3. L’interdisciplinarité confrontée au changement : de science et société à science constitutive de la société
p. 37-46
Texte intégral
1Poser la question de l’exigence d’une interdisciplinarité implique, logiquement, une réflexion sur la place de la science dans la Cité. Il est intéressant alors d’observer qu’une telle réflexion ne relève pas seulement d’un volontarisme politique se soutenant de l’exigence de poser la question des rapports entre science et démocratie au nom de ce qui serait la nécessité de « faire entrer les sciences en démocratie »1. Si la question est posée, c’est parce que la réalité a changé au sein de la société elle-même. En effet, on observe un véritable processus de « socialisation » de la science, au sens d’une véritable « co-évolution », de telle sorte que ce n’est pas un projet politique qui s’impose comme préalable mais c’est la nécessité de concevoir une « épistémologie nouvelle » en relation avec le constat d’une mutation : il ne s’agit plus de penser en termes de science et société mais de science dans la société. C’est de la société que vient l’exigence de repenser une nouvelle épistémologie. Ce qui vient de la société est constitutif de ces objets dont la science traite jusqu’au point, notamment, de rendre les dimensions normatives liées aux enjeux soulevés par la société elles-mêmes constitutives de la démarche de recherche2. Il est, par exemple, considéré par Danilo Martuccelli que nous entrerions dans un mouvement « d’existentialisation du social » et de « socialisation de l’existentiel »3. D’une part, des questions existentielles, subjectives, comme celles de la vie, de la reproduction couplée avec la bioéthique, de la mort couplée avec le droit à mourir, de la santé couplée avec ce qui la menace collectivement – comme l’épidémie mondiale de la COVID-19 – deviendraient des questions sociales. De façon parallèle, des questions sociales sont de plus en plus existentialisées, comme le développement durable, le réchauffement climatique, mais aussi le traitement de la vieillesse, etc. Ces questions renvoient chacun et chacune à sa propre existence et aux existences dont il ou elle se sent responsable. Le constat est alors avancé qu’« un nombre croissant d’expériences sociales sont éprouvées en tant qu’affaires existentielles »4. C’est bien ainsi le registre épistémologique qui est confronté au fait que « ce serait le statut de la société civile et le rapport de la société au savoir qui aurait complètement changé »5.
2À ces constats que la science est de plus en plus constitutive de la société s’ajoute le fait que la société est de moins en moins indifférente aux effets de la science sur la société et qu’en son sein se manifeste la revendication d’un « contrôle citoyen ». Une telle mutation disqualifie désormais, au plan de la démarche de recherche elle-même, les tendances à l’autoréférentialité des savoirs les uns par rapport aux autres et par rapport à ce qui leur paraît extérieur. À la certitude suivant laquelle « la science ne doit des comptes qu’à elle-même »6 se substitue une interrogation sur les formes que pourrait prendre « une sorte de contrôle citoyen de nos activités puisque dans le régime technoscientifique, nos activités ont des conséquences qui dépassent toujours, et par nature, les limites de la pure acquisition de connaissance »7. À cet égard, on pourra trouver intéressant le souci que manifestent certains auteurs de se poser, de façon renouvelée, en tant que chercheurs, la question du passage des idées aux mouvements sociaux et politiques, de ce qui relève du registre de la connaissance vers celui de la prise en compte désormais incontournable des préoccupations ou des aspirations venues de la Cité8.
3Comme une illustration, le développement d’une « sociologie de la traduction »9 était déjà apparu comme l’une des expressions de la thèse sur la « co-association » entre science et société, ceci au nom du principe affirmé d’une « construction simultanée du fait scientifique et du contexte social »10, de « l’association en chaîne entre faits de nature et faits de société »11. Dans son article de référence paru dès 1986 sur les coquilles Saint-Jacques12, Michel Callon démontrait ainsi le caractère indissociable des relations entre le monde naturel, le monde social, constitué en l’occurrence par les marins-pêcheurs concernés, et le monde scientifique représenté par les chercheurs impliqués dans une expérience visant l’innovation en la matière. Ces chercheurs sont ici impliqués « non seulement dans leur discussion des faits de Nature mais également dans leur discussion des contextes sociaux qu’ils contribuent à élaborer et à mettre en forme »13. Il s’agit bien ici « de ne pas changer de grille d’analyse pour étudier les controverses sur la Nature et les controverses sur la Société »14.
4La question qui reste posée est alors celle des conditions susceptibles de favoriser ce décloisonnement entre science et société. Ces conditions peuvent être réunies dans le cadre des lieux mêmes de transmission et de production de la connaissance. C’est la voie suivie, par exemple, par le Québec où la co-construction des savoirs implique de donner une place aux citoyens, ce qui suppose d’avoir des dispositifs qui le permettent. La recherche doit pouvoir faire système avec les « milieux de pratique », et cette perspective est encouragée par des instances de financement et facilitée par l’existence de structures, comme l’illustre entre autres le « service aux collectivités » de l’université du Québec à Montréal15.
5Mais, bien entendu, l’importance de cette interpénétration science-société est confirmée non pas seulement grâce à une réflexion sur des modalités institutionnelles qui la consacreraient. Sa réalité s’impose par la référence aux enjeux politiques que cette interpénétration soulève et qui relèvent d’analyses sur le projet démocratique lui-même. C’est sur ce registre que se situent des développements où sont considérées les façons dont la science devra vivre dans un environnement : celui de « l’agora » entendue comme « le nouvel espace public où se mêlent la science et la société, le marché et la politique »16. La science se verrait ainsi confrontée à des forces de la démocratisation qui s’incarneraient notamment dans des mouvements sociaux susceptibles de s’imposer comme partenaires de la science. Dans un tel contexte, « la science [aurait] beaucoup à apprendre pour contribuer à un approfondissement de la démocratie quand elle sera prête à entrer sans peur dans l’agora »17.
6La question de l’interdisciplinarité est in fine un enjeu ou un révélateur de ce qui se joue du point de vue des dynamiques propres à la connaissance, celles-ci étant indissociables de stratégies d’intérêts des acteurs concernés, de logiques d’institutions (celles de la production et de la transmission de la connaissance), de l’influence d’un contexte historique de porosité entre les effervescences de la science et celles de la société – ces dernières faites à la fois d’aspirations citoyennes et de pressions économiques. Ainsi se poserait le problème des finalités d’une connaissance au service d’un projet démocratique, ou… de plus en plus contrainte de s’inscrire dans un projet démocratique... et dont le traitement de la question de l’interdisciplinarité serait aussi le révélateur.
7C’est dans ce contexte général qu’il convient de situer la richesse des expériences menées à l’initiative des milieux de recherche, notamment dans le cadre des Maisons des sciences de l’homme, et dont il sera question dans la suite du présent ouvrage. Si l’idée d’agora évoquée supra peut avoir les traits d’une utopie relevant du registre politique avec tous les enjeux que cela comporte en référence à la question démocratique, la production de connaissance est désormais très concrètement confrontée aux formes que pourrait prendre « un contrat de confiance renouvelé entre recherche et société (…) au cœur du pacte science-société qui s’élabore aujourd’hui sur le terrain* »18, tout en concevant l’établissement de marqueurs susceptibles de déterminer ce qui ne peut relever que de la recherche elle-même. Face à la perspective d’une forme particulière d’autonomie de la recherche garantie par la quête d’une cause commune « entre acteurs académiques et acteurs de terrain engagés dans des approches participatives et collaboratives autour d’une “recherche pensée au profit de la société et du monde vivant” » 19, la question mérite alors d’être posée de « la spécificité du chercheur dans l’espace public et (de) l’effet d’horizontalisation des paroles qui pourraient résulter d’une implication trop grande dans les forums sociaux (…) Les marqueurs de la spécificité du scientifique sont en train de changer (…) (mais) la spécificité est toujours d’ordre épistémologique. Fondamentalement, c’est dans la construction du savoir que la spécificité doit se marquer. La réponse à la méfiance : c’est un resserrement et non pas un laisser-aller autour des questions de validité scientifique comme telle »20.
*
8Dans un contexte historique où l’exigence d’une « science dans la société » se fait de plus en plus forte, l’interdisciplinarité, au-delà de ce qui dans ses ancrages la contraint ou qu’elle assume positivement, est ainsi confrontée à l’enjeu d’une rupture avec ce qui fut longtemps la tentation de l’autoréférentialité : celle de la « science » en général se juxtaposant à celle des disciplines. Il s’agit alors de penser et d’expérimenter les dispositifs, les procédures, les manières de faire, « les modalités de travail, d’interaction, d’intermédiation »21 susceptibles de favoriser les formes diverses d’une implication citoyenne, une « co-construction d’un objet de recherche (…) l’hybridation de cadres méthodologiques et donc de nouveaux savoir-faire »22, dans des espaces où s’activent tout à la fois des mobilisations sociales issues du monde associatif ou des mouvements sociaux, des acteurs publics comme les collectivités territoriales ou encore des décideurs politiques. La conviction que « cet apport de la science participative est en train de révolutionner les pratiques et donc d’accentuer l’interdisciplinarité, (…) parce qu’on ne (pourrait) concevoir l’interdisciplinarité sans interagir avec la société »23, apparaît alors indissociable de l’exigence de renforcer et d’enrichir la validité scientifique d’un tel engagement.
9Le titre du présent chapitre comporte l’idée d’enjeu. Dans beaucoup d’analyses, une interdisciplinarité semble devoir s’imposer, impliquant à la fois les sciences humaines et sociales et les autres sciences face, notamment, aux défis d’ampleur auxquels les sociétés contemporaines sont confrontées – jusqu’à considérer que c’est un nouvel âge de la science (un « second-order science of interdisciplinarity research »24) dont il est alors question en raison de la complexité particulière des problèmes qui nous assaillent. Mais cette idée d’enjeu suggère que la question de l’interdisciplinarité se situe dans un champ de forces et que son devenir reste riche d’incertitudes. Parmi ces dernières :
10- la place des disciplines susceptibles de rester les piliers d’une interdisciplinarité mais en considérant en même temps que cette position ne saurait toutefois se justifier si ces disciplines ne trouvent leur justification que dans une autoréférentialité inscrite dans des stratégies plus institutionnelles qu’obéissant à des impératifs proprement scientifiques ;
11- le statut d’une interdisciplinarité qui serait fondée moins sur des exigences épistémologiques ou théoriques qu’en fonction de configurations propres aux questions que la société se pose, que le politique ou les logiques économiques imposent, soit une interdisciplinarité qu’on a pu qualifier de « sans ancrage » ;
12- la volonté d’assigner la recherche à traiter des « défis sociétaux » suivant des approches technicistes d’où, implicitement, risque de découler notamment comme une évidence une marginalisation des sciences humaines et sociales ;
13- un élargissement maîtrisé d’une ouverture de l’activité scientifique au politique et au citoyen mais qui ne tiendrait pas assez compte du fait que doit revenir aux chercheurs cette exigence, évoquée supra, compatible avec l’idée d’une science comme « bien commun mondial »25 mais en position d’assurer de son propre chef la « validité scientifique » d’un tel engagement de la recherche dans la société26.
14Se confronter à l’ampleur de ces enjeux et les nommer constitue une exigence au fondement du présent ouvrage et de l’objectif qu’il porte d’ouvrir de nouvelles perspectives : tant pour ce qui concerne la dimension épistémologique (comme cela vient d’être tenté dans cette première partie ) et tant pour ce qui concerne ce qui sera abordé à la suite dans cet ouvrage : soit des retours sur les expérimentations et les conditions de déclinaisons possibles d’une « science dans la société », notamment celles effectuées de façon exemplaire par les Maisons des sciences de l’homme conformément à leur vocation ; soit des analyses sur la dimension institutionnelle et politique de l’avènement de ces nouveaux régimes de connaissance qu’impose le contexte historique actuel.
Notes de bas de page
1 Vinck, D. Science et société. Sociologie du travail scientifique, Paris, Armand Colin, 2007, p.276.
2 TR1, Jean De Munck : « Il y a probablement là un nouvel objet qui est en train d’émerger comme tel, qui mêle des considérations à la fois constatatives et explicatives et des questions normatives (…) qui désormais ne peuvent plus être considérées comme périphériques ou seulement valables pour le moment de l’application mais qui valent dans la constitution même de l’objet ».
3 Martuccelli, D. « Une sociologie de l’existence est-elle possible ? », SociologieS, 8 octobre 2011 (URL : http://journals.openedition. ORG/sociologies/3617)
4 Ibid., p. 26.
5 TR1, Bernadette Bensaude-Vincent.
6 TR1, Jean-Louis Fabiani.
7 Ibid.
8 Voir notamment : Latour, B. et Schultz, N., Memo sur la nouvelle classe écologique. Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même, Paris, La Découverte, Les Empêcheurs de penser en rond, 2022.
9 Meier, O. « Michel Callon et la sociologie de la traduction », RSE Magazine, 5/3/2020 ; Akrich, M., Callon, M., Latour, B., Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Presses des Mines, 2006.
10 Lynch, M. « Technical Inquiry : Investigations in a Scientific Laboratory », Social Studies of Science, 12, 1982, p. 499-534.
11 Lasave, P. « Sociologie de la traduction. L’exemple de la « Bible des écrivains » », Cahiers internationaux de sociologie, 2006/1, n° 120, p. 135.
12 Callon, M. « Éléments pour une sociologie de la traduction : la domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année Sociologique, vol. 36, 1986, p. 169-208.
13 Ibid., p. 201.
14 Ibid., p. 202.
15 Voir TR3, Louise Vandelac.
16 Nowotny, H., Scott, P. et Gibbons, M., Repenser la science, op. cit., p. 259 (voir le chapitre 12 : « La science entre dans l’« agora », p. 257-272.).
17 Ibid., p. 307.
18 TR1, Sophie Bouffier. *souligné par nous.
19 TR1, Julien Mary.
20 TR1, Jean De Munck.
21 TR1, Sophie Bouffier.
22 Table ronde de conclusion, Aurélie Binot.
23 TR1, Sophie Bouffier.
24 Alroe, H. F. et Noe, E. “Second-Order Science of Interdisciplinarity Research. A Polyocular Framework for Wicked Problems”, Constructivist Foundation, vol. 10, n° 1, p. 65-95.
25 Cette expression de “bien commun mondial » est reprise de réflexions menées dans le domaine de la santé avec l’objectif de faire des questions de santé des « biens communs mondiaux ».
26 À cet égard, on notera ici ce qu’a été la remarquable mobilisation des communautés de recherche en sciences humaines et sociales françaises pour défendre, dans le cadre de la préparation du programme européen « H2020 », ce que devait être aux yeux des membres de ces communautés, face à une conception très fortement techniciste, cette « validité scientifique », c’est-à-dire ce que devaient être les reformulations et les réponses que la recherche était légitimement susceptible d’offrir. Voir : Commaille, J. et Thibault, F. (dir.), Des sciences dans la Science, Paris, Éditions A. Athéna, 2014 (version anglaise : Sciences with the science, Paris, Éditions A. Athéna, 2015).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Avenir de la recherche et Maisons des sciences de l’Homme
Réédition 2020
Jacques Commaille (dir.)
2020
Mutations des sciences humaines et sociales
Les Maisons des Sciences de l'Homme et leur réseau
Françoise Thibault (dir.)
2021
Les thèses Cifre en sciences humaines et sociales
Ouvrir le champ des possibles
Clarisse Angelier et Françoise Thibault (dir.)
2023
L’interdisciplinarité sans concession
Réseau national des Maisons des sciences de l’homme (dir.)
2023