Histoire et civilisation du Soudan
|L’île de Saï, joyau archéologique
Texte intégral
1Tout commence par une escale au ponton où il faut s’armer de patience avant de gagner l’île. On se dirige instinctivement vers la berge. On fait l’expérience de la poussière de limon qui flotte comme de la farine et vous passe par-dessus les chaussures. On regarde les eaux saumâtres, silencieuses mais puissantes du Nil. On s’interroge sur les troncs calcinés de certains palmiers dattiers et on observe alentour les signes discrets de l’activité humaine. Le bateau va et vient au rythme du souk d’Abri tout proche et des quelques véhicules fidèles qui s’y rendent chaque semaine. Quelques vieux pick-up font parfois la queue à l’entrée de la tranchée de terre qui sert d’embarcadère. À pied, on embarque sur de petits rafas, ces barges de métal motorisées qui ont partout remplacé les vieilles felouques à voile. L’attente s’impose et invite à regarder, voire désirer l’autre berge. La longueur du voyage, le bruit du moteur et la fatigue de la route sont encore présents dans les corps et les esprits qui ne s’accommodent que lentement de ce changement brutal vers la tranquillité.
2Car pour venir à Saï, pas d’autre choix que d’avaler des centaines de kilomètres d’asphalte sur une route qui prend souvent ses distances avec le Nil, coupant les déserts tout droit comme une lame de rasoir. Le voyage se fait comme dans une bulle lancée à cent à l’heure. Les paysages et les gens y deviennent presque abstraits. On oublie facilement qu’il y a une quinzaine d’années à peine il fallait deux jours de camion pour rejoindre Saï depuis Khartoum. Le voyage était alors aussi pénible que beau, les Bedford empruntant de préférence les pistes lentes et chaotiques des villages nilotiques. On y découvrait une campagne agreste dans laquelle chaque halte était la bienvenue, même celles dues aux crevaisons, ne serait-ce que pour se dégourdir les jambes. On pouvait prendre le temps d’observer les gens qui partout s’affairaient autour de l’engin et son chauffeur, idole des enfants. Ici pour un passager, là pour une lettre, une pièce de rechange ou des nouvelles échangées en criant depuis le toit, l’inimitable klaxon aux airs de trompette résonnait dans les villages comme la sirène d’un navire de retour au port. Au ralenti, dans les vrombissements du moteur, on pouvait lire sur le visage des curieux passant leur tête à la porte des maisons de terre toute la fascination qu’exerçaient ces grands vaisseaux de métal allant et venant vers la capitale.
3Aujourd’hui, on croise encore parfois un de ces pionniers, mais la gloire s’en est allée. La région tout entière est entrée dans une mue tardive vers la modernité. Mais la hâte s’y dispute souvent à la confusion, et les chantiers de construction se confondent partout avec les ruines d’un passé souvent très ancien. Le bitume fut le premier à tisser sa toile, puis vinrent les antennes relais et les lignes à haute tension qui parachèvent ces dernières années la conquête d’un territoire longtemps oublié par Khartoum.
4Devant la berge déserte, on reprend naturellement des habitudes de citadin en appelant sur son portable le capitaine du ponton. On ne saurait dire s’il y avait autrefois un charme à attendre là des heures qu’une âme se manifeste, ou si embarquer une montagne de bagages sur une felouque branlante par grand vent constituait un souvenir tant soit peu remarquable. Fort heureusement pour le voyageur, le spectacle offert par l’équipage lors de la traversée n’a pas changé.
5On prend toujours le même plaisir à voir le capitaine taper avec sa clef à molette sur le pont du rafiot pour donner ses ordres au machiniste. Inévitablement, ce dernier peste et ronchonne comme s’il dialoguait avec les pistons de son Lister couvert de suie. Sans doute par souci d’équité, l’un ou l’autre n’oublie jamais de lancer une volée de bois vert à l’homme de pont chargé de remonter la passerelle et de tendre les câbles de métal servant d’amarres. Depuis toujours, on paye ainsi son ticket pour Saï comme on va au théâtre. Ce faisant, on a l’étrange impression pendant les quelques minutes que dure la traversée de franchir une frontière invisible et de changer d’univers.
6Depuis des millénaires, Saï trône sur le Nil Moyen, prise en étau entre une Nubie de pierre à l’est et les barkhanes du Sahara venant lécher les eaux du fleuve à l’ouest (photographie p. 820). Rien ne semble pouvoir altérer son avenir, de même qu’elle a su protéger mieux qu’ailleurs les pages d’une histoire singulière. Mais tous les paysages changent, même ceux qui paraissent immuables, et depuis des siècles le bras ouest du fleuve s’affaiblit. Au pic de l’étiage, on peut même le traverser en marchant avec de l’eau jusqu’au cou et bientôt, dans un temps certes géologique, Saï ne sera plus une île… Se mourant à l’occident, le contraste s’accentue avec sa côte orientale où le tumulte des eaux retentit.
7Un affleurement de roches métamorphiques y fait dévier en son centre la courbe du Nil, donnant à l’île vue du ciel sa forme si particulière de Vénus hottentote assise à la façon d’une figurine sortie tout droit de la préhistoire. C’est sur ce bras que les premiers bateaux du Nil passèrent jadis, et sur ses berges qu’on bâtit les premières forteresses pour en contrôler le flux. Au cœur d’une région reliant l’Afrique à l’Égypte et la Méditerranée, Saï joua en effet un rôle majeur dans l’histoire de la Nubie, autrefois capitale régionale d’une puissante communauté Kerma, puis tête de pont de la colonisation égyptienne par les premiers pharaons de la xviiie dynastie. Le calme actuel de ses rives, l’atmosphère paisible de ses villages et de ses quelques champs contraste ainsi avec les puissants murs de fortification et les riches tombeaux que dégagent les archéologues, révélant un peu plus chaque année une histoire tumultueuse, sinon épique, cachée à l’abri du temps.
Un passé sans hommes
8Bien avant de débarquer à Saï, on remarque depuis la route un petit gébel dont on ne se doute pas au début qu’il se trouve sur une île. Posé au milieu du désert, dans un horizon dominé par des massifs de grès à la fois grands et escarpés, il se présente sous la forme d’une modeste éminence pierreuse à gradins irréguliers au centre duquel ondule une piste rougie. Au sommet, les antennes et leurs panneaux solaires font penser aux machines abandonnées sur la Lune après la mission Apollo. En contrebas, un cirque se dessine devant lequel d’immenses rochers reposent sur des bases fragiles, prêts à dévaler à la moindre secousse. Se confondant avec la nature minérale du site, un immense tronc d’arbre pétrifié gît au sol sur une vingtaine de mètres. Situés au centre de l’île, le gébel et son arbre fossile constituent aujourd’hui la zone la moins fréquentée de Saï, car la plus distante des villages repoussés vers les berges et répartis aux quatre points cardinaux. Nul ne se doute qu’ici, il y a plus de cent millions d’années, se dressait une forêt d’arbres géants dont on retrouve un peu partout dans le désert environnant les bouts de bois échoués. L’Afrique était alors verdoyante avec l’apparition des premiers arbres dotés de feuilles. Sur sa côte est, Madagascar et l’Inde prenaient le large et un climat doux régnait sur les pôles. L’eau, présente en grande quantité, offrait des conditions de vie idéale à une faune diversifiée et une flore luxuriante. L’arbre de Saï, qui fit un jour parti de ce décor, tomba sur un sol fertile et humide, rapidement recouvert de sédiments empêchant le développement de champignons et le pourrissement, peut-être lors d’une phase d’ennoiement de la forêt. Après plusieurs milliers d’années d’un processus lent de remplacement de la matière organique par de la silice, puis des millions d’années d’enfouissement dans des conditions stables, le hasard de l’érosion l’a fait ressurgir, nous invitant en le regardant à faire un pas abyssal vers une autre planète, celle d’un passé où l’homme n’existait pas.
Le temps des premières communautés
9Les traces des premiers hominidés dans la région nubienne sont ténues, à la fois pour des raisons de couches géologiques peu propices à leur découverte (contrairement à certains pays voisins), et parce que leur recherche n’a pas fait l’objet de grandes campagnes scientifiques, les archéologues s’étant surtout focalisés sur les vestiges plus « récents » de la vallée. Le domaine reste donc très prometteur et Saï incarne cet espoir avec un site paléolithique d’une grande richesse. C’est une nouvelle fois autour du Gébel Adou, seule éminence de l’île, qu’il faut planter le décor, même si cette fois nous sommes bien loin des paysages du Jurassique et du Crétacé évoqués avec l’arbre fossile.

L’arbre fossile (au premier plan), témoin de la forêt du Crétacée, le Gébel Adou et, à l’horizon, le Nil.
10À Saï, les plus anciens objets découverts avoisinent au moins les 300 000 ans et pourraient presque être qualifiés de « jeunes » par nos collègues du Tchad, du Kenya ou de l’Éthiopie. Ils sont pourtant spectaculaires dans une région où les vestiges en place de cette époque se comptent sur les doigts d’une main. Ils furent découverts au sud du gébel, dans un espace idéalement enserré par un second affleurement de grès qui protégea le site de l’érosion pendant des dizaines de milliers d’années, tandis que des sédiments continuèrent à se déposer pour sceller les niveaux anciens. Le contexte aurait été parfait si la nature même des sols qui forment aujourd’hui une sorte de cuvette n’avait pas été impropre à la conservation des matières organiques.
11Jusqu’à huit niveaux d’occupation ont été identifiés, les plus anciens étant connectés à des campements situés en bordure d’une rivière. Abandonné durant une phase aride qui se caractérise par le recouvrement des dernières couches d’occupation par du sable éolien, ce site privilégié voit arriver une nouvelle communauté dont la technologie de taille de la pierre diffère de la précédente. Alors que les phases anciennes correspondent à un profil technique dit Acheuléen (reconnu pour la première fois à Saint-Acheul, près d’Amiens), le nouveau groupe est dit Sangoen (qui tient son nom de la baie de Sango sur le lac Victoria en Ouganda) et caractérise une transition qui met fin au Paléolithique inférieur sur le continent africain, il y a près de 200 000 ans. C’est dans les premiers niveaux correspondant à ce changement que les archéologues eurent la surprise de découvrir l’une des plus anciennes attestations connues au monde d’utilisation par l’homme de pigments naturels (oxydes de fer rouge et jaune, manganèse de couleur noire), ainsi que d’outils de broyage. Nous entrons ici dans l’ère de l’homme moderne et de son expansion progressive depuis l’Afrique vers l’Eurasie. Les éléments fauniques connus dans la région renvoient alors à un environnement de savane arborée dans laquelle cohabitent les ancêtres de bon nombre d’animaux connus aujourd’hui en Afrique : crocodile, gazelle, rhinocéros, éléphant…
À la conquête du Nil
12Pour comprendre la révolution qu’ont connue la région et ses populations à la fin du Paléolithique, il faut avant tout prendre conscience qu’elle s’inscrit dans un changement global d’environnement engendré par un grand bouleversement d’ordre climatique. Il y a environ 10 000 ans, la zone saharienne située à l’ouest d’un Nil sauvage impropre à l’arrivée massive de groupes humains, offre en effet un environnement riche en ressources, doté d’une faune et d’une flore diversifiées. Au fil des millénaires cependant, les populations vivant dans cette région assistent à un nouveau phénomène de désertification qui les poussera définitivement vers la vallée dont le fleuve assagi commence enfin à offrir les conditions d’une implantation durable.
13Cette transition est attestée à Saï par la présence de plusieurs sites préhistoriques à la surface desquels on a découvert de la céramique appartenant à une culture dite « Khartoum Variant » (7 600 à 4 800 avant notre ère), celle de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs semi-nomades. Elle témoigne de l’émergence d’une technologie nouvelle, la céramique, qui deviendra le grand marqueur de la préhistoire récente et de l’histoire antique pour les archéologues, permettant à la fois d’identifier une culture, de la dater et de la replacer dans un schéma d’évolution complexe des sociétés.
14La raréfaction progressive des ressources disponibles a d’abord pour conséquence d’obliger les populations à s’émanciper de la nature en la contrôlant chaque jour un peu plus. Cette maîtrise accrue des stocks de nourriture se fait via la domestication d’espèces animales locales, puis par le développement d’une forme sommaire d’agriculture. Ces changements affectent profondément le mode de vie et la structure des premières sociétés du Nil, dont l’habitat et l’outillage évoluent rapidement.
15Vers 5 000 avant notre ère, on entre ainsi dans le stade final de cette révolution avec ce que l’on appelle couramment la période du Néolithique. Caractérisée par une augmentation de la production de ressources, elle se manifeste à Saï par la multiplication des sites d’habitat désignant une constante augmentation de la population. Cette conquête achevée des terres proches du fleuve invite à ne plus se déplacer. Elle jette aussi les bases d’une société hautement hiérarchisée, pour qui la défense d’un territoire va rapidement devenir l’enjeu capital.
16Alors que plus au sud, dans la région du bassin de Kerma, on a conservé de nombreux sites funéraires néolithiques, à Saï et dans ses environs, seuls les sites d’habitat semblent avoir survécu. Bien que souvent spectaculaires aux yeux des préhistoriens, ces sites qui couvrent des pans entiers de l’île sont difficiles à lire pour les non-initiés. À même la surface ou sous quelques centimètres de sédiment, ils se caractérisent par des épandages de matériel lithique typiques des lieux de taille de la pierre, des éminences de terre rougie indiquant les restes de foyers millénaires, et des trous de poteaux dont les alignements dessinent les plans des huttes et des palissades marquant les habitats.
17De cette époque, on croise à Saï les vestiges de la culture Abkienne à laquelle succèdent les populations Pré-Kerma (voir photographie des silos, p. 528). Ces appellations spécifiques à l’histoire du Soudan ancien correspondent à des sociétés déjà très avancées sur le plan technique et dont le rayonnement culturel est homogène à l’échelle d’un large territoire. Cela implique des formes d’échange et de communication bien établies sur le long terme qui ont favorisé plus tard la naissance d’un centre névralgique dominant, celui de la première capitale du Soudan : Kerma.
Les princes de Kerma
18Dans la seconde moitié du troisième millénaire avant notre ère, la fédération du territoire de la vallée nubienne autour d’un roi et d’une capitale, Kerma, voit naître le premier royaume du Soudan ancien. Cette montée en puissance, qui ressemble à ce qui s’est passé en Égypte quelques siècles plus tôt, propulse la question du territoire nubien et de sa défense sur la scène internationale. Entre Kerma et la frontière égyptienne, les populations dites du Groupe C installées en Basse Nubie jouent les intermédiaires, d’autant qu’elles sont également présentes au sein de la capitale. Dès le début du deuxième millénaire cependant, la tension monte entre l’Égypte et le désormais puissant royaume de Koush (nom donné à Kerma par les Égyptiens) et une série de forteresses vient s’implanter autour de la frontière, au niveau de la deuxième cataracte du Nil. Saï, naturellement protégée par les eaux du fleuve, est alors la plus grande cité du nord du royaume de Kerma. Sa puissance est telle que, dans les textes anciens, ses chefs sont appelés les « princes de Saï ».
19Sur place, ce changement d’échelle n’est pas encore attesté dans l’habitat, probablement recouvert par les ruines de la ville égyptienne, mais il se lit de façon spectaculaire sur le site de la grande nécropole située au centre de l’île. Sur plusieurs hectares on peut y traverser un millénaire d’enterrement, avec toutes les évolutions majeures suivies par la religion et le culte funéraire. Avec plus de 3 000 sépultures, le cimetière Kerma de Saï est le deuxième plus grand du royaume après celui de la capitale. C’est d’ailleurs ici qu’on y reconnut pour la première fois dans les années soixante-dix les grandes phases d’évolution culturelle du royaume. Ressemblant à un champ lunaire, on y progresse d’est en ouest vers la période du Kerma classique qui culmine avec des tumuli de près de 40 mètres de diamètre. Ces derniers surprennent par leurs matériaux : une accumulation de plusieurs tonnes de petits galets jaunes patiemment sélectionnés à la main, cerclée de dalles de schiste noir offrant un contraste aussi beau que saisissant.
20Tout comme dans la fouille des tombes de la capitale, le mobilier sorti du cimetière de Saï impressionne par la qualité de sa céramique et la très bonne conservation des éléments en matériaux périssables. Plus impressionnante encore, la découverte effectuée à la fin des années quatre-vingt-dix derrière une maison du village d’Adou, d’une nécropole entièrement dédiée à l’enterrement de fœtus et de nouveau-nés. De ce peuple qu’on disait autrefois barbare en raison des sacrifices humains accompagnant certains défunts vers l’au-delà, se dégage ainsi la vision touchante d’une population ayant voulu assurer à chacun de ses individus, fut-il très jeune, un enterrement digne. Il fut même démontré à Saï que ces enfants reposaient parfois sur une version miniaturisée du lit funéraire, accompagné d’un mobilier céramique aux dimensions réduites.
Conquête égyptienne
21L’importance de Saï au sein du royaume de Kerma nous est rappelée par la façon avec laquelle les armées égyptiennes se sont évertuées à conquérir très tôt ce bastion, et à le transformer en tête de pont stratégique pour envahir la Nubie. Cette volonté d’asservir le rival « koushite » se double chez les Égyptiens d’un esprit de revanche face à un royaume qui n’a cessé de grignoter leur territoire au sud, profitant de l’affaiblissement général du pays dont le nord avait été envahi un temps par les Hyksôs.
22De l’époque de cette conquête, Saï a conservé des vestiges monumentaux dont les plus connus sont la ville fortifiée égyptienne et les tombes des administrateurs égyptiens présents sur place pour gouverner cette base avancée. Aujourd’hui, la ville se présente sous la forme de collines de tessons surplombant la falaise de grès au nord-est de l’île. Cette accumulation exceptionnelle s’explique par le fait que durant des siècles les bâtiments en briques crues construits sur la ville ont été en partie détruits par l’érosion, ne laissant au sol que des éléments d’architecture et les objets aux matériaux solides.
23Dans sa partie sud — les montagnes de poteries et les sédiments ayant été retirés durant les premières fouilles entreprises sur place dans les années cinquante — le site offre aux visiteurs la possibilité de se promener directement dans les rues d’un établissement égyptien vieux de plus de 3 000 ans. Rien ou presque ne manque : les murs s’élèvent parfois sur plusieurs mètres, les seuils et les montants indiquent la présence des entrées et des portes, les bases circulaires en pierre désignent la présence de colonnes soutenant les toits, tandis que des centaines de blocs décorés parsemant les ruines nous disent l’extrême longévité du site depuis l’Antiquité jusqu’à la fin de la période médiévale.
24Relais portuaire, sans doute encore modeste au début de la xviiie dynastie, le site évolue sous l’impulsion du pharaon Thoutmosis III en une ville fortifiée d’envergure dotée d’un temple, construit en pierre et dédié à Amon, dont une partie des fondations est encore visible de nos jours. Les bâtiments quadrangulaires de la ville se succèdent dans un plan d’une grande rigueur où alternent voies étroites de circulation, magasins de stockage, bâtiments usuels et résidences officielles. Ainsi dotée, l’île devient même pour un temps le chef-lieu administratif de la région et demeure sur plusieurs siècles une plateforme incontournable du dispositif égyptien économique et militaire en Nubie.
25Sur le plan funéraire, les tombes civiles restent peu documentées, alors que celles des élites ont fait l’objet de nombreuses campagnes de fouilles. Bien que très arasées, les monuments funéraires s’y présentent selon le plan classique d’une cour ouverte donnant accès à une chapelle, probablement voûtée, elle-même adossée à un monument pyramidal en brique crue (voir photographies p. 108). C’est dans la chapelle qu’on trouve le puits vertical qui descend à plus de six mètres de profondeur à travers l’affleurement de grès. Fermée par une ou plusieurs dalles de schiste qu’il fallait déplacer à chaque enterrement, cette entrée débouche sur un caveau collectif, taillé dans la masse et comportant souvent plusieurs chambres mortuaires. Des enterrements pratiqués sur place, il reste généralement une partie des corps dérangés par les pilleurs et quelques vestiges du riche mobilier qui les accompagnait : incrustations appartenant aux cercueils ou aux masques funéraires, bijoux, ouchebtis, scarabées de cœur, objets votifs divers et vaisselle décorée (photographie p. 530).
26Bien que les sources écrites diminuent pour cette époque et que les vestiges archéologiques ne couvrent plus l’intégralité de la chronologie royale, on sait que la ville continue d’être administrée au nom de l’Égypte au moins jusque sous le règne de Ramsès IX à la fin du xiie siècle avant notre ère. Les batailles de pouvoir qui interviennent ensuite dans la région entre un souverain affaibli dans sa lointaine capitale et des vice-rois de Nubie dissidents ou peu impliqués sur le terrain ont sans doute considérablement contribué à la remise en cause de la légitimité de certaines élites dans les villes nubiennes et favorisé la dégradation de l’appareil administratif et économique mis en place dans la colonie.
27Avant l’émergence d’une nouvelle royauté nubienne dans la région du Gébel Barkal au ixe siècle avant notre ère, les indices sont donc minces pour comprendre comment Saï traversa cette transition. Du mobilier céramique est présent en surface des zones non fouillées de la ville, des inhumations tardives continuent de remplir les anciens caveaux égyptiens, mais nos connaissances limitées pour analyser un matériel archéologique encore peu connu ne suffisent pas à définir un scénario précis pour cette période troublée. Seules les recherches à venir permettront d’éclaircir la situation et comprendre comment Saï fut ensuite intégrée au réseau des villes de province d’un royaume désormais centré sur sa nouvelle capitale Napata.

Linceul méroïtique : divinité à tête de crocodile (Sobek ?) portant le vase ḥs. Cette représentation est la seule attestée pour la période méroïtique.
La renaissance de Koush
28Anéantis par la conquête, le puissant royaume de Kerma et sa fédération de peuples opposés aux Égyptiens voient s’évanouir pendant près de cinq siècles tout espoir de souveraineté sur le territoire nubien. Ce n’est qu’au tout début du premier millénaire avant notre ère que les choses évoluent et qu’un pouvoir autochtone et centralisateur émerge dans la région en aval de la quatrième cataracte du Nil. Si les sanctuaires, les tombes et les bâtiments officiels ont livré autour de Napata de nombreuses sources d’information sur la royauté et ses acteurs, les premiers siècles d’existence de ce nouvel état en Nubie sont encore très peu documentés en province. Sur plusieurs sites, l’archéologie funéraire nous renseigne sur les changements dans les rituels d’enterrement et dans la culture matérielle, mais les fouilles d’habitats et les inscriptions étant rares, depuis des décennies les progrès sur le plan historique restent mesurés.
29En ce sens, Saï offre peut-être une des dernières chances de pouvoir fouiller des niveaux napatéens sur une ville du nord, proche de la frontière égyptienne. Les deux tiers de la surface du site n’ayant pas été fouillés, on attend en effet dans les niveaux supérieurs les restes des habitats correspondant aux phases ayant succédé à la ville égyptienne. Quand bien même les murs et les sols ne seraient pas conservés, il est probable qu’un important mobilier mélangé à celui des autres périodes demeure dans ces niveaux de surface, permettant à minima d’effectuer un phasage chronologique et des comparaisons techniques par rapport aux productions régionales datant de la même époque.
30Les tombes, elles, sont un peu mieux connues et deux sites, en particulier, ont fait l’objet de recherches. Le premier est celui des tombes élitaires égyptiennes avec leurs profonds puits d’accès et leurs multiples chambres funéraires dans lesquelles on compte jusqu’à dix-sept enterrements postérieurs à la période du Nouvel Empire, sans qu’il soit possible de dire pour le moment s’il s’agit de simples réutilisations opportunistes ou de témoins d’une réelle continuité familiale. Le second site est une petite nécropole située à quelques centaines de mètres au sud-ouest de la ville. Dédiée à des individus d’un statut malgré tout assez élevé — en témoignent les très belles séries de vases et les parures retrouvées sur les morts —, elle n’a fait l’objet que d’une fouille succincte se limitant à quelques tombes. La proximité d’un immense champ tumulaire datant de la période pré-chrétienne ne permet pas d’en cerner les extensions au sol ni d’estimer le nombre de personnes inhumées sur place. C’est là un frein majeur à notre compréhension de l’emprise napatéenne à Saï, tous les indices dont nous disposons actuellement indiquant plutôt une implantation modeste sur le plan humain et sans grande envergure au niveau architectural.
31Pour la deuxième moitié du premier millénaire avant notre ère et les premiers siècles qui suivirent, notre vision des lieux est nettement plus favorable. Nous entrons ici dans la phase méroïtique de la période kouchite, avec un royaume dont la capitale s’est déplacée dans la région plus au sud du Boutana, et qui s’ouvre aux influences de l’hellénisme véhiculé par les conquêtes grecque puis romaine du voisin égyptien.
32Vue aérienne de la nécropole méroïtique : voir p. 469.
33Sur le plan de l’habitat, le constat est proche de celui rendu pour la période napatéenne, à la différence que des structures méroïtiques en briques crues ont été identifiées dans les zones anciennement dégagées dans les années cinquante. Ce sont, une fois de plus, les implantations funéraires qui donnent le « la » et nous renseignent sur la dynamique de peuplement de Saï durant la période méroïtique. Cinq nécropoles ont à ce jour été découvertes et sondées, dont l’une contiendrait au moins plusieurs centaines de tombes. La concentration de quatre de ces nécropoles à proximité du site de la ville renvoie l’image d’une île en pleine expansion qui retrouve sans doute un rôle stratégique dans le contrôle du trafic fluvial.
34L’importance de Saï dans le royaume de Méroé se confirme grâce à l’identification il y a quelques années d’une série de blocs de grès décorés qui appartiennent à un temple du ier siècle de notre ère dont les inscriptions ont livré les noms du roi Natakamani, de la Candace Amanitoré et du prince Arakakhataror. On suit également, via les inscriptions funéraires, le parcours et les illustres parentés des élites de l’époque. Les coutumes d’enterrements montrent que ces dernières adoptaient volontiers les modèles royaux en reproduisant à plus petite échelle des pyramides pour marquer l’emplacement de leurs tombeaux (voir photographie p. 469). Le riche mobilier d’accompagnement fait aussi état de l’influence culturelle de l’Égypte romaine voisine (linceul, p. 534). Les importations d’objets et de produits (vin et huiles parfumées par exemple) atteignent des proportions plus importantes que dans le sud du royaume et témoignent du dynamisme des échanges en temps de paix.
Du paganisme au christianisme
35L’effondrement du royaume de Méroé au milieu du ive siècle ne semble pas altérer l’élan démographique de l’île, mais se traduit plutôt par des changements radicaux sur le plan culturel. Pendant deux siècles, le centre du pouvoir régional se concentre plus au nord en Basse-Nubie, comme en témoignent les cimetières royaux de Ballaña et Qustul. Le tumulus redevient le marqueur privilégié de la tombe, comme il l’avait toujours été dans la région depuis la préhistoire, hormis durant l’aparté napato-méroïtique. À Saï, cela se traduit de façon spectaculaire par le développement de gigantesques espaces funéraires couverts de tertres qui donnent au paysage une allure lunaire. Comme pour les autres niveaux tardifs de la ville, aucune fouille n’a pour le moment mis en évidence des structures d’habitat datant de cette époque, malgré un matériel abondant en surface.
36En comparaison avec les autres sites post-méroïtiques à proximité, Saï semble de très loin être le chef-lieu de la région au sortir de l’Antiquité. Cette impression se vérifie sans doute dans le rôle qu’on lui attribue dès le début de la christianisation, au milieu du vie siècle, puisqu’elle devient le siège d’un évêché. Bien que les recherches dans ce domaine n’ont fait qu’effleurer le potentiel de l’île, on comprend que son pourtour est couvert de sites datant de l’époque chrétienne, avec en particulier un grand centre de production de céramique fonctionnant en symbiose avec un site de la rive est.
37Des blocs décorés retrouvés sur la ville témoignent du raffinement des bâtiments qui s’y dressaient, et des colonnes en granite gisant sur le sol ne sont pas sans rappeler les cathédrales de Faras ou d’Old Dongola. Au nord de l’île, à quelques centaines de mètre seulement du débarcadère, une église et ses dépendances attendent toujours d’être fouillées. Quatre colonnes s’y dressent encore depuis la fin de la période médiévale, trônant au centre d’un monticule de briques rouges cachant des restes d’enduits peints.
38Des tombes, souvent plus discrètes à l’époque que durant l’Antiquité, ont été repérées et fouillées à de nombreuses occasions partout sur l’île. Mais un cas particulier retient l’attention, celui des tombes d’adultes installées autour de la nécropole d’élite méroïtique. Évitant soigneusement les monuments, indiquant au passage que ces derniers étaient toujours visibles au début de la période médiévale, les sépultures chrétiennes entourent littéralement les tombes méroïtiques tandis que les enterrements d’enfants sont déposés avec délicatesse dans les puits d’accès aux tombes méroïtiques, comme si on voulait les placer sous la protection d’ancêtres lointains. Le mobilier funéraire est alors absent, reflétant un dogme nouveau basé sur la sobriété et le dépouillement. Les corps se trouvent ainsi enroulés dans de simples linceuls auxquels on adjoint parfois une petite croix de métal.
Les Ottomans
39Avec la chute de la capitale du royaume de Makouria, et malgré le repli des rois chrétiens en Basse Nubie, il est vraisemblable que Saï se trouve dès la fin du xive siècle entre les mains de tribus arabisées. L’archéologie pour cette période est pour le moins inexistante sur l’île et tout ou presque reste à faire pour reconnaître et interpréter les éventuels vestiges présents sur place.
40Avec l’arrivée des Ottomans au xvie siècle, un pouvoir militaire fort s’installe dans la moitié nord de la Nubie. Il fait face à la menace croissante du royaume Fung qui ne cesse de s’étendre vers le nord et ordonne, par mesure de sécurité, la construction d’un réseau de forteresses et de tours de guet jusqu’à la troisième cataracte. Saï reprend alors son rôle stratégique maintes fois joué de par le passé, en accueillant une puissante fortification érigée sur les ruines de la ville antique, au sommet de la falaise de grès qui domine le Nil (voir photographies p. 537 et 425 sq.).
41Importante en raison de sa localisation au sud du territoire ottoman, la forteresse de Saï a accueilli à certains moments de son histoire une garnison qui dépassait les 500 hommes. Qalat Sai, comme on la désignait alors, était construite en briques crues et de fait était plus vulnérable que sa voisine du nord Qasr Ibrim. On la dota en conséquence d’imposantes tours pour l’artillerie à ses angles et d’une barbacane extérieure. Ses murailles abritaient les quartiers dédiés aux troupes et à leurs familles, ainsi qu’une importante mosquée dont le mur oriental et son mihrab son encore visibles aujourd’hui.
42Pendant plusieurs siècles, Saï fait donc partie intégrante du paysage et de l’économie d’une Égypte passée sous contrôle turc, sans pour autant se faire le théâtre d’une acculturation des populations au niveau des modes de vie ou de la langue. Il en est ainsi jusqu’à l’invasion française du territoire égyptien en 1798, quelques années avant que Méhémet Ali, qui gouverne l’Égypte en quasi-indépendance au sein de l’Empire ottoman, ne lance ses armées à la reconquête du nord de la Nubie, avec pour dessein, cette fois, de soumettre le Soudan tout entier.
43En évoquant à travers ces quelques pages l’étonnant destin de cette petite île accrochée au Nil, on ne peut qu’être étourdi par la profondeur historique des lieux. Enjeu stratégique durant des milliers d’années, elle a vécu au rythme des guerres, des alliances et des bouleversements culturels et religieux qui ont façonné l’histoire de la Nubie. Dans un pays où la capitale elle-même fait figure de nouveau-né, Saï semble jouer ce rôle d’une mémoire immuable, aussi précieuse que difficile à conquérir.
Table des illustrations
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Légende | Les tumuli « Kerma » et le village d’Adou au bord du Nil. |
URL | http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/2862/img-1.jpg |
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Légende | L’arbre fossile (au premier plan), témoin de la forêt du Crétacée, le Gébel Adou et, à l’horizon, le Nil. |
URL | http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/2862/img-2.jpg |
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Légende | Biface acheuléen en grès. |
URL | http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/2862/img-3.jpg |
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Légende | Silos Pré-Kerma. |
URL | http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/2862/img-4.jpg |
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Légende | Tumuli Kerma (voir également p. 76 sq. et 520). |
URL | http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/2862/img-5.jpg |
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Légende | La ville de la XVIIIe dynastie avec (au centre) le temple en pierre de Thoutmosis III. |
URL | http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/2862/img-6.jpg |
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Légende | Vase du Nouvel Empire. |
URL | http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/2862/img-7.jpg |
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Légende | Ouchebtis de la xviiie dynastie. |
URL | http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/2862/img-8.jpg |
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Légende | Linceul méroïtique : divinité à tête de crocodile (Sobek ?) portant le vase ḥs. Cette représentation est la seule attestée pour la période méroïtique. |
URL | http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/2862/img-9.jpg |
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Légende | Les quatre colonnes de l’église de Saï. |
URL | http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/2862/img-10.jpg |
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Légende | La forteresse ottomane (voir également p. 425 sq.). |
URL | http://books.openedition.org/africae/docannexe/image/2862/img-11.jpg |
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