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p. 19-24
Texte intégral
1En 1997, Claude Allègre, appelé à la fonction de ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie, m’a nommé directeur d’une Mission Scientifique Universitaire (MSU) mise en place sur la recommandation du Conseil national du développement des SHS qu’il venait de créer. En me confiant la direction de cette instance placée auprès de la Direction de l’enseignement supérieur (DES) et de la toute nouvelle Direction de la Recherche et des Études Doctorales (DRED), le ministre m’avait chargé de trois missions complexes et précises. Il s’agissait d’abord de créer à côté des universités de nouvelles structures de recherche indépendantes, moins assujetties aux contraintes administratives et financières, des Maisons des Sciences de l’Homme (MSH), ouvertes en région et regroupées en un réseau national. Ensuite, comme l’avait suggéré Robert Ilbert, le conseiller SHS du directeur de la DRED, ces Maisons pourraient être doublées par des structures alors ignorées en France, les Instituts d’Études Avancées (IEA)1, selon des modèles qui existaient aux États-Unis, comme à Princeton, et nouveau en Europe, comme le Wissenschaftskolleg de Berlin. La troisième mission consisterait à réformer en profondeur les études doctorales en créant dans l’université des écoles doctorales, la MSU se trouvant ainsi conduite à empiéter partiellement sur les prérogatives de la Direction de l’enseignement supérieur, seule habilitée à délivrer les diplômes nationaux.
2La première Maison des Sciences de l’Homme avait été créée à Paris en 1963 par le grand historien français Fernand Braudel, lequel avait conçu avec son adjoint, l’économiste autrichien Clemens Heller, le projet d’un établissement d’un type totalement nouveau, moins dépendant du pouvoir central que les institutions existantes, auquel ils donnèrent le nom de « maison », terme qui renvoyait, dans la France dévastée de l’après-guerre, à une construction concrète, à des murs destinés à abriter, à accueillir et favoriser la recherche. Pour obtenir la création de cette maison, Braudel chargea Heller d’une mission aux États-Unis afin d’élaborer le projet d’un établissement original, doté de ressources propres, et il trouva la solution dans la création d’une fondation de droit privé, spécialisée dans la recherche en sciences humaines et sociales. La pression de Heller auprès des grandes fondations américaines (Ford, Carnegie, Rockefeller) permit de rassembler les fonds pour bâtir la première Maison des Sciences de l’Homme, établie boulevard Raspail, volontairement à l’écart du quartier latin et de la Sorbonne. L’État ratifia le projet et éleva la jeune Maison au rang d’établissement, étrange institution sans enseignant, ni étudiant, ni programme spécifique de recherche, mais lieu d’aide essentiel pour la recherche, doté de services techniques, d’un département d’informatique, d’une bibliothèque, d’un service de publication, services absents des universités françaises à l’époque et qui rapprochaient la MSH de Paris (Maison des Sciences de l’Homme de Paris) de certaines institutions américaines.
3C’est Jean Pouilloux, directeur des humanités au CNRS, qui me fit connaître les MSH tandis que j’étais encore vice-président de Lyon 2, chargé de la recherche. Selon Pouilloux, tout vice-président recherche d’une université de SHS devait avoir pour projet la création d’une MSH locale. Il entendait transformer et regrouper sous ce nom les anciens centres de recherche d’histoire, d’épigraphie et d’archéologie de Lyon. Au même moment, René Ginouvès formula un souhait identique pour Nanterre. Ces deux projets présentaient une différence majeure avec la création braudélienne : ils se situaient résolument à l’intérieur de l’université, mieux encore, ils devaient être un modèle de la modernité de l’université.
4A l’arrivée de Claude Allègre au ministère, la carte des Maisons des Sciences de l’Homme, si elle avait été dessinée, se serait résumée à cinq points sur le territoire : Paris, Lyon (la MOM, Maison de l’Orient Méditerranéen), Nanterre (la MAE, Maison de l’archéologie et de l’ethnologie2), Bordeaux (la MSHA, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine) et Nantes (la Maison Ange-Guépin), mais seule celle de Paris avait une personnalité juridique, les quatre autres étant des services communs de leur université de tutelle.
5La MSU se trouvait alors à devoir arbitrer entre nombre de projets émergents de MSH et il fut décidé, sur l’idée de Robert Ilbert, que tout nouveau projet devrait être soumis pour approbation à un conseil imposant à chaque MSH de respecter les règles d’une « charte des Maisons des Sciences de l’Homme », articulée autour de ce qui a été désigné par les « trois ‘i’ » : interdisciplinaire, interinstitutionnel et international. Chaque nouvelle maison devait de plus afficher sa priorité thématique de recherche : celle de Lille aborderait le thème de la frontière, celle de Strasbourg le monde germanique, Lyon et Nanterre l’archéologie classique. Le ministère s’orientait alors, sous l’impulsion des directeurs des Maisons existantes, vers deux types de Maisons : des sortes de résidences où loger les meilleures équipes d’une université, offrant, outre des locaux, l’accès à des services d’informatique et de secrétariat, bénéficiant d’une ligne budgétaire protégée dans le contrat quadriennal de l’université ; le deuxième, type «hôtel à projets » sans allocataire permanent, mais avec des chercheurs ou des équipes hébergés temporairement bénéficiant de services communs.
6Plusieurs projets de Maisons étaient déjà très avancés : à Aix, de même qu’à Strasbourg, Grenoble, Poitiers, Dijon ou Lille ; et la MSU s’est trouvée face à un dilemme typiquement français : comment accorder cette efflorescence de projets sur le territoire avec le centralisme institutionnel de la France ? Afin d’établir une cartographie cohérente, la MSU suggérait à des présidents d’université de monter de nouveaux projets localisés pour compléter la « carte de France » des MSH. L’accueil n’a pas toujours été favorable, comme à Montpellier, où le maire, Georges Frèche, ne pouvait admettre une intervention de l’État dans l’université de sa ville. Parallèlement à la coloration thématique des MSH, l’ambition politique était bien de faire travailler entre elles les disciplines de sciences humaines et sociales, ce que nous appelions alors « l’interdisciplinarité ».
7C’est cette idée d’interdisciplinarité que nous défendions également avec la notion d’« école » doctorale que nous avons avancée à la même période. La création d’une école doctorale signifiait que dans les universités plusieurs DEA seraient regroupés pour créer une école unique, réalité rare dans les plus grandes universités parisiennes. Pour éviter qu’on lui reproche d’instaurer des universités à plusieurs niveaux, la MSU encouragea également la création d’écoles pluridisciplinaires dans les petites universités. L’idée était de faire de l’école doctorale une vitrine de chaque université et la MSU espérait voir naître de ces nouvelles structures des groupes d’anciens élèves, diminuant ainsi le fossé entre universités et grandes écoles.
8La création simultanée des MSH et de leur réseau et des écoles doctorales reposait en fait sur une ambiguïté. En effet, pour leurs concepteurs, ces nouveaux lieux de recherche devaient être indépendants, c’est-à-dire dotés d’un budget et de moyens propres. Mais pour l’État, ces lieux n’étaient pas destinés à devenir de nouveaux « établissements », comme l’était la FMSH parisienne. En revanche il était clair pour tous que l’ancrage local des MSH en faisait un acteur central du lien entre les collectivités, municipale et régionale, et l’université.
9Le départ de Claude Allègre a mis un terme à la MSU. Pendant ces années, les sciences humaines et sociales ont pour moi acquis un droit de cité dans le cénacle scientifique en acceptant le jeu de la collaboration disciplinaire, même si elles n’ont pu bénéficier des moyens nécessaires, tant pour le budget des laboratoires qu’en termes de postes d’enseignants-chercheurs et surtout d’ingénieurs. En observant aujourd’hui les mutations de ces sciences, il me semble que cette période est tout à la fois proche et lointaine.
Notes de bas de page
Auteur
Recteur vice-chancelier de l’Académie de Paris (1993), responsable de la recherche universitaire en sciences humaines et sociales au ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur (1997-2000), professeur à l’Université Lumière-Lyon 2 puis à l’ENS Cachan, historien.
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