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Mutations des sciences humaines et sociales

 | 
Françoise Thibault

I - Une utopie concrétisée

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Les MSH : un nouveau régime de connaissance

Jacques Commaille

Texte intégral

1Lorsque j’ai été invité en 2019 à contribuer à une révision des textes fondamentaux définissant ce qu’est une MSH et son réseau national, ce que doivent être leurs finalités, leur mode de gouvernance, leurs règles de fonctionnement, leur inscription dans le paysage de la recherche et dans celui de la société, ceci dans le cadre d’un petit groupe composé de représentants du CNRS, des Universités, de l’alliance Athéna et des acteurs de MSH, j’ai eu une vive conscience que le dispositif des MSH, dans le contexte historique actuel, était devenu un élément central de la recherche en sciences humaines et sociales : dans sa réalité et dans les potentialités qu’il porte. C’est certainement ce sentiment partagé par tous les participants à ce groupe qui a contribué à créer une atmosphère exceptionnelle, au plan humain et au plan intellectuel, favorisée par la vive conscience que nous avions, toutes et tous, de la valeur du dispositif existant et de l’ampleur des enjeux pour l’avenir. Notre travail de refondation des textes devait participer d’une inscription du dispositif des MSH dans un contexte historique, celui qu’on appelle fréquemment, particulièrement actuellement, le temps des incertitudes. Ce dispositif en est plus qu’un reflet : une réponse possible, dans la mesure où celui-ci s’affirme comme un support privilégié pour un nouveau régime de connaissance riche de promesses pour l’avenir.

  • 1 Jacques Commaille et Françoise Thibault (dir.), Des sciences dans la Science, Paris, Collection At (...)

2En 2014, dans un petit ouvrage faisant suite à une mobilisation exceptionnelle de collègues venus de différents horizons disciplinaires, nous nous étions livrés à un travail réflexif et prospectif sur ce qu’était et sur ce que pouvait être la recherche en sciences humaines et sociales face à une conception de la programmation scientifique européenne qui nous semblait ne pas suffisamment tenir compte des potentialités de cette recherche1. À cette occasion, nous avions tenté de mettre en valeur plusieurs déclinaisons de ces potentialités et, à la réflexion, le dispositif des MSH se révèle en être remarquablement porteur.

Le changement d’esprit de la recherche

3Depuis longtemps, l’histoire, la philosophie et la sociologie des sciences soulignent une métamorphose des sciences de la « Nature ». Le courant « Science and Technology Studies » (STS) évoque une remise en cause d’un régime de connaissance qui participait du temps historique des certitudes, celui où les modes de penser le gouvernement des sociétés se réclamaient de la « Raison » comme une évidence, comme « tacit knowledge » et dont l’équivalent se retrouvait dans une « Science » prétendant incarner, ainsi que la qualifie Bruno Latour, une « Certitude transcendante », la connaissance scientifique ne pouvant être, comme on l’a dit, que le miroir transcendant d’une réalité.

  • 2 Dominique Vinck, Science et société. Sociologie du travail scientifique, Paris, Armand Colin, 2007 (...)
  • 3 Sheila Jasanoff (Ed.), States of Knowledge. The co-production of science and social order, Abingdo (...)
  • 4 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris, La Découve (...)

4D’un tel positionnement découlaient plusieurs représentations du statut de la « Science ». Ainsi l’idée s’imposait que l’espace scientifique ne pouvait « être institué que comme un espace social relativement autonome et désengagé, dédié à la production de connaissances objectives »2 . Comme le dit Sheila Jasanoff, une des figures du courant STS, s’imposait une représentation d’un univers scientifique sûr de lui-même, affichant une volonté d’autonomie absolue par rapport au social, au culturel et au politique : « Science tended to extract their object of investigation from contamination by the « social » »3. C’était la distinction « entre deux mondes : celui de la Nature et celui de la Société »4. C’était l’idée d’une « Science pure » qui s’imposait et une telle vision légitimait une véritable binarité entre « clercs » (le « savant ») et « profanes » (le citoyen).

5Les sciences humaines et sociales n’ont elles-mêmes pas échappé à une telle vision transcendantale quand elles imposaient des grands récits, en prétendant à « l’explication causale globale », quand elles recouraient à la « figure de nécessité » pour évacuer toute idée d’incertitude et aspirer à des « métathéories » épuisant le sens de ce qu’est le monde social et prétendant annoncer son avenir inéluctable.

6Pour les sciences de la « Nature » comme pour les sciences de la « Culture » est venu le temps historique de l’incertitude qui contraint :

  • 5 Isabelle Stengers, L’invention des sciences modernes, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1995, p (...)

7- d’une part, les premières à admettre que toute production de vérité est située en fonction de contextes historique, culturel, social, institutionnel et qu’il convient finalement d’admettre que « les scientifiques (…) ne sont plus ceux qui apportent des « preuves » stables, mais des incertitudes »5 ;

  • 6 Jean-Claude Passeron et Jacques Revel, Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005, p. 15.

8- d’autre part, les secondes à considérer que les grands récits n’apparaissent avoir été possibles que parce que leurs auteurs n’échappaient pas à un certain réductionnisme dans l’usage fait de « grands paradigmes unificateurs » … dont l’usure est désormais affirmée6.

  • 7 Cyril Lemieux, La sociologie pragmatique, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2018, p. 21.
  • 8 Dominique Pestre, Introduction aux Science Studies, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2006, (...)
  • 9 Yannick Barthe et al, « Sociologie pragmatique : mode d’emploi », Politix, 2013/3, n° 103, p. 180.

9De même que le monde physique et social, « plutôt que d’être considéré comme figé et stable (…) doit être systématiquement envisagé en tant qu’il est en action et en devenir »7, de même, dans les sciences de la « Culture », il s’agit de passer des « approches structurales » à « l’étude de la complexité des actes humains en situation »8, il convient « d’approcher les réalités macrosociologiques en tant que celles-ci s’accomplissent dans la réalité sociale »9.

10Si je m’autorise ce trop rapide détour sur ces transformations de ce qui fonde la pratique scientifique, dans sa réalité et dans les représentations sociales dont elle fait l’objet, c’est que j’ai la conviction que ce contexte mériterait d’être creusé pour mieux saisir la conscience que pouvait en avoir le précurseur que fut Fernand Braudel, et mieux comprendre l’importance nouvelle que prend le dispositif des MSH dans le contexte actuel de la recherche. Il importe de se rendre encore plus conscient de sa pertinence en le resituant dans sa perspective historique.

11Le fonctionnement des MSH ne ressortit pas seulement à une question organisationnelle, de mutualisation des moyens, de locaux, de visibilité des sciences humaines et sociales… La question qu’on doit se poser en priorité, c’est : en quoi ce dispositif s’inscrit dans une histoire de la connaissance, dans une dynamique nouvelle de la connaissance ? Le dispositif des MSH est porteur d’un nouveau régime de connaissance et… il est susceptible de l’être plus encore si cette orientation fait l’objet d’un travail de réflexivité, si elle est pleinement assumée par ses promoteurs et ses acteurs. Pour illustrer cette conviction, je m’en tiendrai à quatre aspects susceptibles d’être constitutifs de l’identité des MSH : la subversion des frontières entre disciplines ; le rapport des MSH à la Cité ; la « glocalisation » des MSH, la MSH comme « bien commun » impliquant une exigence d’éthique.

La subversion des frontières entre disciplines

  • 10 Immanuel Wallerstein, « L’héritage de la sociologie, la promesse de la science sociale », Sociétés (...)
  • 11 Ibid., p. 190.

12Dans une magistrale analyse à laquelle je me réfère souvent, Immanuel Wallerstein se penche sur les grands défis auxquels nos sociétés sont confrontées et leurs caractéristiques. Il en déduit qu’il convient de repenser notre régime de connaissance10. Faisant allusion au « soi-disant divorce entre philosophie et science, consommé à la fin du XVIIIe siècle », il observe notamment les effets négatifs de « cette guerre des deux cultures », notamment sur les sciences sociales méprisées par chacun de ces deux pôles. Mais, il estime que cette situation doit être dépassée car, pour lui, « la situation a radicalement changé. Il existe un mouvement déjà fort et qui va croissant, celui des études de la complexité, qui s’intéresse à la flèche du temps, aux incertitudes, et qui considère que les systèmes sociaux humains sont les plus complexes de tous les systèmes. Dans les humanités, il existe aussi un mouvement à la fois puissant et croissant, celui des études culturelles, qui considère qu’il n’existe pas d’essence des canons esthétiques et que les productions culturelles sont enracinées dans leurs origines sociales, dans leur réception sociale, et dans leur distorsions sociales (…) Ce qui était un champ de forces centrifuges dans le monde du savoir est devenu un champ centripète »11. C’est ce même auteur qui, face aux défis que connaissent nos sociétés contemporaines, va remettre en cause une division du travail entre disciplines lui paraissant obéir davantage à des logiques de territoires académiques qu’à une organisation pertinente du point de vue strict de la production de connaissance.

  • 12 Jacques Commaille et Françoise Thibault (dir.), op. cit., p. 13,14.
  • 13 Ibid.

13Si je reviens maintenant à ces transformations des sciences de la « Nature » telles qu’elles sont soulignées par le courant STS, dont cette reconnaissance du caractère situé de la science, je dirai qu’elles sont susceptibles d’inspirer des ouvertures entre sciences de la « Nature » et sciences de la « Culture », telles, par exemple, que nous les avions suggérées dans Des sciences dans la Science : « La vieille opposition, héritée du XIXe siècle, des sciences de l’esprit et des sciences de la nature, nourrissant le débat entre la compréhension, réservée aux phénomènes humains, et l’explication, propre aux phénomènes naturels, a été depuis longtemps dépassée. Les sciences humaines et sociales, (…), sont traversées par des techniques et des questionnements venus des sciences de la nature et de l’information, tandis que ces dernières sont profondément engagées, de la médecine à l’informatique en passant par la physique, dans des problématiques herméneutiques ou historicistes »12. Particulièrement significative, la différenciation entre les façons de penser la « Nature » et celles de la « Culture » apparaît logiquement comme n’ayant plus de sens dans la mesure où, tant aux yeux de la recherche qu’à ceux des citoyens, les questions liées au monde physique, aux nouvelles technologies qui sont mises en œuvre, sont indissociables des « défis » sociétaux, éthiques, politiques qu’elles posent13.

  • 14 Ibid, p. 18.

14Comme nous le disions « les efforts accomplis pour affirmer l’identité et défendre les frontières des territoires SHS » doivent s’ouvrir désormais « à des perspectives de travail collectif » où s’imposeront des « objectifs de connaissance à atteindre en référence aux enjeux auxquels nos sociétés sont confrontées »14. C’est dans cette dynamique que s’inscrit le projet des MSH, initié en France dans les années 1960, généralisé à la fin des années 1990 et renforcé actuellement par une refondation des principes qui inspirent le réseau national et chacune des 22 MSH qui le composent.

Les MSH et la Cité

  • 15 Dominique Vinck, Science et société…, op. cit., p. 276. L’auteur se réfère ici aux analyses de Jür (...)
  • 16 Vololona Rabeharisora and Michel Callon, « Patients and scientists in French muscular dystrophy re (...)

15Outre l’enjeu de la transversalisation entre les disciplines scientifiques, le dispositif des MSH est confronté à un autre enjeu apparaissant lui aussi comme une déclinaison logique des transformations qui touchent à la fois les sciences de la « « Nature » et les sciences de la « Culture » : c’est la question du rapport des citoyens à la recherche, la question de leur statut face à la recherche. Les courants d’histoire, de philosophie et de sociologie des sciences de la « Nature » soulignent le rejet désormais d’une représentation de la « Science » en surplomb et l’exigence de plus en plus affirmée de renoncer à une binarité et à la distinction au sens le plus fort du terme entre « clercs » et « profanes ». L’enjeu devient celui d’assurer « la place des citoyens dans la science » ou encore de « faire entrer les sciences en démocratie »15. Il peut ainsi être question d’un « mutual learning » prenant, par exemple, la forme d’une collaboration entre patients et spécialistes16.

  • 17 *souligné par nous. Jacques Commaille et Françoise Thibault, Des sciences dans la Science, op. cit(...)

16Dans Des sciences dans la Science, nous avions nous-mêmes mis en valeur des réflexions soulignant les interrelations nécessaires entre une dynamique de production de la connaissance en SHS et les appropriations nécessaires des acteurs sociaux, des citoyens. C’est ainsi qu’en SHS, la recherche supposée « appliquée » a pu être requalifiée comme recherche « impliquée ». « Les catégories et les hypothèses de ces sciences doivent être mises à l’épreuve sur les situations historiques, sociales, sur les interactions entre humains. Ces derniers se réapproprient alors ces catégories et hypothèses qui deviennent éléments de la vie sociale* »17.

  • 18 Michael Burawoy, « Living Theory », Contemporary Sociology, vol. 42, n° 6, nov. 2013, p. 779-780.

17Cette nouvelle perception de la place des citoyens dans la recherche constitue aussi en fait une des conséquences d’un bouleversement des sciences sociales qui renoncent à ces schémas d’analyse, à ces « grands récits » où du poids des structures ne pouvait découler que des déterminismes faisant des individus des sujets passifs, soumis, ayant intériorisé leur soumission. Ce que redécouvrent notamment les sciences sociales, c’est l’importance des acteurs sociaux, leur capacité, quel que soit leur statut, à développer des stratégies. C’est bien ce que propose notamment Michael Burawoy quand il proclame l’exigence d’une « sociologie publique » adoptant l’idée d’un co-travail de connaissance entre les chercheurs et les publics, autorisant des interactions, une communication fondée sur une reconnaissance mutuelle de compétences susceptibles de se compléter pour favoriser un processus de régulation collective dans le fonctionnement et les transformations des sociétés18.

18Les MSH ont particulièrement vocation à s’inscrire dans ces évolutions de la science et à se préoccuper de cet enjeu que représente une participation de la recherche à la vie démocratique. La mobilisation spécifique des ressources dont elles sont porteuses, leur configuration structurelle, les prédisposent particulièrement à irriguer la société en rendant compte de ce qu’elles produisent, en sensibilisant les citoyens sur ce qu’elles produisent, plus encore peut-être à les impliquer dans ce qu’elles produisent.

  • 19 Voir, par exemple : Patrick Baert et Alan Shipman, « L’avènement de l’intellectuel enraciné. Nouve (...)

19À cet égard, une attention particulière mériterait d’être portée à des réflexions qui se développent actuellement sur la fonction que les MSH pourraient remplir pour la Cité. Ces réflexions naissent du constat de l’établissement d’un nouveau rapport des citoyens à la connaissance. Il apparaît ainsi que ces derniers sont susceptibles de manifester de l’intérêt, d’exprimer des attentes et de témoigner de compétences, au plan moral, au plan épistémologique, au plan d’expérience de réalités sociales, suggérant ainsi des possibilités de co-production s’inscrivant dans « une perspective de co-construction démocratique »19. C’est bien ce que j’ai pu observer moi-même dans la réalisation au sein de MSH de projets de recherche, dans le domaine des activités culturelles, dans celui de l’action sociale ou encore dans celui du travail mémoriel, où des mobilisations conjointes de chercheurs et d’acteurs du monde associatif ont abouti à des réalisations cumulant l’excellence du point de vue de la connaissance et des appropriations très positives du point de vue des pratiques.

  • 20 Danilo Martucelli, « Une sociologie de l’existence est-elle possible ? », SociologieS, 8 octobre 2 (...)
  • 21 Ibid., p. 26.
  • 22 Didier Vrancken, « Les sciences sociales à l’épreuve de la cité », dans Maryse Bresson, Jean Carti (...)

20Il est significatif qu’un directeur d’une nouvelle MSH à Liège en Belgique, particulièrement centrée sur son insertion dans la Cité, développe une réflexion d’une grande originalité sur ces orientations potentielles et sur ce qui pourrait bien constituer une part de doctrine dessinant l’identité spécifique d’une MSH. Il se réfère notamment aux analyses de Danilo Martucelli considérant que s’annonce une nouvelle ère pour les relations entre le travail de connaissance et le citoyen. Pour cet auteur, nous entrerions dans un mouvement « d’existentialisation du social » et de « socialisation de l’existentiel »20. D’une part, des questions existentielles, subjectives comme celles de la vie, de la reproduction couplée avec la bioéthique, de la mort couplée avec le droit à mourir, de la santé couplée avec ce qui la menace collectivement, deviendraient des questions sociales. Mais de façon parallèle, des questions sociales sont de plus en plus existentialisées, comme le développement durable, le réchauffement climatique, mais aussi le traitement de la vieillesse, etc., renvoyant chacun à son existence, aux existences dont l’individu se sent responsable. En fait, « un nombre croissant d’expériences sociales [seraient] éprouvées en tant qu’affaires existentielles »21. Ainsi sensibilisé, ainsi impliqué, le citoyen serait susceptible d’être plus incité à être partie prenante des débats scientifiques, des débats d’experts, des analyses que les façons de penser la nature, le social ou le politique en proposent. Comme le dit très justement Didier Vrancken : « Les savoirs ne sont pas simplement diffusés unilatéralement par l’université vers la cité, comme pour mieux l’éclairer. Ils entrent systématiquement en résonance avec le monde environnant, posent question, interpellent, produisent des effets sur la vie des citoyens, détenteurs d’expertises profanes et immédiates certes, mais qui réfléchissent, réagissent, débattent, contribuent à redéfinir, à réinterroger et à redynamiser ces mêmes savoirs qui apparaissent avant tout comme supports cognitifs permettant d’habiter le monde, d’y vivre »22.

21Ces évolutions trop rapidement rapportées ouvrent des perspectives particulièrement stimulantes et prometteuses pour les MSH. La question ne serait plus simplement celle de concevoir l’activité de production de connaissance comme devant rendre compte aux membres de la Cité de ce qu’elle produit, ceci au nom du respect d’un principe démocratique. Il s’agirait aussi de mieux appréhender ce qui s’annonce comme de nouvelles attentes des citoyens dans leur façon d’être au monde, de se situer face au monde. Les perspectives sont si riches ici qu’elles pourraient justifier que les MSH se donnent les moyens d’approfondir ce que ces perspectives sont réellement et ce qu’elles suggèrent de réponses pour l’avenir.

La « glocalisation » des MSH

  • 23 Jacques Commaille, « Les vertus du « glocalisme » dans la politique d’internationalisation de la r (...)

22Dans ce qui s’annonce véritablement comme un nouveau régime de connaissance, le dispositif des MSH détient un atout supplémentaire pour ce qui concerne ces rapports de la recherche avec la société que je viens d’évoquer. Particulièrement sensibilisé à l’exceptionnelle potentialité que représentent l’implantation locale des MSH, leur insertion dans des territoires régionaux susceptibles de leur permettre d’établir des liens avec les collectivités territoriales, les instances politiques et administratives locales, le monde associatif, les acteurs du social, du culturel, les représentants du monde économique… en reprenant le terme de « glocal », emprunté à la littérature sur la globalisation, j’avais eu l’occasion de développer une réflexion suggérant d’optimiser les potentialités d’une situation exceptionnelle des MSH leur permettant de tirer parti simultanément, non pas simplement de leur rattachement aux institutions nationales, mais de leur ancrage local, celui-ci parfaitement compatible avec leur lien avec le supranational23.

  • 24 Voir le rapport de Bertrand Jouve, « Maisons des Sciences de l’homme et politique de site », La le (...)
  • 25 Bertrand Jouve, op. cit., p. 7.
  • 26 Ibid., p. 8.
  • 27 Ibid., p. 8.

23Les transformations en France tenant aux nouveaux découpages territoriaux, aux concentrations ou aux nouvelles alliances entre universités ont pleinement justifié que soit développée une réflexion sur les politiques de sites propres aux MSH24  et c’est aussi ce qui a légitimé le travail de refondation du dispositif national des MSH évoqué au début de cette contribution. Les MSH bénéficient bien d’une situation exceptionnelle dans ce contexte. Elles sont soutenues nationalement par les deux grandes tutelles que sont le CNRS et les Universités, ancrées localement - « cette force de l’implantation locale qui ne se confond pas avec du localisme »25 - et entretenant des politiques de coopération et d’échanges au niveau supranational. C’est ainsi « un nouvel équilibre, combinant l’ancrage territorial des Maisons et l’interconnexion croissante des sciences humaines et sociales au plan national voire international »26, auquel s’ajoute plus spécifiquement l’invitation à intégrer « pleinement la dynamique européenne »27. Conscientes de cette situation exceptionnelle, où elles occupent une place privilégiée dans ce qui apparaît comme une tendance lourde de la recherche en général, nul doute qu’elles sauront la faire fructifier jusqu’à être en la matière un moteur pour la recherche en sciences humaines et sociales, plus encore, pour l’ensemble de la recherche.

La MSH comme « bien commun ». Une exigence d’éthique

24En me référant aux transformations des représentations sociales dont ont fait l’objet les sciences de la « Nature » ainsi que les sciences de la « Culture », comme de leur statut et de leurs orientations, mon objectif était de mettre en perspective le dispositif MSH pour montrer qu’il était susceptible de s’inscrire avantageusement dans une histoire de la science, dans une histoire de la recherche institutionnalisée. C’est bien ce que démontrent certains de ses attributs comme ceux que j’ai choisis pour illustrations exemplaires : les transversalisations possibles entre les disciplines, un nouveau rapport de la recherche avec les citoyens, favorisé par la proximité avec les territoires. Mais il me semble que tout se conjugue dans cette grande aventure des MSH pour qu’il ne s’agisse pas seulement de politique scientifique mais bien aussi d’éthique. Dans « Maisons de Sciences de l’Homme », il y a le mot « maison », cette « maison », qui suggère si bien l’idée de « bien commun ».

  • 28 Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), Pari (...)
  • 29 Ibid., p. 222.

25Dans ses cours et séminaires au Collège de France réunis sous le titre « Comment vivre ensemble », Roland Barthes rapporte cette question du « Vivre ensemble » à des espaces quotidiens28. N’y aurait-il pas une belle opportunité à se livrer à des réflexions du même type en rapportant ce thème du « Vivre ensemble » à la Maison des Sciences de l’Homme ? La question mérite sans doute d’autant plus d’être posée que ce dispositif, dans sa singularité et dans sa constitution en réseau, suggère un lien que Roland Barthes se proposait d’établir entre « Vivre ensemble » et le « problème de l’éthique de la vie sociale »29, l’éthique de la vie scientifique pourrions-nous dire ici.

26Ce problème de la vie scientifique se poserait en l’occurrence à deux niveaux : celui de la vie scientifique en général dans un contexte historique donné ; celui des questions éthiques qui naissent des finalités spécifiques du dispositif MSH, comme celles que nous avons examinées ici, de la transversalisation des disciplines, du rapport de la recherche à la Cité et au citoyen.

  • 30 Jean-François Lyotard, Rudiments païens. Genre dissertatif, Paris, Bourgois, coll. « 10/18 », 1977 (...)

27Dans le temps historique des certitudes, celui de la « Certitude transcendante » telle que l’a qualifiée Bruno Latour, la propension était grande d’imposer des « vérités », lesquelles, selon la définition même du dogmatisme, ne pouvaient être discutées. Il existait une arrogance des positions, une absence d’humilité, un refus de la critique. Il y était difficile de s’opposer à une « terreur théorique » pour reprendre la formule de Jean-François Lyotard30. Dans les sciences sociales, rien n’illustre mieux les transformations en la matière que les évolutions de la « Théorie critique » de l’École de Francfort dont les derniers développements ont favorisé l’avènement de courants critiques de la « Théorie critique » mettant notamment l’accent sur la complexité des processus sociaux, leur caractère non inéluctable et l’importance qui doit être accordée à la capacité des acteurs sociaux, à leur compétence.

  • 31 Je dois de pouvoir emprunter cette voie de réflexion et la référence aux auteurs qui l’ont illustr (...)

28C’est dans le même esprit qu’est mise en cause la pertinence, dans certains domaines, de l’existence d’un « binarisme », c’est-à-dire la permanence d’une opposition entre deux courants théoriques dans un même champ de recherche, au point de faire apparaître ces deux programmes antagonistes comme un même paradigme qu’il convient finalement de dépasser31.

  • 32 Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil, IMEC, 2002, p. 40
  • 33 Ibid., p. 261.

29Il est alors intéressant d’observer ce retour à la pensée de Roland Barthes quand celui-ci revendique la notion de « Neutre ». Le « Neutre », c’est pour lui un « Non irréductible : un Non comme suspendu devant les endurcissements de la foi et de la certitude, incorruptible par l’une et par l’autre32 (…) [il renvoie à] toute inflexion qui esquive ou déjoue la structure paradigmatique, oppositionnelle, de sens, et vise par conséquent à la suspension des données conflictuelles du discours »33.

  • 34 Immanuel Wallerstein, « L’héritage de la sociologie, la promesse de la science sociale », op. cit.

30La « Neutralité », dans ce sens proactif, n’est-elle pas la composante d’une éthique de la vie scientifique susceptible d’optimiser les exceptionnelles potentialités d’un dispositif MSH comme espace de dialogue entre les disciplines (et non pas de guerres de territoires répondant plus à des logiques de pouvoir qu’à des impératifs épistémologiques34), entre les courants de pensée scientifique (et non pas d’affrontements sous forme de disqualifications a priori), comme espace d’échange et de production de synergies entre les forces scientifiques et sociales, au niveau local, national, européen et supranational ?

Notes

1 Jacques Commaille et Françoise Thibault (dir.), Des sciences dans la Science, Paris, Collection Athéna, 2014 [Edition en anglais : Science with the Sciences, Paris, Collection Athéna, 2014].

2 Dominique Vinck, Science et société. Sociologie du travail scientifique, Paris, Armand Colin, 2007, p. 37.

3 Sheila Jasanoff (Ed.), States of Knowledge. The co-production of science and social order, Abingdon, Oxon, Routledge, 2004.

4 Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012, p. 20.

5 Isabelle Stengers, L’invention des sciences modernes, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1995, p. 163.

6 Jean-Claude Passeron et Jacques Revel, Penser par cas, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005, p. 15.

7 Cyril Lemieux, La sociologie pragmatique, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2018, p. 21.

8 Dominique Pestre, Introduction aux Science Studies, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2006, p. 4.

9 Yannick Barthe et al, « Sociologie pragmatique : mode d’emploi », Politix, 2013/3, n° 103, p. 180.

10 Immanuel Wallerstein, « L’héritage de la sociologie, la promesse de la science sociale », Sociétés contemporaines, n° 33-34, janv./avril 1999.

11 Ibid., p. 190.

12 Jacques Commaille et Françoise Thibault (dir.), op. cit., p. 13,14.

13 Ibid.

14 Ibid, p. 18.

15 Dominique Vinck, Science et société…, op. cit., p. 276. L’auteur se réfère ici aux analyses de Jürgen Habermas, La technique et la science comme idéologie, Paris, Gallimard, 1973.

16 Vololona Rabeharisora and Michel Callon, « Patients and scientists in French muscular dystrophy research », dans Sheila Jasanoff (Ed.), States of Knowledge…, op.cit., p. 142-160. Voir également : Michel Callon , Pierre Lascoumes, Yann Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001.

17 *souligné par nous. Jacques Commaille et Françoise Thibault, Des sciences dans la Science, op. cit., p. 27, 28.

18 Michael Burawoy, « Living Theory », Contemporary Sociology, vol. 42, n° 6, nov. 2013, p. 779-780.

19 Voir, par exemple : Patrick Baert et Alan Shipman, « L’avènement de l’intellectuel enraciné. Nouvelles formes de critique et d’engagement public », dans Bruno Frère et al (dir.), Le tournant de la théorie critique, Desclée de Brouwer, 2015 p. 115-149.

20 Danilo Martucelli, « Une sociologie de l’existence est-elle possible ? », SociologieS, 8 octobre 2011 [URL/http://jounals.openedition.ORG/sociologies/3617].

21 Ibid., p. 26.

22 Didier Vrancken, « Les sciences sociales à l’épreuve de la cité », dans Maryse Bresson, Jean Cartier-Bresson, Monique Hirschorn (dir.), Sociologues et économistes face à la demande de savoirs. Participation et contournement, MSH Paris-Saclay Éditions, 2019, p. 186.

23 Jacques Commaille, « Les vertus du « glocalisme » dans la politique d’internationalisation de la recherche en sciences humaines et sociales », Perspectives, RFIEA, n° 8, 10 décembre 2012 p. 22

[http://rfiea.fr/publications/les-vertus-du-glocalisme-dans-la-politique-d’internationalisation-de-la-recherche-en-sc].

24 Voir le rapport de Bertrand Jouve, « Maisons des Sciences de l’homme et politique de site », La lettre de l’InSHS, 24 juillet 2013 [http://www.cnrs.fr/inshs/Lettres-information-INSHS/lettre_info24.pdf]. Voir également : Les Maisons des Sciences de l’Homme et leur réseau. Un instrument politique et technique à adapter à la politique de site, alliance Athéna, mai 2014 [http://www.alliance-athena.fr/rapport-sur-les-msh-les-maisons-des-sciences-de-lhomme-et-leur-reseau-un-instrument-politique-et-technique-a-adapter-a-la-politique-de-site-mai-2014/] ; Patrice Duran, Fonder une Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, rapport, multigr., 2016.

25 Bertrand Jouve, op. cit., p. 7.

26 Ibid., p. 8.

27 Ibid., p. 8.

28 Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), Paris, Seuil IMEC, 2002.

29 Ibid., p. 222.

30 Jean-François Lyotard, Rudiments païens. Genre dissertatif, Paris, Bourgois, coll. « 10/18 », 1977, p. 9, 10.

31 Je dois de pouvoir emprunter cette voie de réflexion et la référence aux auteurs qui l’ont illustrée à des échanges exceptionnellement stimulants avec Dan Kaminski, professeur à l’Université Catholique de Louvain, dans le cadre d’une série de séminaires qui se sont déroulés à l’Institut des sciences sociales du politique (ENS Paris-Saclay/Université de Paris Nanterre/CNRS) en mai 2019.

32 Roland Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil, IMEC, 2002, p. 40.

33 Ibid., p. 261.

34 Immanuel Wallerstein, « L’héritage de la sociologie, la promesse de la science sociale », op. cit.

Auteur

Président du conseil d’orientation du Réseau national des MSH entre 2001 et 2005, professeur émérite de sociologie à l’École normale supérieure de Cachan, membre de l’Institut des sciences sociales du politique de l’ENS Cachan (ISP).

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