2. L’interdisciplinarité : un espace de politique et d’action pour les établissements
p. 63-73
Texte intégral
1La contribution des politiques d’interdisciplinarité aux objectifs de politique scientifique, au plan européen et au plan national, peut aussi s’observer au sein des organismes de recherche et des universités. L’interdisciplinarité peut être source, comme nous le verrons, de diversification des instruments et gage de leur adaptation aux objectifs propres des institutions sans faire disparaître certaines régularités dans les usages.
2Les politiques d’interdisciplinarité contribuent ainsi à renforcer la capacité des établissements à être présents, actifs et attractifs à l’international et dans l’espace européen de l’enseignement supérieur et de la recherche par une mise en évidence de leurs domaines de forte compétence, par le soutien aux équipes les plus entreprenantes et en s’emparant, lorsque cela est possible, des instruments proposés par les programmes européens, donc en s’adaptant aux formes et aux langages en vigueur. L’effort de différenciation des établissements traditionnellement fondé sur la force de grands secteurs disciplinaires s’enrichit d’entrées thématiques, par problèmes ou par enjeux économiques et sociaux. Mobiliser et accompagner des équipes porteuses de projets internationaux et interdisciplinaires grâce à leur capacité à suivre les « scénarios » des appels, induit des retombées en termes de financements, de prestige, de reconnaissance dans les évaluations nationales et d’intérêt suscité auprès des partenaires. Issus des institutions européennes, nationales ou territoriales, les encouragements à la pluridisciplinarité, aussi diversifiés soient-ils, exercent une pression à laquelle aucun établissement de recherche et de formation ne peut, ni ne veut, se soustraire, d’autant plus qu’une large part des chercheurs et enseignants-chercheurs souhaitent le développement de leurs projets au niveau européen et international.
3Cependant l’intérêt pour la coopération internationale et celui des échanges interdisciplinaires n’effacent pas les divergences quant aux finalités, objectifs et conditions du travail de recherche. Les compromis entre des objectifs stratégiques définis par les autorités politiques et les enjeux de recherche adoptés par les experts scientifiques interviennent en plusieurs instances ou comités. Si les positions se révèlent difficilement conciliables, il est particulièrement délicat pour un établissement d’adopter une position ferme de refus contre les autorités publiques en hypothéquant d’emblée les possibilités dont ses membres pouvaient s’emparer. L’établissement, organisme national de recherche ou université, se doit d’ouvrir un dialogue avec l’ensemble des forces scientifiques qui le composent. À ce niveau, la politique d’interdisciplinarité s’associe aux missions générales de l’établissement et tente des compromis variés ou des traductions entre injonctions et encouragement des initiatives scientifiques ou citoyennes par un ensemble d’instruments dont nous tenterons d’analyser la régularité des usages à partir de quatre tendances : la prévalence d’une politique incitative, le contournement des structures disciplinaires, l’institutionnalisation de thématiques structurantes de recherche et l’affirmation d’une politique d’établissement. Nous mobiliserons à cette fin les exemples et les déclarations recueillis lors du colloque et traitant pour l’essentiel de la situation française.
La prévalence d’une politique incitative
4La certitude que « l’interdisciplinarité ne se décrète pas »1 réunit les chercheurs, y compris ceux qui s’attachent à développer des travaux interdisciplinaires et les responsables des institutions. Cette affirmation s’impose comme une évidence à travers les expériences de recherche illustrées par plusieurs récits recueillis lors des ateliers2, comme dans la pratique de direction de programme ou d’établissement. Cette conviction permet de revendiquer l’autonomie des chercheurs face à la programmation institutionnelle, d’affirmer l’égale légitimité des démarches disciplinaires et interdisciplinaires et de protéger les chercheurs d’une obligation à engager ce type de travaux3 alors que le recrutement des scientifiques se fonde sur bien d’autres critères que la compétence à animer des équipes pluridisciplinaires4. Le rôle central donné aux formes incitatives autorise une déclinaison étendue des modalités d’action sur le registre des financements, de l’accompagnement des chercheurs engagés dans des travaux interdisciplinaires ou de la reconnaissance des carrières atypiques.
5Le mode incitatif a pour vertu de répondre aux multiples et discrètes entraves qui rendent difficile la pratique de l’interdisciplinarité, tout en évitant la production de normes internes peu compatibles avec les formes de gouvernement des établissements. Ses effets sont cependant toujours marqués par une incomplétude (le financement d’un projet interdisciplinaire ne garantit ni une facilité de publication, ni une reconnaissance par les pairs). Le mode incitatif reporte une large part des coûts d’adaptation et des risques sur les praticiens eux-mêmes, que cela soit en termes de durée des recherches, d’incertitude des résultats ou de reconnaissance des travaux. Les instruments d’une politique de l’interdisciplinarité sont ainsi dépendants de l’engagement personnel et distinctif des scientifiques5. Ignorer cette fragilité du volontarisme institutionnel encourage les évaluations à l’aune d’un probable « degré de pluridisciplinarité »6 ou l’acceptation de pratiques formelles, déséquilibrées, voire fictives, de l’interdisciplinarité7.
Le contournement des structures disciplinaires
6La politique incitative d’interdisciplinarité se prolonge au sein des institutions françaises de l’enseignement supérieur et de la recherche par un art consommé du détour8. Le contournement des structures disciplinaires s’impose comme solution pour ménager les formes instituées, les encourager à poursuivre leurs propres dynamiques tout en mobilisant directement leurs membres dans des projets interdisciplinaires. Il serait excessif d’opposer la vision statique des structures disciplinaires au dynamisme des initiatives porteuses d’interdisciplinarité, les unes comme les autres sont soumises aux recompositions disciplinaires, mais selon leur propre agenda. Les mutations des premières sont incrémentales et témoignent d’une évolution des compromis internes, tandis que les secondes utilisent des appuis externes, disposent d’un horizon défini pour impulser, compenser et orienter9. Les instruments présentés ici à travers quatre catégories sont autant de formes de contournement de l’organisation disciplinaire destinées à l’influencer.
- Les appels à projets constituent la forme dominante et commune, la dimension interdisciplinaire étant une condition d’acceptabilité, une recommandation ou simplement implicite. Si les appels à projets peuvent créer les conditions d’une collaboration entre membres de disciplines différentes pour une durée limitée, le potentiel d’exploration et d’innovation dépend très largement des montants investis et de leur poids dans le financement des équipes, de la récurrence des appels, et des pratiques scientifiques. Ainsi est-il possible de recueillir des avis argumentés mais parfaitement opposés sur les effets des appels à projets, facteurs de construction de savoirs nouveaux dans un format distinct de celui des disciplines sans garantir une capitalisation des connaissances, ou facteurs de reproduction et de concentration des financements sur quelques équipes les mieux préparées10.
- La création de lieux dont la mission spécifique est le développement de l’interdisciplinarité tels les Maisons des sciences de l’homme (MSH) ou les Instituts d’Études Avancées (IEA) rend possible une continuité d’action en favorisant les échanges, en suscitant l’émergence de projets et en leur proposant un environnement favorable. L’autonomie acquise par l’expérience se double de relations constantes avec les départements disciplinaires, faites d’actions concertées, d’initiatives mobilisatrices, d’offres de service. La création des universités de site accentue le mouvement lorsque les MSH sont appelées à mobiliser l’ensemble des disciplines de SHS représentées et à favoriser l’intersectorialité11.
- La constitution d’unités de recherche pluridisciplinaires, la nomination de spécialistes d’une autre discipline dans des unités mono-disciplinaires et l’acceptation officielle ou tolérée d’une bi-appartenance à deux laboratoires sont des décisions favorables à l’interdisciplinarité. Parfois programmée, parfois fruit d’ajustements de circonstance, cette politique stabilisée de déspécialisation des unités de recherche est porteuse d’effets structurels sur l’ouverture des disciplines.12
- Le partage de méthodes et d’instruments entre plusieurs disciplines, illustré par la mise à disposition au sein des MSH de services documentaires, audiovisuels, de médiathèques ou de plateformes technologiques et d’expertise, représente un atout privilégié pour dialoguer avec les départements disciplinaires, y compris en matière de formation13. C’est aussi un des effets attendus de la mise à disposition de données par les très grandes infrastructures nationales (TGIR*) favorisant une réutilisation, y compris par des chercheurs n’appartenant pas aux disciplines pour lesquelles ces ressources ont été conçues14.
7Le contournement des instances disciplinaires s’avère autrement plus délicat pour une reconnaissance de l’itinérance ou d’une double appartenance disciplinaire assumée. Les actions de soutien ou les distinctions destinées aux scientifiques ayant pris le risque de l’interdisciplinarité15 ne réduisent que ponctuellement les prérogatives des disciplines sur la sélection et les promotions. Agir pour la reconnaissance des carrières suppose la création de sections disposant de toutes les compétences de recrutement ou promotion ou de postes dédiés par les directions d’organismes ou les présidences d’université ; ces interventions ne relèvent plus de l’incitation mais d’une politique volontariste de mise en cohérence des outils de l’interdisciplinarité.
L’institutionnalisation de thématiques structurantes
8La stabilisation de grandes thématiques de recherche constitutives de milieux de recherche interdisciplinaires est à la fois ancienne et profondément renouvelée par l’évolution de l’enseignement supérieur et de la recherche. Constituée très tôt de laboratoires dédiés, de programmes interdisciplinaires thématiques ou de programmes interministériels, la forme thématique de la programmation accroît sa visibilité lorsque les agences européennes puis nationales adoptent des appels à projets par « défis sociétaux » pour s’imposer progressivement comme une pratique dominante des financement publics. Le rôle des agences et des politiques de recherche ne doit pas masquer des mouvements plus profonds, d’ordre épistémologique (cf. première partie) et plus diffus auxquels contribuent les établissements, les opérateurs publics ou les chercheurs eux-mêmes. Conçue pour répondre à la demande de recherche et d’expertise de services publics ou d’acteurs économiques, la « thématisation » de la programmation est aussi une façon de tenter de définir et de maîtriser une stratégie scientifique, avec pour effet un encouragement à l’interdisciplinarité interne ou externe aux grands secteurs scientifiques. Les MSH ont ainsi promu dès leur phase d’implantation une programmation scientifique par pôles ou axes de recherche, en choisissant des thèmes à dimension pluridisciplinaire en fonction des forces mobilisées localement16. La récurrence des choix programmatiques, notamment lorsque des établissements et des agences adoptent des orientations convergentes et mobilisent leurs instruments, favorisent l’émergence de milieux scientifiques pluridisciplinaires, certes instables mais riches de propositions variées et soucieux de consolider ces spécialités d’interfaces dans les formations doctorales. L’ampleur des thématiques, les forces scientifiques mobilisées et les soutiens institutionnels et financiers reçus accordent un privilège et stabilisent certaines d’entre elles, parfois au prix d’une mise sous tutelle d’un secteur disciplinaire dominant, parfois en se dotant d’orientations indépendantes17. Les universités mobilisent ces mêmes instruments de programmation thématique à dimension pluridisciplinaire reprenant les orientations des politiques antérieures – dont celles mises en valeur par les investissements d’avenir – pour engager leur propre politique scientifique sans remettre en cause, à ce stade, les prérogatives des composantes existantes. L’institutionnalisation de thématiques par les politiques universitaires de site introduit une situation nouvelle dont l’influence s’accroît, d’autant qu’elle s’accorde avec une volonté de différenciation des établissements, permet de construire ou justifier des arbitrages et d’articuler les politiques de recherche et de formation.
De la mise en cohérence des politiques d’interdisciplinarité des établissements
9L’efficacité des instruments d’interdisciplinarité tient pour partie à leur utilisation à bon escient, en respectant la dynamique des projets de recherche et de formation, toutefois ces ajustements induisent des inégalités de traitement et des situations instables qui apparaissent comme autant d’incohérences lorsque la politique d’interdisciplinarité s’affirme et s’affiche dans la stratégie de l’université ou de l’organisme. Les établissements sont confrontés à des demandes de préservation des dispositifs incitatifs ayant fait leur preuve et d’amélioration systématique des conditions de mise en œuvre et de valorisation. Ces demandes récurrentes ou ponctuelles, ne peuvent pas se satisfaire de modalités dérogatoires, elles encouragent des formes pérennes et instituées. La mise en cohérence des politiques d’interdisciplinarité suppose une traduction institutionnelle et une association de cette perspective aux orientations générales de l’établissement. La politique d’interdisciplinarité devient ainsi un élément contributif participant aux objectifs de cohésion, de développement et de mise en visibilité des établissements18.
10Les politiques d’interdisciplinarité peuvent ainsi contribuer aux objectifs d’intégration des composantes de l’université en créant les conditions d’une interconnaissance, d’une mobilisation des équipes jusqu’alors réticentes aux contributions interdisciplinaires, d’un traitement équitable entre les différents secteurs scientifiques ou d’une prise en compte conjointe des enjeux de recherche et de formation pluridisciplinaires. La mise en cohérence des politiques d’interdisciplinarité agit sur la durée, elle participe à la stabilisation des unités de recherche et des lieux où se forgent les liens continus entre disciplines19, elle s’exprime dans la création d’instituts interdisciplinaires assurant une continuité des financements et des initiatives de recherche et de formation20. Les politiques d’interdisciplinarité ont enfin un rôle central à jouer pour renforcer la capacité des établissements à s’emparer des grandes questions de société, parfois sous la forme d’orientations thématiques, à engager des démarches de science avec et pour la société et de construction de partenariat notamment dans le cadre de la politique de site. Cette contribution aux missions et aux enjeux des établissements apporte une justification aux interventions volontaristes et distinctives des présidences d’établissement dans deux domaines dominés par les instances disciplinaires, celui de la formation et celui de la gestion des carrières scientifiques. Les politiques d’interdisciplinarité peuvent ainsi contribuer à renforcer et à légitimer l’autorité de l’établissement sur ses composantes.
Notes de bas de page
1 Citation de Didier Breton lors de son intervention « L’interdisciplinarité à l’œuvre dans les MSH » et TR3, Martina Knoop.
2 Notamment lorsque les ateliers de la première partie du colloque témoignaient d’une dimension exploratoire et d’un calage progressif du projet, des hésitations et des rencontres, tels les ateliers « Les liens entre interdisciplinarités et valorisation scientifique par les médias audio-visuels », « Intersectorialités et nouveaux objets de recherche : risques et société », « Lorsque la pluridisciplinarité s’impose par la force des projets exploratoires ».
3 TR3, Louise Vandelac ; table ronde de conclusion, Stéphanie Vermeersch.
4 Voir TR3, Pierre-Cyrille Hautcœur : sur les coûts sociaux et personnels induits chez les chercheurs demeurés en marge des appels à projets privilégiant fréquemment l’interdisciplinarité et, au cours de la TR1, les nouvelles compétences évoquées par Saadi Lahlou.
5 Lors de son intervention « L’interdisciplinarité à l’œuvre dans les MSH », Didier Breton parle de projets constitués autour « d’envies partagées, une recherche sur la base d’affinités électives ».
6 Ce point fut l’objet de débats lors de l’atelier « Expliquer/comprendre » de septembre 2021 et repris lors de seconde table ronde, François Héran remarquant que l’évaluation de la distance disciplinaire variait beaucoup selon un regard interne ou un regard extérieur à un domaine disciplinaire.
7 Voir sur ce point l’analyse des recherches interdisciplinaires financés dans le domaine de l’énergie par Chris Foulds et Antti Sivast : Foulds, C. & Sivast, A. Sociology of Interdisciplinarity The dynamics of Energy research, Palgrave Macmillan https://doi.org/10.1007/978-3-030-88455-0 (p. 91)
8 Cf. supra, p. 34 (« l’innovation que représente l’interdisciplinarité ne pouvait finir par s’imposer que par ce qu’on pourrait appeler une stratégie du détour »).
9 TR3, Dominique Pestre et Martina Knoop : sur la stabilité des commissions du CNRS et l’évolution de leur périmètre à chaque nouvelle mandature.
10 Voir TR1, Saadi Lahlou et TR2, François Héran.
11 Voir notamment l’atelier de septembre 2021 « La place de l’interdisciplinarité dans l’émergence des nouveaux projets scientifiques de MSH : contextes institutionnels, enjeux scientifiques ».
12 Sur ces différentes mesures de déspécialisation disciplinaires : TR2, Marie-Claude Maurel, François Héran et Sébastien Oliveau ; table ronde de conclusion, Stéphanie Vermeersch. Dans le même esprit, le Contrat d’objectifs et de performance 2019-2023 du CNRS comporte un indicateur traduisant les recrutements annuels de chercheurs et chercheuses permanents en soutien de projets pluridisciplinaires inter- instituts.
13 Voir l’intervention de Didier Breton « L’interdisciplinarité à l’œuvre dans les MSH », à propos de la MISHA de Strasbourg.
14 TR2, Sébastien Oliveau, Pierre-Cyrille Hautcœur et François Héran.
15 Louise Vandelac résumait ainsi ces actions : « il faut que l’on donne des espaces (..) des moyens, que l’on crée des prix que l’on crée une série de mécanismes qui facilitent le travail interdisciplinaire et intersectoriel » : TR1, Louise Vandelac.
16 Sur la programmation thématique des MSH, voir TR2, Marie-Claude Maurel ; sur l’apport de thèmes choisis pour développer la recherche interdisciplinaire voir TR2, François Héran.
17 La troisième partie de cet ouvrage témoigne du rôle des MSH dans la constitution et le développement de ces thématiques pluridisciplinaires, certaines sont anciennes et ont fait l’objet de nombreux développements, d’autres émergent en bénéficiant d’un agenda favorable.
18 Table ronde de conclusion, les présentations de Maryline Crivello vice-présidente de AMU en charge de l’interdisciplinarité, de Nathalie Dompnier présidente de l’Université Lumière Lyon 2 et de Stéphanie Vermeersch chargée de l’interdisciplinarité à l’InSHS, apportent l’essentiel des éléments repris ici.
19 Ce que Nathalie Dompnier appelle des « incitations structurelles » par lesquelles l’établissement s’assure de la pérennité des unités de recherche interdisciplinaires en leur garantissant un renouvellement de membres.
20 Voir ici les propos de Maryline Crivello sur le rôle des instituts d’établissement d’Aix-Marseille Université.
Auteur
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