Préface

Clément Mani et Olivier de Cazanove

p. 13-14


Texte intégral

1Sous les eaux de nos grands lacs sont préservés les vestiges insignes et si fragiles des communautés humaines qui nous ont précédées. Ceux des grands villages littoraux préhistoriques, les palafittes, sont aujourd’hui mieux connus suite à leur inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2011. Le site de Conjux, bien postérieur, montre une fois de plus tout le potentiel des sites immergés pour la recherche archéologique, mais également toute l’importance de considérer les vestiges des périodes historiques.

2Qui n’a jamais rêvé de plonger à la découverte d’un site archéologique totalement préservé et de mettre au jour les traces intactes de la vie et des croyances de nos prédécesseurs ?

3Cet ouvrage invite les curieux, les amateurs et les spécialistes à partager les résultats d’une aventure scientifique autour d’un site archéologique majeur, dont les retombées scientifiques rayonnent bien au-delà des frontières savoyardes.

4L’intérêt du Département de la Savoie remonte à la découverte du site, en 2000, dans le cadre d’un programme de prospection des berges des grands lacs en partie financé par le Conseil Général. Le service de la Conservation départementale du patrimoine a ensuite soutenu et accompagné les fouilles engagées par Sébastien Nieloud-Muller sur le site de 2011 à 2015, puis les recherches menées de 2106 à 2018. Tout en découvrant le caractère exceptionnel du site, nous avons assisté à l’émergence d’un chercheur aux qualités tout aussi affirmées.

5Ce compagnonnage et l’intérêt des découvertes matérielles ont abouti à leur intégration dans les collections du Musée Savoisien pour sa réouverture. Parmi ces vestiges remarquables, il faut mentionner une monnaie fichée à l’intérieur d’un piquet en bois dont il n’existe à ce jour aucun parallèle direct. Cet assemblage insolite permet de restituer les gestes d’un gallo-romain fréquentant les bords du lac et d’approcher ses croyances. Ces objets seront présentés, aux côtés de ceux du sanctuaire romain de Chateauneuf, dans une salle consacrée à la religion du nouveau Musée Savoisien. Ils pourront être ainsi partagés avec le plus grand nombre. Avec les sanctuaires de Conjux et de Chateauneuf, la Savoie peut s’enorgueillir de posséder deux sites dont les témoignages, rares à l’échelle du monde romain, éclairent des aspects méconnus des pratiques et des croyances religieuses des sociétés du passé.

6Fruit d’un travail collaboratif autour de son auteur, cet ouvrage est la publication scientifique des résultats d’une fouille subaquatique minutieuse mobilisant les moyens d’analyse et d’imagerie les plus actuels. Il présente un site de culte envisagé dans tous ses aspects : son environnement naturel et sociétal, sa morphologie et son fonctionnement au cours du temps, mais également la communauté concernée et ses pratiques, jusqu’à tenter d’en approcher les motivations et le système de croyances. Cette étude ouvre des perspectives larges sur la question du rapport entre religieux et espaces naturels, démontant au passage quelques idées reçues. À travers une analyse rigoureuse, elle démontre comment les populations ont investi leur environnement naturel et se sont adaptées à ses transformations.

7À plus d’un titre, ces résultats font écho au présent. À l’époque où nous sommes confrontés à une redéfinition de notre rapport à la nature et où nous devons faire face à de nouveaux défis, ils nous invitent à nous questionner sur nos propres représentations des éléments naturels et sur nos manières d’envisager le monde de demain.

8Vingt ans après la publication d’un volume des Documents d’archéologie en Rhône-Alpes et en Auvergne (DARA) consacré à l’architecture d’édifices chrétiens majeurs de Savoie1, dix ans après celle des occupations préhistoriques de la grotte des Balmes à Sollières-Sardières, le Département est fier de voir s’enrichir cette collection et de partager avec le public une vision à la fois scientifique et accessible de l’un des sites les plus secrets et prolixes de Savoie.

Clément Mani

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9À peine plus de deux décennies se sont écoulées depuis la découverte, en 2000, du site de Conjux, à l’extrémité nord du lac du Bourget, jusqu’à la présente publication, qui rend compte de manière exhaustive des résultats de l’enquête. Entre-temps ont eu lieu cinq opérations d’archéologie subaquatique (2011-2015), efficacement conduites, suivies par le temps de l’étude — et, pour Sébastien Nieloud-Muller, celui d’une thèse soutenue en 2019 à Paris sur Le culte des lacs en Gaule et dans le monde romain (IIe siècle av. - Vsiècle ap. J.-C.). Apports des sources archéologiques et textuelles. Le temps de la recherche, on le sait, est un temps long qui exige de la réflexion, de multiples vérifications et des analyses croisées, qui s’accommode mal de la hâte comme du présentisme médiatique auquel l’archéologie, à l’instar de tant d’autres disciplines scientifiques, est aujourd’hui soumise. Aussi faut-il se réjouir de voir cette somme énorme de travail et de mobilisation interdisciplinaire déboucher dans des délais resserrés sur une publication remarquable de précision et de force démonstrative, exemplairement coordonnée par Sébastien Nieloud-Muller. Il n’est pas si fréquent qu’un jeune chercheur — même s’il s’agit en l’espèce, on le soulignera à nouveau, d’un travail d’équipe — sache planifier sa recherche avec autant de pertinence, en sachant d’emblée poser au site les bonnes questions, et qu’il en obtienne en retour tant de résultats novateurs.

10Après l’histoire des recherches et l’exposé des principes méthodologiques qui ont guidé les investigations, on passe ensuite, de manière classique, mais rarement aussi complète qu’ici, à la mise en contexte du site dans son environnement naturel et historique. Mais nous avons, en l’occurrence, bien plus qu’une simple présentation des données géomorphologiques, passage obligé de ce type de monographies. L’objet de l’analyse, c’est l’insertion du site dans un écosystème spécifique qui le conditionne fortement. La troisième partie, la plus longue, contient l’étude des mobiliers, avant tout des bois, pour lesquels on dispose de centaines de datations dendrochronologiques. Celles-ci donnent la possibilité rare d’appréhender finement la chronologie du site et l’évolution de son occupation année après année, d’autant plus que ces résultats sont couplés avec l’étude des monnaies, toutes géolocalisées elles aussi (la qualité des plans est entre autres remarquable). L’ensemble de ces données combinées permet de dépasser les interprétations alternatives du site (comme une estacade, une pêcherie, etc.), en établissant qu’il s’agit là d’un lieu de culte lacustre, fréquenté au IIe siècle de notre ère, avec des rituels que l’on peut restituer dans une certaine mesure et des dépôts d’offrandes périodiques. Dans cette dernière partie, qui est la synthèse proprement dite, l’analyse reste d’une prudence bienvenue, alors qu’en matière de sites cultuels, le risque de surinterprétation n’est jamais bien loin. Cet écueil est ici évité, non seulement grâce à la vigilance critique dont je viens de parler, mais aussi à cause de la qualité des données, qui permet de rester constamment en terrain assuré.

11Aussi bien, cette étude débouche-t-elle sur une vision entièrement renouvelée des pratiques cultuelles dans et autour des lacs, dans le monde antique en général et en Gaule en particulier. On devait se contenter jusque-là de dossiers uniquement composés de textes littéraires rétrospectifs (ceux sur les « lacs sacrés » de Toulouse où les Tectosages auraient gardé leur or…) ou bien biaisés par une approche de type naturiste et folkloriste comme celui du lac de Saint-Andéol en Lozère. Grâce au remarquable cas d’étude de Conjux, on peut désormais reprendre l’étude à nouveaux frais, sans retomber dans les ornières du passé, mais en analysant de manière fine des gestes rituels qui se trouvent avoir eu lieu et s’être répétés dans un milieu particulier, le milieu lacustre.

Olivier de Cazanove


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