2. La théorie de la conception
Entretien1 avec Armand Hatchuel2
p. 71-76
Texte intégral
1Armand Hatchuel rappelle en manière d’introduction que le champ couvert par les sciences humaines sociales est large et ne présente pas véritablement d’unité épistémologique ou méthodologique. Cette situation contrastée explique en partie, selon lui, l’hétérogénéité des liens que ces disciplines entretiennent avec le monde de l’entreprise, ou, plus généralement, avec des acteurs socio-économiques extérieurs à l’université.
2La rencontre des SHS et de l’entreprise
3Armand Hachtuel explique que la relation entre les sciences humaines et sociales et l’entreprise a une histoire. Elle a évolué avec le temps. Aussi, l’histoire, comme discipline, a joué un rôle dans le rapprochement entre l’entreprise et les SHS, rapprochement qui ne remonte qu’à une vingtaine d’années : trente ou quarante ans auparavant, l’histoire était encore un champ inexploré par le secteur industriel, observe-t-il. Ce que montre, selon lui, l’émergence des thèses Cifre en SHS, c’est que le monde académique et celui de l’entreprise commencent à poser des questions communes et à partager leurs problèmes.
4Pour Armand Hatchuel, une thèse Cifre consiste en la mise en rapport de deux univers, de deux registres sociaux distincts, dans l’objectif de résoudre un problème commun. Ce problème peut être plus ou moins difficile : l’enjeu d’une recherche efficace tient ici à la capacité des deux pôles en présence à formuler un problème commun et à mettre en place des méthodes communes pour le résoudre. Il prend l’exemple de l’anthropologie : une thèse en anthropologie pourrait sembler étrange dans une entreprise, pourtant l’histoire intellectuelle et culturelle du japon pourrait faire l’objet d’une thèse Cifre et profiterait certainement à un groupe comme Renault, dans la perspective de sa fusion avec Nissan, par exemple. Cette approche tenant de l’anthropologie culturelle prendrait la forme de travaux dont les apports seraient manifestement réciproques. C’est cette réciprocité qui doit définir le cadre de la relation à nouer entre ces deux univers, indique-t-il. Elle est la condition du "double impact"3 visé idéalement par ce dispositif.
5Nature des relations entre le monde académique et le monde de l’entreprise
6Armand Hatchuel présente l’activité du chercheur comme le prolongement d’une attention particulière portée sur un objet spécifique. Pour construire une relation féconde entre l’université et des acteurs socio-économiques, explique-t-il, il faut réussir à saisir le moment où une entreprise « doit faire attention » et l’objet sur lequel doit se porter cette attention. La rencontre de l’attention d’un chercheur et d’une entreprise peut précisément prendre la forme d’une thèse Cifre.
7Cette économie de l’attention vaut, selon Armand Hachtuel, pour la définition de sujets de recherche communs aux entreprises et à l’université dans tous les domaines scientifiques, des SHS aux sciences de la matière. De la même manière que pour certaines disciplines relevant des humanités, dont les applications à la sphère socio-économique semblent faibles, il n’est pas douteux, à son avis, que des recherches en physique présentent des défauts de concrétisation. Ainsi, peut-on imaginer qu’une thèse Cifre sur le statut de la physique des particules ne présente pas nécessairement un intérêt direct pour une entreprise. Cela montre, selon lui, que l’intégration des SHS à la dynamique d’une entreprise tient moins au champ disciplinaire de cette recherche qu’à sa capacité à accompagner le regard que porte une société sur un problème. Et de même que toutes les disciplines ne sont pas, a priori, susceptibles d’intéresser le milieu industriel, il ne faut pas croire, dit-il, que toutes les entreprises sont susceptibles d’accueillir des thèses Cifre.
8Armand Hatchuel distingue différents types de relations possibles entre recherche et entreprise, selon que la recherche profite seulement à l’un des deux acteurs, ne profite à aucun d’eux ou profite aux deux à la fois. Lorsque l’impact de la recherche partenariale est positif pour l’université et l’entreprise, on parle de double impact ; c’est cette symétrie qu’il faut rechercher dans le cadre d’une thèse Cifre, explique-t-il, comme de toute recherche partagée. Il peut cependant arriver que ce double impact n’opère pas. L’asymétrie peut alors prendre deux formes qu’il convient, selon Armand Hachtuel, d’éviter : soit la recherche ne bénéficie qu’à l’entreprise et n’apporte pas d’avancée scientifique significative, et elle est alors un échec pour l’université ; soit elle présente des avancées scientifiques importantes, mais dépourvues d’applications et l’entreprise ne trouve pas son compte dans le partenariat.
Le double impact simultané :
Menant une démarche exploratoire à partir des théories de la conception, de la littérature sur l’engagement académique et l’innovation combinatoire, Quentin Plantec* a pu proposer dans ses travaux de recherche un modèle formel des conditions d’existence et des performances des relations science – industrie. Il expose dans sa thèse une démonstration empirique du double impact simultané avec des performances scientifiques et industrielles élevées, à partir d’un cas d’étude dans l’industrie agroalimentaire.
*. Plantec, Quentin. Couplages science – industrie à double impact : modélisation et tests empiriques. Gestion et management. Université Paris sciences et lettres, 2021
9Un apport réciproque entre les SHS et l’entreprise ?
10Selon Armand Hatchuel une politique de recherche asymétrique est inenvisageable. Une action est nécessaire des deux côtés, celui de l’entreprise et celui des SHS. Dans cette optique, la science doit être considérée comme une action qui génère de la réflexion. Il convient donc, indique-t-il, de s’interroger sur la meilleure façon de formuler des hypothèses permettant de construire un appareil d’observation compatible avec le régime social de la structure d’accueil. Il existe parfois des cloisons entre l’entreprise et les SHS, mais les expliquer tient aussi de la science, remarque-t-il. Ici, la discipline historique est sans doute la plus à même de traiter ces questions : plutôt que de chercher à lever les obstacles qui entraveraient la recherche partenariale, on pourrait chercher à les comprendre et à les expliquer, fait-il observer.
11Privilégier la recherche partenariale ?
12S’il est partisan de privilégier la recherche dans laquelle il y a des partenariats, Armand Hatchuel rappelle que la recherche ne peut se limiter à ces partenariats. Il note aussi qu’elle n’a pas nécessairement besoin de l’entreprise pour établir ces échanges : elle s’adresse à un public qui, à son tour, s’exprime et s’adresse à l’État, par exemple. Selon Armand Hatchuel, personne ne plaide pour une science qui ne parlerait à personne. On ne peut donc pas faire de la science qui ne parlerait qu’aux scientifiques et qui limiterait de cette façon ses facultés d’interaction.
13Conflit d’intérêt et limitation de l’apport réciproque
14Armand Hatchuel revendique un fort attachement à l’indépendance de la recherche, mais l’indépendance d’esprit n’a rien à voir, remarque-il, avec la dépendance sociale. Les partenariats peuvent être, estime-t-il, protecteurs, dans la mesure où ils vont dans le sens de la société, néanmoins la Cifre permet aussi de voir les limites de la recherche. Armand Hachtuel souligne l’attention qui doit être portée aux comités de lecture, lesquels devraient, en retour, demander simplement la déclaration d’intérêt du chercheur. Selon lui, le dispositif Cifre ne doit pas fragiliser la recherche, sans quoi il perdrait sa légitimité. Il faut donc veiller à analyser les deux régimes : si une discipline déclare qu’on ne doit pas travailler avec des entreprises parce que le protocole d’observation clinique est trop exigeant, il conviendra d’en évaluer les conséquences, conclut-il.
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