2. L’interdisciplinarité comme construite par des ancrages
p. 27-36
Texte intégral
1Comme nous l’avons déjà souligné, le traitement de la question de l’interdisciplinarité reste exposé à l’influence d’un inconscient propre à l’univers de la science qui serait celui des idéaux d’une « science pure ». Le paradoxe est que la réussite d’une véritable interdisciplinarité repose sur un travail de dévoilement de ce qui en contraint l’avènement ou risque de le contraindre. Pour marquer ce qui apparaît comme une exigence de rupture avec cette illusion ou cette aspiration inconsciente à un état d’apesanteur de la science par rapport à tous ces facteurs soupçonnés de la déterminer, un travail reste à faire sur ce qui pourrait être qualifié comme ses ancrages.
2Pour s’en tenir à des exemples pris dans le domaine des sciences humaines et sociales, un de ces ancrages est représenté par les conditions socio-politiques qui ont présidé à l’émergence des disciplines, à leur configuration, à leur développement… et à concourir finalement à leur spécificité en apparence irréductible par rapport aux autres disciplines. On pourra prendre ici comme illustration l’anthropologie-ethnologie. Cette discipline ne peut faire l’économie des conditions historiques de son institutionnalisation pour la part qui est liée à l’histoire coloniale. Rien ne le démontre mieux qu’une ethnologie juridique dont la fonction a pu se réduire parfois à exposer et à imposer le droit des puissances coloniales1. De même, « le développement de la sociologie est indissociable de l’avènement de la “révolution industrielle” et des bouleversements que cette dernière a provoqué dans les formes de structuration sociale jusqu’à faire surgir la “question sociale” et la nécessité pour le capitalisme de la traiter »2. La science politique elle-même se trouve exposée au soupçon que nourrit Pierre Bourdieu de s’être vu imposer un objet construit par une pratique plutôt que par une dynamique propre de la connaissance : « C’est ainsi qu’en se donnant pour objet principal – comme aujourd’hui ce qu’on appelle la « science politique » – la sphère de la politique légitime, la science sociale a longtemps repris à son compte l’objet préconstruit que lui imposait la réalité »3.
3Cette intrusion de dynamiques propres aux sociétés composant l’environnement de la recherche est ainsi susceptible de déterminer les « particularités épistémologiques »4 de chaque discipline, ceci, parfois, jusqu’à l’excès. C’est, par exemple, ce qu’illustre la multiplication des sous-disciplines de la sociologie, donnant l’impression que l’irruption d’un problème surgi de la société, ou dont la société prend conscience de l’existence, justifie la création d’une sous-discipline avec ses propres réseaux, sa propre société savante, sa propre organisation professionnelle, jusqu’à ignorer en l’occurrence… le corps de savoirs (méthodes, concepts, théories) de référence, c’est-à-dire la sociologie générale5.
4Une autre illustration de l’influence de ces ancrages, des enracinements de l’économie de la connaissance dans ses environnements sociétaux, politiques, culturels, constitutifs de la genèse des disciplines ou de leurs formes de développement, peut se rapporter à la région du monde dans laquelle elles sont mobilisées et par conséquent dans laquelle elles sont « situées ». L’accent mis sur l’existence d’« épistémologies du Sud » a ainsi pour objectif de dévoiler que les catégories utilisées, notamment en sciences sociales dans le travail de construction de théories générales de la société, se fondent sur des catégories propres aux univers auxquels leurs auteurs appartiennent. C’est ainsi qu’un européocentrisme ou un occidentalo-centrisme sont fondés sur une ignorance des catégories fondamentales spécifiques appliquées au temps, à l’espace, à la terre, à la propriété… telles qu’elles existent dans d’autres parties du monde6. De surcroît, dans cette prétention à un universalisme abusif, même s’il est inconscient, les auteurs peuvent ne pas percevoir l’influence de stratégies impérialistes dans lesquelles leurs développements théoriques peuvent être instrumentalisés7.
5Un autre « ancrage » est lié au processus de professionnalisation et d’institutionnalisation propre à chacune des disciplines. La discipline, ce n’est pas seulement un découpage assumé du travail de connaissance qui porterait une légitimité en soi du seul point de vue d’une dynamique autonome de la connaissance. La discipline fonctionne comme un attribut d’identité du producteur de connaissance, comme « un moyen de générer de la confiance » en le situant au milieu de ses « pairs »8. De ce point de vue, la discipline fonctionne comme un « champ » traversé de codifications multiples. De manière explicite mais plus peut-être encore de manière implicite, des procédures de reconnaissance, comme celles de la hiérarchisation y sont définies en propre, et le producteur de connaissance devra se familiariser avec ce fonctionnement et en tenir compte afin de se situer et de gérer au mieux, y compris dans des rapports de pouvoir et l’établissement d’alliances, son appartenance à cette « communauté » que constitue une discipline susceptible d’avoir ses propres codes et ses propres rituels. Le producteur de connaissance n’est pas seulement le locuteur individuel d’un savoir spécifique. Sa fonction d’acteur dans le champ général de la connaissance est aussi inspirée par son appartenance à une culture : celle fondée et entretenue par la discipline avec ses rituels spécifiques et ses modes de reproduction. Le paradoxe est qu’une telle appartenance favorise la production de représentations sociales sur les savoirs qui sont à l’extérieur de la discipline concernée et risquant de fonctionner comme des préjugés. Un tel processus de construction d’identités spécifiques constitue un obstacle pour la mise en œuvre d’une interdisciplinarité entre sciences humaines et sociales. Le même processus s’observe aussi à un échelon plus large que la discipline : celui des sciences sociales dans leurs relations avec les autres sciences. En effet, ces dernières assument parfois des représentations sociales des sciences sociales justifiant l’instrumentalisation de celles-ci, par exemple en réduisant leur apport possible à une restitution des seules réceptions sociales des innovations produites ou susceptibles d’être produites par ces autres sciences. Une telle situation hypothèque ainsi toute possibilité d’une véritable interdisciplinarité où la voie serait ouverte à plus d’implications réciproques, a contrario de divisions du travail entre sciences sociales et autres sciences faisant des sciences sociales un savoir subalterne. Effectivement, le problème est que les SHS « souvent sont là à titre d’appoint, uniquement pour mesurer les résistances d’application de programmes inspirés par les sciences de la vie ou des sciences dures et elles sont réduites à cela »9.
6Aussi bien, s’il est possible d’examiner dans sa profondeur l’enjeu que constitue l’interdisciplinarité, c’est parce cette orientation se relie à un exceptionnel processus historique d’institutionnalisation et de professionnalisation de la production de la connaissance. Mais un tel processus a ses revers ou plutôt les ancrages que constituent l’institutionnalisation et la professionnalisation peuvent constituer des obstacles à l’interdisciplinarité10. Pour n’en donner qu’une illustration, le récit qui est fait des difficultés rencontrées par Fernand Braudel quand il a voulu créer une Maison des sciences de l’homme à Paris est particulièrement exemplaire. Les oppositions entre autres de l’administration académique (le corps de l’« Inspection générale »), celles des facultés des lettres et des facultés de droit, plus généralement de l’Université, amènent Fernand Braudel à s’interroger : « l’enseignement et la recherche allaient-ils pouvoir s’adapter aux changements sociaux, économiques, culturels, mais surtout savoir les devancer ? ». Pour Fernand Braudel, l’Université d’aujourd’hui y est particulièrement mal préparée « parce que souvent mal liée à la vie réelle du pays (…) comme elle n’est pas assez attentive à la transformation qui se dessine dans le monde entier »11. Ce qu’on offre à Fernand Braudel, « en guise de consolation » de n’avoir pu obtenir la création d’une faculté des sciences économiques et sociales… « c’est la perspective d’une Maison des sciences de l’homme »12 où, comme le dit lui-même Fernand Braudel : « les différentes sciences de l’homme auraient été représentées ensemble »13, dans le cadre d’un « espace de cohabitation vivante, de fréquentation mutuelle autour d’instruments communs (…). Il est espéré que l’initiative d’un regroupement de spécialistes de diverses disciplines vers une recherche interdisciplinaire naîtra spontanément du fait même des contacts pour ainsi dire quotidiens, suscités par le groupement topologique des centres »14. L’enjeu est bien de « briser les compartimentages hérités d’avant les sciences humaines, avec les parcelles de pouvoirs qui leur étaient associées »15.
7Un tel récit refait surgir la formule célèbre utilisée par Helga Nowotny : « la société a des problèmes, les universités ont des départements »16. Mais cette tendance soulignée d’une dérive de l’institutionnalisation ne concerne pas seulement les universités. Elle est évoquée à propos des organismes de recherche dans lesquels la culture disciplinaire peut être entretenue par les modes de recrutement, les procédures d’évaluation, l’organisation en laboratoires… disciplinaires. Tout ceci amène à penser, a contrario, que des « institutions interstitielles sont beaucoup plus agiles, flexibles et beaucoup moins en proie au nationalisme institutionnel que le fonctionnement disciplinaire qui a gardé quelque chose de féodal »17.
8À cet égard , il est intéressant de noter que les Maisons des sciences de l’homme (MSH) ou les Instituts d’Études Avancées (IEA), pleinement porteurs dans leur identité spécifique de l’idée d’interdisciplinarité, et souvent salués comme tels dans ces analyses consacrées à l’interdisciplinarité, ont été créés en France, non sans parfois de très fortes résistances, non pas pleinement installés au sein des institutions existantes pour les irriguer, en s’alignant sur les configurations de ces dernières, mais suivant des modes d’établissement et de fonctionnement qui leur sont propres avec l’idée plus ou moins explicite qu’ils seraient susceptibles de produire, de l’extérieur, un effet novateur de feed back sur ces institutions déjà existantes. Comme si l’innovation que représente l’interdisciplinarité ne pouvait finir par s’imposer que par ce qu’on pourrait appeler une stratégie du détour18. Ce qui se passe ici pour la production de la connaissance obéit d’ailleurs aux mêmes logiques que ce qui s’observe dans l’action publique placée dans une situation où les nouveaux contours des problèmes publics sont « de plus en plus transversaux aux nomenclatures officielles comme aux découpages des organigrammes », à l’exigence de s’« avancer dans la voie d’une désegmentation des interventions publiques et de leur mise en cohérence (…) (ceci expliquant un) phénomène de prolifération d’agences les plus diverses venant se juxtaposer aux structures administratives existantes (pour constituer) une solution à la difficile intégration de logiques sectorielles qui peuvent s’affronter dans un domaine particulier, que ce soit l’environnement ou la santé »19.
9À l’issue de cette longue réflexion sur les ancrages, on ne saurait s’en tenir à une vision susceptible d’alimenter une attitude fataliste identifiant ces ancrages à des déterminismes indépassables pour atteindre les objectifs d’une interdisciplinarité. Considérer ainsi les choses serait ignorer des positionnements suivant lesquels faire l’analyse de ces ancrages peut constituer un préalable pour en tirer parti ou opérer un dépassement au profit de cette interdisciplinarité. C’est ainsi qu’il peut être avancé que l’interdisciplinarité passe aussi par la nécessité de comprendre comment les personnes d’une autre discipline pensent, quelle est leur manière d’aborder un objet, leur manière de l’observer, celle de construire des théories. Il s’agit alors de prendre en compte ce « pourquoi une discipline aborde la question de cette manière, pourquoi elle l’a fait historiquement. Il convient alors de discuter de façon beaucoup plus claire à la fois sa propre discipline et la discipline des autres »20. Dans cette perspective, il s’agit de prendre au sérieux un travail d’interactions entre les disciplines, en respectant leurs spécificités respectives et en considérant que « pour faciliter l’interdisciplinarité, il est nécessaire d’avoir des disciplines. (…) Une interdisciplinarité forte se construit avec et sur des disciplines fortes »21. La thèse est ici celle d’une dialectique possible, d’une interaction positive qui doit structurer l’interdisciplinarité tout en étant en retour bénéfique aux disciplines22.
Notes de bas de page
1 Chanock, M. Law, Custom and Social Order. The Colonial Experience in Malawi and Zambia, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1985, cité par Louis Assier-Andrieu soulignant que le procès a souvent été fait à l’observateur européen de « déplacer sur un variateur planétaire » ses conceptions juridiques (« Le procès en a été souvent fait à l’« anthropologie juridique », cette voie spécifique qui fut souvent considérée comme le bras lettré des colonisateurs et post-colonisateurs »), Assier-Andrieu, L. Le droit dans les sociétés humaines, Paris, Nathan, coll. « Essais et recherches », 1996, p. 21).
2 TR1, Jean-Louis Fabiani.
3 Bourdieu, P. « Les modes de domination », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2-2-3, 1976, p. 126.
4 Nous empruntons ici aux notes préparatoires au colloque de Jean-Louis Fabiani, quand il se réfère à Jean-Claude Passeron pour rappeler « la nature historique des sciences sociales (qui) commande l’ensemble de leurs particularités épistémologiques ».
5 On pourra se référer ici comme illustration au statut de la sous-discipline dite « sociologie juridique » : Commaille, J. « La construction d’une sociologie spécialisée. Le savoir sociologique et la sociologie juridique de Jean Carbonnier, », L’Année sociologique, 2007/2, vol. 57, p. 275 à 299.
6 De Sousa Santos, B. Epistemologies of the South. Justice against Epistemicide, Boulder-London, Paradigm Publishers, 2014. On trouvera également des illustrations de ce décentrage revendiqué, par exemple, dans : Mutua, M. Human Rights: A Political and Cultural Critique, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2002 ; Mishra, P. From the Ruins of Empire. The Revolt against the West and the Remaking of Asia, London, Penguin Books, 2012.
7 Sur ce point, on pourra se référer à : Connell, R. Southern Theory: The Global Dynamics of Knowledge in Social Science, Sydney, Allen & Unwin Australia, Cambridge, Polity Press, 2007; Steinmetz, G. (Ed.), Sociology and Empire: The Imperial Entanglements of a Discipline, Durham, Duke University Press, coll. “Politics, History and Culture”, 2013.
8 TR1, Bernadette Bensaude-Vincent.
9 TR2, François Héran.
10 On rappellera ici l’idée avancée par Pierre Bourdieu suivant laquelle une institutionnalisation peut être appauvrissante. Voir sa préface à l’ouvrage de Brigitte Mazon : Mazon, B. Aux origines de l’École des hautes études en sciences sociales. Le rôle du mécénat américain (1920-1960), Paris, Éditions du Cerf, 1988. Voir également le commentaire qu’en fait Jacques Revel dans sa recension de l’ouvrage de Brigitte Mazon dans Annales. Économies, sociétés, civilisations, n° 6, 1989, p. 1380-1382.
11 Daix, P. Braudel, Paris, Flammarion, coll. « Grandes Biographies Flammarion », 1995, p. 348. L’auteur se réfère ici à l’ouvrage de Brigitte Mazon, op. cit., p.142-143.
12 Ibid., p. 350.
13 Ibid., p. 351.
14 Ibid., p. 354.
15 Ibid., p. 354.
16 TR1, Saadi Lahlou.
17 Ibid.
18 A contrario des exemples cités, on notera ici l’expérience de création d’instituts à l’intérieur même d’une université avec l’objectif explicite d’y mettre en place des espaces de recherche ayant résolument un « caractère interdisciplinaire et intersectoriel ». Voir TR3, Louise Vandelac : sur la création de tels instituts à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
19 Duran, P. « La gestion publique en tension : défis du présent, chantiers du futur. Pour un droit de l’action publique », Droit et Société, n° 112, 2022/3, à paraître.
20 TR3, Pierre-Cyrille Hautcoeur.
21 TR3, Martina Knoop.
22 Considération inspirée des propos tenus par Martina Knoop, TR3.
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