Chapitre 5. L’occupation agricole du bas Moyen Âge et de l’époque moderne (phase 6)
p. 117-133
Texte intégral
1La dernière période identifiée sur le site de l’ancienne Gare routière correspond à la mise en culture des terrains à partir de la fin du Moyen Âge (phase 6). Après une phase d’abandon qu’il n’a pas été possible de bien cerner, l’emprise est occupée par des parcelles cultivées qui, d’après les textes, cohabitaient avec des prés et des moulins installés sur la Tiretaine. Cette configuration a perduré jusqu’à l’époque contemporaine (fig. 120) et l’urbanisation du quartier à la fin du XIXe siècle.
Fig. 120 - Vue de Clermont-Ferrand, à la fin des années 1860, depuis le rebord du plateau Saint-Jacques au sud-est. On y distingue la tour et le moulin de Rabanesse ainsi que la confiturerie Humbert, à l’arrière des parcelles cultivées se développant le long de la Tiretaine du Sud.

5.1. L’ancienne Gare routière des Salins – l’apport des sources écrites (EG)
2L’emprise de la fouille correspond au secteur où se rencontrent les étendues que dénomment, au Moyen Âge, quatre noms de terroirs (ou leurs composés) : Jaude au nord-ouest, les Salins à l’ouest, la Croix de la Pierre à l’est et Rabanesse au sud-est. Au cadastre ancien de 1831, il s’agit, dans la section L dite de Vallière, de la grande parcelle no 237 classée parmi un ensemble de quelques très grandes parcelles sous le nom « (la) Croix de (la) Pierre1 » (fig. 121). C’est en outre une zone basse, drainée par le cours d’eau appelé de nos jours, à la suite de sa canalisation en majeure partie souterraine, Tiretaine du Sud. Au Moyen Âge et jusqu’à l’époque industrielle, les textes le mentionnent comme « rif de Jaude2 », puis « de Naud », enfin « d’Herbet » plus en aval : entre Montferrand et Aulnat, on sait au XIIIe siècle que les eaux proviennent de la Tiretaine du Sud puisqu’elle y est désignée en 1242 comme « l’aigua que hom apella Rabanessa3 », donnée confirmée encore au XVIe siècle4. Le même cours d’eau et ses diverticules pouvaient donc être appelés de différentes manières, au gré des terroirs traversés.
Fig. 121 - Microtoponymie recensée par le cadastre ancien (1831).

3Il serait très difficile de recouper précisément le périmètre exact de la fouille avec les données topographiques qu’offrent les sources écrites. En revanche, à partir des mentions des terroirs depuis Jaude jusqu’à Rabanesse, en passant par le Moulin des Pauvres et la Croix de la Pierre, il est possible de reconstituer dans ses grandes lignes le paysage de ces mêmes terroirs tel qu’il apparaît dans les transactions foncières et les délimitations de droits seigneuriaux encore conservées, pour l’essentiel, dans les fonds seigneuriaux et, dans une moindre mesure, dans les registres notariés. Afin de faciliter la consultation des sources et d’éviter un appareil de notes inutilement lourd, l’ensemble du corpus de textes consulté est présenté en annexe 1 : il s’agit, classées par terroir (respectivement d’amont en aval : Jaude, les Salins, la Croix de la Pierre et Rabanesse) et chronologiquement, des mentions d’éléments de paysage rural ou bâti (villae, églises, moulins) associés aux terroirs considérés.
5.1.1. Données générales sur le paysage aux alentours du site
4Ces quatre terroirs partagent des caractéristiques communes. Ils sont d’abord traversés par la Tiretaine du Sud. Les eaux proviennent pour partie de la Tiretaine qui coule depuis Orcines et Royat et transite depuis le partidou (« répartiteur ») de Saint-Mart (qui crée une diffluence entre la Tiretaine du Sud et la Tiretaine du Nord) par un cours forcé vers le sud de Clermont via Jaude. L’autre partie des eaux est issue du bassin de réception que forme l’amphithéâtre de Vallières entre Chamalières et Beaumont, collectées et réunies au « rif de Jaude », au niveau de l’actuelle place formée par la convergence du boulevard Pasteur et des rues Bonnabaud et Ramond. De plus, les terroirs sont marqués par la présence de moulins (Jaude, Laurens ou des Pauvres, Rabanesse), en nombre cependant beaucoup plus réduit que sur la Tiretaine du Nord, qui en compte au moins 25 entre le partidou de Saint-Mart et Montferrand. Deux données expliquent cela : d’une part, la plus faible pente n’autorise pas l’installation d’un grand nombre de roues utilisant la force hydraulique et la hauteur de chute ; d’autre part, au sud de Clermont, la vaste étendue des zones basses propres aux cultures maraîchères requiert un système complexe de vannes, servant à l’irrigation et au drainage, qui détournent les eaux qui auraient pu alimenter d’autres moulins. Enfin et surtout, ces terroirs juxtaposent des espaces herbagers et humides ouverts (autrement dit des prés) et drainés par le ruisseau de Jaude, des parcelles de cultures maraîchères intensives (vergers, jardins), elles-mêmes associées (ou non) à des vignes, sans oublier des « champs ».
5La viticulture apparaît sous des formes variées, qui permettent d’affiner l’aperçu du paysage médiéval. Le vocabulaire employé, en latin comme en ancien occitan, se distingue par sa diversité : (1) vinea/vin(h)a, (2) trilia/trelia, (3) plantata/plantada, qui désignent respectivement (1) une parcelle de vignes plantées en rang (ce que nous appelons de nos jours une vigne au sens générique), (2) une vigne montante fixée sur des échalas ou paisseaux (paissel en occitan < latin paxillus) voire sur une pergola, et enfin (3) une jeune vigne récemment plantée (et qui sans doute ne donne pas encore de raisin ou n’est encore que d’un faible rapport). Au surplus, la vigne est souvent associée à d’autres éléments de culture voire de bâti : jardins, prés, éventuellement habitation. Pour avancer encore dans la caractérisation du paysage dans un périmètre plus restreint autour de l’emprise fouillée, il importe d’examiner la réalité que recouvre la notion omniprésente de campus/champ, volontairement laissée de côté jusqu’à présent, et d’examiner plus particulièrement le secteur de Rabanesse.
6Campus est, à vrai dire, un faux-ami : traduire par « champ » n’apporterait que confusion, d’autant plus qu’à l’inverse de « terre » ( = labourable), « vigne » ou « pré », le champ, même en français, n’est guère précis. Un campus est une grande pièce de terre, sans affectation agraire particulière, mais qui souvent est bornée sur l’un de ses côtés par un axe viaire important et sur un autre côté par un cours d’eau ; le campus peut être subdivisé en parcelles alloties à des tenanciers ou exploité en faire-valoir direct ; enfin, un campus peut comprendre des vignes jusqu’à s’identifier à un clos de vignes, mais aussi comporter des prés, un moulin et des terres labourables. Le campus est davantage une unité de propriété qu’une unité paysagère et d’exploitation. Dans son enveloppe, on trouve parfois toutes sortes d’espaces agricoles. Le grand nombre de campi dans la dépression humide entre Jaude et Rabanesse, et même plus en aval vers Naud et Herbet, traduit la mise en valeur intensive, que permettent l’abondance de l’eau et les premières terres noires de Limagne, d’espaces parcellisés de taille moyenne, dans un contexte d’appropriation par les élites urbaines de Clermont, bourgeois et chanoines. La mention de listas (français régional « littes », souvent passé en microtoponymie en Auvergne) évoque des parcelles allongées au sein d’une même unité primitive, ayant les mêmes devants et fonds de parcelle (par exemple une voie et un cours d’eau) et souvent vouées à des pratiques culturales différentes mais complémentaires (vigne, pré, jardin, verger, friche, etc.).
5.1.2. Rabanesse et son environnement
7Rabanesse n’est pas un cas isolé de microtoponyme5 associé à un manse, quelques maisons, une église et un moulin : Jaude (les Salles), Saint-Julien (de Jaude ou de Vallières), Ségur, Herbet, Gandaillat répondent au même schéma d’anciennes villae attestées autour de l’an mil et rétrogradées en simple nom de terroir ou lieu-dit sans habitant permanent, hormis éventuellement un logis ecclésiastique ou, dans le cas d’Herbet, la léproserie avec ses clercs et ses malades. Mais Rabanesse est assez proche de l’emprise des fouilles pour qu’on examine attentivement les données textuelles, riches dès les alentours de l’an mil, relatives à ce site.
8Dans la seconde moitié du Xe et dans la première moitié du XIe siècle, Rabanesse est une villa, autrement dit une unité de peuplement comprenant plusieurs exploitations paysannes à caractère familial6. L’acte de 958/959 donne une description riche et précise d’une partie de la villa : a Rabanisça trilia una cum mansione, et vinea cum orto et mansione. Cette mention mérite qu’on s’y arrête en détail. Dans la villa, citée comme telle en 1043 et où se trouve alors aussi un campus, une unité de propriété et d’exploitation est désignée comme trilia : son élément constitutif le plus important est formé par un ensemble de vignes montées sur treillis (paisseaux ou échalas) et la maison (mansio) n’en est qu’un élément secondaire ou une dépendance. On trouve aussi une vinea (parcelle en vigne) dont dépendent un jardin et une habitation. Il s’agit donc de deux exploitations viticoles recourant à des plantations de types différents, le tout au sein d’un ensemble plus vaste d’exploitations voisines les unes des autres, appelé villa.
9Les données textuelles des XIIe-XIVe siècles, très riches en détails, particulièrement au XIIIe siècle, confirment l’association de vignes, de jardins et de prés mais aussi l’existence, révélée par la toponymie (1362), de viviers ou pêcheries (occitan pescheyr < latin piscarium) en lien avec le bief du moulin. À partir du XIIIe siècle au plus tard, Rabanesse n’est plus un lieu habité. Vers 1219-1222 on relève des trelias dans des prés, tandis que le tènement cédé par le legs testamentaire d’un chanoine de Clermont en 1256 comprend une vigne et un campus dans la même unité de propriété. Un texte de 1368 fournit des données hydrographiques précises : le microtoponyme la Porta dals Ortz de Rabanessas établit indirectement l’existence non seulement de jardins (ortz) déjà assez anciennement aménagés et drainés pour être passés dans la toponymie, mais surtout d’une vanne ou prise d’eau (l’un des sens de porta7) destinée à assurer leur irrigation aux heures et jours établis contractuellement par dérivation des eaux, à usage privé, depuis le ruisseau commun dont le caractère collectif ou public est admis (rivus communis). Des accords entre usagers riverains d’un même cours d’eau, organisant la répartition horaire et hebdomadaire des prises d’eau, sont connus aux XIIIe et XIVe siècles pour des zones proches, à Chamalières (Tiretaine du Nord), aux Bughes (sur la Champanelle, partie basse de l’actuel Rivaly, affluent de rive gauche de la Tiretaine du Nord) ou au bois de Cros (ruisseau de Jaude), ou encore bien plus en aval sur l’Artière entre Lussat et Malintrat (Grélois 2004). Est encore associée à Rabanesse une source, suffisamment importante pour figurer, dans l’argumentaire développé par les Clermontois en faveur de la construction et de l’adduction en eau d’une fontaine en ville (la future Fontaine d’Amboise), avec Fontgiève (sur la Tiretaine du Nord) et Font Bourgnon (sur la Champanelle) parmi les trois plus importants points où les habitants viennent remplir leurs récipients ; servant à alimenter les jardins (irrigation), les viviers et un point d’eau essentiel à la vie des Clermontois à la fin du Moyen Âge, cette source pourrait correspondre à la résurgence encore visible en bordure du plateau Saint-Jacques dans la cour d’un immeuble situé rue Desdevises-du-Dézert8.
10À proximité de Rabanesse, à l’est de la route de Beaumont (actuelle rue de Rabanesse), se trouvent deux églises dédiées l’une plus au sud, comme beaucoup de chapelles situées au sud des villes en direction de Compostelle, à saint Jacques9, l’autre plus au nord à saint Priest, évêque de Clermont mort en 676 (ailleurs appelé saint Prix, Préjet ou Projet)10. Saint-Jacques et Saint-Priest, églises épiscopales peu avant l’an mil, restent des biens de l’Église de Clermont, plus précisément dans les mains du chapitre cathédral, à la fin du Moyen Âge. Ni paroissiale ni prieurale, l’église Saint-Jacques n’est alors pas desservie régulièrement, trop proche de Clermont (la paroissiale et collégiale Saint-Genès dessert le sud de la ville) et dépourvue d’habitants, alors qu’aux Xe et XIe siècles il y avait à Rabanesse, on l’a vu, une villa avec des bâtiments annexes ; une seule procession annuelle, à la fête de saint Jacques, attestée en 1263 et dans le missel de Clermont, est l’occasion d’y célébrer une messe. Quant à Saint-Priest, qu’un texte tardif qualifie mystérieusement de « prieuré », son nom reste associé à une dîmerie située au sud de Clermont, depuis la Croix de la Pierre au nord jusqu’à Saint-Amandin (actuellement à la rencontre des rues Étienne-Dolet et des Gourlettes) et à Vallières au sud : la dîme des récoltes en avait été donnée, par une clause testamentaire, en 1263, par Guillaume de Cébazat, doyen du chapitre cathédral, désireux de doter l’institution qu’il avait servie comme dignitaire de moyens suffisants afin de fonder dans la cathédrale une vicairie perpétuelle pour le salut de son âme11 ; il se peut que Saint-Priest ait donc perduré, sans présence ecclésiastique, sous le nom de prioratus à vocation strictement économique, comme simple dépendance du chapitre ou grange destinée au stockage du produit de la dîme éponyme.
5.1.3. Identification et caractérisation du site fouillé à la lumière des textes
11L’ensemble bâti de l’ex-Chambre d’Agriculture (actuels Crédit Agricole et MSA Auvergne), occupé partiellement par la Maison de la Culture, recouvre l’emplacement d’un ancien moulin, appelé au cadastre de 1831 « moulin des Pauvres » (section L, parcelles 233-235 et section N, parcelles 1540-1543, 1550). Les « Pauvres » renvoient au propriétaire du moulin sous l’Ancien Régime, l’Hôpital des Pauvres (Hospitale Pauperum), autrement dit à l’hôpital de Clermont, d’abord appelé Saint-Barthélemy et situé entre le bas de la rue des Gras, la place Saint-Pierre, la place Gaillard et le secteur nord-est de l’enceinte (approximativement matérialisé par l’actuelle avenue des États-Unis), appelé ensuite Hôpital général à l’époque moderne, puis reconstruit entre 1767 et 1773 au sud de la ville (Hôtel-Dieu de Clermont-Ferrand)12. À la fin du XIIIe siècle et au tout début du XIVe siècle, ce moulin est la propriété d’un certain Hugues Laurent (Hugo Laurens13) qui lui valut longtemps, encore au moins à la fin du XVe siècle, le nom de « moulin Laurens ». La famille Laurens semble durablement possessionnée dans le secteur puisqu’un Johan Laurens détient un jardin à la Croix de la Pierre en 1242 et qu’un homonyme et probable aïeul, n’Ugo Laurens (chez qui la particule honorifique en/n’ dénote une forme de supériorité sociale), possède vers 1220 deux jardins (orts) et un champ à Rabanesse. Ces éléments suggèrent qu’au Moyen Âge, en tout cas aux XIIIe et XIVe siècles, l’usage du toponyme Rabanesse s’étendait jusqu’au « moulin Laurens » et donc touchait les Salins, hypothèse corroborée par le fait que le terroir de Saint-Julien14 reçoit comme désignation complémentaire tantôt « de Vallières15 », tantôt « de Jaude16 » (1257), tantôt « de Rabanesse17 ». Quant à la Croix de la Pierre, elle désignait alors non pas une aire aussi vaste que sur le cadastre de 1831 (des Salins à l’actuelle rue Kessler) mais seulement le carrefour formé aujourd’hui par la convergence de l’avenue Vercingétorix, de la rue de Rabanesse et du boulevard François-Mitterrand, appelés sur le plan cadastral de 1831 respectivement rue de Saint-Jacques, chemin de Beaumont à Clermont et chemin du Moulin des Pauvres.
12Les structures médiévales dégagées lors de la fouille, trous de poteaux et fossés, suivent l’orientation générale du cours de la Tiretaine du Sud connu en 1831. Elles semblent donc associées à l’érection de treillis destinés autant à stabiliser le terrain, au moyen de haies vives faisant office de clôture dans une zone de maraîchage, qu’à soutenir des vignes sur échalas (paisseaux) ou tonnelle (pergola). Plus généralement, elles attestent, sans surprise, l’existence d’une agriculture maraîchère intensive et spéculative aux portes de la ville, dont profitent les propriétaires les plus en vue, que ce soient des particuliers (clercs, bourgeois) ou des institutions ecclésiastiques (hôpital, chapitres, communautés régulières).
13Les seigneuries ecclésiastiques semblent avoir joué un rôle déterminant dans l’éradication systématique des écarts à proximité des villes ou des bourgs castraux, singulièrement le long des cours d’eau où elles ont profité du départ des habitants pour intensifier la mise en valeur des terroirs dégagés, tantôt sous la forme de prieurés à vocation purement économique (ainsi par exemple pour les moines de La Chaise-Dieu les prieurés de Marmilhat en Limagne entre Aulnat et Lempdes ou de Saint-Julien de Jaude près de Clermont), tantôt par le développement de viviers et de jardins destinés à satisfaire les besoins alimentaires de la clientèle urbaine : ainsi le chapitre cathédral et l’hôpital de Clermont, le second dépendant du premier, au sud de Clermont, entre Jaude et Rabanesse. Le site de l’ancienne Gare routière s’insère manifestement dans ce schéma.
5.1.4. Vignes sur échalas et façon de la vigne
14Si l’hypothèse la plus probable relativement aux piquets observés en fouille les identifie à des paisseaux de vigne, quelques textes médiévaux, entre le XIe et le XVe siècle, permettent d’éclairer cette pratique viticole aux environs de Clermont. Dans une région où les zones humides propres à la production d’osier et les bois-taillis, distincts des pâtures et des forêts de haute futaie, représentent des espaces relativement rares et donc aussi spéculatifs que réglementés, on rencontre des mentions de parcelles agricoles associant vignes montantes (« treilles ») et saulées (salzeta, salzeda), mais aussi des dispositions juridiques contraignantes pour les tenanciers ou les locataires de parcelles, qu’il s’agisse de corvées ou d’obligations culturales.
15Dans le second quart du XIIe siècle, l’évêque Aimeri et les chanoines de Clermont donnent au prévôt de la cathédrale la terre que les chanoines possèdent, au titre de leur mense, dans le village de Ternant et dans d’autres localités voisines également situées dans la paroisse d’Orcines. En contrepartie, le prévôt est tenu de procurer chaque année aux chanoines 15 charretées de bois et 7 charretées de paisseaux au moyen de corvées assurées par des bœufs à ses frais18. Cette disposition complète de semblables corvées imposées à trois manses situés aussi à Ternant et donnés aux chanoines de Clermont en 101719. Bois d’œuvre ou de chauffage d’une part, paisseaux pour la vigne d’autre part traduisent la complémentarité économique entre la montagne qui les produit et la plaine de Limagne, y compris la ville de Clermont, qui les utilise dans la construction, le chauffage et la viticulture.
16La façon de la vigne donne lieu à une stricte réglementation de pratiques nécessitant une main-d’œuvre nombreuse, notamment dans les grands clos de vignes des seigneuries ecclésiastiques. La comptabilité de l’abbaye bénédictine de Beaumont fait ainsi état, en date du 20 février 1295 (n. st.), d’un paiement réalisé au nom de l’abbesse, par l’intermédiaire de l’un des prêtres qui lui servent d’agent seigneurial, « aux ouvriers des saules et du bois [pour faire] des treilles20 », probablement pour des vignes situées près de l’abbaye et de l’Artière. D’après un accord intervenu en 1452 entre l’évêque de Clermont d’une part et les consuls et habitants de Chauriat d’autre part, ces derniers sont, depuis fort longtemps, assujettis à des corvées pour la mise en valeur d’une vaste vigne de 40 œuvres que l’évêque possède à Vertaizon, la première opération consistant en la fabrication de paisseaux à partir du bois pris dans la saulée du pré de l’évêché21. Le chapitre de Chamalières concède en 1270, moyennant le cens élevé de 50 sous par an, à pas moins de 13 tenanciers, une trilia à Chamalières, « pour faire des jardins, des maisons, des saulées ou d’autres [formes de] tenures22 » : dans ce cas précis, le montant de la redevance, le nombre de preneurs et les contraintes d’usage correspondent à une vaste parcelle seigneuriale accensée collectivement.
17Une recherche lexicale dans les archives médiévales montre que la notion de trilia désigne une parcelle couverte de vignes montées sur échalas – non une treille au sens actuel du mot – et qu’elle est associée à des vignes situées parfois sur des pentes (au nord-est de la butte clermontoise et du quartier du Port), la plupart du temps le long des cours d’eau, non loin des saulées (salzeta) ou oseraies (vitgeria). Il en va ainsi en 1474 d’une vigne de xii euvres avecques une vigerie et ung bois contigu, assis a Chamalieres23. Dans la vallée de la Tiretaine (du Nord), entre les moulins qui s’égrènent à un rythme soutenu, les « treilles » sont bien attestées, d’amont en aval, à Saint-Victor (en limite de Royat et de Chamalières)24, à Chamalières même25, à Saint-André26, dans la juridiction de Clermont autour du pont de Fontgiève au Clos Roger Amic et à Saint-Cirgues27, en aval de Saint-Alyre à Saint-Bonnet, Barnier et Chatus28. Sur la Tiretaine du Sud, des « treilles » sont mentionnées à Jaude29, Rabanesse30, la Pradelle31. Un sondage semblable dans la documentation textuelle à propos du terme vi(t)geria (< latin *viticaria), confirme la proximité entre les vignes sur échalas et les oseraies. Dans l’espace considéré, on rencontre vigeria à Royat (Bains de Saint-Mart32), à Chamalières (Fontmaure33, l’Escorchade), à Saint-André34, à Saint-Alyre (nom de terroir las Vigerias, près du Pont Naturel alors appelé d’Aqua Salsa35), à Saint-Cassi (Boutaric36), à las Chanaulx (aujourd’hui les Chanelles)37, à Chatus38. Dans tous les cas, vignes sur paisseaux et saulées se déploient entre le cours naturel et les dérivations de la Tiretaine et du ruisseau de Jaude.
18Le secteur de l’ancienne Gare routière, entre Jaude et Rabanesse, n’échappe pas à ce schéma. En 1353 (n. st.), le preneur du moulin de Jaude, Jeannin Rebillard alias Olivier, doit planter à ses frais une oseraie dans des tranchées creusées à cet effet, ainsi que d’autres arbres, tandis que le propriétaire, Jacques Laurent, s’en réserve les revenus, preuve que la plantation est lucrative et justifie à cet égard des obligations culturales à l’intérieur d’un espace lui-même enclos : osiers pour faire les échalas, arbres fruitiers formant un verger39. Il se peut même que ce texte se rapporte ni plus ni moins à tout ou partie de l’emprise de la fouille.
5.2. La mise en culture des terrains à partir de la fin du Moyen Âge (JO)
19Les vestiges identifiés lors de la fouille se présentent sous la forme de tranchées parsemées de piquets40 en bois. Ils correspondent à des plantations et sont associés à quelques fosses attribuées à la même phase (fig. 122).
Fig. 122 - Plan des vestiges de la phase 6 sur fond cadastral.

5.2.1. Remarques préliminaires
20L’occupation médiévale et moderne a été mise en évidence au cours du terrassement préalable à la fouille (fig. 123). S’agissant d’une découverte totalement inattendue – le diagnostic de 2007 n’avait pas permis d’en percevoir les traces –, la stratégie d’intervention a dû être adaptée afin de documenter au mieux le site. Par la suite, un nouveau décapage général était en effet nécessaire pour atteindre les niveaux antiques sous-jacents, dont l’analyse devait être menée selon un calendrier d’opération inchangé. La plupart des tranchées (74 %) ont ainsi fait l’objet de sondages ponctuels, le plus souvent à leurs extrémités, et certaines ont été intégralement étudiées (19 %). Seules 7 % n’ont pas été fouillées. Bien que non exhaustive, cette approche a permis de rassembler une importante documentation (plans, coupes, prélèvements sédimentaires) qui autorise un certain nombre d’hypothèses sur l’identification du site.
Fig. 123 - Vue en direction de l’est du site médiéval et moderne en fin de décapage.

21L’état de conservation des vestiges est extrêmement variable. Par endroits, les tranchées ont totalement disparu et ne sont plus qu’indirectement perceptibles sous la forme d’alignements de piquets ou de trous de piquets. D’une manière générale, les structures sont mieux préservées en partie occidentale de l’emprise, notamment au sud-ouest. Elles ont été identifiées au niveau des couches de destruction du site antique dans les deux tiers nord de l’emprise et, en partie sud, à partir des dépôts sableux du cours d’eau désormais colmaté.
5.2.2. Les vestiges
22La phase 6 a livré 73 tranchées – auxquelles il convient d’ajouter, lorsque les tranchées ne sont pas conservées, 37 alignements de piquets –, 2 073 piquets ou trous de piquet et 11 fosses. Il n’est évidemment pas question de les décrire dans le détail ici, mais plutôt d’en synthétiser les principales caractéristiques utiles à leur interprétation.
5.2.2.1. Les tranchées et la définition des parcelles
23Malgré quelques légères divergences, en partie imputables à la chronologie, les tranchées et alignements sont globalement orientés sur les points cardinaux. La plupart suivent un axe nord-sud. Les exemplaires orientés est-ouest permettent de distinguer différentes parcelles cultivées41 dont elles constituent les limites (fig. 124).
Fig. 124 - Organisation en parcelles des vestiges de la phase 6.

24La première (I) occupe le tiers nord de l’emprise de fouille. Elle est délimitée au sud par une double rangée de tranchées orientées est-ouest, qui ne se prolonge pas au-delà de l’angle que forme l’une d’entre elles avec son retour en direction du nord. À l’intérieur, l’orientation des creusements est presque toujours la même. Un seul recoupement a été observé au nord, mais la tranchée la plus récente est d’une largeur inhabituelle pour ce secteur de l’emprise et aucune trace de piquets n’y a été détectée, si bien qu’elle pourrait avoir été implantée après l’occupation agricole des lieux. L’espacement moyen entre les rangs42 est plus important à l’est (2,96 m) qu’à l’ouest (1,58 m). Dans ce secteur, la densité des aménagements y est bien plus forte et il est possible qu’il s’agisse de creusements successifs. Il est toutefois impossible de l’affirmer, faute de recoupement.
25La deuxième parcelle est située en partie occidentale (II). Il s’agit du seul secteur où au moins trois périodes de mise en culture ont été détectées grâce à l’observation des différentes orientations et des relations stratigraphiques entre les tranchées (fig. 125). Le mobilier recueilli dans les comblements ne permet cependant pas de proposer une chronologie absolue pour chacune d’entre elles. Pour les deux premières périodes, l’espacement moyen entre les rangs est respectivement de 1,82 m et de 2 m.
Fig. 125 - Proposition de phasage des aménagements de la parcelle II.

26Les plantations perceptibles au sein de la parcelle III, en partie centrale de l’emprise, sont nettement moins nombreuses. Bien que le plan soit lacunaire, le maillage semble avoir été relativement dense si on se fie aux quelques ensembles conservés (espacement moyen : 1,24 m). La tranchée qui, au centre de la parcelle, présente une orientation nettement divergente a livré de la faïence dans son comblement et doit donc être écartée.
27Une double rangée de tranchées orientées est-ouest sépare les parcelles II et III au nord des parcelles IV et V au sud. Elles ménagent un espace d’une largeur moyenne de 2,50 m, à l’emplacement de l’ancien bras de la Tiretaine. Bien que ce dernier soit depuis longtemps colmaté, l’humidité et la nature du sous-sol – très sableux – constituaient peut-être une contrainte importante pour les aménagements agricoles dans ce secteur. La distinction entre les parcelles IV et V s’appuie sur la présence de l’angle que forment deux tranchées approximativement au centre de l’emprise, suivant un schéma déjà reconnu en partie sud-ouest de la parcelle I. Enfin, au sud, plusieurs creusements observent une orientation est-ouest et pourraient marquer une nouvelle limite, mais il est difficile de le certifier. Il est également possible que ces tranchées matérialisent plusieurs phases d’aménagement de l’espace, mais la réflexion est là encore entravée par l’absence de recoupement – hormis celui de la longue tranchée courbe identifiée au nord-est et qui n’est pas prise en considération ici. Au sein de la parcelle IV, l’espacement moyen entre les quelques paires de tranchées conservées est compris entre 1,28 et 2,02 m. Il est de 1,18 à 1,84 m au sein de la parcelle V.
28Les tranchées (fig. 126, 127) ont une profondeur comprise entre 0,03 et 0,80 m. Leur largeur varie de 0,25 à 2,80 m, mais, pour près de 92 % d’entre elles, celle-ci est inférieure au mètre, avec une moyenne de 0,60 m.
Fig. 126 - Exemples de tranchées de plantation : les tranchées 104 et 1305.

Fig. 127 - Exemples de tranchées de plantation : les tranchées 251 et 398.

29Compte tenu de l’état de conservation des vestiges, les observations morphologiques ont une portée limitée. Il explique ainsi, très probablement, la surreprésentation des profils à parois évasées vers le haut, qui constituent un peu plus de la moitié des exemplaires documentés, contre environ un quart de creusements à parois verticales (fig. 128). Le fond des tranchées est le plus souvent irrégulier (fig. 129), ce qui est peut-être lié, au moins en partie, à la nature des couches encaissantes, pour la plupart formées de gravats issus du démantèlement des constructions antiques.
Fig. 128 - Aspect des parois des tranchées.

Fig. 129 - Aspect du fond des tranchées.

30Dans une écrasante majorité des cas, les tranchées présentent un comblement unique (95,9 %). Lorsque ce n’est pas le cas, la distinction est extrêmement ténue. Elle repose parfois sur la présence d’éléments architecturaux utilisés pour caler les piquets, lorsque ces derniers n’ont pas été installés dans un creusement prévu à cet effet. Les parois ne montrent aucune trace d’érosion et les comblements proviennent des terres extraites lors du creusement des tranchées. Ces dernières ont donc été remblayées rapidement après leur ouverture et la mise en place des piquets.
5.2.2.2. Les piquets et trous de piquet
31Sur les 2 073 piquets répertoriés, 269 ont été dégagés dans les sondages manuels pratiqués au sein du comblement des tranchées. L’essentiel des observations qui suivent repose sur l’analyse de ces piquets, qui représentent 13 % de l’ensemble.
32La plupart sont situés en bordure des tranchées (fig. 126, 127, 130). Ils peuvent également être disposés en rangs multiples (fig. 127), ce cas de figure étant fréquemment rencontré pour les tranchées interprétées comme des limites de parcelle. Ces dernières pourraient ainsi avoir fait l’objet de réaménagements plus fréquents, mais il est également possible d’envisager la présence de clôtures utilisant les mêmes supports.
Fig. 130 - Disposition des piquets au sein des tranchées.

33Sur les 269 piquets mis au jour, 246 (91,4 %) sont placés dans des trous qui, le plus souvent, adoptent une forme circulaire (60,2 %) ou ovale (29,3 %). Quelques exemplaires étaient simplement posés au fond des tranchées et maintenus par leur comblement. Les calages sont rares (8,2 %) et, lorsqu’ils ont pu être mis en évidence, ce sont des pierres volcaniques ou, plus rarement, des éléments en terre cuite architecturale qui ont été employés (fig. 126).
34Aucun exemplaire n’est évidemment conservé dans son intégralité et le sommet des piquets est parfois réduit à l’état de miettes. Là encore, nous nous appuierons donc uniquement sur les résultats des sondages manuels pour décrire leurs caractéristiques. Leur longueur varie entre 0,05 et 0,62 m, pour une moyenne de 0,26 m. Leur diamètre est compris entre 0,04 et 0,12 m, la plupart mesurant entre 0,06 et 0,08 m. Les pièces de bois sont grossièrement travaillées. Beaucoup ont sans doute été choisies en fonction de leurs dimensions et de leur rectitude, afin de limiter le façonnage, et certaines conservent encore leur écorce. Seule la partie inférieure des piquets a parfois été taillée à la hache, selon différentes modalités (fig. 131). Les traces d’outil peuvent parfois correspondre à la découpe de branches et/ou à l’abattage de jeunes pousses. Enfin, bien que sélective, l’étude xylologique de quelques piquets indique qu’ils proviennent soit de peupliers (Populus sp.), soit de saules (Salix sp.). L’aspect, la couleur et l’écorce de la plupart des autres piquets prélevés montrent qu’ils sont probablement issus, eux aussi, de salicacées.
Fig. 131 - Aspect de la partie inférieure des piquets.

5.2.2.3. Les autres vestiges médiévaux et modernes
35D’autres vestiges, nettement moins nombreux, ont également été attribués à la phase 6. Il s’agit principalement de fosses dont l’étude n’a pu être que partielle.
36L’une d’entre elles mérite néanmoins une attention particulière en raison de sa morphologie (fig. 132) et des indices d’activité que l’analyse de son comblement a permis de mettre en évidence. Identifiée dans l’angle nord-ouest de la parcelle III, cette excavation circulaire de 1,12 m de diamètre est profonde de 0,44 m. Elle présente des parois aménagées, formées de deux rangs de pierres volcaniques liées à la terre. Son comblement, particulièrement organique, a livré plusieurs pièces de cuir, dont un fragment de chaussure datée du début du XVIe siècle. L’étude palynologique d’un prélèvement sédimentaire a en outre révélé une importante quantité de pollens de Cannabis-type. Cette fosse a donc peut-être été utilisée pour le rouissage, pratique qui consiste à tremper des végétaux – comme le chanvre – dans une eau stagnante afin d’en détacher les fibres pour les utiliser dans le cadre d’un artisanat textile. Les dépôts accumulés au fond des bassins ou des fosses pouvaient également servir d’engrais (Jarrige 2013 : § 10).
Fig. 132 - La fosse aménagée.

5.2.3. La chronologie des aménagements
37La chronologie de la phase 6 repose sur la confrontation des résultats issus de l’étude du mobilier et des mesures d’âge radiocarbone (fig. 133).Dans le premier cas, et à l’exception des éléments en cuir précédemment mentionnés dans le comblement de la fosse aménagée, l’essentiel des informations provient de la céramique (NR = 1 403 ; NMI = 216). Le matériel le plus ancien permet de fixer un terminus post quem au milieu du XIIIe siècle. Les fourchettes chronologiques sont parfois plus larges – par exemple, XIVe-XVIe siècles comme pour certaines tranchées de la parcelle II (périodes 1 et 2) –, voire impossibles à déterminer faute d’élément caractéristique. Seule une tranchée, située dans la parcelle I, semble avoir été comblée à l’époque moderne et une autre, déjà mentionnée et probablement de nature différente (parcelle III), à l’époque contemporaine. Afin de compléter ces données, dix datations radiométriques ont été effectuées43. Le choix s’est porté sur cinq tranchées au sein desquelles nous avons sélectionné, d’une part, un piquet et, d’autre part, un échantillon de matière organique (graine, brindille) issu du comblement. La comparaison des résultats devait nous permettre de déterminer si la mise en culture du site, datée grâce aux piquets, était contemporaine du comblement des tranchées ou si ce dernier correspondait, au contraire, à un abandon du site. La première solution fut la bonne, comme le laissaient présager les quelques éléments mentionnés plus haut. En effet, à une exception près, les datations sont très proches et leur confrontation a permis de proposer une fourchette chronologique resserrée autour des années 1444-1472.
Fig. 133 - Datation des vestiges de la phase 6.

38En conséquence, si l’exploitation des terres longeant la Tiretaine a sans doute débuté plus tôt – comme le montrent à la fois les textes et le mobilier céramique –, les données issues de la fouille sont centrées sur le bas Moyen Âge, avec des datations absolues autour du milieu du XVe siècle. Les quelques recoupements ainsi que les évolutions perceptibles au sein de la parcelle II montrent une certaine pérennité de ces activités, qui se sont probablement poursuivies au cours de l’époque moderne d’après l’étude du mobilier céramique.
5.2.4. Bilan : un vignoble en périphérie de Clermont
39Les vestiges de la phase 6 du site de l’ancienne Gare routière témoignent de l’exploitation des terres situées dans la vallée de la Tiretaine, mises en culture selon la technique du défoncement en tranchées. Celles-ci respectent principalement une orientation nord-sud, globalement conforme à celle du cours d’eau voisin. Elles n’ont pas pour autant une fonction drainante, puisque l’analyse de leur comblement a montré, d’une part, l’absence de circulation d’eau au sein des tranchées et, d’autre part, le remblayage rapide des structures avec les terres issues de leur creusement. L’étude des microfossiles provenant de ces contextes a par ailleurs permis d’identifier des marqueurs d’érosion (champignon HdV-207 Glomus), qui témoignent du fréquent remaniement des sols.
40D’après les sources écrites, ce secteur de Clermont est en effet exploité dès le Xe siècle. Il apparaît – entre autres – sous le nom de Rabanesse, qui est une villa rassemblant plusieurs exploitations agricoles, parmi lesquelles figurent des vignes. Entre le XIIe et le XIVe siècle, les textes dressent le portrait d’une vallée où se côtoient vignes, prés et jardins. Les données paléoenvironnementales confirment la conquête progressive du milieu, avec un recul des essences arborées, des taxons hygrophiles ou aquatiques et des algues. La zone semble donc à nouveau drainée et, parmi les carporestes issus de la flore sauvage, ce sont les adventices des cultures sarclées ou des jardins qui dominent, après les plantes rudérales.
41Ces analyses fournissent également quelques pistes pour identifier la nature des cultures pratiquées dans le secteur. Les prélèvements effectués dans les tranchées ont révélé 518 carporestes de Vitis vinifera (vigne cultivée), soit 14,9 % des restes identifiés pour cette période. Ils représentent 37,3 % des fruitiers. À titre de comparaison, les proportions obtenues pour l’Antiquité sont respectivement de 1,5 % des restes et de 20,3 % des fruitiers. Ces résultats semblent traduire, a minima, l’existence de vignes dans les environs immédiats du site. En effet, les tranchées ont été remblayées peu de temps après leur creusement, si bien que les carporestes issus des comblements ne peuvent pas réellement être attribués aux plantations elles-mêmes. Ils peuvent en revanche provenir de terres prélevées à proximité pour amender les sols.
42Bien qu’elle ne permette pas de distinguer la vigne cultivée de la vigne sauvage, la palynologie fournit d’autres indices. Trois échantillons ont en effet livré des taux de 0,62 %, 0,97 % et 1,47 %. Ces derniers peuvent paraître très faibles, mais il convient de rappeler la mauvaise dissémination des pollens de vigne (Bouby, Marinval 2001 : 17-18). Ainsi, dans les régions viticoles actuelles, Vitis excède rarement 0,5 % dans les diagrammes polliniques, sauf dans les mousses situées au pied des ceps (Gauthier, Joly 2003 : 204-205).
43Pour leur part, les textes comportent également de multiples références à la culture de la vigne (vinea/vin(h)a) sur le terroir de Rabanesse. Le vocabulaire employé désigne plus particulièrement, dans certains cas, des vignes conduites sur échalas (trilia/trelia). Il fait écho à une technique (Guyot 1864 : 80-86) que les très nombreux piquets en bois mis au jour sur le site de l’ancienne Gare routière permettent également d’identifier. Selon J. Guyot, les vignerons du Puy-de-Dôme avaient largement recours aux échalas qu’ils utilisaient en grand nombre (Guyot 1863 : 31) et pour lesquels ils employaient du bois de sapin, de saule ou de peuplier (Guyot 1863 : 42), ces deux dernières essences étant justement celles qui ont été reconnues sur le site. Le caractère exceptionnel de cette découverte tient à la forte humidité du sous-sol, alors que sur les sites viticoles antiques, nettement mieux connus que ceux de la période médiévale (Boissinot, Puig 2005 ; voir cependant Carpentier, Giazzon, Marcigny 2009 ou encore Rabasté, Marchaisseau, Pichard 2019), ce sont uniquement des trous de poteau qui laissent supposer l’existence de cette pratique (Monteil et al. 1999 : 85 ; Garcia, Chevrier 2010 : 528-531 ; Garcia 2011 : 102-103).
44Le dernier terme fréquemment employé dans les sources écrites – plantata/plantada – désigne une vigne plantée récemment. On pourrait alors suggérer l’existence de pépinières destinées à la culture de jeunes pousses en s’appuyant sur l’absence des racines et des ceps, alors que de nombreux éléments en bois sont conservés. La plupart des tranchées n’ont néanmoins livré que leur partie inférieure, qui témoigne avant tout des travaux préparatoires et dont les comblements pourraient plutôt relever d’opérations d’amendement préalable, la culture de la vigne devant être superficielle pour donner de bons résultats (Guyot 1864 : 76-77). De plus, elles pourraient avoir été creusées plus profondément que nécessaire afin de faire face aux problèmes liés à l’humidité et à la nature du sous-sol, riche en gravats (Guyot 1863 : 13-14).
45On notera enfin l’absence de traces de provignage, élément discriminant le plus fiable pour identifier une vigne. Néanmoins, ce procédé, qui consiste à coucher un cep dans une fosse attenante – et souvent perpendiculaire – à la plantation d’origine pour la multiplier, a pu être mis en œuvre au sein des tranchées elles-mêmes (Boissinot, Puig 2005 : 22-23, qui signalent la fréquence des provins installés dans l’axe des premières plantations au sein des vignobles du Roussillon et du Languedoc occidental entre le XIIe siècle et le milieu du XIVe siècle). Les vignerons locaux ne semblent cependant pas avoir eu beaucoup recours à cette technique (Guyot 1863 : 23-24).
46Ces différents arguments plaident en faveur de l’identification de vignes sur le site de l’ancienne Gare routière. Cinq parcelles au moins peuvent être distinguées. Aucune n’a été reconnue dans son intégralité, mais la parcelle I avait une superficie supérieure à 1 300 m². Il est cependant difficile de proposer une estimation de la densité des plantations puisque chaque piquet ne correspond pas nécessairement à un pied et que leur contemporanéité n’est pas assurée. Certains ont par exemple pu faire office de supports pour des clôtures ou des haies, ou encore participer d’un système de stabilisation des terres à proximité du cours d’eau.
Notes de bas de page
1 La Croix de la Pierre, élément saillant du paysage, était érigée sur la voie de Clermont à Beaumont, à peu près à l’angle actuel du boulevard François-Mitterrand et de l’axe nord-sud que constituent l’avenue Vercingétorix et la rue de Rabanesse. La motivation du toponyme s’explique probablement par la présence pérenne d’une borne miliaire antique (datée de l’empereur Claude) sur un axe majeur contournant par le sud l’agglomération antique d’Augustonemetum, que Pierre de la Ruelle de Beaumesnil (1718-1788) a vue et dessinée au XVIIIe siècle. (Clémençon 2015). La borne antique, située sur le cardo maximus et christianisée au moyen d’une croix, fut employée plus tard, on le verra, comme limite de dîmerie.
2 Le plan cadastral de 1831 (section L de Vallière, 1ère feuille, et section K de la Chaux, 3e feuille) le désigne encore sous le nom de « ruisseau de Jaude ».
3 4 G 55, fol. 101v-102. — Sauf mention contraire, les cotes indiquées renvoient aux fonds conservés aux Archives départementales du Puy-de-Dôme.
4 4 G 14/22 a-b : le rif appellé de Rabanesses de bize, et le chemin tendent des Herbez [Herbet] a la croix de Serre [ = la Sarre] d’aultre part (1541).
5 Le toponyme est prélatin (il ne s’explique par aucune racine latine), et donc de formation très ancienne, antérieure à la romanisation.
6 Voir à ce sujet les pages toujours irremplaçables de Fournier 1962 : 232-240.
7 Niermeyer 1976 : 814, s. v. porta, 2, « prise d’eau » ; Martin 2012, s. v. porte, D-1, « vanne d’un moulin ».
8 Information aimablement communiquée en juillet 2019 par Guy Alfonso (Inrap).
9 Cette église est mentionnée dans le Libellus de ecclesiis (no 23 : in ecclesia sancti Jacobi, altare sancti Jacobi), catalogue des églises et des autels de Clermont dressé à la fin du Xe siècle (peu après 984). Christian Lauranson-Rosaz, en raison de la désignation d’églises comme relevant du comte (titre rétabli vers 980, critère convaincant), date l’ouvrage « après 980 » (Lauranson-Rosaz 2010 : 47). – 1263 : xx solidos in festo beatorum Jacobi et Christofori distribuendos et dividendos inter illos qui interfuerint processioni et misse in ecclesia Sancti Jacobi de Rabanessas (3 G, arm. 11, sac P, c. 9 a-b aux sceaux) ; 1285 : davant la gleysa de Saint Jacme de Rabanessas (3 G, arm. 4, sac B, c. 6, fol. 8v) ; XIVe siècle ( ?), missel à l’usage de Clermont : [In festo sancti] Jacobi apostoli (…) In hoc festo aliquando visitamus processionaliter capellam Sancti Jacobi de Rabanessas et cantamus ibi tertiam missam et sextam (…), et aliquando dimictimus (Clermont Auvergne Communauté, Bibliothèque du Patrimoine, ms. 56, fol. 182) ; s. d. (XVe siècle) : viam publicam que transsit ante ecclesiam Sancti Jacobi de Rabanessas et tendit versus Bellummontem ab occidente (3 G, arm. 8, sac H, c. 1 d, fol. 4).
10 Fin du Xe siècle : ecclesia sancti Prejecti (Libellus, no 24) ; 1263 : decimam meam quam habeo apud Sanctum Prejectum (3 G, arm. 11, sac P, c. 9 a-b aux sceaux, testament de Guillaume de Cébazat, doyen de Clermont) ; 1319 : in territoriis Sancti Juriani, Sancti Prejecti, de Valeyra et de Rabanessas circa fines civitatis Claromontensis (1 G 26/135) ; 1372 : territorio de Sancti Prejecti (sic) sive dal Peyscheyr (4 G 57, fol. 6v, no 85/92) ; 1441 : quemdam campum situm in territorio de Rabanesses juxta iter publicum tendens de Claromonte ad Bellummontem ex occidente, et cappellam Sancti Prejecti ex borea, et capellam Sancti Jacobi de Rabanesses ex meridie (3 G SUP 737, fol. 34) ; XVe siècle (analyse de pièces du XIIIe siècle) : aulx Plas dos Cezos de Saint Amandi, devant Sainct Prejecti (…) ; in territorio Sancti Amandini devant precipiter pro decima Sancti Prejecti ; (…) decimaria bladi Sancti Prejecti quam legavit dominus W. de Cebaziaco quondam decanus capituli [† 1263] : capitulum Claromontis percipit duas partes decime et tertiam percipit prioratus Sancti Prejecti (3 G, arm. 8, sac H, c. 1 d, fol. 4v, 31).
11 Item lego ecclesie Claromontensi quindecim sextaria frumenti reddituales percipienda annuatim en la Condamina sita prope Sanctum Julianum prope Claromontem, ad opus unius vicarie que constituatur a capitulo Claromontensis ecclesie dicte in eadem ecclesia ; et ego, quantum in me est, constituo eam in ecclesia predicta, quam vicariam volo conferri presbitero de coro dicte ecclesie, qui vicarius celebret ibidem pro anima mea et predecessorum meorum in altare sancti Johannis de novo edificio, juxta quod altare eligo sepeliri. Item lego ecclesie Claromontensi, pro anniversario meo in dicta ecclesia predicta annis singulis die obitus mei, prout moris est, in dicta Claromontensi ecclesia sollempniter faciendo, decimam meam quam habeo apud Sanctum Prejectum et decimam quam habeo communem cum monasterio Sancti Yllidii Claromontensis in territorio del Sezoc, ita quod decem sextaria frumenti que eidem ecclesie legaveram et assederam ecclesie dicte in dicta Comdamina prope Sanctum Julianum pro anniversario meo dicto Guillelmo nepoti meo remaneant et sint sua, nec in eis ecclesia Claromontensis predicta aliquid ulterius petat seu exigit ratione dicti legati.
12 Dompnier dir. 2014 : 55. Le moulin est représenté sur le plan de la Cour des Aides (1679 ?), sur le plan de Lescuyer de la Jonchère (1739) et sur un plan terrier de l’Hôtel-Dieu (Atlas des plans géométriques des fonds et heritages appartenant a l’Hôtel Dieu de Clermont) dressé au XVIIIe siècle (Dompnier dir. 2014 : 81).
13 Il est mentionné comme propriétaire d’une maison rue des Gras en 1285 (3 G, arm. 4, sac B, c. 5) et d’autres actes le mentionnent entre 1282 et 1287.
14 Église attestée dans le Libellus à la fin du Xe siècle devenue au début du XIIe siècle un prieuré de La Chaise-Dieu annexé au milieu du XIVe siècle au prieuré de Marmilhat, Saint-Julien est probablement le siège d’une exploitation viticole, disposant d’un « clos Saint-Robert » aux alentours de l’actuel Jardin Lecoq, complémentaire du grand domaine céréalier de Marmilhat. L’église se trouvait au sud de l’actuelle gendarmerie, au niveau de la rue Montpela Bujadoux.
15 1 G 46/1, fol. 6 (1319) ; 5 G 16, fol. 7v et 44v (1420-1466). Ce ne sont pas moins de trois églises, Saint-Jacques, Saint-Priest et Saint-Julien, qui sont associées au toponyme Vallières, les deux dernières l’étant aussi à Rabanesse.
16 1 H 233, layette A2, no 308 : in territorio ecclesie Sancti Juliani de Jalde (1257).
17 5 G 16, fol. 3v et 9v : in territorio Sancti Juliani de Rabanesses (1420-1466).
18 A. episcopus et communis conventus Claromontensis æcclesiȩ donavit P. preposito terram quam canonici habent in villam [sic] de Ternant e de Banols e de Termes e d’Orcinas (…) et reddet eis quoque anno XVcim carratas lignorum et VIItem carratas paxilli et conroatas boum, et illos qui adduxerint carratas lignorum ipse procurabit (3 G, arm. 18, sac B, c. 7).
19 3 G, arm. 18, sac A, c. 13 ( = Grélois, Saudan 2015 : 85-86, no 12) : corvées de bois (ligna) à Noël et d’échalas (paissel) en mai.
20 Die dominica qua cantatur « Invocavit me », dicta abbatissa [domina Aycelina] habuit 31 solidos a dicto presbitero [Stephano de Moangha] de dictis censibus denariorum [ville Bellimontis, Alberie, Montis Rugosi, Romaniaci et Ceriaci et Claromontis], presentibus supradictis et pluribus aliis, et fuerunt soluti operariis salicum et maderie triliarum (50 H 36/10, fol. 2). — Le mot salix désigne autant le saule (plante) que les baguettes d’osier.
21 Primo tenerentur dicti consules et habitantes ville Chauriaci facere payssellum salzete episcopatus site in prato episcopatus in pertinenciis Vertasionis ad opus dicte vinee [située in territorio appellato del Claux], et ipsam vineam begossare et bis fodere, temporibus condecentibus chappolareque et perinde ligare seu paylare (1 G 13/1).
22 (…) quandam triliam que sita est in territorio quod vulgaliter vocatur Lanta (…) ad faciendum ortos sive domos sive sauzetas sive alia tenementa (15 G 22/17).
23 3 G 838 a, fol. 101.
24 15 G 22/3 (1229).
25 15 G 22/2 (s. d., 1196-1227, la Salsa) ; 16 H 178/10 (mars 1241 a. st., la Gravière) ; 16 H 139/96 (1245, Champ Réal) ; 15 G 22/17 (1270, Lanta).
26 16 H 178/10 (mars 1241 a. st., prope ecclesiam Sancti Desiderati, juxta clausum domus (…) Sancti Andree); 16 H 139/96 (1245); 15 G 22/14 (1268).
27 3 G, arm. 8, sac B, c. 7 (1254); 3 G, arm. 5, sac J, c. 13 d (1264); 3 G, arm. 8, sac B, c. 4 a (1276).
28 4 G 55, fol. 17, 27, 43v (1242); 1 G 26/2 (1255, copie de 1295); 3 G, arm. 5, sac J, c. 13 i (1276); 1 H 255, layette C2, n° 913 (1288); 3 G PS 17 (1297).
29 3 G, arm. 5, sac J, c. 13 c (1257).
30 3 G, arm. 6, sac B, c. 26 (s. d., v. 1219-1222): molendinumque de Rabanasas, tres partes del tenement, et medieta<te>m de la seignoria et vineas et trelias in prata.
31 4 G 55, fol. 39-39v (1242).
32 5 H 41/48 (1320, copie de 1654) : juxta viam qua itur versus Balnea usque ad vigeriam seu boschetum Hugonis de Riomo de Claromonte, et cebile et paries dicte vigerie prati dicti Hugonis de Riomo recte vadit usque ad terminum commune.
33 15 G 1/1, fol. 25v (1422 n. st., Fontmaure) ; 3 G SUP 260, fol. 19 (quamdam vigeriam continentem tres operas vigerie vel circa, unacum quadam nugeriata contigua dicte vigerie) et 3 G 838 a, fol. 11 (1447, l’Écorchade).
34 3 G, arm. 8, sac A, c. 11 (1319) : quandam vitgeriam sitam in territorio de las Pedas sive de Pedis Sancti Andree, juxta vitgeriam et sauzetam que quondam fuerunt Durandi et Bertrandi de Remuzat ab una parte, et vitgeriam Guilhoti Bodeti et modo est dicti Geraldi Gayta ab alia parte.
35 1 H 3, fol. 138 (1462).
36 1 H 234, layette A3, n° 331 (1393).
37 1 H 3, fol. 93-93v (1440).
38 4 G 57, fol. 49v, 60 (1362).
39 Jacobus Laurens, serviens armorum de Claromonte, locavit et acensavit Johanni Rebilhart alias Oliveyr, molnerio, (…) molendinum suum de Jalde cum ortibus ejusdem molendini existentibus infra muros dicti molendini cum suis domibus, juribus et pertinentiis (...) acto quod dictus J. debet ad expensas suas proprias fodere seu fodi facere vigeriatam dicti Jacobi et arbores infra dictum claustrum existentes, et comoda et emolumenta debent esse dicti Jacobi (5 E 0 1335, fol. 75v).
40 Nous suivons la terminologie définie dans Ginouvès, Martin 1985 (s. v. poteau et pieu et s. v. piquet), en considérant le piquet comme un élément dont le diamètre ne dépasse pas 0,10 m – contrairement au pieu – et dont la hauteur est inférieure à celle d’un homme – à la différence d’un poteau.
41 Nous suivons la terminologie définie dans Ginouvès, Martin 1985 (s. v. poteau et pieu et s. v. piquet), en considérant le piquet comme un élément dont le diamètre ne dépasse pas 0,10 m – contrairement au pieu – et dont la hauteur est inférieure à celle d’un homme – à la différence d’un poteau.
42 Pour éviter que les données ne soient faussées par l’état de conservation – très variable – des vestiges, cet espacement correspond à l’entraxe des alignements de piquets.
43 Les échantillons ont été confiés au CIRAM et les résultats ont été analysés par A. Bouvier.
Auteurs
Maître de conférences en histoire médiévale, Université Rennes 2, Tempora - étude historique
Drac-SRA Occitanie, UMR 5608 TRACES
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