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Le Charme du microphone

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Thelma Bocquet

Préface

Rafael Mandressi

Texte intégral

1Des corps, des lieux, des métiers, des pratiques sociales, des enjeux économiques, des formes esthétiques, voilà ce que le microphone laisse échapper si on l’ouvre autrement que comme un artefact inerte que l’on démonterait à la recherche de ses seules propriétés techniques. L’histoire d’un objet pareil peut certes être faite sans tenir compte de ses usages, en le détachant des manières de s’en servir, en laissant de côté les effets que son apparition, ses évolutions et les modalités de son adoption produisent. On mettra alors en évidence les étapes de sa mise au point matérielle, les caractéristiques physiques qui sous-tendent son fonctionnement, les transformations que celles-ci subissent au gré des innovations plus ou moins significatives introduites par les concepteurs et les fabricants. Il s’agit d’aspects dont on ne saurait négliger l’intérêt ni l’importance, mais s’en satisfaire équivaut à priver l’histoire du microphone de l’essentiel de son épaisseur culturelle, elle-même indispensable pour mieux suivre les trajectoires strictement techniques que cet appareil a connues.

2Dans son livre, Thelma Bocquet a fait ce choix : elle s’est emparée du microphone pour se promener sur une scène bien plus vaste et riche que celle des inventions techniques. Cette scène est peuplée d’artistes et de publics, traversée par des sensibilités et des métamorphoses du goût, par les petits plaisirs et la grande consommation. C’est la scène d’un temps de la chanson que façonnent aussi bien des enthousiasmes que des réticences face aux nouveaux moyens de captation des voix et à leur déploiement dans des situations variées, de l’enregistrement phonographique à la radio et à la salle de spectacle, donnant lieu à chaque fois à des appropriations tactiques de la technique. Car le microphone n’impose pas sa loi, il n’exerce pas un empire sans partage sur les prestations sonores en échange de ses services : il offre des possibilités dont on peut jouer et pose des contraintes avec lesquelles on peut composer. Il favorise certaines formes d’expression, il oblige à en inventer d’autres, sa technique dialogue avec celles qui relèvent du savoir-faire des chanteurs et des chanteuses : des techniques vocales, gestuelles, perceptives, inscrites dans les corps, ciselées par la pratique et réaménagées, voire réapprises, face à un outil qui est à la fois une prothèse et un instrument.

3En s’attaquant à ces questions, Thelma Bocquet jette une lumière décisive sur les liens qui unissent les corps aux techniques, en montrant à quel point l’analyse détaillée de la matérialité du microphone devient véritablement éloquente quand elle est éclairée par des pratiques, qu’elle permet d’éclairer à son tour. Or dans la sphère des arts, il n’y a pas de technique sans esthétique – il n’y a pas d’histoire des techniques sans histoire des formes expressives et des significations. Ici aussi, la démonstration de Thelma Bocquet est exemplaire, en ce qu’elle relie les processus d’émergence et de consolidation de styles d’interprétation au sein de la chanson populaire aux démarches d’apprivoisement du microphone, mais aussi aux attentes de publics dont les dispositions d’écoute changent.

4Ce circuit, que l’on pourrait dire du charme et de l’intime, est tout sauf simple et univoque, cependant ; il ne se met pas en place à la manière d’un grand basculement mais s’installe progressivement et de façon différenciée selon les contextes – géographiques, sociaux, culturels. Il n’épuise pas non plus, cela va sans dire, l’univers de la chanson : des résistances et des conflits se manifestent, des débats se font jour autour de l’adoption et des usages du microphone, la technique se négocie, les déplacements qu’elle suscite dans les pratiques sont pluriels et se mettent en place dans la durée.

5Le paysage que Thelma Bocquet nous convie à découvrir est ainsi aussi varié que vivant. Il se présente à nous organisé par les sons qui le font vibrer, il se dessine à travers la voix de ses protagonistes, on assiste à sa reconfiguration dans la première moitié du xxe siècle, alors que des alliances nouvelles se nouent entre le chant et ses supports matériels, entre les prestations des artistes et les affects des publics. Au terme du parcours, une fois ce paysage traversé, la lecture, pourtant silencieuse, nous aura appris à mieux écouter. On aura succombé, en somme, au charme du microphone.

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