3. Sports et sociétés : Interdisciplinarité, dynamiques territoriales et démocratie scientifique
p. 133-140
Texte intégral
1Étudier les sports à partir de questionnements sur leurs ancrages dans les différents univers sociaux où ils s’inscrivent et prennent sens, constitue un point d’appui solide pour les SHS et permet de rompre avec une vision utilitariste de la pratique sportive. Les travaux menés dans les Maisons des sciences de l’homme (MSH) attestent de la capacité des SHS à interroger, entre autres, les usages éducatifs ou sanitaires des sports. Ce chapitre ne vise pas un recensement exhaustif de ces travaux, tel celui qui est en cours dans le cadre de l’action scientifique inter-MSH « Sports et Sociétés » initiée courant 2022 par le RnMSH. Il s’agit ici plus modestement, au travers de quelques exemples, de témoigner de la diversité et de la richesse des projets développés, mais aussi de pointer les enjeux liés au renforcement des dynamiques inter-sciences et des échanges sciences/société.
2Depuis plus de deux décennies, les MSH ont contribué à l’essor de la recherche sur le sport. Dès les années 1990, ce dernier est apparu dans les programmes quadriennaux de la MSH d’Aquitaine. La MSHA accueille aujourd’hui deux projets en cours de réalisation, une recherche-action au sein du Schéma de Cohérence Territoriale (SCOT) du Pays Basque concernant les enjeux liés à la planification/reconfiguration de la gouvernance sur le littoral sud-aquitain1 et un projet sur « Les sports et les loisirs dans le contexte de la coopération territoriale européenne : action publique, pratiques et usages », en partenariat avec la Maison Inter-universitaire des Sciences de l’Homme Alsace (MISHA) et la MSH-ALPES, soutenu par le RnMSH2. La Maison méditerranéenne des sciences de l’homme (MMSH) développe pour sa part le programme « Territoires et patrimoine du sport » (TEPAS) en partenariat avec la MSHS Sud-Est depuis 2017 (voir le Focus de Stéphane Mourlane, Patrimoine et territoire du sport). TEPAS interroge les liens réciproques entre sport et territoire, notamment la façon dont l’appropriation de territoires (par la politique d’équipements sportifs, entre autres) détermine des formes de pratiques, mais aussi dont le sport participe des dynamiques territoriales. L’accent est mis sur le patrimoine sportif, appréhendé dans ses multiples formes : bâtiments et équipements, représentations (œuvres d’art, archives audiovisuelles, objets emblématiques, textes imprimés et publiés, témoignages oraux), savoirs et savoir-faire, etc. Ce dernier permet de penser les enjeux politiques, économiques, sociaux et culturels sous-tendus par les équipements sportifs tant en milieu urbain que naturel.
3D’un côté, les chercheurs de la MSHA ont contribué à l’édition de deux catalogues d’expositions au musée d’Aquitaine de Bordeaux – Football. À la limite du hors-jeu (2016) et La déferlante surf (2020) – et animé des journées d’études ou tables rondes en lien avec les acteurs territoriaux directement impliqués dans le développement de ces pratiques3. De l’autre, grâce au soutien de la région Sud-Provence Alpes Côte d’Azur et à l’implication des institutions patrimoniales (archives municipales, départementales et régionales, bibliothèques, musées, Institut national de l’audiovisuel), le programme TEPAS s’est appuyé sur la phonothèque de la MMSH pour créer un site recensant, documentant, contextualisant le patrimoine sportif afin de le valoriser et de le rendre accessible. Hébergé sur la plateforme « Cité numérique de la Méditerranée », ce site nourrit une réflexion sur la place de la culture sportive dans le processus de territorialisation. Ces deux projets s’appuient sur une approche pluridisciplinaire, comme celui d’Inventaire Rouge de l’Information Sportive (IRIS) associé à la volonté de la MSH de Dijon de développer une expertise en matière de conservation, de diffusion et d’exploitation de corpus d’archives sur l’histoire du mouvement ouvrier. Financé dans le cadre du dernier Appel à projets collaboratifs CollEx-Persée, il vise la numérisation de la collection complète de la revue Miroir du cyclisme (1960-1992)4 pour la mettre à disposition sur le Portail Archives numériques et données de la recherche (PANDOR). Outre le traitement technique de la source, sa description catalographique et son indexation, la collaboration entre historiens, linguistes et spécialistes du traitement informatique des données permettra une première exploration qualitative et quantitative du corpus fondée sur une lecture pluridisciplinaire.
4En 2022-2023, le séminaire : « Le genre et le sexe de la performance sportive : un bouleversement des catégories »5 proposé par la MSH Paris-Saclay s’inscrit dans une logique d’amorçage pour favoriser les collaborations interdisciplinaires entre historiens, sociologues, politistes, philosophes, mais aussi chercheuses et chercheurs en sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS), en épistémologie, en biologie et en bioéthique. L’éclairage apporté sur la complexité des corps genrés et sur l’indécidabilité de la place de l’inné et de l’acquis dans la réalisation des performances sportives, vise ici à alimenter un questionnement sur l’inscription des catégories corporelles associées au genre et au sexe dans des problématiques politiques et des rapports de pouvoir. Le séminaire doit déboucher sur divers projets de publications et de recherche. Le projet émergent sur « L’impact d’une médiatisation différenciée des joueur·ses des équipes de France de football sur les représentations et pratiques des jeunes » soutenu en 2020-2021 par la Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société Lille Nord-de-France (MESHS), qui associe sociologues, linguistiques et chercheurs et chercheuses en sciences de l’information et de la communication6, se fixait les mêmes objectifs. La publication d’un ouvrage collectif est prévue pour 20247.
5En 2018, le projet « Football, Nation et Nationalisme » (FOOTNAT) a fait dialoguer sociologues, anthropologues et historiens à la MSH Ange Guépin de Nantes8. La thématique « sport » apparaît par ailleurs dans le programme « Villes et sciences sociales » de Maison de la Recherche en Sciences Humaines (MRSH) de Caen9, qui mobilise aussi des géographes, des urbanistes et des économistes. Toutes les disciplines des SHS sont donc convoquées. C’est le cas dans le projet « Prescription d’activité physique dans les parcours de prise en charge des personnes vieillissantes » (PRESCAPP, 2019-2023) soutenu par la MSH Lyon Saint-Étienne, qui interroge les disparités territoriales de l’offre d’activité physique adaptée pour ces personnes, mais également l’hétérogénéité des pratiques des médecins traitants dans le rapport à la prescription de cette activité10. En plus d’être pluridisciplinaire, le séminaire « Cancers, corps et sciences sociales : l’activité physique comme révélateur de dynamiques plurielles » initié au printemps 2023 par la MISHA (Strasbourg) et la MSH de Lyon Saint-Étienne, met l’accent sur la recherche collaborative pour étudier les dynamiques à l’œuvre dans la transformation de l’espace social de lutte contre le cancer11. En favorisant le croisement des regards des chercheuses et chercheurs en SHS avec ceux des acteurs non académiques, il contribue à l’essor des sciences participatives.
6Ces quelques exemples offrent une idée du type de projets menés, en valorisant leur dimension pluridisciplinaire, leurs ancrages territoriaux et leur souci du transfert des connaissances par le renforcement des interfaces science/société. L’action scientifique inter-MSH « Sports et Sociétés » lancée par le RnMSH en 2022 entend pour sa part procéder à un recensement systématique des projets en cours ou à venir, afin d’assurer un travail d’animation aidant à la structuration des communautés concernées12. Pour cela, elle pourra mobiliser les compétences et moyens d’ingénierie du réseau afin d’accompagner et de valoriser les projets à leurs différents stades de développement, du montage à la diffusion des connaissances. Le renforcement de la visibilité, de l’exploitation et de la valorisation de l’existant se fera ici en facilitant les relations entre chercheurs et chercheuses, mais aussi leurs liens avec les mondes sociaux (du sport, de l’éducation, de la santé, du social, de l’industrie, du tourisme, etc.).
7Dans la foulée du congrès « Les enjeux des Jeux : contribution de la recherche en SHS du sport aux JOP de Paris 2024 » (Montpellier, 13-15 décembre 2022), cette action a ainsi impulsé l’organisation de six événements scientifiques et culturels dans des MSH entre avril et juillet 2024. Elle s’est dotée de huit ambassadeurs et ambassadrices – anciens sportifs et sportives de haut niveau13 ou responsables associatifs et politiques14 –, chargés d’aider à mieux faire connaître les travaux de recherche en sciences humaines et sociales sur le sport, de diffuser leurs résultats les plus marquants, et ainsi de contribuer à accroître leurs impacts sur le monde du sport ou sur les secteurs d’activité mobilisant les pratiques sportives (l’éducation, le tourisme, la santé, etc.).
8Si les relations avec ces secteurs sont déjà nombreuses, et si les collaborations scientifiques entre disciplines des SHS sont fréquentes, on peut à ce stade regretter les difficultés à développer des projets agrégeant des disciplines des sciences du vivant, notamment lorsqu’il s’agit d’étudier les effets de dispositifs relevant des politiques publiques de sport-santé15 ou ceux liés à la « très haute performance sportive », domaines d’étude qui paraissent propices à des travaux interdisciplinaires au-delà des SHS. Les mêmes obstacles s’observent pour les projets questionnant les usages éducatifs du sport, où les initiatives articulant histoire de l’éducation physique, sociologie des socialisations, sciences de l’éducation et ergonomie peinent à mobiliser des regards hors SHS16. Les perspectives interdisciplinaires ouvertes par la tension entre le social et le vital confrontent ainsi à des défis épistémologiques et à des conflits de légitimité dans lesquels les SHS ont du mal à crédibiliser leurs propres travaux17 et à tisser des rapports soucieux de « l’équilibre entre les domaines et les disciplines, afin d’éviter de reléguer certaines d’entre elles au rang de sciences auxiliaires, voire de forces supplétives »18.
9Car le monde (idéal) du sport s’inscrit a priori du côté du vivant, de la biologie et des techniques. Or les travaux en SHS invitent, entre autres, à décrypter et à déconstruire le récit prométhéen qui l’encadre19 pour resituer les enjeux et le sens de la diversité des pratiques que ce récit recouvre. Là où l’utilitarisme de l’action publique tend à transformer le sport en simple moyen ou outil de transformation du social (sport-médicament, sport-méthode ou technologie éducative, etc.)20, les SHS adoptent le parti de réfléchir aux pratiques culturelles afin de les transformer, ouvrant ainsi la voie à l’interdisciplinarité consubstantielle d’une approche anthropologique leur donnant pour mission « de contribuer avec d’autres sciences, et selon [leurs] méthodes propres, à rendre intelligible la façon dont des organismes d’un genre particulier s’insèrent dans le monde, en acquièrent une représentation stable et contribuent à le modifier en tissant, avec lui et entre eux, des liens constants ou occasionnels d’une diversité remarquable mais non indéfinie »21. S’esquissent ainsi, en même temps que d’autres types de relations entre sciences et société, d’autres voies de production, de circulation, d’appropriation et de transfert des connaissances susceptibles de renouveler notre rapport au savoir et notre vision de la démocratie scientifique.
Notes de bas de page
1 « REcherches sur la Concertation et les Innovations TerritorialeS en milieu littoral. Représentations du littoral et enjeux au cœur de la planification et de la reconfiguration de la gouvernance sur le littoral sud-aquitain : Une recherche-action au sein du SCOT Pays basque» (RECITS), porté par Ludovic Falaix.
2 Projet TranSPORT(S), porté par Yannick Hernandez, financé dans le cadre de l’AAP blanc inter-MSH (2019-2020).
3 Cf. notamment Gibus de Soultrait, « Le surf, un fait social total », Surfer’s Journal, février/mars 2021, pp. 9-10.
4 Miroir du cyclisme est la première des quatre revues mensuelles de l’hebdomadaire Multisport, proche du Parti communiste français, consacrées au cyclisme, au rugby, au football et à l’athlétisme.
5 Porté par Anaïs Bohuon, Matthieu Quidu et Anne Schmitt.
6 Projet porté par Oumaya Hidri Neys.
7 Co-dirigé par O. Hidri Neys et Carine Guérandel, l’ouvrage sera édité par les Presses Universitaires de Limoges.
8 Projet porté par Raul Caplan.
9 Ludovic Lestrelin, sociologue du sport, est co-responsable du programme.
10 Projet dirigé par Julie Thomas.
11 Séminaire placé sous la responsabilité scientifique de Sandrine Knobé et Claire Perrin.
12 Ferez, S., et Terral, P. (dir.), Le sport, un objet social, Paris, Éditions A. Athéna, 2023.
13 Delphine Réau, double-médaillée olympique en Tir sportif et membre de la Commission des athlètes de haut niveau du Comité national olympique et sportif français (CNOSF) ; Julien Pierre, ancien joueur du XV de France, Directeur général et fondateur de Fair Play For Planet ; Sandra Forgues, double-médaillée olympique en Canoë-kayak et en Canoë.
14 Dont Marie-George Buffet, ministre de la Jeunesse et des Sports de 1997 à 2002.
15 Comme dans le projet PRESCAPP ou le séminaire « Cancers, corps et sciences sociales », préalablement cités.
16 La MSH en Bretagne a soutenu plusieurs projets : « Activité artistique et langages du corps : étude de dispositifs de formation » (ALCO), « Impact des jeux vidéo actifs orientés conception sur les niveaux d'activité physique des jeunes » (JOCAP) ; Histoire de la formation des enseignants d’EPS (FORMEEPS). La MSH de Clermont-Ferrand développe actuellement un projet sur les « Connaissances sensibles ».
17 Pociello, C. (2004). Entre le social et le vital. L’éducation physique et sportive sous tensions (XVIIIe-XXe siècle). Grenoble : PUG.
18 Bouffier, S., Vigreux, J. (2021). « L’interdisciplinarité au cœur des MSH », la lettre de I’InSHS, n° 74, p. 17.
19 Centré sur l’amélioration de la performance et le développement d’applications technologiques, le GDR « Sport et Activité Physique », déployé au sein de l’Institut des sciences et de l’ingénierie des systèmes (CNRS) en marge du lancement du PPR « sport de très haute performance », s’expose au risque de perpétuer ce récit.
20 Objet univoque dont le sens serait a priori donné par la cohérence du récit sportif.
21 Descola, P. (2005). Par-delà nature et culture. Paris : Folios/essais, 2015, p. 15.
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