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Le Nu moderne au salon (1799-1853)

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Dominique Massonnaud

Salon de 1839

Texte intégral

  • 1 Il le restera jusqu’en 1848, puis sera réintégré dans ses fonctions après le coup d’État du 2 déce (...)
  • 2 Gautier affirme qu’il est un « journaliste de la peinture », La Presse, 18 mai 1839.
  • 3 Voir Wilhem Meister.
  • 4 Suzanne au bain, (2,55 m sur 1,96 m) a tout d’abord été mal accrochée : « reléguée dans le Tartare(...)
  • 5 Dimensions : 0,65 m sur 0,55 m. La toile semble avoir été achetée dès 1839 par la Société des arti (...)
  • 6 Musée des Beaux-Arts, Rennes.
  • 7 Gautier transpose ces deux toiles dans un poème, dédié à trois paysagistes, qui paraît dans La Pre (...)

1Le Salon se tient au Louvre, et s’ouvre le 1er mars : plus de trois mille productions ont été proposées au jury qui n’en a retenu que les deux tiers. Le livret comporte 2404 numéros. Edmond-Jean Cavé a été nommé directeur des Beaux-Arts1, son action favorisera discrètement Delacroix et Jean Gigoux. Delacroix se voit cependant refuser trois toiles sur cinq, il expose un Hamlet et Cléopâtre faisant apporter un aspic. Certains artistes exposent cinq, voire sept ou huit toiles, Decamps qui a présenté tout ce qu’il avait peint depuis 1834, propose onze toiles : deux dans le domaine de la peinture religieuse, dont Samson délivrant les Philistins, ainsi que des Cavaliers et des Scènes de Turcs parmi lesquelles le Supplice des crochets est particulièrement remarqué. Flandrin présente Jésus-Christ appelant à lui les petits enfants. Horace Vernet développe la peinture d’histoire et fournit abondamment2 la galerie des Batailles, pour le musée historique de Versailles qui a été créé par Louis-Philippe ; Le Siège de Constantine présenté cette année, prend place dans cette commande. Ary Scheffer, propose un Christ sur la montagne des Oliviers, et une série de toiles qui développent les sujets empruntés à Goethe, Mignon regrettant la patrie, Mignon aspirant au ciel3 ou Le Roi de Thulé. De Chassériau sont acceptées une Suzanne au bain4, le sujet a pratiquement une grandeur naturelle, et une Vénus marine5 inspirée d’Hésiode ; il est identifié comme un élève d’Ingres par la critique. Devéria expose Psyché conduite à l’Olympe, Meissonier Le Docteur anglais. Jules Dupré expose des Baigneuses, que l’on oppose à celles, plus délicates de Marilhat ; ce dernier expose également Les Jardins d’Armide. Les portraits sont nombreux, on remarque un portrait de La Duchesse d’Orléans par Winterhalter, celui de George Sand par Charpentier. Amaury-Duval donne en particulier un Portrait d’Isaure Chassériau6. La peinture de paysage est aussi très représentée : Troyon propose La Foire champêtre et L’Abreuvoir. Un Site d’Italie, et Le Soir de Corot recueillent de nombreux suffrages7. Enfin, Hippolyte Maindron expose une statue inspirée par Les Martyrs de Chateaubriand, Velleda. Le sculpteur Etex reprend le motif de Caïn. Signalons également qu’au cours de l’été 1839, François Arago présente devant les deux Académies, des sciences et des beaux-arts, son rapport sur le daguerréotype.

2BLANC, Charles, « Salon de 1839 », Revue du progrès politique, social et littéraire, Paris, 1839. [BNF Tolbiac, 8-LC2-2852]

BLANC, Charles (1813-1882). Frère cadet de Louis Blanc, il collabore au journal Le Bon Sens, avant d’écrire pour Le Temps, ou L’Avenir national. Il fonde en 1859 La Gazette des Beaux-Arts, à laquelle il participe jusqu’en 1880. Historien et théoricien de l’art, il est remarqué pour son Histoire des peintres français au XIXe siècle (1845) et reste célèbre pour la Grammaire des arts du dessin (1867). Blanc est nommé à la direction des Beaux-Arts en 1848, sous la IIe République, puis, de nouveau en 1870, grâce à l’intervention d’Adolphe Thiers. Membre de l’Académie des beaux-arts (1869), de l’Académie française (1876), il occupe en 1878 la chaire d’esthétique et histoire de l’art au Collège de France.

3Le premier des trois comptes rendus commence ainsi :

4La multitude est le meilleur juge des productions de l’art : l’homme savant critique, l’homme simple jouit, voilà la seule différence ! Cette pensée démocratique est dans la bouche de ce grand philosophe de l’antiquité qui a remué toutes choses, comme dit Montaigne. Le peuple admire quelquefois une œuvre médiocre, mais que l’on place un très bel ouvrage à côté du premier, il n’hésitera point. […]

5Mais il est bien temps, me direz-vous, que vous laissiez dormir Aristote et sa docte cabale, pour nous entretenir un peu de M. Delacroix qu’on refuse et de M. de Forbin qu’on accepte. En vérité, quelque plaisir qu’on pût avoir à entamer une verte préface contre le jury, on se sent désarmé par la crainte de se livrer à de continuelles redites. Je laisse donc à d’autres le soin de porter de nouveaux coups à cet aréopage tombé en enfance (p. 268-269).

  • 8 C. Blanc, « Salon de 1839 », Revue du progrès politique, social et littéraire, Paris, 1839, p. 346
  • 9 Ibid., p. 472.

6Le second article évoque Chassériau et le range parmi les Ingristes purs, avec Amaury-Duval, et Flandrin. Le critique met à leur crédit le fait d’appliquer le « principe de l’unité », en revanche, il leur reproche l’absence de sujets nouveaux. Ce défaut d’idées n’est pas le fait de la peinture elle-même : « C’est à nous tous qu’il faut s’en prendre ; c’est la faute au xixe siècle »8. Dans le dernier article, qui traite de la peinture de paysage, le critique reproche à La Foire champêtre et L’Abreuvoir de Troyon, des « empâtements excessifs, la lourdeur et le manque d’air »9. Puis, on note ce commentaire :

7Il y a un curieux contraste entre le tableau des Baigneuses de M. Marilhat et celui des Baigneuses de M. Jules Dupré. Là ce sont des femmes d’une beauté antique dont la pudeur se réfugie sous les frais ombrages d’un bois sacré ; leurs pieds ne foulent que les gazons fleuris d’une île enchantée qui semble favorisée d’un éternel printemps. Au loin, à travers les rameaux, on aperçoit la mer calme et unie comme une glace ; vous diriez Calypso venant de se baigner avec ses nymphes avant l’arrivée de Télémaque. Ici, au contraire, ce sont de simples villageoises trahissant des nudités vulgaires, se piquant les pieds sur les cailloux d’un ruisseau qui s’échappe d’une touffe de petits arbres ; un troupeau vient de s’abreuver à ce courant, et va rejoindre ses gras pâturages ; au fond, c’est une campagne riante sous un ciel où se jouent des nuages délicieusement moutonnés. Entre ces deux compositions, il y a la même différence qu’entre les deux maîtres. Chacune est admirable en son genre, mais il serait bien difficile de faire un choix entre cette toile majestueuse d’où s’exhale je ne sais quel parfum de poésie épique, et ce petit chef-d’œuvre où une intention familière et toute flamande emprunte à la richesse des tons un caractère élevé, un charme inexprimable (p. 474).

8GAUTIER, T., « Salon de 1839 », La Presse, 31 mars 1839. [BNF Tolbiac, FOL-LC2-1416/MICR D-100]

9Le compte rendu qui comporte dix articles, a débuté par un éloge de l’école française, et un hommage à la sculpture (21-22 mars). Puis la revue des peintres débute par une louange des toiles envoyées par Decamps, en particulier du Supplice des crochets qui satisfait le goût de l’Orient pittoresque (27 mars). Après une évocation des conditions d’exposition des toiles, le commentaire se fait ensuite très sévère pour Ary Scheffer.

  • 10 Le Salon adoptera une telle exposition des toiles, fondée sur le nom de chaque peintre, dans une d (...)

10M. Ary Scheffer a exposé cette année plusieurs compositions assez importantes ; ses tableaux, par une idée que nous approuvons, et que l’on devrait bien suivre avec tous les peintres, sont placés les uns à côté des autres, et forment comme une galerie particulière au milieu de l’exposition ; de cette façon, l’effet d’une composition modeste et calme ne serait pas détruit par le voisinage d’une peinture violente et d’une couleur tapageuse ; l’on se rendrait mieux compte de l’œuvre d’un artiste, parce que l’œil aurait le temps de s’habituer à sa manière, et ne serait pas distrait dans sa contemplation ; cet arrangement éviterait aussi la peine de chercher parmi deux mille cadres les vingt ou trente que l’on a envie de voir. – Il serait à désirer que l’on adoptât cette mesure l’année prochaine10, car le placement des tableaux se fait au hasard et sans le moindre discernement. […]

11M. Scheffer affectionne particulièrement les sujets poétiques ; – aussi plaît-il beaucoup plus aux gens de lettres et aux gens du monde qu’aux artistes : car sa composition est plus littéraire que pittoresque. Il ne reçoit pas directement l’impression de la nature et peint en général, d’après des livres ; il copie des descriptions et non des modèles et l’esprit lui sert plus que les yeux ; nous ne blâmons pas cette manière de comprendre l’art, nous la constatons seulement : M. Scheffer est un homme plein de goût et de sentiment ; il a de l’élégance, du charme, de la mélancolie, une grande distinction, ce qu’il fait n’est jamais laid ni commun, mais il n’a pas le vif instinct de la forme et de la couleur qui constitue le véritable peintre ; l’envie de faire un tableau ne lui vient pas à la vue d’une réalité palpitante ; ce n’est pas parce qu’il a rencontré une tête d’une expression singulière, une tournure bien campée, un groupe qui s’arrangerait bien, qu’il prend sa palette et ses pinceaux. C’est après la lecture de quelque auteur favori, la tête échauffée par quelque passage attendrissant ou gracieux. […]

12Le critique poursuit, à propos de Marguerite sortant de l’église, d’après le Faust de Goethe :

  • 11 Gautier a fait de nombreux éloges d’Ingres : citons La Presse, 15 mars 1837, Le Moniteur universel(...)
  • 12 L’Apothéose d’Homère, 1826-1827.

13[La toile] est une composition d’un aspect satisfaisant ; le dessin n’est pas incorrect ; la couleur n’est pas ambitieuse ; rien n’y choque l’œil. La tête de Marguerite, quoique d’une innocence un peu moutonnière, n’est pas dénuée de charme […] L’imitation de M. Ingres11 a beaucoup nuit à M. Scheffer, talent rêveur, nerveux et incertain qui pouvait, moins que tout autre, s’accommoder de la précision et de la sévérité du plafond d’Homère12. En cherchant la manière de M. Ingres, M. Scheffer a perdu sa couleur facile et sa touche spirituelle ; il remplit à présent d’un ton rance un contour qu’il s’efforce de faire pur et qui n’est qu’ébarbé. – On peut très bien dessiner en bavochant ; que M. Scheffer ne l’oublie pas, ce n’est pas la propreté d’un trait qui en fait la correction.

14Le compte rendu du 13 avril remarque Chassériau avec sa Suzanne au bain et lui prédit « l’avenir le plus brillant ». À la différence de Scheffer, le peintre est donné comme un digne élève d’Ingres, fidèle aux leçons de maître. Dans l’article du 18 mai, Horace Vernet est exécuté par les termes de « journaliste de la peinture ».

15H. [HUARD, Étienne], « Exposition de 1839 », Journal des artistes, revue pittoresque consacrée aux artistes et aux gens du monde, Paris.

16La série de onze comptes rendus commence dès avant l’ouverture du musée, dans le no 8 du 24 février 1839. Le troisième compte rendu exécute Delacroix en ces termes :

17À propos du beau laid, je ne vous citerai pas le Hamlet (no 525) de M. Delacroix, il serait difficile, pour ne pas dire impossible, de pousser plus loin les bornes du hideux ; rien de poétique dans cette scène de cimetière ; des figures mal dessinées, une composition boiteuse, une couleur blafarde, tout concourt à rendre cette toile repoussante ; la Cléopâtre (no 524) est d’un ensemble mieux entendu ; mais qui reconnaîtrait jamais dans cette petite figure rechignée, la fière Cléopâtre ? Les bras sont ignoblement dessinés, l’effet général est monotone. […] M. Delacroix vise à l’effet, il tombe dans la lourdeur (p. 147-148).

18Si nous aimons à consigner les progrès des hommes de talent, nous devons aussi, quoiqu’à regret, dire de tristes vérités à ces artistes qui s’endorment sur un succès éphémère et qui pensent que leur nom seul suffit pour l’augmenter ; M. Marilhat est de ce nombre ; après de brillants débuts, il s’est arrêté tout court, et cette année, il a couvert quelques toiles de bleu, d’ocre jaune, de vermillon, et il a cru faire des paysages : qu’est-ce, je vous le demande, que ces Jardins d’Armide (no 1455), et cet autre tableau appelé Les Baigneuses ? Est-il possible de s’oublier au point de ternir par un Salon l’éclat d’un talent qui faisait penser au Poussin ! Que M. Marilhat y réfléchisse et il nous saura gré de cette critique. Comme le précédent, M. Jules Dupré s’est aussi fourvoyé : il n’a pu trouver assez d’éclat dans la nature ; il a voulu y suppléer ; aussi a-t-il fait des ciels et des terrains qui ressemblent à des morceaux de diamant, ou à des pierres fines : ce sont de véritables mosaïques, et non pas des tableaux (p. 164-165).

19La Suzanne au bain de Chassériau n’est évoquée qu’allusivement :

20Avez-vous cette Suzanne ? Silence ! Il paraît que la vertueuse héroïne porte malheur aux artistes ; parlons d’autre chose ; mentionnons d’abord les bons ouvrages, ensuite, si nous avons la place, nous ferons la part du blâme (p. 211).

Notes

1 Il le restera jusqu’en 1848, puis sera réintégré dans ses fonctions après le coup d’État du 2 décembre 1851.

2 Gautier affirme qu’il est un « journaliste de la peinture », La Presse, 18 mai 1839.

3 Voir Wilhem Meister.

4 Suzanne au bain, (2,55 m sur 1,96 m) a tout d’abord été mal accrochée : « reléguée dans le Tartare », comme l’indique une lettre de M. de Reste au peintre, publiée par Bénédite, Théodore Chassériau, sa vie, son œuvre, tome I, p. 94-95. La toile n’a pas été achetée par le ministère de l’Intérieur. Gautier rappelle le problème d’accrochage dans l’article élogieux qu’il consacre encore à Chassériau l’année suivante : « [toile] que l’on n’a pu voir parce qu’elle était dans cette noire galerie que l’on nomme les catacombes », La Presse, 13 mars 1840.

5 Dimensions : 0,65 m sur 0,55 m. La toile semble avoir été achetée dès 1839 par la Société des artistes. Balzac la signale dans une lettre du 4 juin 1839, qui rapporte sa visite au Salon à Mme Hanska : il a apprécié les productions de Decamps et « une magnifique Cléopâtre de Delacroix, un sublime portrait d’Amaury-Duval, une charmante Vénus anadyomène de Chassériau, élève d’Ingres » Balzac, Lettres à Madame Hanska, 1832-1844, tome I, R. Pierrot (éd.), Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1990, p. 487.

6 Musée des Beaux-Arts, Rennes.

7 Gautier transpose ces deux toiles dans un poème, dédié à trois paysagistes, qui paraît dans La Presse, le 27 avril 1839.

8 C. Blanc, « Salon de 1839 », Revue du progrès politique, social et littéraire, Paris, 1839, p. 346.

9 Ibid., p. 472.

10 Le Salon adoptera une telle exposition des toiles, fondée sur le nom de chaque peintre, dans une disposition alphabétique, beaucoup plus tard : au Salon de 1861, par exemple. Gautier enregistre alors ce principe en modifiant la structure de son compte rendu : le mode d’accrochage détermine la structure du texte qui s’intitule Abécédaire du Salon en 1861. (Dix-huit articles parus dans Le Constitutionnel, repris en volume chez E. Dentu, Paris.) On se souvient également de l’accrochage alphabétique du Salon de 1863 qui permit à Manet de recevoir les félicitations destinées à un jeune peintre de marines, Monet, dont les toiles jouxtaient les siennes.

11 Gautier a fait de nombreux éloges d’Ingres : citons La Presse, 15 mars 1837, Le Moniteur universel, 12 et 14 juillet 1855. Ces deux articles sont reproduits dans Théophile Gautier critique d’art, anthologie présentée par M.-H. Girard.

12 L’Apothéose d’Homère, 1826-1827.

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