noie les ouvrages dans une masse décourageante de livres trop nombreux, trop serrés et d’intérêt inégal. Ces contraintes spatiales obligent à des choix. Par exemple, quand telle étagère, dévolue à telle partie des collections, un genre littéraire comme le polar, ne peut plus contenir de nouveaux ouvrages, la bibliothèque doit envisager ou de limiter ses nouvelles acquisitions en ce domaine, ou de faire un tri sur cette étagère pour éliminer les ouvrages les moins intéressants, ou encore de repenser la place du polar dans la collection en lui consacrant une étagère supplémentaire, le plus souvent au détriment d’un autre domaine compte tenu des limites spatiales.

    32Enfin la visibilité de la collection passe par son catalogage et son indexation, d’autant plus nécessaires au sein d’un réseau et à l’heure d’Internet qui permet des recherches à distance. À Paris l’informatisation des différentes bibliothèques et la mise en réseau des catalogues ont été assez tardives. Ce n’est que depuis 2004 que le catalogue général est en ligne sur Internet, ce qui permet aux usagers de considérer l’ensemble du fonds possédé par le réseau, y compris la réserve, et donc de raisonner en termes de réseau et non plus seulement en termes de bibliothèque locale.

    Un système de représentations sous-jacent

    33La constitution de la collection engage aussi tout un système de représentations, le plus souvent implicites mais déterminantes, en particulier une certaine conception de la lecture publique et des visions concurrentes de la collection.

    Une conception de la lecture publique

    34Une collection de bibliothèque de lecture publique est une collection pensée pour une collectivité et destinée à l’usage de cette collectivité. Comme institution de service public, la bibliothèque doit remplir les missions que la collectivité lui assigne. La collection implique donc à la fois un équilibre et des priorités, qui engagent une certaine représentation de la mission du service public, de la vocation du lieu, des usagers et de leurs besoins, de la lecture, des genres et de leur valeur.

    Une représentation du lieu bibliothèque

    35D’abord, la constitution des collections implique une certaine vision du lieu bibliothèque et de sa vocation. Soit la bibliothèque est vue avant tout comme l’abri d’une collection, comme un lieu de conservation, mis au service du document, soit elle est conçue comme un espace mis au service de ses usagers, éventuellement comme un lieu de travail, voire comme un lieu de rencontre et de sociabilité pour le lecteur. À Paris, les bibliothèques municipales sont plutôt orientées vers la première optique, c’est-à-dire que, faute de place, elles sont moins conçues comme des lieux de vie et de séjour que comme des lieux de stockage des documents. Les documents sont néanmoins tous en libre accès. Il ne s’agit pas d’entasser le maximum d’ouvrages mais de faire en sorte qu’ils soient accessibles, que les lecteurs puissent circuler entre les rayons, se repérer et accéder à chaque document sans avoir à monter sur des escabeaux. Mais peu d’espace est perdu et la quantité de documents est privilégiée par rapport à leur visibilité. Les livres sont soigneusement rangés sur les rayonnages mais on n’en voit que le dos : les conditions d’exposition des ouvrages sont souvent moins bonnes qu’en librairie, malgré l’existence de quelques présentoirs et tables thématiques.

    Une conception de la lecture

    36La collection de la bibliothèque publique véhicule en outre une certaine conception de la lecture, et en particulier du type de lecture et d’usage du livre qu’on veut encourager en bibliothèque. Les fonctions de la lecture qui sont privilégiées en bibliothèque de lecture publique sont essentiellement le divertissement d’une part et d’autre part l’accès à l’information, l’éducation populaire, l’autodidaxie, la formation généraliste et humaniste de l’honnête homme ou du citoyen averti.

    37Pour ce qui concerne la littérature – ce qu’on appelle la « fiction » dans le langage des bibliothèques –, la collection de la bibliothèque de lecture publique se construit largement contre la vision scolaire de la lecture, ou plutôt contre la représentation qu’ont souvent les bibliothécaires de ce qu’est la lecture scolaire, à savoir une lecture placée sous le signe de la contrainte, de l’obligation et de l’ennui. La bibliothèque entend au contraire privilégier la lecture plaisir et donc les textes qui paraissent le mieux s’y prêter, qui n’exigent a priori pas trop d’efforts de compréhension ou de concentration, n’ont pas de « longueurs », ne sont pas trop déroutants ou déstabilisants. La bibliothèque tend également à valoriser un mode de lecture de ces textes qu’elle considère comme aux antipodes de la lecture scolaire, et que Daniel Pennac a évoqué en parlant des « droits imprescriptibles du lecteur » : il compte parmi eux le droit d’abandonner un livre sans l’avoir terminé, ou de sauter des passages, ou d’aller regarder la fin10. La bibliothèque privilégie les modes de lecture que Gérard Mauger, Claude F. Poliak et Bernard Pudal ont appelés « ordinaires »11, c’est-à-dire des modes de lecture attentifs aux intrigues, aux personnages, au contenu des ouvrages plus que soucieux de la forme et préoccupés de comprendre les techniques narratives et scripturaires à l’œuvre.

    38En matière documentaire, la bibliothèque privilégie une lecture informative de documents scientifiquement valides mais pas trop difficiles d’accès, pas trop spécialisés : elle considère que tout bachelier cultivé doit être capable d’avoir accès à tous les documents de la bibliothèque. Ce qui la conduit, dans ses acquisitions, à éliminer les ouvrages trop pointus, destinés à un public spécialiste ou universitaire, ou du moins dont les prérequis réserveraient la lecture à un très petit nombre de lecteurs.

    Une représentation des publics

    39Les acquisitions sont en effet pensées par rapport à des publics potentiellement intéressés. Elles impliquent donc une certaine image de ces publics, qui est en partie de l’ordre de la connaissance, scientifique ou expérimentale, et en partie de l’ordre de l’intuition, plus ou moins fantasmatique.

    40Des études sur le public des bibliothèques municipales, notamment parisiennes, ont souligné que les bibliothèques étaient inégalement fréquentées par les différentes catégories sociales et faisaient l’objet d’usages différenciés12. Le public diffère par ailleurs d’un quartier à l’autre : chaque bibliothèque doit apprendre à connaître son propre public, même si l’organisation en réseau permet une utilisation libre des différentes bibliothèques du réseau. Pour cela, chaque bibliothèque dispose de quelques outils statistiques, élaborés à partir des déclarations des usagers au moment de leur inscription et à partir des emprunts enregistrés. Les analyses en termes de catégories socioprofessionnelles et de classes d’âge sont souvent peu exploitées, parce qu’elles paraissent peu fiables ou trop floues. Les taux d’emprunts sont davantage pris en considération, quoiqu’ils ne renseignent pas sur les pratiques individuelles de chaque lecteur. L’expérience quotidienne des bibliothécaires, faite notamment d’observations et nourrie des questions posées par les lecteurs, ajoute aux données statistiques une connaissance pratique, mais elle tend à surreprésenter certaines demandes et certaines catégories plus visibles au détriment d’autres publics plus discrets.

    41Il n’en demeure pas moins que ces représentations des publics interviennent dans les sélections. Il s’agit de savoir, pour chaque document envisagé, s’il trouvera un public suffisamment nombreux, c’est-à-dire s’il paraît correspondre à ce que l’on peut savoir du niveau du public, de ses centres d’intérêt et de ses attentes.

    Une conception d’un fonds de bibliothèque publique

    42La sélection des documents est également liée à la conception de ce que doit être un fonds de bibliothèque de lecture publique. Une collection est en effet un ensemble dont les parties peuvent représenter des proportions plus ou moins importantes, qu’il convient de définir. Il s’agit notamment de déterminer le poids relatif des différentes sections (adulte, jeunesse, discothèque), la proportion de livres et d’autres types de supports, celle des documentaires et des fictions, dans les sections adulte et jeunesse, la part des documentaires théoriques et des ouvrages pratiques, des différents domaines du savoir, et enfin de tel ou tel genre fictionnel, celle de la bande dessinée, celle des genres dits mineurs13, celle des classiques14, et encore celle de tel ou tel type de littérature étrangère traduite15, etc.

    43Les options choisies sont variables selon le quartier et selon la taille de la bibliothèque, mais des tendances globales se dégagent. On observe en l’occurrence une tendance à l’élimination des extrêmes, qu’Emmanuel Wallon a qualifiée de « censure par la moyenne »16 : sont écartés à la fois les ouvrages trop pointus ou trop avant-gardistes – correspondant au pôle de production restreinte du champ littéraire – et les genres les moins légitimes, qu’il s’agisse des pseudosciences, comme l’astrologie ou l’ésotérisme, du côté des documentaires, ou des romans à l’eau de rose, du côté des fictions. Cette double élimination est d’ailleurs le principe défini par les Bibliothèques de la Ville de Paris avec le prestataire chargé d’envoyer une sélection de la production en office. C’est aussi le principe qui anime le plus souvent les choix à l’intérieur des bibliothèques, y compris pour leurs achats directs. Cette élimination des extrêmes tend à faire des collections des bibliothèques municipales des collections moyennes pour des publics moyens. Elle contribue par ailleurs à exclure certains publics, notamment des publics populaires qui rechercheraient les genres les moins légitimes : non seulement la collection est établie pour un public, constituée par rapport à lui, mais elle contribue aussi réciproquement à déterminer ce public.

    Différentes visions de la collection

    44Enfin, les politiques de constitution des collections sont animées par différentes visions concurrentes de la collection, qui s’organisent selon quatre axes.

    La collection comme un tout / comme partie d’un tout

    45Le premier axe structurant les conceptions de la collection oppose l’autonomie et l’hétéronomie. Soit la bibliothèque considère sa collection comme un tout autonome, qui doit donc être cohérent, équilibré et relativement complet. Soit au contraire la collection de la bibliothèque est considéré dans sa relation avec d’autres collections. Elle est alors dans un rapport de complémentarité ou de concurrence (de distinction) par rapport à d’autres collections du même secteur géographique : d’autres institutions (l’école, la librairie commerciale), d’autres types de bibliothèques (notamment les bibliothèques universitaires et autres bibliothèques qualifiées par Bertrand Calenge de « fonctionnelles », celles qui visent des objectifs plus précis et possèdent un fonds plus spécialisé17), enfin d’autres bibliothèques du réseau. Cette idée du réseau est de plus en plus présente dans l’esprit des bibliothécaires de la Ville de Paris : une bibliothèque ne se sent plus obligée d’acquérir ce qu’a déjà acquis une autre bibliothèque du réseau, surtout si celle-ci est peu éloignée géographiquement (on suppose que les lecteurs peuvent s’y rendre). Par ailleurs, la prise de position par rapport à la librairie commerciale et par rapport à l’école – avec une volonté distinctive souvent marquée – apparaît également déterminante, ainsi que l’idée d’une complémentarité avec les bibliothèques de recherche.

    La collection comme patrimoine / comme corps vivant

    46Le deuxième axe qui traverse la collection est celui du rapport au temps : il oppose la collection comme patrimoine et la collection comme corps vivant. En effet, une collection ne s’établit pas une fois pour toutes, mais évolue au fil du temps en intégrant peu à peu de nouveaux objets. Elle est donc un « corps vivant », c’est-à-dire un ensemble dynamique, qui se constitue progressivement au fil des acquisitions, mais qui doit aussi être périodiquement rafraîchi, par renouvellement des ouvrages abîmés et par élimination des ouvrages obsolètes, élimination essentielle pour rendre plus visibles les ouvrages dignes d’intérêt et pour faire de la place aux nouveautés. L’entretien de la collection pose donc pour la bibliothèque la question de son rapport au temps, entre patrimonialisation et mise à jour, lieu de mémoire réunissant des ouvrages de référence, des livres de fonds, voire les livres marquants d’une époque, et lieu d’accueil des nouveautés de la production – accueil des nouveautés indispensable pour lutter contre l’image d’une bibliothèque vieillotte et poussiéreuse et pour répondre aux besoins actuels de la collectivité. La bibliothèque municipale n’a pas vocation à devenir un lieu de conservation : elle s’en remet pour cette fonction à des bibliothèques patrimoniales. À la Ville de Paris, le dépôt légal de la Bibliothèque nationale de France assure cette importante fonction de conservation. À l’échelle du réseau municipal la réserve joue ce rôle : c’est là que sont stockés les ouvrages éliminés des bibliothèques parce qu’ils ne sont plus guère consultés, mais qui restent susceptibles d’être demandés un jour ou l’autre. Les collections des bibliothèques municipales sont moins destinées à la conservation qu’à l’usage : le renouvellement des ouvrages est une condition sine qua non de son actualité.

    La collection comme idéal / la collection destinée à un usage

    47Le troisième axe de définition de la collection oppose différents ordres de valeur, notamment le symbolique et l’usage. Soit en effet la collection est conçue comme un idéal, qui doit rassembler ce qu’une bonne bibliothèque publique se doit d’avoir « pour la gloire »18, pour la cohérence de sa collection, pour l’image qu’elle veut renvoyer d’elle, même si l’on constate que ces ouvrages ont peu de succès auprès du public. Soit au contraire la collection est conçue comme ensemble de documents destinés à l’usage réel d’une collectivité. Dans les faits, les politiques des bibliothèques oscillent entre ces deux conceptions. Mais on peut dire globalement qu’il s’agit moins de constituer une collection qui serait la quintessence de ce qui existe, une réunion des ouvrages que les bibliothécaires estiment avoir la plus grande valeur, que de réunir parmi les ouvrages existants ceux qui correspondent le mieux à un usage potentiel, donc à la représentation qu’ont les bibliothécaires du lecteur moyen qui fréquente la bibliothèque et de ses attentes.

    La collection comme offre à mettre en valeur / comme réponse à une demande

    48Cette adaptation de la collection à un usage et à un public peut conduire à deux prises de position différentes en termes d’offre et de demande, qui constituent le quatrième axe de définition de la collection. Soit la bibliothèque s’efforce avant tout de répondre à une demande, au risque que celle-ci soit largement conditionnée par la pression médiatique et qu’elle exclue quantité de productions qui font moins de bruit parce que leur auteur, leur éditeur, ou la langue d’origine dans laquelle ils ont été écrits sont moins bien placés dans la République mondiale des lettres19. Soit au contraire la bibliothèque considère qu’elle doit d’abord proposer une offre, c’est-à-dire constituer une collection, définie par des principes de valeur, de diversité et de cohérence, puis mettre en valeur cette collection réfléchie pour susciter une demande, faire naître l’intérêt des lecteurs. Là aussi on constate en pratique une hésitation entre les deux perspectives. Dans la première optique, c’est la demande, donc l’usager, qui est au centre du système, au risque que le succès devienne l’aune de la valeur. Dans le second cas, c’est la collection qui prime, mais l’existence d’une collection n’a de sens que dans la perspective d’un usage : il faut faire connaître, faire valoir la collection, donc en avoir les moyens, en termes de budget, d’organisation du travail, et de capital symbolique. En l’occurrence, les acquisitions et éliminations oscillent entre les deux perspectives : il faut répondre au minimum à la demande pour donner satisfaction aux usagers, pour ne pas les décevoir, donc pour ne pas les perdre. Par ailleurs, le succès ou plutôt l’absence de succès est un critère déterminant, en particulier pour le désherbage des collections. Mais les bibliothécaires (et une part des usagers) considèrent aussi que sa vocation de service public impose à la bibliothèque de rester un lieu de diversité et de découverte, donc une force de proposition.

    49Structurée par ces quatre axes définitionnels, la constitution d’une collection appelle donc une double cohérence : une cohérence interne, faite d’unité et d’équilibre et définie par rapport à une ligne directrice, et une cohérence externe, envisagée par rapport aux missions qu’on se donne et aux destinataires auxquels on s’adresse. De ce fait, les valeurs qui président à la constitution d’une collection oscillent entre idéal et utilisation, entre valeur symbolique et valeur d’usage. Une collection véhicule donc tout un système de représentations et de valeurs, plus ou moins impensées mais qu’il importe de questionner, tout particulièrement quand la collection doit servir une collectivité, ses valeurs et ses ambitions. Enfin, une collection est un ensemble dynamique, vivant, qui évolue, qui s’adapte : les bibliothèques du passé nous semblent pouvoir gagner à être considérées elles aussi comme des « corps vivants » plutôt que comme des catalogues figés.

    Notes de bas de page

    1 Jorge Luis Borges, « La bibliothèque de Babel », Fictions [1941], [Nestor] Ibarra trad., Gallimard, « Folio », 1983, p. 71-81.

    2 Emmanuel Fraisse, Les Anthologies en France [texte remanié d’une thèse de doctorat soutenue en 1995 sous le titre Les Anthologies en France : vers la définition d’un objet littéraire], Puf, 1997, 283 p.

    3 Thèse de doctorat de l’Université de Paris III Sorbonne Nouvelle menée sous la codirection d’Alain Viala et de Gisèle Sapiro : Les Sélections littéraires des bibliothèques de la Ville de Paris aujourd’hui : jeu de valeurs et enjeux.

    4 Pour plus de précisions sur les modalités et les résultats de cette étude, nous renvoyons à notre mémoire : Cécile Rabot, La Formation de valeurs littéraires : le cas des sélections « Coups de cœur » d’une bibliothèque municipale, travail d’étude et de recherche sous la direction d’Alain Viala pour le DEA de Littérature et Civilisation françaises, Université de Paris III Sorbonne Nouvelle, 2005, 174 p.

    5 Livres Hebdo est l’hebdomadaire de référence de la profession. Édité par le Cercle de la Librairie, il recense l’ensemble des parutions de la semaine, d’après les informations communiquées par les éditeurs. Il donne pour chaque ouvrage une courte notice contenant les informations bibliographiques relatives à l’édition et au format, ainsi que quelques lignes de présentation et une mention du public visé.

    6 Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, Éd. de Minuit, 2007, 163 p.

    7 Sur les politiques d’acquisition et la question du rapport entre une bibliothèque et la collectivité dont elle relève, voir Bertrand Calenge, Les Politiques d’acquisition : constituer une collection dans une bibliothèque, Éd. du Cercle de la librairie, 1994, 408 p.

    8 La médiathèque Marguerite Yourcenar est en cours de construction dans le 15e arrondissement de Paris, place d’Alleray. Le projet prévoit qu’elle soit une des plus grandes du réseau.

    9 Sur la division en sections et la place des adolescents, voir Hélène Weiss, « Les bibliothèques pour enfants en quête d’un nouveau modèle », Regards sur un demi-siècle : cinquantenaire du Bulletin des Bibliothèques de France, hors-série coordonné par Anne-Marie Bertrand et Annie Le Saux, Bulletin des Bibliothèques de France, 2006, p. 157-180.

    10 Daniel Pennac, Comme un roman, Gallimard, 1992, 175 p. ; rééd. « Folio », 1995, 197 p.

    11 Gérard Mauger, Claude F. Poliak, « Les usages sociaux de la lecture », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 123, Juin 1998, p. 3-24 ; repris dans Gérard Mauger, Claude F. Poliak, Bernard Pudal, Histoires de lecteurs, Nathan, 1999, 446 p.

    12 Sur les publics des bibliothèques parisiennes, voir Aline Girard-Billon, Jean-François Hersent, « Pratiques des bibliothèques à Paris aujourd’hui : résultats d’une enquête de l’Observatoire Permanent de la Lecture Publique à Paris », Publics et usages des bibliothèques : un défi pour la coopération, colloque organisé par l’OPLPP, Bibliothèque Publique d’Information Centre Georges Pompidou, 1998, p. 39-68. Voir aussi Yves Alix, Stéphane Wahnich, « Une familiarité distante : enquête sur le public des bibliothèques municipales parisiennes », Bulletin des Bibliothèques de France, 2004, t. 49, n° 2, p. 62-73.

    13 Sur la hiérarchie des genres, voir les travaux de Patrick Parmentier, notamment Les Rayons de la bibliothèque : contribution à une étude sociologique de la classification des lectures [thèse de 3e cycle en sociologie sous la direction de Jean-Claude Passeron, Université de Paris VIII, 1982, 299 p.]. Pour un aperçu de ses problématiques, voir son article « Lecteurs en tous genres », Pour une sociologie de la lecture : lectures et lecteurs dans la France contemporaine, Martine Poulain éd., Éd. du Cercle de la Librairie, 1988, p. 125-153.

    14 Sur la définition du terme « classique » et le processus qui fait passer un ouvrage ou un auteur au rang de classique, voir Alain Viala éd., « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques n° 19, automne 1993.

    15 Sur les hiérarchies entre les langues qui existent au sein du champ éditorial, voir Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Éd. du Seuil, 1999, 492 p., et « Consécration et accumulation de capital littéraire : la traduction comme échange inégal », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 144, Septembre 2002, p. 7- 20. Sur la place des littératures traduites dans le champ éditorial français, voir Gisèle Sapiro, « Un révélateur des mutations du marché international du livre : les traductions (1980-2004) », dans Jean-Yves Mollier et François Vallotton éds, Histoire nationale ou histoire internationale du livre et de l’édition, Québec, Nota Bene, sous presse.

    16 Emmanuel Wallon, « La censure par la moyenne », La Censure en France à l’ère démocratique (1848-...), Pascal Ory éd., Bruxelles, Éd. Complexe, 1997, p. 323-332.

    17 Voir B. Calenge, op. cit.

    18 Telle est l’expression employée par une responsable de bibliothèque pour évoquer certaines parties du fonds, dont les ouvrages ne sont quasiment jamais empruntés (entretien du 28 septembre 2006).

    19 Voir P. Casanova, op. cit.

    Auteur

    • Cécile Rabot

      Agrégée ès lettres, doctorante, GRIHL (Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur l’Histoire du Littéraire, Paris III Sorbonne nouvelle - EHESS) et UMR 8035 CSE (Centre de Sociologie Européenne) – Sociologie de la lecture et du champ littéraire.

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    1 Jorge Luis Borges, « La bibliothèque de Babel », Fictions [1941], [Nestor] Ibarra trad., Gallimard, « Folio », 1983, p. 71-81.

    2 Emmanuel Fraisse, Les Anthologies en France [texte remanié d’une thèse de doctorat soutenue en 1995 sous le titre Les Anthologies en France : vers la définition d’un objet littéraire], Puf, 1997, 283 p.

    3 Thèse de doctorat de l’Université de Paris III Sorbonne Nouvelle menée sous la codirection d’Alain Viala et de Gisèle Sapiro : Les Sélections littéraires des bibliothèques de la Ville de Paris aujourd’hui : jeu de valeurs et enjeux.

    4 Pour plus de précisions sur les modalités et les résultats de cette étude, nous renvoyons à notre mémoire : Cécile Rabot, La Formation de valeurs littéraires : le cas des sélections « Coups de cœur » d’une bibliothèque municipale, travail d’étude et de recherche sous la direction d’Alain Viala pour le DEA de Littérature et Civilisation françaises, Université de Paris III Sorbonne Nouvelle, 2005, 174 p.

    5 Livres Hebdo est l’hebdomadaire de référence de la profession. Édité par le Cercle de la Librairie, il recense l’ensemble des parutions de la semaine, d’après les informations communiquées par les éditeurs. Il donne pour chaque ouvrage une courte notice contenant les informations bibliographiques relatives à l’édition et au format, ainsi que quelques lignes de présentation et une mention du public visé.

    6 Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, Éd. de Minuit, 2007, 163 p.

    7 Sur les politiques d’acquisition et la question du rapport entre une bibliothèque et la collectivité dont elle relève, voir Bertrand Calenge, Les Politiques d’acquisition : constituer une collection dans une bibliothèque, Éd. du Cercle de la librairie, 1994, 408 p.

    8 La médiathèque Marguerite Yourcenar est en cours de construction dans le 15e arrondissement de Paris, place d’Alleray. Le projet prévoit qu’elle soit une des plus grandes du réseau.

    9 Sur la division en sections et la place des adolescents, voir Hélène Weiss, « Les bibliothèques pour enfants en quête d’un nouveau modèle », Regards sur un demi-siècle : cinquantenaire du Bulletin des Bibliothèques de France, hors-série coordonné par Anne-Marie Bertrand et Annie Le Saux, Bulletin des Bibliothèques de France, 2006, p. 157-180.

    10 Daniel Pennac, Comme un roman, Gallimard, 1992, 175 p. ; rééd. « Folio », 1995, 197 p.

    11 Gérard Mauger, Claude F. Poliak, « Les usages sociaux de la lecture », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 123, Juin 1998, p. 3-24 ; repris dans Gérard Mauger, Claude F. Poliak, Bernard Pudal, Histoires de lecteurs, Nathan, 1999, 446 p.

    12 Sur les publics des bibliothèques parisiennes, voir Aline Girard-Billon, Jean-François Hersent, « Pratiques des bibliothèques à Paris aujourd’hui : résultats d’une enquête de l’Observatoire Permanent de la Lecture Publique à Paris », Publics et usages des bibliothèques : un défi pour la coopération, colloque organisé par l’OPLPP, Bibliothèque Publique d’Information Centre Georges Pompidou, 1998, p. 39-68. Voir aussi Yves Alix, Stéphane Wahnich, « Une familiarité distante : enquête sur le public des bibliothèques municipales parisiennes », Bulletin des Bibliothèques de France, 2004, t. 49, n° 2, p. 62-73.

    13 Sur la hiérarchie des genres, voir les travaux de Patrick Parmentier, notamment Les Rayons de la bibliothèque : contribution à une étude sociologique de la classification des lectures [thèse de 3e cycle en sociologie sous la direction de Jean-Claude Passeron, Université de Paris VIII, 1982, 299 p.]. Pour un aperçu de ses problématiques, voir son article « Lecteurs en tous genres », Pour une sociologie de la lecture : lectures et lecteurs dans la France contemporaine, Martine Poulain éd., Éd. du Cercle de la Librairie, 1988, p. 125-153.

    14 Sur la définition du terme « classique » et le processus qui fait passer un ouvrage ou un auteur au rang de classique, voir Alain Viala éd., « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques n° 19, automne 1993.

    15 Sur les hiérarchies entre les langues qui existent au sein du champ éditorial, voir Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Éd. du Seuil, 1999, 492 p., et « Consécration et accumulation de capital littéraire : la traduction comme échange inégal », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 144, Septembre 2002, p. 7- 20. Sur la place des littératures traduites dans le champ éditorial français, voir Gisèle Sapiro, « Un révélateur des mutations du marché international du livre : les traductions (1980-2004) », dans Jean-Yves Mollier et François Vallotton éds, Histoire nationale ou histoire internationale du livre et de l’édition, Québec, Nota Bene, sous presse.

    16 Emmanuel Wallon, « La censure par la moyenne », La Censure en France à l’ère démocratique (1848-...), Pascal Ory éd., Bruxelles, Éd. Complexe, 1997, p. 323-332.

    17 Voir B. Calenge, op. cit.

    18 Telle est l’expression employée par une responsable de bibliothèque pour évoquer certaines parties du fonds, dont les ouvrages ne sont quasiment jamais empruntés (entretien du 28 septembre 2006).

    19 Voir P. Casanova, op. cit.

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    Rabot, C. (2009). La constitution d’une collection en bibliothèque de lecture publique : modalités, contraintes, enjeux. In C. Nédelec (éd.), Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités (1‑). Artois Presses Université. https://doi.org/10.4000/books.apu.12436
    Rabot, Cécile. « La constitution d’une collection en bibliothèque de lecture publique : modalités, contraintes, enjeux ». In Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités, édité par Claudine Nédelec. Arras: Artois Presses Université, 2009. https://doi.org/10.4000/books.apu.12436.
    Rabot, Cécile. « La constitution d’une collection en bibliothèque de lecture publique : modalités, contraintes, enjeux ». Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités, édité par Claudine Nédelec, Artois Presses Université, 2009, https://doi.org/10.4000/books.apu.12436.

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    Nédelec, C. (éd.). (2009). Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités (1‑). Artois Presses Université. https://doi.org/10.4000/books.apu.12356
    Nédelec, Claudine, éd. Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités. Arras: Artois Presses Université, 2009. https://doi.org/10.4000/books.apu.12356.
    Nédelec, Claudine, éditeur. Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités. Artois Presses Université, 2009, https://doi.org/10.4000/books.apu.12356.
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