1La décision d’implanter une Maison des Sciences de l’Homme dans chaque grande ville universitaire, d’en implanter une, puis deux en banlieue parisienne et de relier toutes ces Maisons en un réseau national date du milieu des années 1990. Ainsi que Maurice Garden le rappelle en Introduction1*, cette décision correspondait à l’une des trois grandes initiatives engagées (à son instigation) dans l’enseignement supérieur par le ministère de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie. Les deux autres étaient le lancement des Écoles doctorales et celui des Instituts d’Études Avancées.

2Sans doute, à l’époque, Écoles, Instituts et Maisons partageaient-ils les mêmes objectifs : regrouper des moyens, fédérer des équipes, définir des axes de recherche mobilisateurs, dépasser les pratiques artisanales de production et de diffusion du savoir, inscrire la carte universitaire dans l’aménagement du territoire, faire contribuer les chercheurs au développement local, assurer à la science française une meilleure visibilité internationale. Aujourd’hui, ces trois initiatives sont toujours d’actualité et leurs objectifs n’ont pas changé. Il n’est donc pas surprenant que, de l’une à l’autre, reviennent les mêmes termes, semblablement empruntés au registre de la synergie : « partenariat », « coproduction », « coopération », « coordination », « incubation », « mutualisation », « intermédiation », « maillage », « proximité », etc. Il n’est pas plus surprenant de les retrouver derechef dans les analyses et témoignages ci-dessus.

3La simultanéité de ces trois initiatives et leur parenté ne doivent toutefois pas occulter la singularité de celle qui est à l’origine des Maisons des Sciences de l’Homme. Conçu et voulu par Maurice Garden, avec Robert Ilbert et Antoine Lyon-Caen, assistés de Martine Bentaboulet, le projet de ces Maisons possède, en effet, une caractéristique dont l’importance et l’originalité ne sont peut-être pas pleinement apparues d’emblée. Du moins a-t-il fallu que se créent de nouvelles Maisons et que leur réseau prenne de l’extension pour que cette caractéristique s’affirme et se confirme.

4Quelle est-elle ? Et quelle originalité confère-t-elle aux Maisons des Sciences de l’Homme ?

5Celles-ci, on le sait, ont adopté la doctrine des trois i, laquelle organise leur Charte autour de la triple exigence de l’interdisciplinarité, de l’interinstitutionalité et de l’internationalité. Cette doctrine et sa promotion doivent beaucoup au travail de conceptualisation et au zèle missionnaire de Jacques Commaille et d’autres avec lui, tels Philippe Casella et Françoise Thibault. Elles sont aussi tributaires des contributions successives des présidentes et présidents et des membres du conseil scientifique du Réseau national. Et elles ne sont pas moins redevables à l’action des directrices et directeurs de ces Maisons et de celles et ceux qui, quotidiennement, y vivent et les font vivre.

6Néanmoins, l’originalité du projet ne tient pas uniquement à sa doctrine. De fait, la référence aux trois i n’aurait pas acquis l’importance qui est désormais la sienne si elle n’était sous-tendue par un principe dont, avec le recul, on mesure toute la portée. Ce principe est le suivant : la mise en commun compte autant, sinon davantage que ce qui est mis en commun.

7Cela signifie que, lorsqu’elles appliquent les trois i, les Maisons ne mettent pas seulement en commun leurs moyens : elles font du commun. Selon la distinction de Jürgen Habermas ([1981] 1987), elles ajoutent à leur agir stratégique, orienté vers des réalisations en commun, un agir communicationnel, centré sur la réalisation d’un commun. Ainsi se présente la communication : une activité créatrice de commun.

8De là vient qu’en regroupant hommes et moyens, les Maisons ne se distinguent pas foncièrement des Écoles doctorales ni des Instituts d’Études Avancées. En revanche, dès qu’elles se mettent à créer du commun, elles incarnent un modèle singulier de communauté. C’est ce que suggère Jacques Commaille : « dans Maisons de Sciences de l’Homme, il y a le mot maison, cette maison, qui suggère si bien l’idée de bien commun ». Cetteidée justifie à ses yeux l’hypothèse d’un nouveau régime de connaissance.

9Précision préalable : pour se réclamer d’un bien commun, les Maisons des Sciences de l’Homme ont, pour commencer, à s’affranchir de la filiation de la Mansio ou de la Domus antique et médiévale.

10Les premières occurrences de telles structures domestiques remontent à 3000 ans avant notre ère, peut-être davantage. Or, le propre de ces structures est d’accumuler les richesses et d’accorder confort et sécurité à ceux qu'elles hébergent au prix de leur asservissement (Scott [2017] 2019). Nos Maisons sont aux antipodes de ces structures coercitives et féodales. Pour autant, elles ont à se défendre en permanence contre les prédateurs. Car, s’il ne manque pas de potentats locaux pour avoir des vues sur elles, c’est que le succès attire la convoitise et la convoitise attise les tentatives de mainmise. Et ce, en provenance des universités et d’ailleurs. Rares sont les Maisons qui, à un moment ou à un autre, n’ont pas été confrontées à la menace existentielle de telles tentatives. Elles n’en ont pas toutes réchappé.

11À l’inverse, à partir du moment où l’une de ces Maisons ménage en son sein un espace public de la recherche fondé sur la reconnaissance et la pratique du commun, elle fait œuvre d’intérêt général en même temps qu’elle promeut le principe de l’intérêt général. Ce qui, par conséquent, rapproche les Maisons les unes des autres, comme le souligne Pierre Rouillard, si disparates soient-elles par ailleurs, c’est la priorité que chacune donne à la mise en commun en tant que telle.

12Une question se pose alors, capitale : ce modèle du commun a-t-il suffisamment de consistance pour servir de banc d’essai, voire d’idéal aux penseurs sociaux et mouvements citoyens interrogeant à nouveaux frais ce qu’il y a de social dans la société ?

13À cette question Pierre Noreau répond par l’affirmative. Pour lui, l’ « utopie lumineuse » de Maisons assemblant « dans un espace réservé tout ce que les sciences sociales et humaines comptent de diversité » ajouterait la valeur sociétale et politique de la création d’un commun à l’utilité scientifique de la mise en commun. Reste à identifier les conditions de possibilité de ce qu’il n’hésite pas à tenir alors pour une « forme d’expérience sociale continue ».

14Qu’il soit permis à l’auteur de ces lignes, créateur de la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord, puis son directeur durant un peu moins de quinze ans, d’apporter sur ce point l’éclairage d’un souvenir personnel.

15Les faits remontent à l’automne 2000, alors que se prépare le rapport de faisabilité de la future Maison. Pour donner aux élus et responsables territoriaux du nord et nord-est parisien l’idée de ce qu’est une Maison des Sciences de l’Homme, Martine Bentaboulet suggère d’inviter une vingtaine d’entre eux à visiter l’une de ces Maisons ; le choix se porte sur celle de Poitiers.

16Après l’aimable accueil de la directrice, un linguiste expose à la délégation les principes de l’analyse génétique des œuvres littéraires ; à sa suite, une psychologue évoque les apports de l’imagerie cérébrale à la compréhension des comportements humains ; enfin, un historien fait part des difficultés de la prise de vue photographique de fresques médiévales. Vient le temps des échanges, lesquels, très vite, prennent un tour inquiétant et désagréable : le secrétaire général d’une mairie interroge la directrice de la Maison sur les coûts de fonctionnement du bâtiment ; un élu soulève le problème de la voirie ; un autre se renseigne sur l’emprise foncière ; le coup de grâce vient du quatrième, dont la question débute ainsi : « Combien d’emplois induits… »

17Décontenancés, les collègues de Poitiers répondent du mieux qu’ils peuvent à des questions qui, en fait, ne sont pas les leurs. Alors que la séance ressemble de plus en plus à un dialogue de sourds, Patrick Braouezec – qui deviendra, quelques mois plus tard, le maire de Saint-Denis – prend la parole : « Rien à dire quant à moi, si ce n’est ceci : quand je vois et quand j’entends tout cela, je regrette de n’être plus étudiant ». Et Jack Ralite, à l’époque maire et sénateur d’Aubervilliers, de renchérir : « Parler d’espace public, c’est parler d’espace public de la recherche et de la conquête de cet espace public, qui se fait en commun ». En quelques mots, tout est dit.

18Certes, le problème des retombées des recherches qui se mènent dans les Maisons des Sciences de l’Homme n’est pas évacué pour autant. Au contraire, l’ampleur des investissements consentis en faveur de ces Maisons oblige en permanence les chercheurs qui y sont rattachés à se montrer particulièrement vigilants quant aux incidences positives et négatives de la production scientifique sur le progrès moral, culturel, sanitaire et économique de la société. Opportun est, à cet égard, le rappel de Francis Aubert : « amener des savoirs académiques, dont la validité et la robustesse ont été attestées par les procédures internes entre pairs, à un statut de savoir socialement utile, en situation, sans perte des ingrédients qui font sa scientificité. ».

19L’on mettra au compte de cette utilité sociale l’engagement des Maisons, d’après ce qu’en rapporte Julien Mary, en faveur de nouveaux « enchâssements » entre les mondes « de la recherche et de l’innovation, de la recherche et de l’expertise, de la recherche et de la militance ». Effectivement, ces Maisons sont dans leur rôle quand elles s’efforcent d’abolir ce que Jacques Commaille nomme la « binarité entre clercs (le savant) et profanes (le citoyen) ». C’est-à-dire quand elles pratiquent la recherche participative non comme une « posture d’auxiliaire méthodologique » (la formule est également de Julien Mary), mais en tant que travail scientifique à part entière.

20Exemplaire est ici la Plateforme pour la Recherche sur la fin de vie, à laquelle quatre Maisons sont associées. Telle que Chiara Chelini et Sarah Streliski en commentent la « feuille de route », cette plateforme se situe « à l’intersection des sciences médicales, des sciences humaines, des sciences sociales [et] des arts ». Ainsi est-elle devenue, selon ce qu’elles en disent, une « vigie collaborative » pour les praticiens aussi bien que pour les chercheurs.

21Au cœur de ces innovations, une exigence se fait jour, cependant, qui, pour nous, confère justement aux Maisons leur singularité et leur raison d’être. Quelle est-elle ? Et qu’a-t-elle à voir avec l’hypothèse d’un nouveau régime de connaissance ?

22En réponse à ces questions, Jacques Commaille commence par confirmer qu’appliqué aux Maisons, ce nouveau régime ne se réduit pas à sa déclinaison aux trois niveaux suivants : celui de la mise en cause des barrières entre cadres conceptuels et disciplinaires disparates ; celui de la collaboration entre institutions porteuses d’intérêts contradictoires et concurrents et, enfin, celui de la collaboration entre approches scientifiques, philosophiques et culturelles nationales difficiles à apparier. En réalité, ajoute-t-il, la force de ce régime et sa particularité tiennent à ce qu’à chacun de ces trois niveaux et, mieux encore, de l’un à l’autre transversalement, la recherche et la mise au point de cultures communes sont orientées vers – et, dans le meilleur des cas, débouchent sur – la production et la promotion de la culture du commun.

23Ce phénomène incite Francis Aubert à qualifier l’idéaltype de la Maison des Sciences de l’Homme d’« organe de médiation ». Tout aussi éloquentes sont les expressions de Pascal Buléon: « émulsion intellectuelle » et « creuset d’innovation ». La métaphore du creuset est d’ailleurs reprise par Jean-Pierre Gaudin. Les Maisons, dit-il en substance, sont des creusets où du commun se conçoit et se produit, en deçà des productions en commun. La métaphore revient à nouveau dans la contribution de Françoise Thibault et Philippe Casella : le Réseau national, écrivent-ils, est « le creuset d’une parole plurielle tout à fait indispensable à la production de politiques de recherche bénéfiques pour la science elle-même ». D’un côté, donc, la pluralité ;de l’autre, le creuset. C’est-à-dire : le composite, l’interaction des contraires, la tension ménagée. Mais, en aucun cas, fusion et confusion.

24En ce sens, le creuset a partie liée avec le dialogique. Dans la création littéraire, le dialogique, si l’on suit Mikhaïl Bakhtine ([1929] 1970, p. 344), ne se présente « pas en tant que moyen, mais en tant que but en soi. » Cette reconnaissance du dialogique en tant qu’opérateur à part et à part entière, Edgar Morin (1990, p. 276) la reprend à son compte : « Le terme dialogique veut dire que deux logiques, deux principes sont unis sans que leur dualité se perde dans cette unité : d’où l’idée d’uni-dualité. » Ainsi dialogique et communicationnel sont-ils à tenir pour synonymes.

25Il y a quelque chose du dialogique dans le « débat public transnational » que Sophie Bouffier et Pierre Guibentif appellent de leurs vœux et qui, d’après eux, devrait se traduire par « l’élaboration d’une science internationale sur des sujets importants ». Ce débat, observent-ils d’ailleurs, n’en est déjà plus au stade de la gestation. Plusieurs Maisons viennent de se créer à l’étranger, qui y contribuent avantageusement.

26La même expérience d’un « espace intellectuel commun » propre aux Maisons des Sciences de l’Homme conduit le Québécois Pierre Noreau à prendre position, dans la compétition entre l’Unesco et l’OCDE, en faveur de la société du savoir défendue par la première contre l’économie du savoir de la seconde. La raison de cette préférence ? La référence à l’économie du savoir ou de la connaissance procure aux instances gouvernementales un prétexte pour se défausser de leurs responsabilités. Tout se passe, en effet, comme s’il leur suffisait de mettre en concurrence les initiatives et de privilégier les plus rentables, au lieu de s’impliquer dans de longues et difficiles concertations en vue de définir des politiques scientifiques sur le long terme.

27Plus radicaux encore, Gilles Pollet et Jean Vigreux soutiennent que cette économie de la connaissance détermine l’« espace intellectuel et dogmatique […] inscrit dans une logique néo-libérale de maîtrise des dépenses publiques, de souci d’efficience, de rationalité, d’excellence et d’efficacité ». A contrario est-ce le modèle communicationnel d’un espace épistémique et sociétal partagé que portent et cherchent à pratiquer les Maisons des Sciences de l’Homme. Partant, ce modèle se situe à l’opposé de celui de la concurrence globalisée des tenants du science business.

28Encore ce nouveau régime de connaissance doit-il inventer les modalités pratiques de sa concrétisation. Quatre enjeux méritent, parmi d’autres, d’être signalés, chacun d’un ordre différent : logistique, scénographique, topographique et dialogique.

29PREMIÈREMENT, la mise en œuvre d’un commun épistémique ne convertit pas les Maisons en temples d’une recherche d’autant plus inconditionnelle qu’elle serait moins conditionnée. Prétendre le contraire serait faire un contresens sur ce que Jacques Derrida (2001) entend par « Université sans condition ».

30Ce serait notamment oublier que le savoir scientifique est le fruit d’une élaboration collective continue. Et que cette élaboration est déterminée par les attentes changeantes de la société et les intérêts divergents qui s’y font jour, qu’elle est lestée du poids des mentalités dominantes, mais aussi de celles qui ne le sont pas ou qui ne le sont pas encore et qu’enfin elle est régulièrement remise en cause par la variabilité des faits observés et les variations de leurs interprétations. Ce serait aussi oublier qu’à ces différents conditionnements – qui, séparément, ne sont pas nouveaux, mais dont l’intensité et la conjonction sont inédites – s’ajoute un autre conditionnement, sans aucun précédent : celui qui est imputable à la présence et à l’influence croissante sur les sciences humaines et sociales de la logistique des « grands équipements » de recherche.

31Outils toujours plus sophistiqués de collecte et de traitement de données, de visualisation, d’archivage et de publicisation des résultats, ces équipements se font de plus en plus coûteux, en effet. Cela explique que leur financement et la nécessité de leur amortissement pèsent d’un poids croissant sur les politiques de recherche et l’activité des chercheurs. Certes, pour paraphraser Maurice Godelier (1984), l’idéel ne va, de toute façon, jamais sans le matériel. En l’occurrence, toutefois, le matériel affecte la production du savoir d’une manière à laquelle les sciences humaines et sociales n’étaient pas habituées. Plus exactement, d’une manière qui, jusqu’à ce jour, ne leur était pas aussi familière qu’aux autres sciences.

32Quelles sont, dès lors, sur le nouveau régime de connaissance, les incidences de ces différents conditionnements et, en particulier, du conditionnement par la logistique ?

33Sans éliminer le mécanisme du don et du contre-don, qui reste indispensable au travail scientifique, ces contraintes modifient significativement les modes de collaboration et les formes de solidarité entre chercheurs : au commun implicite propre à un consensus irénique sur les « grands Récits » de la modernité (Lyotard, 1979) – celui du Savoir universel et celui du progrès de l’Humanité par la connaissance – s’ajoute (sans s’y substituer nécessairement) le commun explicite des contrats à durée limitée et des compromis partenariaux entre des intérêts divergents.

34Moins de connivence, par conséquent, mais davantage de négociation ; moins de communion dans la koinè de dogmes tacitement admis par tous, mais plus de communication pour s’accorder sur les clauses appelées à régir des ententes entre quelques-uns. C’est ainsi que le nouveau régime de connaissance repose sur un nouveau régime de confiance. Et c’est pour cette raison que l’histoire de « la mise en place dans les MSH d’outils communs et partagés pour la recherche », dont Serge Wolikow esquisse les grandes lignes, demande à être lue à la lumière du changement de valeurs qu’implique ce nouveau régime.

35DEUXIÈMEMENT, la dimension communicationnelle propre à ce nouveau régime de connaissance exige d’être montrée et représentée, sa mise en scène étant à la fois le moyen et le gage de son exemplarité. C’est ici qu’intervient la dimension scénographique des Maisons des Sciences de l’Homme.

36Ce n’est pas un hasard si nombre d’entre elles ont bénéficié de programmes architecturaux novateurs, ambitieux et en parfaite conformité avec leurs missions. À l’extérieur, les bâtiments balisent, structurent et parfois requalifient l’espace urbain ; à l’intérieur, leurs surfaces sont conçues pour faciliter rencontres et créativité collective. À ce propos, Nicolas Thély et Anne Sédès ont raison de souligner que création architecturale, création scientifique et création artistique vont de pair. S’ils insistent sur « la construction des connaissances et [le] partage du savoir par la création et la médiation artistique avec les moyens numériques », ils suggèrent aussi, à l’inverse, que la création et la médiation artistique, avec ou sans les moyens numériques (c’est nous qui l’ajoutons), sont, en tant que telles, parties prenantes de la construction des connaissances.

37L’osmose entre forme et fonction ne suffit pas, par conséquent. Il convient de donner à voir cette osmose créative, d’en rendre sensibles les modalités et les incidences. Mise en scène et en valeur, elle exprime ce qu’il y a de créateur dans le simple fait de communiquer. Autrement dit, elle révèle la part de création commune dans la création d’un commun. C’est à ce prix que les Maisons des Sciences de l’Homme sont en mesure d’afficher la dimension scénographique propre au nouveau régime de connaissance auquel elles aspirent.

38TROISIÈMEMENT, la portée communicationnelle de ce nouveau régime épistémique ne s’exerce jamais mieux qu’à l’articulation entre dedans et dehors, à la faveur d’une organisation topographique faisant jouer l’un par rapport à l’autre.

39Bien sûr, la vocation des Maisons les porte à se constituer, comme Maurice Garden le leur recommande, en « services communs de leur université de tutelle ». En cela, indiquons-le au passage, elles prennent le contrepied de l’illusion, vivace depuis la création du Collège de France en 1530, d’une localisation en périphérie ou en surplomb censée faire bouger les choses de l’extérieur. Au contraire, c’est au cœur des structures existantes, au plus près des lieux où les recherches se font et où les enseignements se donnent, que ces Maisons ont de l’influence.

40Cela ne leur interdit toutefois pas de sortir du périmètre des institutions auxquelles elles sont rattachées. Au contraire, Claude Didry évoque à juste titre la nécessité d’une « ouverture à la cité ». Ouverture d’autant plus nécessaire, selon lui, qu’il n’y a que l’épreuve des situations réelles pour permettre aux sciences humaines et sociales de conjurer le « risque d’enfermement dans une cité scientifique que porte en germe une interdisciplinarité entendue comme la coopération entre sciences de la nature et SHS ». Sous-entendu : une coopération asymétrique reléguant les sciences humaines et sociales en position d’infériorité par rapport aux sciences de la nature.

41Rétrospectivement, les difficultés que les politiques sanitaires rencontrent depuis le déclenchement de la pandémie du Covid-19 donnent raison à Claude Didry : il faut l’expérience in situ et la confrontation aux situations réelles pour que s’imposent les raisons d’un juste équilibre entre sciences de la culture et sciences de la nature. Significatif est, à cet égard, le témoignage de Philippe Terral, Marie Gaille et Didier Breton, responsables de l’implication de trois Maisons dans le dispositif HS3P-CriSE. L’apport de ce dispositif contre le Covid-19 – font-ils valoir – est d’avoir mobilisé en un temps record le « capital scientifique » des recherches en sciences humaines et sociales en interaction avec celui des autres sciences. Si, en effet, la pandémie est un « fait social total », c’est qu’elle est aussi une « infodémie ». Raison de plus pour étudier la transmission des informations de toute nature, demi-vérités, fantasmes et fausses nouvelles, qui circulent en même temps que le virus et orientent, limitent ou contrarient l’efficacité des mesures sanitaires.

42QUATRIÈMEMENT, « Creuset », « service commun », « organe de médiation », « espace culturel » : si différentes soient-elles par ailleurs, ces formules renvoient toutes à l’idée que les frontières entre disciplines ne demandent pas à être abolies. Tout juste ont-elles à être interrogées, relativisées, éventuellement déplacées. Se confirme ici la dimension dialogique du nouveau régime de connaissance.

43Que l’on s’en réjouisse ou non, en effet, le schéma historique de l’interdisciplinarité n’est plus de mise. Aux chercheurs qui s’en recommandent encore, il pose inévitablement des problèmes d’ancrage scientifique, de même qu’il pose des problèmes de reconnaissance professionnelle aux personnels d’appui à la recherche. Il y a tout lieu de prendre au sérieux, de ce point de vue, l’exemple mentionné par Myriam Danon-Szmydt et Cécilia Mendes d’un ingénieur chargé d’administrer une base de données. De cet ingénieur, l’on attend évidemment une polyvalence maximale. Or, cette polyvalence le met en porte-à-faux par rapport aux exigences actuelles de l’ultra-spécialisation. Le problème est exactement le même du côté de la recherche : dans le contexte présent de la redisciplinarisation en cours, l’interdisciplinarité n’est pas sans risques pour une carrière intellectuelle et scientifique.

44De quelle interdisciplinarité le nouveau régime de connaissance peut-il alors être le messager ? Certainement pas, ainsi que cela vient d’être dit, d’une interdisciplinarité confondant approches, spécialités, métiers et compétences. Loin d’être abolies, les frontières demandent, au contraire, à être pensées comme telles. Car, si l’on suit la recommandation de Fernand Braudel (1969, p. 90), la quête du commun vise l’ « abaissement des droits de douane entre les différentes disciplines ». Elle n’en exige absolument pas la suppression.

45Tout juste est-il recommandé, au nom de ce qu’il y a de dialogique, peut-être d’agonistique dans cette interdisciplinarité, de combattre le compartimentage et la tendance fâcheuse et récurrente des représentants de chaque approche en lice à ignorer ce qui se fait ailleurs et à vouloir imposer à toutes les autres la leur propre.

46Retour, pour conclure, à l’interrogation initiale : d’où viennent l’importance et l’originalité de la référence au commun chez les défenseurs du nouveau régime de connaissance porté par les Maisons des Sciences de l’Homme ? De ce qu’il n’y a pas de mise en commun sans pensée des conditions de la mise en commun.

47Pourquoi cette pensée des conditions de possibilité est-elle aujourd’hui d’une brûlante actualité ? Parce que nos sociétés sont confrontées à trois défis, plus menaçants les uns que les autres : celui du chacun pour soi en temps de pandémie et de changement climatique accéléré ; celui de la loi du plus fort dans les rapports sociaux, échanges économiques et relations internationales ; celui, enfin, de l’obscurantisme et du fanatisme. Face à ces trois défis, les modes traditionnels de régulation sont pris en défaut ; les tentatives d’accommodement ou d’apaisement paraissent inutiles et l’argumentation rationnelle elle-même donne l’impression d’être vouée à l’échec.

48Ils ne la formulent pas ainsi, mais les porteurs du projet des Maisons des Sciences de l’Homme tirent de ce constat la conclusion qu’aucune raison transcendante ne parvient désormais à s’imposer a priori. Aussi sont-ils en droit de considérer qu’il faut l’immanence communicationnelle de ce qu’il y a de commun dans la communauté pour que de nouvelles régulations parviennent à s’inventer.

49Les Maisons ne revendiquent pas pour elles-mêmes l’apanage de cette expérience renouvelée du commun. Cependant, les missions qui leur sont imparties, le statut dont elles jouissent et les réalisations à leur actif les mettent en première ligne pour interroger les conditions de ce commun. Et ce faisant, pour donner corps à la dimension communicationnelle de ce nouveau régime de connaissance.