Le Moi, l'Histoire 1789-1848
| ,Du clivage au conflit : la représentation du social par l’intime chez Michelet
Texte intégral
Il faut saisir ensemble l’intime et le social.
A. Ehrenberg, La Fatigue d’être soi
Histoire et « moi »
1Le subjectivisme de Michelet est la caractéristique qui a frappé le plus ses lecteurs, polarisé les critiques de la seconde moitié du XIXe siècle, et suscité parfois les réticences de ceux qui lui étaient le plus sympathiques. Cette omniprésence du moi, Taine la relève en définissant l’histoire de Michelet comme une « épopée lyrique », Proust la caricature dans son pastiche, Gabriel Monod la pointe comme la limite de la démarche scientifique et rationnelle. L’implication du moi dans l’œuvre a toujours été revendiquée par Michelet comme une méthode à la fois de recherche et d’exposition ; commentée, réfléchie, elle n’a rien à voir avec une identification affective spontanée aux personnages du passé.
- 1 J. Michelet, Histoire de France I, dans Œuvres complètes IV, Paris, Flammarion, 1974, « Préface de (...)
Nul portrait si exact, si conforme au modèle, que l’artiste n’y mette un peu de lui. Nos maîtres en histoire ne se sont pas soustraits à cette loi. […]
Si c’est là un défaut, il nous faut avouer qu’il nous rend bien service. L’historien qui en est dépourvu, qui entreprend de s’effacer en écrivant, de ne pas être, de suivre par-derrière la chronique contemporaine (comme Barante a fait pour Froissart), n’est pas du tout historien. Le vieux chroniqueur, très charmant, est absolument incapable de dire à son pauvre valet qui va sur ses talons, ce que c’est que le grand, le sombre, le terrible quatorzième siècle. Pour le savoir, il faut toutes nos forces d’analyse et d’érudition, il faut un grand engin qui perce les mystères, inaccessibles à ce conteur. Quel engin, quel moyen ? La personnalité moderne, si puissante et tant agrandie1.
- 2 Ces textes ont été édités par P. Viallaneix sous le titre d’Écrits de jeunesse, Paris, Gallimard, (...)
2Michelet a tenu un journal intime sans interruption depuis les années 1830. Vers 1820, il s’était déjà essayé à l’écriture autobiographique à travers un Mémorial récapitulant ses souvenirs d’enfance, et un premier journal2. La chronique intime a constamment doublé l’écriture de l’histoire, commentant la progression des œuvres, offrant des indices sur leur genèse, sur le rythme de leur composition, sur les ouvrages et les personnes consultés. Mais ce n’est guère l’homme public, sinon à travers son réseau de relations, qui se reflète dans ce journal. On pourra être déçu, par exemple, de ne trouver que fort peu de commentaires au sujet des événements historiques importants dont Michelet a été le contemporain. Aucune indication sur la Révolution de 1830, des bribes seulement sur 1848. Ce journal ne se veut donc pas celui d’un témoin de son temps. En revanche, par son étroite imbrication à la fabrique de l’œuvre, il permet de saisir la relation d’homologie entre le moi et l’histoire. Le journal enregistre la vie personnelle et recueille des analyses rétrospectives que Michelet appelle des « récapitulations ». Le journal, c’est le laboratoire où Michelet observe au jour le jour les fluctuations et les mouvements de conscience d’un individu pour étudier concrètement les modifications qu’apporte « le progrès du temps ».
- 3 L’équivalence de la monade-individu et de l’espèce-individu domine le champ intellectuel du xixe s (...)
- 4 La formule, chère à Michelet depuis sa traduction de Vico, se trouve entre autres dans la « Préfac (...)
3L’idée que l’histoire de l’humanité pourrait dans son ensemble être considérée comme celle d’un seul grand individu appartient à la culture contemporaine de Michelet3. C’est, par exemple, sur ce parallèle entre histoire de l’humanité et développement de l’individu que Lessing ouvre L’Éducation du genre humain (1780), ouvrage à mi-chemin entre l’herméneutique religieuse et la philosophie de l’histoire. Michelet, dans les années 1820, à une époque où ses projets ne s’écartaient guère de l’air du temps, forme le projet d’écrire une « Histoire de l’espèce considérée comme un individu ». L’homologie porte essentiellement sur la notion de sujet : de même que la finalité de l’individu moderne est de se fonder comme sujet, l’humanité, considérée comme l’auteur de sa propre histoire, apparaît sous la forme de sujet(s) collectif(s), en particulier lorsqu’elle se constitue en nation(s). Individu et humanité ont en commun une autofondation, qui dans l’histoire individuelle s’exprime selon le modèle de l’autodidaxie et dans l’histoire collective selon le mode de l’autocréation (« L’homme est son propre Prométhée4 »). La connaissance de la formation du sujet, de son évolution, de son action sur lui-même, est indispensable à la compréhension de la vie intérieure des époques, c’est-à-dire à la saisie de ce qui fait leur cohérence profonde au-delà des événements de surface : l’esprit, le génie, le principe moteur qui leur sont propres. Cette exploration intérieure du sujet est a fortiori indispensable pour comprendre ce qui n’a pas d’histoire extérieure, l’histoire des pauvres, des anonymes et même de la Révolution. Plus l’histoire est importante, plus elle est un acte libre de l’homme se créant lui-même, moins elle laisse de monuments. Aux époques anciennes l’homme ne peut agir sur lui-même que par un long détour dans la lourdeur matérielle des choses, mais aux temps modernes, il se prend de façon quasi immédiate comme son propre matériau. La Révolution, dont selon Michelet l’action essentielle a été de créer des hommes, de transformer l’homme en changeant le droit qui gouvernait son existence, n’a pas de monuments. Tandis que les différents règnes ont laissé à Paris la trace matérielle de leur passage, constituant ainsi la capitale en livre de pierre de l’histoire de France, de la Révolution ne subsiste que le vide, ce Champ de Mars, arasé pour la grande Fédération de 1790 et devenu champ de course au XIXe siècle. L’histoire de la Révolution, il faut donc la chercher dans ce qu’elle a profondément modifié, c’est-à-dire dans l’homme :
Crise intime et crise sociale
- 6 On pourra lire à propos de cette évolution le livre d’Arthur Mitzman, Michelet ou la subversion du (...)
4Le début des années 1840 marque le moment où Michelet prend conscience du clivage social contemporain, du fait que le régime de Juillet ne cherche ni à éclairer ni à représenter les masses, mais à les exploiter6. C’est l’amorce d’une réflexion, parallèle à celle de nombreux contemporains, qui le conduira à écrire, pendant l’année 1845, Le Peuple. La « question sociale » prend alors à ses yeux le pas sur la question politique. Dans les mêmes années, il vit une crise personnelle douloureuse, et la rencontre des deux plans aboutit à l’approfondissement de sa méthode subjective.
- 7 Alors que, si l’on peut se permettre ces périodisations sans doute un peu simplificatrices, la déc (...)
- 8 Mme Dumesnil est la mère d’un étudiant qui suit les cours de Michelet au Collège de France, et dev (...)
5Le Journal des années 1840 se remplit de retours sur soi, de méditations liées aux événements de la vie privée : l’intime y devient particulièrement prégnant7. Les morts rapprochées de sa femme Pauline (1839), de Mme Dumesnil8 (1842) et de son père (1845) expliquent sans doute ce mouvement d’intériorisation.
6La méthode que Michelet qualifie d’« intime » dans le domaine historique est en particulier appelée par les difficultés qu’il rencontre dans le cinquième volume de l’Histoire de France alors en chantier. La fin de celui-ci est consacrée aux révoltes des villes flamandes, problèmes archaïques par les structures dans lesquelles ils sont intégrés, mais modernes en ce qu’ils mettent en scène la lutte des classes dans un contexte industriel. La « méthode intime » est liée à l’apparition explicite dans l’histoire du problème social.
- 9 J. Michelet, Journal, P. Viallaneix (éd.), Paris, Gallimard, 1959, t. I, p. 358.
C’est aujourd’hui que j’ai arrêté, ce matin, le plan si difficile, si complexe des cent dernières pages du 5e volume. […] J’y ai mis, je crois, plus de moralité, d’intimité ; j’ai tâché de faire justice aux choses qui se sont trouvées condamnées par le temps.
Méthode, mais plus intime que celle du 1er mars (celle-ci tirée de mon cœur : aimer). (11 mars 1841)9.
7Dans les mêmes années, Victor Hugo jette sur le papier les premiers fragments d’un poème qui deviendra « Melancholia » dans Les Contemplations. La conscience mélancolique y fait écho à la perception d’une société marquée par l’injustice et l’inégalité, et surtout divisée en deux strates :
- 10 V. Hugo, Les Contemplations, dans Œuvres complètes, Jean Massin (éd.), Paris, Club français du liv (...)
Les carrefours sont pleins de chocs et de combats.
Les multitudes vont et viennent dans les rues.
Foules ! sillons creusés par ces mornes charrues :
Nuit, douleur, deuil ! champ triste où souvent a germé
Un épi qui fait peur à ceux qui l’ont semé !
[…]
La misère épaissit ses couches formidables.
Les malheureux sont là, dans le malheur reclus.
[…]
Et le fond est l’horreur, et la surface est joie.
Au-dessus de la faim, le festin qui flamboie,
Et sur le pâle amas des cris et des douleurs,
Les chansons et le rire et les chapeaux de fleurs !
Ceux-là sont les heureux. Ils n’ont qu’une pensée :
À quel néant jeter la journée insensée ?
[…]
Leur vie est au plaisir sans fin, sans but, sans trêve,
Et se passe à tâcher d’oublier dans un rêve
L’enfer au-dessous d’eux et le ciel au-dessus10.
8La fin du poème accentue la représentation d’une société clivée (entre un dessus et un dessous), tout en neutralisant d’une certaine façon les critères de différenciation. Si le dessous est un enfer, le dessus n’est qu’un « noir paradis », le plaisir y constitue un asservissement comparable à celui du travail. La différence, scandaleuse du point de vue social, se trouve réduite du point de vue métaphysique : il n’y a pas deux clans, les victimes et les bourreaux, les désespérés et les heureux, mais une seule humanité qui devient le bourreau d’elle-même. La dissociation que ressent le mélancolique, sa cruauté retournée contre lui-même, le sentiment d’une vaporisation de son moi, équivalent donc sur le plan subjectif au diagnostic porté sur le mal-être social.
9L’exemple de Hugo nous permet d’appréhender plus directement ce qui se passe chez Michelet dans les années 1840. La société lui apparaît aussi comme une entité éclatée, et l’on pourrait faire un parallèle entre la série de types sociaux mis en tableaux dans la première partie du Peuple et la succession de scènes consacrées aux victimes sociales de « Melancholia ». Dans les deux cas, l’écriture laisse transparaître une esthétique mélancolique dominée par le tableau et la fragmentation.
Symbolisation du conflit
10Pour découvrir le lien entre intériorité mélancolique et crise sociale, il faut réfléchir à l’idée de conflit. Elle représente l’horizon angoissant des textes de Hugo comme de Michelet (la guerre sociale qui ravagerait la civilisation), mais c’est aussi son absence qui paralyse le présent, le pétrifie dans la mélancolie. Selon Alain Ehrenberg, la notion de conflit relie la conception moderne de l’individu et celle de la démocratie et a joué un rôle structurant, en particulier au XIXe siècle.
- 11 A. Erhenberg, La Fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 16.
L’institutionnalisation du conflit permet la confrontation libre des intérêts contradictoires et l’obtention de compromis acceptables. Elle est la condition de la démocratie dans la mesure où elle permet de représenter sur une scène – politique – la division du social. De même, la conflictualité psychique est la contrepartie de l’autofondation qui caractérise l’individualité moderne. La notion de conflit est le moyen de maintenir un écart entre ce qui est possible et ce qui est permis. L’individu moderne est en guerre avec lui-même : pour être relié à soi, il faut être séparé de soi. Du politique à l’intime, la conflictualité est le noyau normatif du mode de vie démocratique11.
11Dans les années 1840, la conflictualité se pose en des termes nouveaux, ou plus exactement les anciens termes dans lesquels elle s’était formulée depuis la Révolution n’apparaissent plus adéquats ni suffisants. La Restauration avait structuré dans une opposition franche entre ultras et libéraux le conflit ouvert par la période révolutionnaire. La monarchie de Juillet, quant à elle, offre, surtout après 1840, le tableau d’une absence de conflits politiques réels, les différents partis se disputant le pouvoir sans qu’il y ait réellement – sur la scène politique – d’affrontement idéologique. Par ailleurs, tout est fait pour que les confrontations réelles ne puissent s’institutionnaliser (mouvements ouvriers écrasés, républicains condamnés au silence). Ces conflits refoulés font peser sur la société la menace d’une division non réglée, qui pourrait conduire, comme le craignent beaucoup de contemporains, à la guerre civile. Ils font apparaître une nouvelle ligne de fracture. La précédente, issue de la Révolution, opposait bourgeoisie et classes populaires, d’une part, noblesse et partisans de l’Ancien Régime, de l’autre. Sur le plan personnel elle est reprise, dans le cas de Hugo, par le couple conflictuel père-soldat de la République/mère vendéenne, et chez Michelet par la double tendance adhésion à la France moderne/nostalgie du passé qui structure en quelque sorte toute sa vocation d’historien. Mais, après 1830, se fait sentir une fracture nouvelle, entre bourgeoisie et peuple, qui n’a encore aucun statut officiel, et qui dans un premier temps apparaît seulement comme une opposition brutale entre pauvres et riches, avant qu’elle ne commence à être théorisée (Marx, les socialistes utopistes) puis lentement institutionnalisée, à partir du Second Empire. Cette situation me paraît tout-à-fait essentielle à la compréhension des problèmes qui nous occupent. Voyons rapidement quelques-unes de ses conséquences avant d’y revenir plus en détail.
12L’existence de ce conflit larvé ne peut jouer un rôle structurant. Plus exactement on est même en deçà du conflit, si ce terme désigne la confrontation réglée de deux partis dont chacun reconnaît l’existence de l’autre. Il s’agit ici d’un pur clivage, qui divise, mais ne relie pas. En l’absence de conflit, chacun des partis est replié sur lui-même, « reclus » comme le dit Hugo ; les riches veulent oublier les pauvres, et ceux-ci s’oublient eux-mêmes comme peuple. Toute une opacité s’installe dans la trame sociale du fait de cette fracture non politisée. La mélancolie correspond au niveau intime à ce problème collectif : le sujet mélancolique vit une division douloureuse, une opposition qui ne semble plus capable de produire de la relation.
13Michelet comme Hugo vont chercher à symboliser le conflit, sinon sur la scène politique (il est significatif cependant que Hugo prétende avoir eu l’idée de « Melancholia » à la Chambre des Pairs, tandis que l’on discutait d’une loi sur le travail des enfants), du moins sur la scène du moi.
14La question sociale (cette nouvelle ligne de fracture riches/pauvres) devient donc dans les années 1840, la question intime par excellence et supplante la question politique qui renvoie, elle, à l’opposition entre monarchie et régime représentatif. L’intime va se remodeler sur elle tout en lui fournissant un espace de résolution symbolique. La question sociale apparaît comme le refoulé de la question politique :
- 12 J. Michelet, Histoire de la Révolution française, op. cit., t. II, p. 512.
La question intime et profonde que les riches ajournèrent par la guerre de Lyon contre la France était la question sociale : la dispute des pauvres et des riches12.
- 13 Ibid., t. I, p. 287.
- 14 J. Michelet, Le Peuple, P. Viallaneix (éd.), Paris, Flammarion, « Champs », 1974, p. 62, note 1.
15La distinction de la question sociale et de la question politique introduit donc encore une autre ligne de partage, celle qui distingue conflit institutionnalisé mais seulement superficiel et conflit sauvage mais réel. Certains caractères de l’intériorité (l’opacité, la profondeur obscure) sont alors chargés d’exprimer la spécificité du problème social. Les textes de Michelet traduisent l’idée d’une opacification de la société, qui ne réussit plus à se comprendre. La France demande à l’historien de lui « appren[dre] [sa] pensée secrète, [de lui dire] au matin le songe oublié de la nuit13 ». Le peuple lui-même ne se connaît plus, « il contient ses âges, les sent obscurément qui se meuvent, et il ne peut les reconnaître14 ». C’est le moment où l’historien se définit comme un Œdipe chargé de résoudre ces énigmes, de retrouver le sens disparu et, comme le personnage du mythe, il n’est sans doute désigné pour le faire qu’à cause de la part d’obscurité qui est en lui. L’exploration des profondeurs psychologiques de l’individu rejoint celle des profondeurs inconnues de l’histoire, il y a de la nuit de part et d’autre.
16On note donc une assimilation du monde social de la misère et de la part d’ombre de la psyché. Les pauvres chez Michelet reviennent dans les rêves :
- 15 J. Michelet, Journal, op. cit., t. I, p. 377.
[L’historien] voit dans ses rêves une foule qui pleure et se lamente, la foule de ceux qui n’ont pas assez, qui voudraient revivre. Cette foule, c’est tout le monde, l’humanité. Demain nous en serons15.
17La misère, chez lui comme chez Hugo, c’est ce qui est invisible, hors discours, souterrain. Tous les hommes du passé sont devenus des misérables dans la mesure où ils ont perdu le droit d’exister, sont passés du réel dans le néant. La représentation de l’histoire devient elle-même tributaire des nouveaux termes dans lesquels se pose le conflit social et intime. Dans les années 1840, on assiste chez Michelet à la mise en équivalence de l’antérieur et de l’intérieur, comme l’exprime une note de 1841 :
I. ma vie intérieure présente
soit individuelle (vie et mort
(et le lieu : Paris, voyages, etc.
soit vie générale de l’individu (génération de l’ esprit)
méthode historique aux deux sens (comment se fait la vie, com
ment j’écris par symbolisation et désymbolisation alternatives
II. ma vie antérieure
du moi humanité
Sommairement, logiquement : mes origines comme peuple
de Moïse à Jésus, (Justinien Ier, Justin II, etc.
aux socialistes de 1820-1840
en détaillant l’époque mod. où les divers moi nationaux sont devenus
solidaires les uns des autres, où le genre humain a trouvé son identité :
1500 Italie : peinture – Allemagne : religion, etc.
1830 ( ? ?) et Angleterre fin physique – Paris.
(Note du 31 janvier 1841)
- 16 Voir la seizième leçon du Cours de 1840, « La Rome souterraine », dans J. Michelet, Cours au Collè (...)
18C’est aussi la vision de la Rome souterraine, immense étagement de civilisations, qu’évoque le cours du 12 mars 1840 au Collège de France16, et la fascination – qui n’a certes rien d’original à cette époque – pour les Prisons de Piranèse ; elle indique cependant la menace de coercition qui pèse sur cette intériorité.
19En effet, l’existence dans la psyché, dans la société ou dans l’histoire de cette part obscure qui divise sans relier remet en cause la capacité du sujet, individuel ou collectif. C’est parce que le peuple ne se connaît plus entièrement qu’il ne peut plus être l’auteur de son histoire, et se laisse au contraire manipuler. L’intime est un enjeu politique, il permet de s’assurer du contrôle du sujet, soit qu’on l’investisse, soit qu’on l’éradique. Le jésuite pratique le « noyautage » de l’intime, s’installant par la direction de conscience au cœur de la femme et contrôlant ainsi la famille. La manufacture moderne quant à elle prive par l’organisation de son espace le travailleur de tout l’arrière-plan psychologique où pouvait s’ancrer le sentiment de son moi :
- 17 J. Michelet, Le Peuple, op. cit., p. 100.
Ces vastes ateliers tout blancs, tout neufs, inondés de lumière, blessent l’œil accoutumé aux ombres d’un logis obscur. Là nulle obscurité où la pensée se plonge, nul angle sombre où l’imagination puisse suspendre son rêve […]17.
20L’historien, au contraire, par la « méthode intime » essaie de faire entrer dans la compréhension et la symbolisation ce que le pouvoir essaie de maîtriser. Appliquée à la question sociale, la « méthode intime » désigne un moyen d’accès qui ne peut être comparé qu’à l’exploration des profondeurs du moi individuel (par le rêve, la vision, l’abandon d’une identité de surface). Pour aborder la question sociale, les instruments habituels de l’historien ne servent de rien. Monuments et même documents renseignent sur l’histoire des élites dirigeantes, au mieux des classes aisées, mais que l’on veuille aborder l’histoire du peuple, et l’on n’a plus de témoignages, plus d’actes, de chroniques, de matériaux. Significativement c’est, en 1846, dans la lettre-préface du Peuple, œuvre marquant la prise de conscience de ce que la majorité n’a pas d’accès à l’histoire ni à la représentation, que Michelet fait le premier appel direct dans son œuvre à son histoire personnelle.
- 18 J. Michelet, Le Banquet, dans O. C., XVI, Paris, Flammarion, 1980, p. 619.
21Le déchiffrement du paysage de Lyon dans l’œuvre inachevée de 1854, Le Banquet, offre un autre exemple de l’application de la méthode intime à la question sociale. Cette grande méditation oppose les deux capitales historiques, Rome et Paris, qui offrent leurs signes culturels en parcours de sens et paraissent bavardes dans l’excès même de leur symbolisme (« des temples où le génie du globe s’agite et pythonise, où l’esprit, contre sa nature, s’est fixé sur un lieu, a posé son trépied, a parlé, parlera, éternelle sibylle18 ») à la muette Lyon, tissu urbain indifférencié, où le regard s’englue et se perd.
- 19 Loc. cit.
Ville bien secondaire en comparaison de ces capitales de l’histoire, ville de monuments médiocres généralement, ville presque partout noire et sombre, vaste atelier où le travail scindé, isolé, n’a rien du grandiose des Babylone industrielles du Nord, où la variété immense des efforts partiels donne à l’observateur du détail une impression de fatigue, au spectateur d’ensemble une indéfinissable tristesse19.
22En l’absence des points de repère habituels de l’historien, qu’est-ce qui va permettre de lire Lyon, de lire le sens social de la ville ? Le moi. Cette compréhension par le moi s’inscrit dans un cheminement vers une révélation.
- 20 Ibid., p. 620.
J’avais senti cela confusément, dès mon premier voyage à Lyon.
Mais je voyais encore sans voir. Je sentais, mais d’un cœur aveugle.
[…]
Je retournai à Lyon deux fois, trois fois et m’initiai aux mystères du
travail […].
C’est la dernière fois seulement, en octobre 1853, que, moins distrait
par le détail, mûri par tant d’épreuves, et plus éclairé par le cœur, j’eus
la révélation complète20.
23Le vocabulaire initiatique médiatise dans le temps une expérience mystique, relevant d’une évidence intérieure. La compréhension est permise par l’évolution du moi (dans un temps long, de 1830 à 1853, qui correspond à une évolution historique), mais aussi par un état particulier du moi. État particulier d’abandon, pourrait-on dire.
- 21 Loc. cit.
Fort atteint de cœur et de corps, malade, je me trouvais placé hors du sentiment polémique plus peut-être qu’à nulle autre époque de ma vie, ouvert à la nature, dont un des plus vastes tableaux s’étendait sous mes yeux21.
24Michelet (dont le passage à Lyon date de mai 1854) fait ici référence à sa maladie de 1853, à l’immersion thérapeutique dans la boue d’Acqui, qu’il a vécue comme une expérience de dissolution du moi, de retour à l’indifférenciation de la terre-mère. C’est donc un moi en quelque sorte décomposé, déstructuré, « placé hors du sentiment polémique », c’est-à-dire ne se situant plus dans les conflits traditionnels (« polémique » renvoie par son étymologie à la guerre, mais par son usage à une controverse codée), qui peut comprendre la vérité sociale de la ville. La révélation a lieu d’ailleurs dans une sorte d’état second, semi-hypnotique :
- 22 Loc. cit.
Et comme il arrive que dans les grandes rêveries on se parle, en montant la longue montée, en m’arrêtant à ce panorama, un mot me revenait toujours sans que je susse trop pourquoi, le mot du Moyen Âge qui a commencé le mouvement moderne dès le XIIe siècle : les pauvres de Lyon22.
25Or cette révélation, en quoi consiste-t-elle ? En rien d’autre qu’en la conscience d’un conflit, inscrit dès le début dans le paysage, mais devant lequel le moi, abusé par les signes historiques, restait aveugle. La vérité de Lyon, c’est « la lutte de deux âmes et de deux esprits », la Croix-Rousse (la colline des canuts) et Fourvières (la colline des prêtres) sont « les deux révélateurs de la guerre intérieure » :
- 23 Loc. cit. C’est moi qui souligne.
Je vis bien dès ce jour, l’opposition des deux montagnes, de la montagne mystique, de celle du travail ; mais je ne sentis pas leur guerre. La conciliation des deux fleuves, la rencontre de tant de provinces, l’autel romain des soixante nations des Gaules, renouvelé par la Fédération de 90, ces souvenirs d’union me voilaient la lutte réelle23.
- 24 J. Michelet, Journal, P. Viallaneix (éd.), Paris, Gallimard, 1962, t. II, p. 252.
26La « méthode intime » a donc consisté en ce cas à laisser émerger à travers l’abandon du moi (comprenons que le moi a renoncé à sa structuration par une autre ligne de fracture) le conflit, à lui permettre d’apparaître en tant que tel, ce qui va rendre possible sa symbolisation, sa mise en forme. La suite du texte (dans le Journal, du 1er mai 185424) imagine l’arrivée à Lyon de deux pauvres diables ayant à choisir entre les deux misères, l’aliénation morale de Fourvières (l’Église), et l’aliénation matérielle de la Croix-Rousse (le travail). Le dilemme leur est proposé à travers un dialogue où « les deux montagnes rivales se disput[ent] le nouvel arrivant ». Cette disputatio, ne serait-ce que par sa forme très rhétorique, manifeste la mise en forme du conflit.
27En effet, c’est bien une symbolisation du clivage latent que recherche l’historien. Il ne se fige pas dans la pétrification mélancolique qui correspond seulement au constat de l’existence mortifère d’une division occultée. La mise en conflit a lieu par l’intermédiaire du sujet individuel. Dans Le Peuple, l’historien réintroduit la notion de conflit par l’intermédiaire du vieux topos de l’homo duplex :
- 25 J. Michelet, Le Peuple, op. cit., p. 191.
La bataille générale du monde est moins discordante encore que celle que je porte en moi, la dispute de moi avec moi, le combat de l’homo duplex25.
28Sans conflit, sans division dynamique, il ne peut y avoir d’union. C’est la conviction générale de la pensée romantique. Pensons au poème « Les Tronçons du serpent » des Orientales. Un serpent a été découpé en vingt tronçons qui se tordent ardemment pour se rejoindre :
- 26 V. Hugo, Les Orientales, Paris, Librairie générale française (Le Livre de Poche), 2000, p. 160.
Ces tronçons déchirés, épars, près d’épuiser
Leurs forces languissantes,
Se cherchaient, se cherchaient, comme pour un baiser
Deux bouches frémissantes26 !
29La fragmentation enclenche une dynamique d’union supérieure à l’unité perdue, elle transforme en particulier la relation du même au même en relation du même à l’autre (le baiser suppose deux personnes différentes).
30L’intériorité individuelle tourmentée devient donc dans la deuxième partie du Peuple d’abord le moyen de parler du clivage social selon la modalité du conflit, puis dans un second temps de régler ce conflit, de montrer que l’opposition est inséparable de l’harmonisation. Aussi l’intime est-il l’espace de la plus grande différence – donc du conflit le plus violent – mais, lorsqu’il est harmonisé, de la plus étroite complémentarité. L’homme de génie, ce sujet majuscule, fournit le modèle de l’individualité profondément divisée et parfaitement harmonique.
- 27 J. Michelet, Le Peuple, op. cit., p. 187.
Le génie, la puissance inventive et génératrice, suppose, nous l’avons dit, qu’un même homme est doué des deux puissances, qu’il réunit en lui ce qu’on peut appeler les deux sexes de l’esprit, l’instinct des simples, et la réflexion des sages. Il est en quelque sorte homme et femme, enfant et mûr, barbare et civilisé, peuple et aristocratie. Cette dualité, qui étonne, et qui fait que le vulgaire le regarde souvent comme un phénomène bizarre, une monstruosité, c’est ce qui lui constitue, au plus haut degré, le caractère normal et légitime de l’homme27.
31Ainsi l’intériorité du génie, cette cité intérieure, fournit un modèle de reconstruction à la cité humaine. L’association du masculin et du féminin constitue sans doute l’élément le plus important de ce rapprochement des contraires, la dyade fondamentale sur laquelle peut repartir la création sociale. Il convient de réfléchir à cette sexualisation de l’intime.
Le sexe et l’effroi
- 28 Voir M. Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, en particulier le chapitre VIII, (...)
- 29 F. von Baader écrit en 1808 un petit traité Sur l’analogie entre l’instinct de connaître et l’inst (...)
32La méthode intime se rapporte de façon plus générale à la conception romantique de la compréhension. Comprendre, à l’âge moderne, c’est revenir jusqu’au principe générateur, à la force productive qui dans la profondeur a engendré les faits visibles28. La compréhension remonte toujours à un engendrement29, de ce fait, il y a toujours quelque chose de sexuel, donc de potentiellement provocant et choquant, au terme de la démarche heuristique romantique. Dévoiler la cause génératrice de n’importe quel fait, si sérieux soit-il, c’est toujours un peu exhiber les intruments de sa conception.
- 30 A. Thierry, Histoire du tiers état, 3e éd., Paris, Furne, 1856, p. 7.
Les faits que j’avais à recueillir et à mettre en lumière n’appartiennent point à la partie saillante de l’histoire de France, mais plutôt à ses parties les plus cachées et, qu’on me passe l’expression, les plus intimes30.
33C’est à propos de son Histoire du tiers état qu’Augustin Thierry se permet cette équivoque. Rien d’étonnant chez cet ex-saint-simonien à ce que les « parties intimes » de l’histoire renvoient aux classes productrices. Le peuple considéré par l’histoire romantique comme l’agent profond, et souvent caché, de l’histoire se trouve ainsi naturellement rapproché du domaine de la sexualité.
34L’intime se centre donc, assez logiquement, chez Michelet sur la question des rapports entre les sexes, qui fournissent par ailleurs, on l’a vu, le modèle d’une union conflictuelle. Dans cette union, la femme tient un rôle particulier. Depuis les années 1840, Michelet a tendance à voir dans le statut de la femme la clé de la question sociale. Exclue de la vie publique, et pourtant l’influençant de mille manières, elle constitue cette part vitale mais obscure que peuvent manipuler toutes les forces de la réaction.
- 31 J. Michelet, Journal, op. cit., t. I, p. 694.
35En juin 1848, le clivage social (de l’institutionnalisation duquel la suppression brutale des ateliers nationaux marque l’échec) dérape en guerre civile. Michelet comme beaucoup de ses contemporains subit le coup de plein fouet et l’on peut dire que la mélancolie qui s’affirme dans les écrits d’après 1848 traduit la souffrance de l’éclatement social reportée dans le moi et vécue comme incapacité d’une harmonisation dynamique. Le moi, mis en jeu avant 1848, dans la reconstruction symbolique du conflit a montré en quelque sorte son insuffisance, et il ne peut en ressortir qu’en désarroi. L’intimité s’éprouve saccagée, « le cœur déchiré, flétri31 ». Pourtant, si nous regardons les choses à l’échelle historique, 1848 apparaît avant tout comme l’aboutissement et peut-être la butée de la situation précédente. Sous le Second Empire, le conflit ouvriers/bourgeoisie va voir s’esquisser son institutionnalisation, avec le développement d’une idéologie ouvrière, les premiers congrès de l’Internationale, l’apparition de candidats ouvriers aux élections de 1863, la multiplication des sociétés de résistance syndicale et des grèves. Aussi même chez Michelet la lecture de Juin n’est-elle pas univoque, et une fois encore, la part de l’écriture mélancolique n’oblitère pas un autre travail. Le conflit sauvage de juin pourrait, du moment justement où il a éclaté au grand jour comme guerre, donner lieu à une formalisation par la méthode intime. Le Second Empire voit, en effet, l’approfondissement de celle-ci par Michelet, et sa concentration sur le thème du foyer et de la femme : L’Amour (dix ans après juin 1848) et à la suite La Femme (1859). L’intimité du couple et le sexe de la femme sont les lieux où se pense désormais la conflictualité du social. Michelet ouvre La Femme par la mise en lumière d’un divorce non perçu, celui de l’homme et de la femme. La société française périt de l’absence de relation, évidente mais non exprimée, entre les deux sexes.
- 32 J. Michelet, La Femme, P. Viallaneix (éd.), Paris, Flammarion, « Champs », 1981, p. 43.
Il n’est personne qui ne voie le fait capital du temps. Par un concours singulier de circonstances sociales, religieuses, économiques, l’homme vit séparé de la femme.
Et cela de plus en plus. Ils ne sont pas seulement dans des voies différentes et parallèles, ils semblent deux voyageurs partis de la même station, l’un à toute vapeur, l’autre à petite vitesse, mais sur des rails divergents32.
36Entre les deux il y a bien division c’est-à-dire absence de rapports, et non conflit :
- 33 Loc. cit.
Le pis, c’est qu’ils ne semblent pas pressés de se rapprocher. Il semble qu’ils n’aient rien à se dire. Le foyer est froid, la table muette et le lit glacé33.
37Ce qui était évident avant 1848, ce qui fournissait au social le modèle de sa reconstruction à travers la figure de l’androgyne, l’alliance des deux sexes, est ici remis en cause.
38Pourtant, avant 1848, l’autre était fantasmatiquement absorbé dans le moi à travers le mythe de l’androgyne. Le féminin n’existait que comme partie femme du génie. Après 1848, l’autre s’objective, l’intime devient davantage intersubjectivité que subjectivité majuscule du génie. L’intime ne désigne plus seulement l’intériorité individuelle (si duelle fût-elle) mais se déplace vers le foyer, le couple, l’intimité qui se construit entre deux personnes.
- 34 J. Michelet, Journal, op. cit., t. II, p. 154.
L’unité parfaite et profonde de mon foyer, cet accord absolu de deux âmes en une, est bien propre à fortifier en moi la base religieuse. Deux âmes harmonisées c’est déjà une cité. C’est déjà un monde. L’accord trouvé une fois, c’est le même d’ici aux étoiles, le même pour toute la Voie lactée (25 mars 1851)34.
39La curiosité gynécologique de Michelet, si mal reçue par une partie de ses contemporains, pourrait se comprendre par rapport à la dimension sociale de l’intimité. Dans L’Amour le chapitre consacré à l’« Accouchement » offre l’évocation, hautement investie d’affect, de la matrice après la naissance :
- 35 J. Michelet, L’Amour, 6e éd., Paris, Hachette, 1865, p. 226.
Quiconque n’a pas été endurci, blasé sur ces tristes spectacles, est à peine maître de lui, en voyant la peinture exacte de la matrice, après l’accouchement. Une douleur frémissante saisit et fait froid à l’épine… L’irritation prodigieuse de l’organe, le torrent trouble qui exsude si cruellement de la ravine dévastée, oh ! quelle épouvante !… on recule35…
- 36 J. Michelet, Journal, op. cit., t. I, p. 693.
- 37 Voir J. Michelet, La Femme, op. cit., p. 78.
40Le tableau de ces « viscères déchirés », de ce massacre, pourrait bien évoquer dans le jeu paradigmatique de l’écriture michelettiste, le spectacle insoutenable des massacres de juin 1848 (le Journal parle d’une « cataracte de sang tombant d’une fenêtre36 »). La crise de l’accouchement dans laquelle s’opère une division, entre le corps de la mère et celui de l’enfant, pourrait signifier l’extériorisation du conflit. Juin 1848 aurait finalement été un accouchement, il aurait produit de l’avenir. Par ailleurs, il aurait été expulsion, mise au jour du conflit larvé. Dans La Femme, l’image du calcul trouvé dans la matrice d’une femme disséquée, devenant par métonymie figure d’un utérus pétrifié, correspond à l’inverse à la fixation mélancolique37, à l’intériorisation mortifère du conflit. La crise sanglante, dont l’accouchement fonde le paradigme, mais qui revient régulièrement avec les règles (elles aussi rapportées à une « blessure intérieure », une « crise »), serait ainsi ce qui fonde l’union du couple (et la possibilité d’une vie commune tant amoureuse que sociale) :
- 38 J. Michelet, L’Amour, op. cit., p. 225.
Elle l’aime et lui tient maintenant par un lien que le plaisir n’eût formé jamais, elle l’aime, marquée par lui d’une ineffaçable marque, elle l’aime pour le sang qu’elle verse, et pour sa chair déchirée, pour l’horrible éclatement où la charpente même de l’être a cru se dissoudre. Lui, il l’aime pour l’angoisse et l’agonie de frayeur où il s’est trouvé, sans force, plus frappé qu’elle, et plus défait qu’au tombeau. Il a été dompté ce jour, par la terreur et la pitié. Le faible a vaincu le fort. Elle l’a marqué à sa manière, d’une ineffaçable empreinte de crainte et de douleur38.
41L’homologie entre moi et histoire dessine chez Michelet le lieu de l’intime : celui d’une intériorité individuelle indissociable de l’intériorité sociale. Dans les années 1840, l’intériorité individuelle souffre de l’opacification, du refoulement de la question sociale et montre les signes de la mélancolie. Elle offre pourtant le moyen d’une exposition symbolique de ce conflit, comme le montre dans Le Peuple le rôle de l’autobiographie et la conception de la psyché du génie comme modélisation de la cité. La violente crise de juin 1848 laisse lire dans les témoignages rares et éclatés du Journal le risque d’une intériorité dévastée, destructurée. Pourtant l’extériorisation du conflit social laisse espérer qu’il s’inscrira dans un fonctionnement symbolique et institutionnel. L’invention du couple, dans L’Amour et La Femme, propose une réparation métaphorique, l’intégration de la violence dans une relation créatrice. La représentation de l’intime sort transformée de l’épreuve de 1848 : à l’intériorité individuelle androgyne se substitue après la crise la relation symbiotique et conflictuelle du couple. Le journal intime, lieu privilégié de la réflexivité chez Michelet, est ainsi le foyer où s’élabore une vision du social à partir de l’enregistrement du privé.
Notes
1 J. Michelet, Histoire de France I, dans Œuvres complètes IV, Paris, Flammarion, 1974, « Préface de 1869 », p. 14.
2 Ces textes ont été édités par P. Viallaneix sous le titre d’Écrits de jeunesse, Paris, Gallimard, 1959.
3 L’équivalence de la monade-individu et de l’espèce-individu domine le champ intellectuel du xixe siècle. Les sciences de la vie et de l’évolution étayent peu à peu cette hypothèse du recouvrement de l’histoire de l’espèce et de l’histoire de l’individu. La formation d’un être vivant ne ferait que récapituler les étapes antérieures de la formation de l’espèce, voire du vivant tout entier. La biologie pose l’équivalence de l’ontogenèse et de la phylogenèse et formule la « loi de récapitulation » selon laquelle la formation embryonnaire d’un être d’une espèce supérieure reproduirait les grandes étapes de l’évolution animale. Transposée dans le domaine de l’histoire, cette loi de récapitulation donne à penser que la genèse psychologique de l’individu du XIXe siècle récapitule les étapes de la formation de la conscience de l’humanité depuis les temps primitifs. La vie individuelle résume la vie de l’espèce. On voit le parti que Michelet peut tirer de ces hypothèses pour sa recherche d’une esthétique de la concentration. Il proposera de biographier l’histoire pour en faire ressortir la structure, la cohérence, les points saillants.
4 La formule, chère à Michelet depuis sa traduction de Vico, se trouve entre autres dans la « Préface de 1869 » à l’Histoire de France (dans O. C., IV, op. cit., p. 13) associée à l’idée d’auto-autocréation : « La France a fait la France. […] Elle est fille de sa liberté. Dans le progrès humain, la part essentielle est à la force vive, qu’on appelle l’homme. L’homme est son propre Prométhée. »
5 J. Michelet, Histoire de la Révolution française, « Préface de 1847 », Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, t. I, p. 1.
6 On pourra lire à propos de cette évolution le livre d’Arthur Mitzman, Michelet ou la subversion du passé, Paris, La Boutique de l’histoire, 1999, en particulier le deuxième chapitre. Parmi les faits qui déterminent cette prise de conscience, on retiendra le voyage de Lyon (mars-avril 1839), réveillant les souvenirs de l’Angleterre industrielle (voyage de 1834) ainsi que les informations sur le milieu industriel rouennais dont Michelet dispose par l’intermédiaire des Dumesnil.
7 Alors que, si l’on peut se permettre ces périodisations sans doute un peu simplificatrices, la décennie précédente avait été celle de l’extériorisation du moi se projetant sur l’espace de la nation.
8 Mme Dumesnil est la mère d’un étudiant qui suit les cours de Michelet au Collège de France, et deviendra par la suite son gendre, Alfred Dumesnil. Obligée par une grave maladie de séjourner à Paris, elle entretient une liaison avec l’historien, chez qui elle terminera ses jours.
9 J. Michelet, Journal, P. Viallaneix (éd.), Paris, Gallimard, 1959, t. I, p. 358.
10 V. Hugo, Les Contemplations, dans Œuvres complètes, Jean Massin (éd.), Paris, Club français du livre, 1968, t. IX, p. 155.
11 A. Erhenberg, La Fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 16.
12 J. Michelet, Histoire de la Révolution française, op. cit., t. II, p. 512.
13 Ibid., t. I, p. 287.
14 J. Michelet, Le Peuple, P. Viallaneix (éd.), Paris, Flammarion, « Champs », 1974, p. 62, note 1.
15 J. Michelet, Journal, op. cit., t. I, p. 377.
16 Voir la seizième leçon du Cours de 1840, « La Rome souterraine », dans J. Michelet, Cours au Collège de France, P. Viallaneix, I. Tieder et O. Haac (éd.), Paris, Gallimard, 1995, t. I.
17 J. Michelet, Le Peuple, op. cit., p. 100.
18 J. Michelet, Le Banquet, dans O. C., XVI, Paris, Flammarion, 1980, p. 619.
19 Loc. cit.
20 Ibid., p. 620.
21 Loc. cit.
22 Loc. cit.
23 Loc. cit. C’est moi qui souligne.
24 J. Michelet, Journal, P. Viallaneix (éd.), Paris, Gallimard, 1962, t. II, p. 252.
25 J. Michelet, Le Peuple, op. cit., p. 191.
26 V. Hugo, Les Orientales, Paris, Librairie générale française (Le Livre de Poche), 2000, p. 160.
27 J. Michelet, Le Peuple, op. cit., p. 187.
28 Voir M. Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, en particulier le chapitre VIII, « Travail, vie, langage » dans lequel l’auteur montre comment le savoir, à l’époque moderne, s’ordonne en fonction « d’une verticalité obscure », et la représentation n’émerge « que du fond de cette épaisseur retirée en soi » (l’origine, la causalité, l’histoire), p. 263.
29 F. von Baader écrit en 1808 un petit traité Sur l’analogie entre l’instinct de connaître et l’instinct d’engendrer.
30 A. Thierry, Histoire du tiers état, 3e éd., Paris, Furne, 1856, p. 7.
31 J. Michelet, Journal, op. cit., t. I, p. 694.
32 J. Michelet, La Femme, P. Viallaneix (éd.), Paris, Flammarion, « Champs », 1981, p. 43.
33 Loc. cit.
34 J. Michelet, Journal, op. cit., t. II, p. 154.
35 J. Michelet, L’Amour, 6e éd., Paris, Hachette, 1865, p. 226.
36 J. Michelet, Journal, op. cit., t. I, p. 693.
37 Voir J. Michelet, La Femme, op. cit., p. 78.
38 J. Michelet, L’Amour, op. cit., p. 225.
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