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Personne ne bouge

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Nicolas Mariot
, 
Pierre Mercklé
, 
Anton Perdoncin

Deuxième partie. Vivre le confinement

Chapitre 8

Avez-vous votre attestation ? Petits arrangements avec les règles de sortie

Nicolas Mariot

Texte intégral

Crédits photographiques : Wikimedia/Christelle Molinié, CC BY-SA 4.0.

Le confinement n’est pas adapté à la ruralité (trop sévère). Se promener seulement 1 heure à 1 km maxi de chez soi est inapproprié (nous ne voyons jamais personne pendant les promenades). Le justificatif n’en parlons pas (justifier de son déplacement c’est du pipeau).
Femme, 68 ans, Pays de la Loire, mercredi 22 avril

1Du 17 mars au 11 mai, dans le cadre de l’état d’urgence « sanitaire », quitter son domicile devenait l’exception par rapport à la règle générale. À chaque sortie, les individus vivant sur le territoire national devaient remplir une « attestation gouvernementale dérogatoire » par laquelle ils justifiaient et limitaient, au sein d’une liste fermée, leur présence dans l’espace public.

2Pour faire respecter ces impératifs, les forces de l’ordre ont réalisé 20,7 millions de contrôles du port de l’attestation sur la voie publique, dont 1,1 million a donné lieu à verbalisation. Si l’on rapporte ce total aux 55,1 millions d’habitants âgés de 15 ans et plus en 2020, cela signifie que près de 37,5 % des personnes susceptibles d’être contrôlées l’ont été, même si la proportion est surestimée car de nombreuses personnes ont été contrôlées à plusieurs reprises. Les répondants à l’enquête Vico n’ont pas échappé à cette surveillance. 26 % d’entre eux déclarent avoir été contrôlés, dont un tiers à plusieurs reprises. En revanche 46 personnes seulement disent avoir été verbalisées, soit 1,1 % des contrôlés, taux bien plus faible que la moyenne nationale (5,3 %), sans que l’on sache si cette proportion témoigne d’une spécificité de la population des répondants ou si elle renvoie à un refus de reconnaître avoir été « mis à l’amende », donc de ne pas avoir été en règle.

Trois types de transgression

3Comment les habitants ont-ils réagi à la coercition et à la surveillance ? Quelles ont été les réalités mais aussi les limites du consentement en fonction des espaces géographiques, des types d’habitats ou des milieux sociaux d’appartenance ? Dans cette contribution, on examinera les réponses à trois questions qui incitaient les enquêtés à évoquer leurs possibles arrangements avec les règles de déplacement : sortie pendant plus d’une heure, dépassement de la limite du kilomètre autour du logement, jeu avec le format imposé par la fiche (qu’il s’agisse d’un jeu sur l’heure inscrite, ou du fait de sortir avec plusieurs fiches pour une même sortie).

4Pour chacune d’elles, on peut d’abord noter que le strict respect des règles fut loin d’être absolu. Un peu plus de la moitié des répondants reconnaissent avoir dépassé les soixante minutes de sortie autorisées, que ce dépassement ait été rare ou fréquent, 40 % d’entre eux le rayon d’un kilomètre (avec un taux élevé de non-réponses), enfin un quart admettent avoir « triché » avec la fiche. Ces proportions ne sont pas négligeables. Elles invitent à discuter l’impression d’ensemble, bien réelle, d’une acceptation immédiate et massive du confinement et de ses impératifs puisque 92 % des répondants disent avoir toujours eu avec eux l’attestation lorsqu’ils sortaient, et même 97 % si on leur ajoute ceux qui l’avaient « le plus souvent ».

5Pour une part, cette hiérarchie des accommodements avec la règle renvoie à la plus ou moins grande reconnaissance des détournements : dépasser l’heure de présence dehors est à la fois plus facile et plus aisément mesurable que de savoir avec précision si on a dépassé le rayon d’un kilomètre autour de chez soi. Pour une autre part, ce classement témoigne aussi de la plus ou moins grande acceptabilité des transgressions : admettre un dépassement mineur ou rare est bien moins coûteux que de reconnaître la « préméditation » d’un arrangement avec sa fiche. De fait, pour chacune des trois questions, la proportion de répondants qui avouent avoir transgressé la règle est toujours inversement proportionnelle à l’intensité de la désobéissance : les enquêtés sont d’autant moins nombreux qu’ils admettent avoir « souvent » ou « toujours » joué avec la limite (Tableau 1).

Tableau 1. Fréquence de chaque transgression

Dépassement heure   Dépassement km   Accommodement
   % Effectifs    % Effectifs      % Effectifs
Je ne sais pas 1,1 162   2,8 317        
Jamais 43,9 6 595   56,9 6 513   Jamais 75,5 11 249
Rarement 29,2 4 377   18,2 2 081   Parfois 13,6 2 026
Parfois 16,9 2 530   13,1 1 497   Le plus souvent 3,9 583
Souvent 9 1 343   9,1 1 042   Toujours 7 1 037
Total 100 15 006   100 11 451   Total 100 14 895

Champ : Personnes de 18 à 74 ans résidant habituellement en France (N = 15 078).
Lecture : 43,9 % des répondants ont dit n’avoir jamais dépassé l’heure de sortie autorisée. C’est le cas de plus de la moitié d’entre eux pour le dépassement kilométrique, et des trois quarts pour les accommodements avec le remplissage de la fiche (données redressées).

Conformistes ou rebelles ?

6La question de l’intensité de la désobéissance est évidemment essentielle : ce n’est pas la même chose que de transgresser rarement ou toujours. Mais pour l’occasion, nous avons choisi de regrouper ensemble, pour chaque question, les enquêtés qui ont admis un arrangement en les opposant à ceux qui affirment ne jamais s’y être résolus. L’idée est ici de distinguer clairement les conformistes des désobéissants, quand bien même ces derniers n’auraient outrepassé les limites fixées que timidement ou rarement. On a ainsi distingué les enquêtés qui n’ont aucune reconnaissance d’arrangement (ils ont répondu « jamais » à chacune des trois questions, ce sont les « obéissants » ou les « conformistes ») de ceux qui en ont une, deux ou trois – sans présager, encore une fois, de l’intensité de ce refus. Nous avons choisi d’appeler les premiers les « sauf exception », les deuxièmes les « réfractaires », enfin les derniers, ceux qui cumulent trois reconnaissances de transgression, les « rebelles » (Tableau 2).

Tableau 2. Proportion d’obéissants et de désobéissants dans la population

   % Effectifs
Conformistes (aucun arrangement) 34,6 5 206
Sauf exception (une transgression) 33,2 4 996
Réfractaires (deux transgressions) 20,4 3 069
Rebelles (trois transgressions) 11,9 1 788
Total 100 15 059

Champ : Personnes de 18 à 74 ans résidant habituellement en France (N = 15 078)
Lecture : Les conformistes, ceux qui n’ont admis aucune des trois transgressions, représentent 34,6 % des répondants.

7Les « sauf exception » ne se distinguent guère de la moyenne : ils ressemblent à la population globale des répondants, simplement ils ont admis une incartade restée apparemment rare ou/et mesurée. Par différence, réfractaires et rebelles ont des caractéristiques distinctives immédiatement apparentes quand on les compare aux « conformistes » ou aux « sauf exception ». Pour autant, on ne saurait les ranger dans un seul et même ensemble tant la transgression semble relever de logiques différentes. On pourrait résumer en disant qu’elle apparaît lorsqu’elle est structurellement facilitée, lorsqu’elle est matériellement nécessaire, enfin lorsqu’elle est moralement ou politiquement justifiée.

Tableau 3. Répartition des 4 groupes en fonction du type de logement et de la région d’appartenance

  Conformistes Sauf exception Réfractaires Rebelles Total Effectifs
Effectifs 5 206 4 996 3 069 1 788 15 059  
 % 34,6 33,2 20,4 11,9 100 15 059
Type de logement  
Immeubles en ville (hors cité ou grand ensemble) 40,9 30,3 17,3 11,5 100 3 514
Immeubles en cité 37,3 30,7 20,7 11,4 100 625
Habitat mixte (immeubles et maisons) 35,8 31,1 20,8 12,3 100 2 441
Maisons (en lotissement, quartier pavillonnaire ou ville) 33,6 35,1 20,3 10,9 100 5 455
Maisons dispersées, hors agglomération 26,8 35,2 24,2 13,8 100 2 927
Grande région  
Île-de-France 39,7 32,4 19,3 8,6 100 2 868
Bassin parisien 34,4 34,2 20,5 10,9 100 2 479
Nord 35,4 35,9 20,4 8,3 100 949
Est 35,6 34,6 16,9 12,9 100 1 264
Ouest 34,6 32,9 20,4 12,0 100 2 056
Sud-Ouest 32,1 33,7 20,6 13,6 100 1 700
Centre-Est 32,5 32,4 20,8 14,2 100 1 850
Méditerranée 30,0 31,2 23,6 15,2 100 1 895


Champ : Personnes de 18 à 74 ans résidant habituellement en France (N = 15 078)
Note de lecture : en moyenne, 11,9 % des répondants sont des rebelles, mais 8,6 % des Franciliens contre 15,2 % des habitants de la région Méditerranée. Pour chaque variable, le croisement avec l’indice de conformisme est toujours statistiquement significatif au seuil de 0,1 % (les chances que les dispersions observées soient le fait du hasard sont quasi nulles). La note vaut pour les tableaux ci-dessous.

8La première dimension de la transgression renvoie aux conditions de possibilité d’une déviance « de loisir ». Pour que le détournement des règles ait lieu, encore faut-il qu’il soit à la fois possible et désirable, autrement dit que les confinés aient eu à disposition de vastes espaces peu soumis au regard d’autrui, au premier chef celui des forces de l’ordre. On observe ainsi que réfractaires et rebelles sont surreprésentés parmi les gens qui vivent en maison isolée, parmi les habitants des campagnes (Tableau 3), ou chez les retraités (Tableau 4). Sous cet angle, contourner les règles semble être lié à l’existence et à l’habitude des chemins de traverse. À l’inverse, Parisiens et Franciliens se déclarent moins tricheurs que la moyenne, peut-être simplement parce qu’ils n’avaient nulle part où frauder, parcs et berges de la Seine et des canaux étant restés fermés, et aussi parce que la pression policière y était objectivement plus forte. De façon générale, sortir dans les rues des grandes villes était sans doute à la fois moins attirant et plus risqué que de retourner sur ses habituels sentiers de promenade.

9Pour une autre part, les données de l’enquête montrent que la transgression des règles a pu représenter une conséquence presque obligée de certaines conditions de travail ou de situations de précarité vis-à-vis de l’emploi. Les indépendants, artisans et commerçants, les agriculteurs, les individus travaillant à la fois chez eux et hors de la maison, ceux à la recherche d’un travail aussi ont été, bien plus souvent que la moyenne, des désobéissants (Tableau 4). Sans doute, pour une partie d’entre eux, n’avaient-ils d’autre choix que de refuser les interdictions s’ils voulaient simplement poursuivre leur activité professionnelle ou en trouver une.

10Enfin, la propension à la déviance a également tenu à des caractéristiques plus personnelles et « morales ». En effet, réfractaires et rebelles sont beaucoup plus nombreux que la moyenne chez les hommes, parmi les personnes engagées politiquement ou syndicalement (ceux qui déclarent avoir manifesté, fait grève, signé une pétition ou militer régulièrement), enfin parmi ceux qui se classent très à gauche ou très à droite sur l’échiquier politique.

Tableau 4. Répartition des 4 groupes en fonction du type et de la situation d’emploi

  Conformistes Sauf exception Réfractaires Rebelles Total Effectifs
Effectifs 5 206 4 996 3 069 1 788 15 059  
% 34,6 33,2 20,4 11,9 100 15 059
Catégorie socioprofessionnelle
Agriculteurs, agricultrices 9,9 41,6 26,2 22,3 100 108
Artisan·es, commerçant·es, chef·fes d’entreprise 29,0 32,9 20,8 17,3 100 771
Cadres et professions intellectuelles supérieures 33,6 32,1 22,0 12,3 100 3 245
Professions intermédiaires 33,8 33,4 20,0 12,9 100 3 608
Employé·es 37,5 34,1 18,3 10,1 100 4 540
Ouvrier·es 26,0 35,2 26,4 12,4 100 1 182
Situation professionnelle
En études 41,0 31,5 17,6 10,0 100 1 485
En apprentissage ou en stage 34,6 30,5 18,5 16,4 100 234
En emploi 35,1 33,3 20,2 11,4 100 8 623
Retraité·e 29,2 32,6 23,6 14,6 100 2 924
À la recherche d’un emploi 28,3 34,4 22,8 14,4 100 780
Femme ou homme au foyer 44,1 35,0 16,3 4,6 100 402
Dans une autre situation d’inactivité 39,4 35,7 14,6 10,2 100 611


Champ : Personnes de 18 à 74 ans résidant habituellement en France (N = 15 078)
Note de lecture (voir Tableau 3) : en moyenne, 11,9 % des répondants sont des rebelles, mais 4,6 % des femmes ou hommes au foyer contre 14,4 % des personnes à la recherche d’un emploi.


Tableau 5. Répartition des 4 groupes en fonction des rapports à la politique

  Conformistes Sauf exception Réfractaires Rebelles Total Effectifs
Effectifs 5 206 4 996 3 069 1 788 15 059  
 % 34,6 33,2 20,4 11,9 100 15 059
Positionnement politique
Très à gauche 27,8 30,3 22,2 19,6 100 1 768
À gauche 32,3 33,9 20,8 13,0 100 4 261
Au centre 34,2 35,4 20,4 10,0 100 2 034
À droite 38,3 33,4 19,4 8,9 100 1 644
Très à droite 33,4 27,9 19,6 19,1 100 480
Ni à gauche ni à droite 36,3 36,2 18,4 9,0 100 1 209
Je ne me retrouve pas dans ces catégories 38,8 31,7 20,2 9,2 100 3 531
Engagement politique (durant les 12 derniers mois)
A signé une pétition 31,9 32,8 21,2 14,1 100 7 817
A manifesté 29,7 30 22,6 17,7 100 4 101
A fait grève 32,3 32,2 19,7 15,8 100 2 097
A milité dans une association ou une organisation 27,5 31 24,9 16,6 100 2 480


Champ : Personnes de 18 à 74 ans résidant habituellement en France (N = 15 078)
Note de lecture (voir Tableau 3) : en moyenne, 11,9 % des répondants sont des rebelles, mais 8,9 % des personnes qui se classent « à droite » contre 19,6 % des personnes qui se déclarent « très à gauche ».

11L’interprétation de ces premiers résultats n’est pas aisée. Terminons cette première exploration avec quelques pistes pour de futurs développements. Un des résultats les plus intrigants est, on l’a vu, que les plus de 50 ans, et plus encore les plus de 65 ans ou les retraités sont plus fréquemment réfractaires ou rebelles que la moyenne. Le fait est notable au regard d’une maladie dont on savait, dès les premières semaines, que la gravité allait croissant avec l’âge. Comment comprendre cette propension plus grande des seniors à désobéir ? Faut-il y voir la simple volonté de ne pas renoncer à des promenades plus fréquentes et longues que chez les personnes en activité ? Aller plus loin et avancer un effet de génération de la part d’individus dont la trajectoire de vie a souvent été structurée par les rejets de l’autorité produits par mai 1968 ? Avancer dans cette direction suppose a minima deux types d’investigations. La première, statistique, passe par le fait de vérifier si l’effet de l’âge continue de jouer lorsqu’il est confronté à d’autres déterminations. La seconde, plus qualitative, consistera à chercher, dans les commentaires libres laissés par les enquêtés, les raisons par lesquelles ils ont expliqué n’avoir pas pleinement ou continûment respecté les règles fixées par les autorités.

Table des illustrations

Crédits Crédits photographiques : Wikimedia/Christelle Molinié, CC BY-SA 4.0.
URL http://books.openedition.org/ugaeditions/docannexe/image/18607/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 1,9M

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