2. Les thèses Cifre en SHS
p. 21-27
Texte intégral
1Alors que les Cifre sont expérimentées pour la première fois en 1981, il faut attendre 1987 pour que les sciences humaines et sociales soient éligibles au dispositif1. Depuis les travaux de Louis Pasteur, initiateur de ce que Guillaume Carnino nomme « la science pure au service de l’industrie » 2, les partenariats entre chercheurs et industriels apparaissent bénéfiques pour l’avancée des sciences expérimentales comme pour les progrès techniques, mais il n’est pas d’exemple aussi fameux dans le domaine des SHS.
2L’ouverture du dispositif Cifre aux sciences humaines et sociales se trouve, de fait, confrontée à une difficulté inscrite dans l’épistémologie même de ces sciences, ou à tout le moins d’une part d’entre elles. En effet, si le champ de la recherche en SHS recouvre, pour certaines de ses disciplines comme les sciences de la gestion, l’économie, la géographie ou encore le droit, les réalités du monde industriel et des divers acteurs économiques de la société (entreprises, collectivités territoriales, associations, etc.), pour un pan entier de ce secteur scientifique, et particulièrement pour les humanités, la recherche semble s’inscrire dans un plan différent, où les questions et les enjeux sont d’un autre ordre que ceux de l’espace socio-économique. La collaboration sciences/industrie paraît ainsi concerner faiblement des disciplines telles la littérature, la philosophie, la psychologie, l’histoire ancienne…
3De manière générale, les bailleurs de fonds peinent à formuler des finalités de recherche précises à des SHS qui restent nettement à la marge des premiers dispositifs de financement sur projet3. Même « lorsqu’en 1991, l’ANRT a décidé de développer les conventions Cifre dans le domaine des sciences humaines et sociales, le pari était loin d’être gagné », commente Jean-Michel Saussois, aujourd’hui professeur émérite à l’ESCP. Il insiste notamment sur le fait que « les demandes des entreprises étaient rares et que l’on sentait, la plupart du temps, que le projet de recherche avait plus d’intérêt pour le doctorant que pour son partenaire industriel »4.
4En outre, les recherches menées en sciences humaines et sociales dans les années 1980 sont surtout, selon le constat de Claude Dubar, « des recherches académiques de longue haleine, relativement détachées de la demande sociale ou de la commande publique et essentiellement destinées aux jugements des pairs et à l’enseignement des étudiants »5. Ainsi, du côté des doctorants du domaine, la faible attractivité des thèses Cifre, pendant de nombreuses années, tient moins à des questions éthiques de préservation de l’autonomie scientifique qu’aux objets d’études.
5Les choses ont considérablement changé aujourd’hui. Depuis quelques années, les colloques se succèdent pour appréhender les thèses Cifre conduites en sciences humaines et sociales. L’ANRT a ainsi organisé en 2020 un colloque intitulé « La recherche partenariale en SHS : enjeux et conditions de la réussite », l’université Paris Nanterre a programmé une journée d’études autour de « La recherche sous contraintes : étude critique multidisciplinaire des contraintes institutionnelles et scientifiques de la recherche salariée en sciences humaines et sociales », entre autres initiatives. Des collectifs se structurent progressivement. En témoignent la création de l’association des doctorants et des docteurs Cifre en sciences humaines et sociales (ADCIFRE SHS) en 2014 pour répondre à « un besoin d’interconnexion »6 entre ses membres, ou, moins directement, la mise en œuvre du programme « 1000 doctorants pour les territoires » lancé en mai 2017 pour « sensibiliser les acteurs publics locaux et le secteur de la recherche en SHS »7.
1000 Doctorants pour les territoires est un programme initié par HESAM université en mai 2017 et réunissant quatre partenaires-fondateurs (l'Association nationale de la recherche et de la technologie (ANRT), le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), l’ADCIFRESHS (susmentionnée) et l’Association Bernard Grégory (ABG), qui accompagne depuis 30 ans les doctorants, pré-doctorants et post-doctorants dans leur évolution professionnelle) autour d’un objectif commun de développement de l’embauche de doctorants Cifre (essentiellement en sciences humaines et sociales) dans les collectivités territoriales. Ce programme lauréat de l’appel à manifestation d’intérêt du Ministère en charge de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche portant sur l’insertion professionnelle des diplômés en sciences humaines et sociales, a donné lieu à la création d’une plateforme de mise en relation des collectivités territoriales avec des étudiants volontaires pour venir réaliser un travail de recherche dans leurs services. La collectivité est subventionnée pour cette embauche de 3 ans, via le dispositif Cifre. À terme, le jeune chercheur valide une thèse de doctorat, réalisée en collectivité territoriale / association ou établissement public éligible au dispositif de subvention, sur une problématique de politique publique territoriale (transition écologique, numérique, économique, démographique, santé…).
6Une telle prise en compte des spécificités des thèses Cifre en sciences humaines et sociales semble légitime pour au moins deux raisons. D’abord, d’un point de vue historique, le fait que cette configuration de recherche se soit développée plus tardivement que dans d’autres domaines scientifiques ne peut être totalement ignoré. D’un point de vue scientifique ensuite, le fait que les doctorants en SHS aient à étudier des rapports de force dans lesquels ils sont eux-mêmes inscrits interroge la « scientificité » de leur propos. De même, le lien de subordination qui lie le doctorant à son employeur8, le rapport nécessairement engagé qu’il entretient avec son terrain d’étude9, ou plus généralement l’ingérence d’un acteur extra-universitaire dans la définition de la problématique et des objectifs de recherche, peuvent faire redouter une instrumentalisation de la recherche – et ce, particulièrement pour des sciences qui tendent à se considérer comme des sciences critiques.
7Une revue de la littérature scientifique invite toutefois à aller au-delà de ces spécificités pour observer l’hétérogénéité des « postures épistémologiques et méthodologiques »10 et des « déroulements de thèse »11. C’est également ce que sous-entend le nouveau président de l’ADCIFRE SHS lorsqu’il est interrogé sur la particularité des thèses Cifre en SHS : « les SHS sont très larges, remarque-t-il, et on trouve des situations très diverses qui vont d’une thèse en gestion dans un grand groupe ou au sein d’une équipe de R&D conséquente, à un doctorat en sociologie, dans une collectivité territoriale, axée sur du travail opérationnel »12.
8A titre d’illustration, on peut évoquer la situation d’un doctorant en psychologie13 conduisant actuellement sa thèse au sein de Tesseract solution, start-up qui cherche à développer des solutions numériques appliquées à l’industrie, notamment par la création de logiciels facilitant l’usage de robots. Ici, le dispositif Cifre doit permettre à l’entreprise de construire la solution la plus ergonomique, grâce à des travaux scientifiques visant à découvrir les critères d’acceptabilité de la solution développée. En recourant à une recherche académique, cette entreprise s’assure une connaissance fine des usages possibles de son logiciel et développe un produit plus adapté à son marché.
9Autre exemple de Cifre mobilisant le même secteur disciplinaire : on peut citer la société SocialDream qui a pu développer un casque de réalité augmentée moins intrusif et plus intelligent à usage de personnes en situation de soins, grâce à une approche, là encore, psychologique de son produit14.
10On pense également à des structures de plus grande taille qui ont recours au dispositif Cifre en SHS pour élaborer une stratégie prospective enrichie de connaissances fines sur le social. C’est ainsi qu’au sein d’une entreprise comme EDF, une thèse en sciences de la gestion peut interroger le rôle du design dans l’innovation à des fins prospectives15. Si les applications directes de cette thèse ne relèvent pas du développement d’outils ou de solutions à un problème, ce cas illustre le rôle qui peut revenir aux sciences humaines et sociales dans la définition des objectifs stratégiques d’une entreprise.
11La prédominance, parmi les thèses Cifre, des SHS les plus appliquées – économie, gestion, droit, notamment16–, paraît cohérente au regard des attentes globales du monde socio-économique en termes de retombées concrètes et de rentabilité, cependant, de nouvelles perspectives se dessinent, qui mobilisent les SHS à plus long terme. À la différence d’une recherche strictement appliquée, dont le travail prend fin avec la réalisation d’une brique technologique, la recherche en sciences humaines est en mesure d’innerver l’entreprise sur un temps long. Par les connaissances qu’elle est susceptible d’apporter tant dans le registre des savoirs que dans celui des modes de questionnements, elle favorise l’acquisition de nouvelles compétences fondées sur des pratiques de réflexivité indispensables pour affronter la complexité des sociétés actuelles.
Notes de bas de page
1 Petit, G. Ibid.
2 Cf. Carnino, G. « Louis Pasteur : Pure science serving industry », Le Mouvement Social. 8 septembre 2014, vol.248 no 3. p. 9‑26.
3 Masson, P. "Le financement de la sociologie française : les conventions de recherche de la DGRST dans les années 1960", Genèses. 2006, vol.62 n°1, p.110-128.
4 Lettre de l’association Formation par la recherche, n°76, décembre 2002, 24 p.
5 Dubar, C. « 17. Les recherches en sciences sociales et les dispositifs publics en France : une histoire compliquée », dans : L'État à l'épreuve des sciences sociales. Paris : La Découverte. 2005. p.363-370.
6 Présentation de l’ADCIFRE SHS : https://adcifreshs.wordpress.com/presentation/
7 Présentation du programme « 1 000 doctorants sur le territoire » : https://1000doctorants.hesam.eu/1000-doctorants/nous-connaitre
8 Cf. Rasolofo-Distler, F. et Zawadzki, C. « Épistémologie et méthodologie des CIFRE : Illustration par des thèses soutenues en Finance Contrôle Stratégie », Finance Contrôle Stratégie. 20 décembre 2013 no 16‑4.
9 Cf. Hellec, F. « Le rapport au terrain dans une thèse CIFRE », Sociologies pratiques. 6 juin 2014, vol.28 no 1. p. 101‑109.
10 Cf. Rasolofo-Distler, F., et Zawadzki, C. Ibid.
11 Morillon, L. « De l'idylle au détournement, quels apports des Cifre en sciences de l'information et de la communication », Seizième congrès SFSIC "Les sciences de l'information et de la communication : affirmation et pluralité". 11-13 juin 2008.
12 Entretien réalisé par le journal The Meta News et mis en ligne le 17 septembre 2021 à l’adresse suivante : https://mailchi.mp/themeta.news/insidelab79abonnes?mc_cid=f295095d01&mc_eid=616398982c
13 Entretien réalisé auprès de Maxime Boutrouille au sujet de sa thèse « De l'acceptabilité à l'acceptation d'un robot dans l'industrie : conception centrée-utilisateur d'un logiciel de paramétrage » chez Tesseract solution, le 28 octobre 2022 par Thomas Perroud.
14 Entretien réalisé auprès de Thierry Gricourt, président fondateur de Social Dream et Katarina Pavic le 26 octobre 2022 par Thomas Perroud.
15 Entretien réalisé auprès de Diane Beaulieu au sujet de sa thèse « Anticipation par le design - méthode d’anticipation et de matérialisation par le design des évolutions du secteur de l’énergie à partir de facteurs culturels, sociétaux, technologiques et business », chez EDF, le 16 novembre 2022 par Thomas Perroud.
16 Voir infra analyse de la base ANRT, chapitre 2.1.
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