1En préambule, je voudrais rappeler que Thales est une entreprise très technologique. Elle compte de nombreux techniciens et ingénieurs pour mettre en œuvre une R & D puissante. A certains égards, on pourrait la comparer à une start-up à grande échelle. Ses trois principaux marchés sont la défense, l’aérospatial et la cybersécurité, notamment dans le domaine de l’identité numérique. Ce sont des segments high-tech avec une approche technologique diversifiée. Sur le champ disciplinaire, cela veut dire qu’on y fait aussi bien de la recherche en numérique ou en physique qu’en planétologie. Je pense que l’on couvre toutes les sciences dures, ou presque. Les profils techniques y sont présents à tous les niveaux, y compris au comité exécutif où de nombreux cadres sont détenteurs d’un doctorat — ce qui ouvre, en passant, des perspectives pour des doctorants qui ne s’imagineraient pas passer l’intégralité de leur carrière dans un laboratoire, même si ce schéma ne se répète pas forcément dans d’autres entreprises.

2Bien évidemment, comme c’est la plupart des entreprises, nous sommes concernés par le domaine des SHS. Avec l’importance croissante que prennent dans l’entreprise les engagements RSE (Responsabilité Sociale et Environnementale), l’importance des SHS ne cesse de croître. Par contre, il y a encore une différence entre l’intérêt pour le domaine et la capacité à fournir des sujets de thèse.

3En effet, bien qu’annuellement Thales accueille près de 250 thésards, la très grande majorité de ces thèses – peut-être certaines années la totalité – est effectuée sur des thématiques scientifiques et techniques. Plus de la moitié sont des thèses françaises, dont de nombreuses thèses Cifre, car c’est le dispositif que nous trouvons très bien adapté à nos besoins. Thales compte aujourd’hui près de 1100 employés ayant une thèse en France. Je ne prétends pas les connaître tous mais je n’en connais aucun venu des SHS. Cela ne signifie pas qu’il n’y en a aucun mais qu’ils sont en très faible proportion, s’ils existent. Pourquoi cela ?

4Je dirais que la plus grande partie de nos efforts internes se concentre sur la préparation de solutions techniques pour nos clients. Il s’agit d’inventer des ruptures sur le plan de l’innovation technologique et non du marché. Pour le faire, Thales se positionne, contrairement à d’autres entreprises européennes du secteur, à court et long terme. J’insiste sur ce point car il est très important pour le groupe : les ruptures se préparent à long terme. Nous travaillons depuis 20 ans sur la révolution quantique et nous avons commencé notre réflexion sur l’IA et le e-learning en 1989. Voilà pour le constat décevant, et maintenant, un peu d’espoir.

5Ce que je voudrais mettre en exergue, c’est un point saillant que mettent en avant mes réflexions sur le long terme, à savoir l’élément d’évolution. Le contexte actuel nous a montré que de nombreuses évolutions étaient en cours : en haut de l’agenda, la question européenne de l’autonomie stratégique (traduisons en français, de la souveraineté) nous mobilise dans un contexte de crises plurielles. La crise sanitaire a illustré caricaturalement la difficulté du dialogue entre la science et la société, ou, a minima, de la compréhension de ce dialogue. Rapprocher les sciences de la société est précisément une problématique des SHS et je sais qu’elles se mobilisent pour rendre la science palpable par le public. Ajoutez à ces crises le changement géopolitique survenu à l’occasion de la guerre en Ukraine, qui a accentué nos besoins en autonomie tout en ravivant des tensions sur nos valeurs communes en Europe. Ce point accroche les SHS en posant la question du dialogue interculturel et de notre capacité à construire des valeurs communes — j’y reviendrai. Il faut enfin en venir au changement qui, temporellement, est quasiment le premier : le changement climatique. Ce sujet est un point de tension incroyable caractérisé par une très grande transversalité des approches : les sciences dures rencontrent les SHS, la politique, l’économie…

6Les crises économiques, enfin, sont un élément à prendre en compte davantage car elles interrogent le rôle que jouent les entreprises dans la société. Le sujet de la RSE émerge au point de devenir un élément important de l’attractivité des entreprises pour les jeunes talents, plus sensibles que leurs aînés au sens de leur engagement dans le monde. L’exemple de l’Inde, sur ce sujet, est particulièrement instructif. Les meilleurs en informatique formulent leurs vœux d’embauche en fonction de ce critère : les entreprises sont classées en fonction de leur impact positif sur la société et attirent en proportion les meilleurs entrants sur le marché du travail. Le monde d’aujourd’hui est différent de celui d’hier. Les entreprises parlent donc de plus en plus des problématiques de parité, de gouvernance interne, d’environnement, d’organisation du travail, à un moment où le management évolue et où l’interconnexion entre vie personnelle et professionnelle se renforce. Il y a tout un effort à faire pour harmoniser les valeurs que nous partageons en tant qu’individus à celles de l’entreprise. Cela a plusieurs conséquences : notre façon de travailler change, notre rapport à l’entreprise, et au travers elle, à la société dans son ensemble se transforme. Fidéliser les talents est moteur de changement et nous conduit à repenser l’entreprise de demain. Bref, pour formaliser ces évolutions, les accompagner et les comprendre, voire, les anticiper, nous avons besoin des SHS.

7Mais ne nous y trompons pas. Les bouleversements les plus importants sont liés à la question environnementale, parce qu’elle est la plus transversale. Les réponses à apporter au changement climatique ne sont pas seulement techniques mais convoquent une plus large expertise et de nombreux métiers. Il faudra donc accepter et accueillir plus de transversalité dans le monde des sciences et construire un aréopage de métiers ou de fonctions de plus en plus ouvertes, interconnectées, et interdépendantes pour faire face à ce défi.

8J’en reviens maintenant à Thales et à la place des thèses en SHS en son sein. Les sciences dures sont au cœur de son réacteur, mais on y intègre désormais les sciences de l’humain, comme par exemple les sciences cognitives. On y retrouve des neurosciences, de la biologie, des sciences du vivant, parce que les systèmes développés par l’homme sont maintenant une partie de l’homme. Ce changement qui a lieu va sans doute permettre aux sciences humaines et sociales de prendre leur pleine mesure dans l’industrie. La succession de crises que nous subissons — qui ne me semble pas un épiphénomène mais au contraire s’inscrire dans la durée — fait de la transversalité que j’évoquais plus tôt une nécessité. Prenez la question du réchauffement climatique : nous savons aujourd’hui que les vingt prochaines années sont écrites et suivent une courbe balistique. Nous ne limiterons pas le réchauffement aux 1,5 degrés d’augmentation que l’on débat encore et sur lesquels nous ne pouvons plus désormais revenir. Ce que l’on fait aujourd’hui a un impact, en revanche, sur ce qui se passera ensuite. Il est permis de ne pas être très optimiste pour la suite, si l’on considère notre incapacité actuelle à changer radicalement et dans le bon sens. C’est ici, à mon avis, que les SHS auront un rôle plus fort à jouer.

9Est-ce que cela signifie que les doctorants SHS seront plus sollicités par les entreprises ? Pas forcément. Mais elles devront s’appuyer davantage sur des profils disposant d’un pôle de compétences en SHS. Pour mobiliser des doctorants, il faut leur fournir un environnement de R&D capable de les accueillir avec leur recherche. Nous ne pourrions pas le procurer à doctorant en droit ou en économie aujourd’hui par exemple, mais nous pourrions recruter un docteur dans ces disciplines et progressivement nous doter de cette capacité d’accueil. Dans le passé, les sciences dures ont dominé, mais on n'a pas encore expérimenté de ruptures fondamentales. Cela veut dire qu’il y aura plus de place et d’appétence pour les SHS à l’avenir. L’interpénétration des métiers dont je parlais plus tôt plaide pour cela.

10Pour conclure, je dirais que la capacité à faire éclore un corps de doctorants en SHS n’est pas encore au rendez-vous mais que notre volonté de travailler avec des SHS est en croissance. Dans un monde caractérisé par une grande variabilité, il y a sans doute un terreau fertile pour des thèses dans ces disciplines. J’ajoute que ce qui fait la valeur d’une expertise dans le monde industriel ou économique n’est pas seulement la maîtrise d’un sujet technique à très haut niveau, mais aussi ce qu’il y a à côté, notamment la connaissance de l’industrie et des métiers techniques, ou non, qui sont au cœur de nos activités. Pour un chercheur, disposer d’une vision holistique de l’entreprise et de son écosystème est une vraie qualité. Le dispositif Cifre est une formidable opportunité pour que les thésards apprennent le fonctionnement du monde de l’entreprise. C’est une bonne façon d’acculturer les deux univers. Il y a donc tout à gagner à donner aux entreprises l’appétit des SHS et plus largement de la recherche coopérative, quand elles n’y sont pas habituées, tout en orientant les académiques vers elle. Une note d’espoir, donc.