1. L’interdisciplinarité inscrite dans des contextes historiques
p. 17-26
Texte intégral
1La question de la remise en cause d’un régime d’organisation des savoirs par discipline et de l’évidence d’une exigence d’interdisciplinarité n’est pertinente que dans le cadre d’une perspective historique. Se demander si nous sommes ou non sortis d’un régime disciplinaire s’inscrit dans le cadre d’une contestation des idéaux de la science autonome tels qu’ils ont pu faire illusion jusqu’après la fin de la Seconde guerre mondiale. C’est notamment ce qu’illustre la perception qu’offre Robert K. Merton quand il évoque un « communisme de la science », dont les attributs sont pour lui le sens du collectif et le désintéressement, quand il traite d’un universalisme de la science et d’une éthique propre à son univers1. Rompant avec des approches internalistes célébrant une « autonomie » de la science, la question a alors consisté à se préoccuper : des « formes de l’organisation institutionnelle de la recherche, de l’internationalisation de la science et des collaborations, du rôle des politiques scientifiques, des usages économiques, sociaux et industriels des savoirs académiques »2. En un mot, nous serions désormais confrontés à un processus inéluctable de « contextualisation de la science »3, de reconnaissance que les savoirs sont situés (« situated knowledges »4), de rupture avec l’ignorance volontaire du contexte des « vérités » scientifiques, de celui de leur énonciation5.
2C’est à cette lumière-là que se pose l’avènement de ce qui pourrait ou devrait devenir un « âge post-disciplinaire ». Même si leur thèse a pu faire l’objet de controverses, rien n’illustre mieux cette remise en cause d’une autonomie associée à un régime disciplinaire des savoirs que cette mise en perspective historique présentée par des auteurs, parmi lesquels Helga Nowotny, comme le passage d’un « Mode 1 » à un « Mode 2 ». Rappelons ici brièvement que : dans le « Mode 1 », la science se développe d’elle-même, elle cultive son organisation hégémonique en disciplines, elle a sa propre éthique et ses propres règles pour poursuivre un seul objectif qui est celui de la quête de « Vérité » ; dans le « Mode 2 », l’organisation et le développement de la science sont déterminés par un contexte, notamment celui de l’action de l’État au service du développement économique et de sa compétitivité et des stratégies d’acteurs économiques, légitimant des « commandes politiques » à la science.
3C’est bien alors d’un changement structurel dans le système scientifique dont il est question6. On passe d’une « culture de l’autonomie » à une « culture de la responsabilité » justifiant des procédures de contrôle. Dans ce nouveau régime de connaissance, plus encore que la mobilisation de plusieurs disciplines tentant d’additionner leurs compétences respectives, la transdisciplinarité comme unité de connaissance s’impose effectivement souvent face aux disciplines7. « L’idée du fonctionnalisme de la division des disciplines est battue en brèche par la dimension compétitive, par la dimension de conquête territoriale (…). L’idée de l’autonomie de l’activité scientifique, [où celle-ci] se détermine elle-même par le progrès de la connaissance, la cumulativité des savoirs »8 est définitivement remise en cause. « La science ne sert plus seulement à accumuler des connaissances, elle est sommée par la société de résoudre un certain nombre de problèmes »9.
4Ce nouvel effet de système entre les régimes de savoirs et ce qu’on a pu qualifier de « défis sociétaux » semble se manifester suivant deux logiques : la première, celle d’une contrainte ou même d’un risque d’asservissement ou encore celle du renforcement paradoxal d’une conception « internaliste » d’une science qui n’a de compte à rendre qu’à elle-même ; la seconde, celle d’une tentative de mise en adéquation de l’organisation interne des savoirs avec des aspirations ou des problèmes nouveaux auxquels les sociétés sont confrontées.
5Dans le premier cas, l’exemple des technosciences peut être avancé dans la mesure où il illustre le risque de faire des techniques le phénomène moteur qui « oriente et structure la recherche » (exemple des plateformes de séquençage à haut débit en biologie), ces nouveaux dispositifs étant de surcroît susceptibles de s’appuyer sur des Big data. Dans ce contexte, des associations entre disciplines, par exemple physique/biologie/informatique, deviennent illustratives d’une démarche scientifique obéissant à sa propre logique au point d’échapper à tout dialogue avec d’autres sciences, notamment les sciences humaines et sociales, et aux critiques épistémologiques10. Une telle dynamique « internaliste », par ailleurs inspirée par le souci de créer des connaissances nouvelles prétendant apporter des solutions rapides et assimilables par l’industrie s’expose, paradoxalement, à un risque d’imposition sur les régimes de savoirs. Ce risque est d’autant plus grand que l’ampleur des enjeux du point de vue de la compétition économique favorise une prise de pouvoir sur l’organisation et la production des savoirs non seulement par les forces économiques mais par les instances politiques. « La logique de pouvoir prend le pas sur la logique scientifique »11. C’est le cas quand la source d’une mobilisation des connaissances a la forme de commandes politiques, au niveau national ou international, européen notamment, et porte finalement une « ambition déclarée de mettre la recherche au service de la compétitivité économique »12. Ce dont il est question alors ne semble pas être de postuler l’indifférence à l’égard de ces défis mais de renoncer à l’accroissement des connaissances pour s’en tenir à une tentative de résolution des problèmes suivant une forme qui peut aller jusqu’à renvoyer davantage à la compétence de l’ingénieur (y compris de « l’ingénieur du social ») qu’à celle du chercheur.
6Dans le second cas, ce serait moins une imposition qui serait faite aux régimes de savoirs que la possibilité d’une osmose qui leur serait offerte par la conjonction entre le caractère naturellement multidimensionnel de questions que leur soumettent les sociétés. L’évidence d’une nouvelle organisation des productions de la connaissance s’imposerait alors logiquement d’elle-même jusqu’à favoriser des formes d’interdisciplinarité ou de transdisciplinarité. Cela vaut bien sûr pour les sciences humaines et sociales mais également pour les autres sciences, prises elles-mêmes dans des mouvements d’historicisation et de questionnements critiques. Par exemple : « Les sciences de la nature sont en train de changer profondément au sens où leur objet – la nature – est aujourd’hui pensé de manière historique. La vie en biologie est une histoire, l’évolution biologique a forgé le vivant, tout vivant est le produit d’une histoire, une histoire largement contingente, et donc c’est cette perspective historienne qui habite désormais les sciences de la nature, même les atomes, même la physique atomique commence à être pénétrée par cette perspective historique que, déjà au XIXe siècle, Renan appelait de ses vœux et que Bergson avait aussi souhaitée. Il y a enfin aujourd’hui un mouvement de relecture de la nature comme un objet historique, d’où la recherche des signatures qui fait qu’une grande partie du travail des géologues est en train de croiser celui des archéologues et des paléontologues. Il y a une sorte de nouveau modèle de la connaissance qui est en train d’émerger (…) aujourd’hui »13.
7A contrario de l’université Humboldt qui consacrait une division en disciplines et une division entre sciences de la nature et sciences de la culture, le défi que constituent pour la société humaine le réchauffement climatique et plus généralement, les problèmes d’environnement justifient par exemple le développement de sciences environnementales favorisant des dispositifs de recherche interdisciplinaires ou même transdisciplinaires. L’intégration des sciences humaines et sociales dans ces sciences environnementales peut alors devenir constitutive de ce qu’on qualifie dorénavant de « sciences de la durabilité ». De même, l’avènement d’une ère de l’anthropocène est désormais là pour nous convaincre que « l’histoire de la terre est maintenant tributaire de l’histoire sociale, culturelle, économique des humains »14 et que les humains sont des acteurs de cette histoire de la terre – pour le plus grand bien ou pour le plus grand mal de cette dernière. La notion d’écosystème établit l’idée de « système complexe prenant en compte les interactions entre humains et non-humains »15. Les « anthropocene studies » illustrent parfaitement ce constat d’une interdisciplinarité conçue comme de l’ordre de l’évidence pour répondre au défi. Les régimes de savoirs sont d’autant plus sollicités qu’ils sont confrontés à une interpellation émanant des sociétés elles-mêmes, exigeant que ces savoirs soient non seulement attentifs à ce à quoi aspirent ceux qui composent ces sociétés mais aussi aux logiques lourdes auxquelles sont exposés ces derniers. En effet, ces logiques lourdes structurelles sont susceptibles de déterminer des régimes de savoirs, comme l’illustre – un cas parmi beaucoup d’autres – l’orientation prépondérante des questions de recherche sur l’efficacité des exploitations agricoles à grande échelle alors que les exploitations familiales dominent la production mondiale. Il y a ainsi « tout un travail de réflexion et d’analyse à mener dans le secteur des systèmes alimentaires pour éviter que l’hyper concentration économique soit le seul élément » déterminant pour une agroécologie, ceci dans un contexte de changement climatique développant des savoirs « sur les nutriments, sur la valeur nutritive des aliments, dans un contexte où l’essentiel de la production mondiale d’aliments est davantage lié aux petites et moyennes entreprises agricoles, ce qui n’est pas si habituellement abordé* »16.
8En relation avec les mutations qui viennent d’être évoquées, en mettant de côté, d’une part, les appropriations militantes qui les exposent parfois à des débats relativisant leur importance au plan épistémologique, d’autre part, le risque de nouvelles formes de fragmentation des savoirs auquel on les associe parfois, l’irruption des « Studies » a certainement une forte signification dans l’histoire contemporaine des savoirs sur la société, en même temps que cette irruption suscite des réflexions susceptibles de valoir pour les autres champs de savoir. À l’image des « anthropocene studies », les « sciences studies » comme les « gender studies » mobilisent une pluralité de disciplines comme « l’histoire, la philosophie, l’anthropologie, la sociologie, les sciences politiques, le droit mais aussi les savoirs techniques, les savoirs environnementaux, médicaux, biologiques »17… Cela vaut bien sûr également pour les « cultural studies » ou les « postcolonial studies » qui s’inscrivent dans le processus historique de « domaines de savoirs interdisciplinaires organisés autour d’une labellisation par l’objet »18, et qui naissent souvent d’interpellations venues de la société et relayées par des courants d’études critiques, ceci comme une expression de cette influence croissante du « social » au sens générique du terme dans les transformations des régimes de savoirs.
9Une telle évolution contraint les univers de production de la connaissance à s’affranchir de divisions et de cloisonnements répondant plus à des logiques de pouvoir qu’à des impératifs épistémologiques. C’est, par exemple ce qu’a si bien souligné Immanuel Wallerstein en suggérant, pour répondre aux défis auxquels les sociétés sont désormais confrontées, l’établissement d’un régime de connaissance « post-disciplinaire »19. Il s’agit bien de faire prévaloir sur les modes institutionnels par lesquels les savoirs sont produits et transmis le caractère multidimensionnel des univers pour l’étude desquels ils sont requis. « Ce ne sont pas les choses du monde qui se laissent ranger dans des tiroirs distincts, ce sont les opérations intellectuelles qu’on leur applique – ce dont témoigne la vieille division universitaire des facultés (…) Parce que le monde n’est pas prédécoupé selon un plan divin à la manière du melon de Bernardin de Saint-Pierre, on ne peut définir a priori l’objet spécifique d’une science »20. Ce qui est désormais exposé au débat, c’est le caractère intangible d’un régime disciplinaire agissant davantage « comme un mécanisme de standardisation des savoirs constitués que comme un aiguillon des savoirs en voie d’élaboration »21. Les « injonctions récurrentes à l’interdisciplinarité »22 sont inspirées par la quête d’une « vision universelle ou totalisante de l’ordre de la connaissance »23 et une aspiration au dépassement de la dépendance de la dynamique des savoirs à l’égard de « configurations institutionnelles » et de professions établies24. Pour paraphraser Karl Popper, l’enjeu est de privilégier les problèmes et les solutions à leur apporter plutôt que les traditions académiques25, ceci par l’adoption d’un « programme scientifique résolument non disciplinaire »26, rompant avec une « parcellisation » pour s’engager dans de « nouvelles transversalités »27. Une telle évolution vient finalement consacrer ce que Michel Foucault annonçait comme « l’arrivée d’une nouvelle épistémè – celle de l’interdisciplinaire »28. Une telle mutation appelle, indissociablement, à repenser les principes au fondement de la formation de l’esprit scientifique et de son respect dans la pratique même de la production de connaissance par l’énoncé de nouvelles dispositions, à communiquer, à échanger, à écouter, à partager, en un mot : à « savoir collaborer »29.
Notes de bas de page
1 Merton, R. K. « Science and Technology in a Democratic Order » dans Merton, R. K., and Storer, N. W. (Eds.). The Sociology of Science, Chicago, University of Chicago Press, 1973, p. 267-278.
2 Martin, O. « Savants, sciences et savoirs en société : quelques réflexions sur le renouvellement de la sociologie des sciences », Sociétés contemporaines, 2006/4, n° 64, p. 9.
3 Nowotny, H., Scott, P. and Gibbons, M. Repenser la science, Paris, Belin, coll.”Débats”, 2003, p. 89-90.
4 Haraway, D. “Situated Knowledges. The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspectives”, Feminist Studies, 14, 3, 1988, p. 575-599.
5 Bourdieu, P. Science de la science et réflexivité. Cours au collège de France 2000-2001, Paris, Raison d’agir, coll. « Cours et Travaux », 2001.
6 Nowotny, H., Leroy, P. “Helga Nowotny: an itinerary between sociology of knowledge and public debate. Interview by Peter Leroy”, Natures Sciences Sociétés, 17, 2009, p. 57-64.
7 Nowotny, H., Scott, P. and Gibbons, M. Repenser la science, op. cit., p. 25.
8 TR1, Jean-Louis Fabiani.
9 TR1, Bernadette Bensaude-Vincent.
10 Voir TR3, Louise Vandelac.
11 TR2, Marie-Claude Maurel. On notera que Marie-Claude Maurel (élargissant ici la notion d’influence de logiques politiques pesant sur l’interdisciplinarité en intégrant l’idée que celles-ci puissent se manifester également dans le cadre de politiques scientifiques), fait aussi une référence à la décision prise au CNRS en 2002 de rattacher le programme de recherche sur l’environnement (PIREM), favorisant des programmes qui accordaient « à côté des sciences de la nature et des sciences de l’univers, une place importante aux sciences de l’homme », au Département des sciences de l’univers, ce qui, à ses yeux, a constitué une régression par rapport à ce qui était alors une juste « vision holistique de l’environnement ».
12 TR1, Bernadette Bensaude-Vincent.
13 TR1, Bernadette Bensaude-Vincent.
14 Ibid.
15 Notes préparatoires au colloque, Jean-Louis Fabiani.
16 TR3, Louise Vandelac. *souligné par nous.
17 TR3, Dominique Pestre.
18 Monteil, L., Romerio, A. « Des disciplines aux « studies ». Savoirs, trajectoires, politiques », Revue d’anthropologie des connaissances », n° 3, vol. 11, 2017/3, p. 231. Le numéro de cette revue intitulé « Les studies à l’étude » est entièrement consacré à cette question du développement des « studies » et du sens à lui donner notamment au plan épistémologique. On pourra également se référer ici à : Heilbron, J., Gingras, Y. « La résilience des disciplines » Actes de la recherche en sciences sociales, 5 (210), 2015, p. 4-9 ; Gingras, Y. Sociologie des sciences, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2020.
19 Wallerstein, I. « L’héritage de la sociologie, la promesse de la science sociale », Sociétés contemporaines, n° 33-34, 1999.
20 Testart, A. Essai d’épistémologie pour les sciences sociales, CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2021, p. 95, 96.
21 Boutier, J., Passeron, J.-C., Revel, J. (dir.). Qu’est-ce qu’une discipline ? Éditions de l’EHESS, 2006, p. 8.
22 Bonneuil, C. « La Cinquième République des sciences. Transformations des savoirs et des forces d’engagement des scientifiques », dans Charle C., Jeanpierre, L. (dir.). La vie intellectuelle en France…, op. cit., p. 123.
23 Ibid., p. 8.
24 Fabiani, J.-L. « À quoi sert la notion de discipline ? », dans Boutier, J., Passeron, J.-C., Revel, J. (dir.) op. cit., p. 33.
25 Il s’agit d’une référence à Karl Popper en exergue d’un chapitre de : LENCLUD, Gérard. « L’anthropologie et sa discipline », dans Boutier, J., Passeron, J.-C., Revel, J. (dir.), op. cit., p. 69.
26 Locher, F. « Configurations disciplinaires et sciences de l’observation. Le cas des approches scientifiques de l’atmosphère (XIXe-XXe siècle) », dans BOUTIER, Jean, PASSERON, Jean-Claude, REVEL, Jacques (dir.), op. cit., p. 193.
27 Bonneuil, C. « La Cinquième République des sciences », op. cit., p. 123.
28 Ibid., p. 224. L’auteur fait ici référence à l’ouvrage de Michel Foucault : Foucault, M. Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1966.
29 TR1, Saadi Lahlou.
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