Apollinaire et Cie
|L’Assassiné p…
Texte intégral
Anecdotique II
On a revu à notre table Guillaume Apollinaire fuyant le Vésinet et sa mère. Lorsque le dîner pris on quittait l’Odéon, on faisait, inutilement, presque autant de détours que nous en fit faire Guillaume Apollinaire en quête du lieu de discussion le plus propice, lequel se trouva être la brasserie de la rue Christine.
1On empruntait souvent le passage Guénégaud bousculé avec notre Odéon quand on perça la rue Jacques Callot. Ce n’était pas un endroit gai que le passage Guénénaud. Emile Zola y avait voulu loger Thérèse Raquin et vraiment, ce boyau livrait un bon décor de faits divers à envelopper de littérature.
2Comme tous les passages parisiens, le passage Guénégaud avait ses boutiques. On n’y apercevait aux vitrines à peu près rien que des choses mortes, invendables : des cahiers jaunis, du fil roussi, des fioles d’encre décolorée, des parapluies qu’on ne devait plus pouvoir ouvrir, et le reste à l’avenant. Au milieu de ces tombes d’objets, l’étalage d’une pâtisserie tentant le passant du passage d’une présentation extérieure de tartes et d’éclairs. Qui pouvait venir là acheter ça ?
3Si le jour n’était pas encore tombé, si le pâtissier n’avait pas encore remisé à l’intérieur son étalage extérieur, Guillaume Apollinaire survenant et parvenu à hauteur de la pâtisserie ne manquait jamais à marquer un temps d’arrêt, exécuter un demi-tour, et, levant un peu la jambe gauche, s’efforcer à péter sec sur les gâteaux. Ça lui donnait énormément de plaisir.
4De même le poète raffolait-il de tout ce qui peut constituer le répertoire de la scatologie. On connut aux environs de 1840, la mode des psychologies. De quoi ne livrait-on pas la psychologie, en brochure de colportage ? Il y eut une Psychologie du vidangeur ; ça devait coûter quatre sous. Familier des bouquinistes de l’une et l’autre rives, Guillaume Apollinaire s’est peut-être privé au point de n’avoir plus d’autre ressource que d’aller dîner en tête à tête avec sa mère. Pourquoi ? Pour s’offrir la Psychologie du vidangeur devenue rare, donc chère.
5Guillaume riait sachant que je ne partageais pas son goût sans que tout de même mon horreur de ces choses me puisse éloigner d’un ami si précieux. On se fait à tout et je n’ai pas été long à accepter Guillaume Apollinaire tout entier, avec ses vidangeurs et sa réincarnation, passage Guénégaud, du pétomane de la fête à Neu-Neu.
6A. Salmon, Souvenirs sans fin, Gallimard, Paris, 1955
1. – Le nom sonore de Croniamantal
J’ai vu Guillaume/ Sur la pointe d’un canon
Qui fumait sa pipe/ Au son du clairon
Le canon éclate/ Guillaume est foutu
Il reçoit six balles/ Dans le trou du cul.
(Garçon 10 ans, 1910, Souillac, Lot)
- 1 Les citations intégrées dans notre texte renvoient aux éditions suivantes (signalées par leurs init (...)
7Apollinaire s’est toujours montré fort attentif aux éléments du folklore enfantin. On connaît l’intérêt qu’il portait aux couplets anciens, aux refrains populaires, aux chansons issues des différentes régions de France. Le Flâneur des deux rives en fait état à plusieurs reprises.1 « Nous entendîmes des noëls. J’en sténographiai les paroles » (Fl, 51), où, note l’auteur, abondaient « les énumérations rabelaisiennes de victuailles » (Fl, 52). Un autre jour, « un groupe d’étudiants passait rue saint-André-des-Arts en chantant la chanson du Père Dupanloup » : cette fois, cependant, Apollinaire dit préférer ne pas la transcrire, sous prétexte que son propos est « si libre qu’on ne peut la citer » (Fl, 25) – sans compter, ajoute-t-il, que « presque tout le monde la connaît » (Fl, 26). En effet qui n’a fredonné sur l’air de Cadet Roussel : « Le Père Dupanloup dans son cerceuil/ bandait encore comme un chevreuil ».
8A une autre reprise, évoquant ces enfants qui s’amusent à publier un journal, Apollinaire se souvient plus en particulier de ce gamin de dix ans qui avait mis sur pied une publication bi-mensuelle, dans laquelle prenaient place des devinettes et des épigrammes. En voici une qu’Apollinaire a pris soin de noter (tout en émettant quelques réserves quant à l’âge réel de son auteur) : « Monsieur Binet n’a pas, bien que dans l’opulence, /Le confort le bien-être aujourd’hui si goûtés./ Quant à moi, si j’avais ce qu’à Binet d’aisance/ J’aurais certainement plus de commodités » (Fl, 103). Nous savons par ailleurs déjà qu’Apollinaire lui-même, lorsqu’il lui arrive de puiser dans la tradition orale du folklore enfantin, se montre avant tout sensible au registre naïvement obscène qui trouve à s’y exprimer.
- 2 C. Gaignebet, Le Folklore obscène des enfants, Maisonneuve & Larose, Paris, 1980. Les citations à c (...)
9Il existe sur ce sujet une étude fort bien conduite. Il s’agit de l’ouvrage de Claude Gaignebet, Le Folklore obscène des enfants, véritable classique du genre, dans lequel sont mis à jour deux grands thèmes, l’un, sexuel, ayant trait à la castration ; l’autre, anal, qui a trait aux excréments et aux vents.2 Selon l’auteur, en effet, « une partie importante du folklore obscène des enfants traite du pet, de sa répression ou de son contrôle, de son usage ludique » (CG, 33). Les pets, socialement condamnables, se répriment le plus souvent à la source : ils se camouflent, se déguisent sous d’autres bruits, rots, toussements, raclements de gorge, voire même le craquement d’armoires. Ils se détectent aussi, d’habiles « Humevesnes » y veillent. Enfin des enfants en imitent volontiers le son : c’est le pet contrefait de la bouche. Et C. Gaignebet ne croit pas si bien dire, lorsqu’il affirme que le but de son travail consiste surtout à « montrer l’intérêt qu’il y aurait, pour le spécialiste de la littérature orale, à étudier systématiquement les contes obscènes des enfants. Cette étude pourrait éclairer bien des aspects de la littérature licencieuse de toutes les époques » (CG, 30).
10Curieusement, en effet, il ne reste, dans la littérature écrite, que peu de traces de ce folklore ancien, et il faut remonter à l’enfance de la littérature, aux textes du XVe ou XVIe siècle, pour en trouver des exemples convaincants. L’œuvre de Rabelais est incontournable, pour qui s’intéresse à cette matière. Il y eut aussi de nombreuses farces mettant en scène des époux s’accusant mutuellement d’avoir pété, ou encore les Blasons du cul : « Et s’il y a bruit venant de la pance/ Pour garder paix, le nez en faict sentence ». Les formulettes, comptines, devinettes et autres chansons idiotes, de nos jours, remontent encore souvent à cette tradition, et les enfants en jouant reproduisent sans s’en rendre compte d’anciennes facéties du Carnaval.
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- 3 Dans sa Préface au Poète assassiné, Poésie/Gallimard, p. 15.
11Nulle part cet esprit gaulois ne trouve à s’exprimer plus librement que dans le second recueil de contes d’Apollinaire. Le Poète assassiné parut en 1916, mais était sous presse déjà en 1914, et se compose de textes qui remontent quelque fois à 1910 et même, pour certains d’entre eux, à 1903. Comment rassembler des matériaux aussi divers sans compromettre l’unité du recueil ? Contrairement à L’Hérésiarque & Cie, qui demeure un vrai petit chef-d’œuvre quelque soit l’angle sous lequel on le considère, ce second volume, il faut oser le dire, est loin de constituer un livre réussi : son unité, admet Michel Décaudin, « n’est pas immédiatement perceptible ».3 C’est exprimer les choses de façon bien timide ; en particulier, la lecture de la nouvelle éponyme sur laquelle s’ouvre le recueil du Poète assassiné, composée de bric et de broc, s’en ressent cruellement : on n’y compte pas moins de sept couches superposées. Que cherche donc à nous cacher Apollinaire sous un tel patchwork ?
12La nouvelle est cependant clairement divisée en deux parties soigneusement équilibrées – afin sans doute de ne pas rendre plus ardue la tâche du lecteur déjà décontenancé par la nature hétéroclite du matériau. Dans les chapitres I à IX, il nous est parlé de l’origine de Croniamantal, de sa nativité, du deuil que mena le baron des Ygrées de la mort de sa femme Macarée, de l’enfance de Croniamantal, des faits accomplis en son jeune âge. On apprend aussi comment il fit la rencontre du hollandais Janssen qui prit sur lui de l’éduquer, et comment il vint à Paris pour s’y livrer à ses goûts littéraires.
13Dans la seconde moitié du conte (les chapitres X à XVIII, qui correspondent au récit de sa vie publique), il nous est raconté comment Croniamantal (âgé maintenant de 21 ans) abandonne la poésie pour le théâtre, et comment il trouve Tristousse Ballerinette, qu’il aimera toute sa vie. Nous apprenons ensuite comment il fit la connaissance du « fopoîte » Paponat, et comment celui-ci fit à Tristousse une cour insidieuse, obligeant Croniamantal à voyager de par l’Europe à la recherche de sa bien-aimée. Enfin, nous voyons comment le savant Tograth, qui s’en prit dans un grand journal d’Australie contre le métier de poète, fut cause que Croniamantal devint victime de l’affreuse persécution qui toucha les versificateurs du monde entier : assassiné par une foule en délire, le poète fut enterré dans la plus stricte intimité.
- 4 M. Décaudin, Préface aux Œuvres en prose d’Apollinaire, 1, Pléiade, p. 1160.
- 5 Id. Et selon D. Oster : « Kronos + Amant + Mental ».
14Croniamantal repose depuis en paix, dans une tombe sculptée à sa semblance. Car il devait en aller du poète assassiné comme de tout martyr : « La gloire de Croniamantal est aujourd’hui universelle » (PA, 21). Cette « renommée » du poète est à prendre dans un sens littéral : elle tient avant tout dans le fait qu’on n’a cessé, de par le monde, de le nommer différemment. Il fut appelé « Latnamaïnorc » par les Arabes, « quoniam » par les Saxons, « Viperdoc » par les Russes, et, en raison de son physique, « Pata » par les Turcs. Mais aussi pourquoi l’avoir doté d’un pareil nom ? Croniamantal ! C’est loin d’être un cadeau. Nous savons qu’en ondoyant le nouveau-né, son père adoptif, François des Ygrées, donna au petit bâtard « un nom qu’il inventa aussitôt et qui n’appartient à aucun saint du Paradis : CRONIAMANTAL » (PA, 44). Que signifie ce nom inventé de toutes pièces ? « Croc-n’y-a-mental », suggérait André Rouveyre. Selon Michel Décaudin, qui s’appuie sur des propos de Marie Laurencin, il faudrait y voir plutôt « une contraction de Cro-Magnon et de Neanderthal ».4 D’autres encore y voient une allusion au Temps, c’est-à-dire à Chronos, et au Mental, le héros se situant « à la fois dans le temps et au-delà du temps ».5 Rappelons ici que la graphie originelle du nom était bien « Croniamental », et qu’au départ, c’était là aussi le titre de la nouvelle.
15La nature composite du nom paraît indubitable ; aussi se laisse-t-il décomposer de plusieurs façons, tout en se prêtant à d’innombrables jeux de mots. On notera ainsi que le surnom que donnent les Dalécarliens au héros, « quoniam », ressemble fort à une altération de « Croniam ». Et comme le géniteur de Croniamantal, Viersélin Tigoboth, était « musicien ambulant », on songera aussi à « cro[…]tale », qui est un instrument de musique (et un serpent qui ferait ainsi écho au surnom de « Viperdoc »). Quelle que soit l’interprétation pour laquelle on opte, on ne peut s’empêcher de deviner sous « Croniamantal » la présence d’anciens résidus onomastiques : des fragments de noms fétiches, secrets, à l’usage toujours repoussé – tel ce « Nyctor », dont Guillaume Apollinaire avait fait son double nocturne dans un projet de roman abandonné. Si ce nom peut signifier tout cela à la fois, c’est aussi que Croniamantal, comme on eût dit naguère, est un pur signifiant. « Nom sonore », purement ornemental, choisi pour ses qualités sonores et retenu en raison de cette exceptionnelle sonorité.
- 6 Sur ce point, voir l’article de P. Renaud, Latnamaïnorc, déchiffreur de Croniamantal ou la leçon de (...)
- 7 F. Rabelais, Pantagruel, Roy des Dipsodes, Garnier-Flammarion, 1969, p. 31
16Rien ne nous empêche de nous livrer à notre tour à un tel exercice, d’autant plus que le texte lui-même nous y encourage : « Tous ces peuples ont plus ou moins modifié le nom sonore de Croniamantal », certains allant même jusqu’à le prononcer à l’envers, « Latnamaïnorc ».6 On pourrait ainsi extraire du titre du précédent recueil d’Apollinaire tel qu’on le prononce (« L’Hérésiarque et compagnie ») la séquence suivante : « Liar et coman », ce qui donne dans le désordre : Croniamental. Ce rapprochement, qui peut paraître excessif à première vue, devient plus sensible avec l’apparition, dans le texte, de l’adjectif « croniamentalesque », qui fait surgir quelques bribes supplémentaires du titre du recueil de 1910. Le Poète assassiné se présenterait dès lors comme une redistribution partielle, fragmentaire du recueil précédent. Mais il se pourrait également que la solution à l’énigme du nom se situe hors de l’œuvre d’Apollinaire. Pourquoi, par exemple, ne pas songer à ce « gaillard Onocrotale » invoqué par Rabelais dans son Prologue à Pantagruel pour rassurer le lecteur que jamais il ne « mente en toute l’hystoire d’un seul mot » : « J’en parle comme un gaillard Onocrotale, voire dy je, crotenotaire des martyrs amans, et croquenotaire des amours ».7 C’est encore Croniamantal, né des amours d’un croque-note et d’une ceuilleuse de prunelles.
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- 8 Id., p. 33.
17Ce ne sera pas chose inutile de rappeler ici ce que chacun soupçonne : que cette chronique de Croniamantal repose pour une bonne part sur le Pantagruel de Rabelais. Sans doute, cette œuvre n’est-elle jamais mentionnée directement : mais Apollinaire nous signale quand même, dans une autre nouvelle du même recueil, « Le Roi-Lune », que Louis II de Bavière avait les « cheveux nattés à la Panurge » (PA, 144). On se rappelera que dans cette première œuvre Rabelais commence par agiter l’insoluble question de « la première source et origine » dont nous est né Pantagruel : tous les « bons hystoriographes », qu’ils soient « Arabes, Barbares », « Gregoys, Gentilz » ou « Latins », l’ont traitée dans leur « Chronicques ».8 II paraît non moins vraisemblable que l’origine, la source première de Croniamantal est à chercher dans le livre même de Rabelais : ainsi, tous les peuples de tous les continents se disputent « l’honneur de lui avoir donné naissance » (PA, 44). Mais au lieu des Grecs et des Gentils dont il est question aux premières pages de l’œuvre rabelaisienne, ce sont à présent « les Arabes, les Turcs et autres peuples qui lisent de droite à gauche » (PA, 21), ainsi que les Russes, les Dalécarliens et les nègres de Moriane qui sont invoqués. On constate par ailleurs chez l’un et l’autre auteur un même effort d’expliquer étymologiquement la provenance du nom : si Rabelais déjà soutenait que « panta en grec vault autant à dire comme tout », Apollinaire ne manque pas de préciser que « les Turcs l’appellent bizarrement Pata, ce qui signifie oie ou organe viril » (PA, 21).
18Certes, Croniamantal est loin d’appartenir à la race des géants (il avait, dit son chroniqueur, les parties viriles d’un enfant) : mais sans aucun doute, le fils de Tigoboth eût aisément pu figurer dans la généalogie gargantuesque aux côtés de Chalbroth, le premier des géants, qui engendra Sarabroth, Faribroth, et autres Nembroth. Il n’est, pour s’en convaincre, que de rappeler les circonstances hautement dramatiques (voire bassement comiques, selon le point de vue) dans lesquelles le futur poète Croniamantal vint au monde. Macarée, entourée de sages-femmes, est sur le point d’accoucher, pendant que le baron des Ygrées dort dans un coin de la chambre. C’est alors que dans son sommeil, le baron « fit un pet qui fit rire aux larmes sa moitié. Macarée pleurait, criait, riait, et quelques instants après mettait au monde un enfant bien constitué du sexe masculin. Alors, épuisée par tous ces efforts, elle rendit l’âme » (PA, 43), non sans pousser un terrible hurlement.
19Ainsi se comprend l’un des surnoms de l’enfant, « Viperdoc », qui en russe signifie « né d’un pet », et dont on retrouve une variante dans la fameuse « Réponse des cosaques Zaporogues » : « Ta mère fit un pet foireux/ Et tu naquis de sa colique ». Il faut dire ici que Macarée montrait une certaine prédisposition au dérangement, Viersélin l’ayant surprise en train de cueillir des prunes : « si vous mangez des prunelles vous aurez la colique » (PA, 24). Fruit de la rencontre fortuite entre Viersélin Tigoboth et Macarée, Croniamantal fut ainsi conçu « derrière les prunelliers » (PA, 25). Rien d’étonnant que l’on dise ensuite qu’il soit « né d’un pet ». Inter faeces et peditum nascimur.
- 9 Id., p. 146.
20Si Macarée meurt en donnant naissance, c’est sans nul doute pour mieux se conformer au sort qui fut réservé à Badebec, la mère de Pantagruel, « laquelle mourut du mal d’enfant », malgré la présence de « sages femmes ». Quant à Croniamantal, né des prouesses d’un père qui pète, il n’en reste pas moins très en deça des prestations de Pantagruel, dont les « petz » étaient « tant fructueux » qu’il « engendra plus de cinquante et troys mille petitz hommes, nains et contrefaictz, et d’une vesne qu’il fist engendra autant de petites femmes ».9 Aurait-on oublié que dans le livre de Pantagruel, il est loisible « à un chascun de peter à son aise » ? Les plaidoiries de Baisecul et Humevesne sont là pour nous rappeler, si besoin était, les humeurs particulières de Maître Alcofribas auxquelles Apollinaire se contente ici de faire écho.
21A peine son fils a-t-il été mis au monde, que le baron des Ygrées remet cela, en s’oubliant une nouvelle fois : il « refit un pet qui le réveilla auprès du lit macabre où se carrait le macchabée de Macarée » (PA, 44). On observera que cette seconde rafale est très différente de la première : elle intervient en contrepoint du pet initial et provoque divers jeux de mots, une déflagration de calembours serrés, de contrepèteries grossières. Qu’est-ce à dire ? En somme, un contre-pet, n’est jamais qu’un pet qui se re-pète. Et dans ce pet refait, répété ou répété, se joue déjà toute la logique de répétition à laquelle Apollinaire va soumettre son écriture tout au long de ce recueil. Il n’est pas exagéré de dire que tous les sons émis ensuite seront peu ou prou modulés en souvenir de cette musique abrupte. Le pet inaugural qui fit naître Croniamantal ne cessera à vrai dire de retentir à travers le conte entier et même de résonner, avec des inflexions variées, à travers tout le recueil.
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22C’est ainsi qu’au chapitre « Dramaturgie », Apollinaire se livre à un véritable éloge des vents du cul, comme s’il se dessinait là une « poétique » nouvelle, aux vastes possibilités encore inexplorées : « Outre le spectacle de la nature, je ne sache que la baraque du pétomane où l’on puisse aller sans crainte. Ce dernier spectacle, mes chers frères, est gaulois et sain. Le bruit dilate la rate, il chasse Satan des lombes où il gîte et c’est ainsi que les Pères du désert arrivaient à s’exorciser en eux-mêmes » (PA, 71). Au théâtre, c’est bien simple, rien n’émeut plus qu’un monsieur qui pète : « On se souvient du captif qui osa p... devant Sésostris. Je ne connaissais pas de situation plus poignante avant d’avoir vu la pièce de MM. etc. et Mmes etc. Je veux parler de la scène qui fit tant d’effet à la première présentation et dans laquelle le financier Prominoff rouspète devant le juge d’instruction » (PA, 73). Si cette scène fit tant d’effet, c’est sans aucun doute que le proéminent financier proute et pète, plus qu’il ne rouspète. Autre sujet littéraire, non moins sublime à en croire son auteur, rencontré par hasard au coin de la rue Le Peletier : « il s’agit des sensations éprouvées par un jeune bachelier bien élevé qui a laissé échapper un bruit inqualifiable dans une assemblée de dames et de jeunes personnes de qualité » (PA, 96-7).
- 10 Salmon, A., in Les Critiques de notre temps et Apollinaire, Garnier, 1971, p. 26. Voir aussi cet éc (...)
23Voici un dernier projet de pièce, qui à première vue ne contient rien d’offusquant : la chanteuse Cécile Vestris voit « sa voiture arrêtée par le fameux brigand rhénan Schinderhannes » (PA, 76). Est-il besoin de rappeler que ce brigand fut fameux surtout depuis qu’Apollinaire lui consacra un poème, dont il prenait grandement plaisir à lire en public les vers suivants ? « On mange alors toute la bande/ Pète et rit pendant le dîner/ Et s’attendrit à l’allemande/ Avant d’aller assassiner »– en pesant un peu trop complaisamment, au dire d’André Salmon qui fut témoin de la scène, sur le mot « Pète » : sans nul doute, en prononçant le nom de Vestris, eût-il non moins appuyé sur la première syllabe afin de mieux faire ressortir la « Vesse » que la chanteuse s’efforce d’étouffer en vain.10
- 11 Voir les notes de M. Décaudin, dans l’édition de la Pléiade du Poète assassiné (OP, I, 1161). Pour (...)
- 12 L’iconographie héritée des fêtes des fous ne dément nullement cette éventualité : ainsi, telle imag (...)
24L’obscène est une tentation constante de l’écriture apollinarienne. Sans nécessairement en parler de façon directe, Apollinaire prend un malin plaisir à symboliquement enfreindre l’interdit. A chaque fois qu’il truffe ses textes d’allusions scabreuses, l’auteur semble fonctionner par simple remémoration de pratiques enfantines obscènes. Ainsi les réparties échangées entre deux actrices, dans l’histoire de Croniamantal, « Tu p..., Charlotte ?/ Non, maman, je rote » (PA, 71-2), proviennent à vrai dire en ligne droite de formulettes alors en usage chez les enfants. On en trouve d’ailleurs l’exact équivalent dans le répertoire de Gaignebet : « Tu rotes Charlotte, non je pète Odette » (CG, 114). Parmi les sources dans lesquelles puise le même Gaignebet, signalons le Kryptadia, ouvrage en plusieurs volumes consacré au folklore érotique, paru entre 1883 et 1906, et auquel Marcel Schwob collabora : on y trouve mention des concours de pets, du curé péteur et autres contes scabreux. Ce fut, on le sait, également l’une des sources consultées par Apollinaire pour son histoire de Croniamantal – les sobriquets « Pata » et « Viperdoc » provenant par exemple des tomes III et IV.11 II est non moins plausible que le thème sous-jacent du « Roi-Lune » ait été dérivé de l’une de ces multiples définitions bouffonnes : « Le pet est un vent violent/ Qui vient des montagnes de la lune/ Et qui annonce avec fracas/ L’arrivée du général Caca ».12
25Aucune comptine, s’il faut en croire C. Gaignebet, ne serait plus répandue que celle du loup qui pète (elle reposerait sur d’anciens rituels de la Saint Jean) : « un loup passant par un désert, la queue levée, le cul ouvert, fait un pet : pour qui ? pour toi. Cache-toi dans la cabane de bois » (ou toute autre variante, de l’ancienne « Friquassée » à la version édulcorée de Walt Disney). Lorsqu’il lui arrive d’évoquer la fameuse chanson du Père Dupanloup, Apollinaire paraît renouer avec cette tradition, faisant ainsi remonter à la surface le vieux fond refoulé de la langue. Célèbre pour les exploits priapiques qu’étudiants et troupiers lui prêtaient, la figure de Monseigneur Dupanloup rejoindrait ainsi les anciens contes de curés qui pètent. De fait, malgré l’étymologie fantaisiste signalée par l’auteur, qui fait remonter ce nom à « pavone lupus » ou « paon-loup », il ne fait à nos yeux aucun doute que la vogue de chansons grivoises qui eurent trait à Mgr. Dupanloup trouve son origine dans le caractère venteux autrefois attribué au loup – les mots « père », « vent » et « pet » s’étant amalgamés pour former la première syllabe du nom.
26On en trouve confirmation dans une version antérieure d’un passage déjà cité de l’histoire de Croniamantal : il y est question de ce jeune auteur, rencontré rue Le Peletier, qui prétend avoir découvert une nouveau sujet de livre : « il s’agit des sensations éprouvées par un jeune bachelier bien élevé qui a laissé échapper un bruit inqualifiable dans une assemblée de dames et de jeunes personnes de qualité » (PA, 97). Dans cette première version, parue dans la revue « Le Passant » en 1912, Apollinaire a pris soin de donner un nom au jeune homme qui l’interpelle : « Je rêvais en marchant le long du quai Malaquais, quand M. Pandeloup, illustre auteur, tout jeune, m’aborda pour dire : – Vous voilà ! Ecoutez-moi ! je vais réformer les lettres. J’ai trouvé un sujet sublime » (Pl. I, 1 248), etc. Il semblerait également que le nom du « Robinson de la gare Saint-Lazare », Ludovic Pandevin (pour Louis), s’inscrit dans cette même série « Pandeloup », « Dupanloup », « Pet ou Vent de loup ». Et même un « loup hideux », en lieu et place de Louis II, ne serait pas à exclure complètement.
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27Nous sommes au début du XXIIe siècle, en Angleterre, sous le règne du roi Georges IX, dit « le Sonneux, parce que son visage était couvert de taches de rousseur comme si on l’avait trempé dans un sac de son, et appelé dans les pays de langue française le Breneux, par suite d’un détestable jeu de mots sur bran qui signifie son en anglais » (PA, 221). Un beau jour (un premier avril, selon une première version du conte), un prétendant au trône se présente à la cour sous le nom de « Chevalier du Papegaut » ; on le méprend d’abord pour un bouffon, avant de se rendre compte qu’il s’agit du vieux roi Arthur, miraculeusement ressuscité. Le médecin qui l’ausculte certifie son ancienneté et assure, en lui tapotant « le derrière », qu’il a très bien pu avoir « vu le jour avant Sésostris » (PA, 157) – pharaon dont il a déjà été question : « On se souvient du captif qui osa p... devant Sésostris » (PA, 73). Lorsqu’il apprend de surcroît que le tombeau d’Arthur est vide, il ne reste plus au roi Georges d’autre solution que d’abdiquer en faveur de son aïeul.
28« Arthur roi passé roi futur », qui se présente comme une « chronique », n’est bien sûr qu’une fantaisie : à peine le nouveau roi est-il installé sur son trône, que « la vie reprit son cours cette année même 1914, à la date du 1er avril ». Tout cela n’était donc qu’une farce. On détronise, on intronise, dans la meilleure tradition carnavalesque : on confond rois et bouffons. On joue sur les mots : un trône vaut une chaise percée. C’est à vrai dire tout le conte qui repose sur un « détestable jeu de mots » : car « bran » et « breneux » signifient « merde » et « merdeux » ou « souillé d’excrément » en langue triviale. Et si le monarque est encore dit « sonneux », c’est assurément qu’il ne se privait pas d’émettre certains sons du haut de son trône. Il apparaît non moins sûr que la figure du Chevalier du Papegaut renoue avec d’ancestrales traditions folkloriques où un papegai ou perroquet malpoli « pue, pète et s’en excuse » (CG, 88), ou encore d’anciennes cérémonies carnavalesques où l’on désignait, à la Mi-Carême, un « Roi du Papegai ».
29« La Chasse à l’aigle », qui met en scène la poursuite, puis la mise à mort du fils de l’Aiglon, semble puiser aux mêmes sources : autrefois, le sacrifice des oiseaux, la mise à mort de volailles (coq ou geai), dans les compagnies des archers, permettait d’élire le roi annuel et s’accompagnait généralement d’une séance de tir dont la cible était un perroquet (CG, 95). Le port d’un masque par le prétendu héritier de Bonaparte s’inscrit évidemment dans le type de mascarade propre aux fêtes de Carnaval, de même que l’usage de torches par les poursuivants. Et ce n’est sûrement pas le hasard qui fait que ce conte précède la fable d’Arthur : car ces deux histoires successives, en réactualisant un même rituel ancien, n’en forment à vrai dire qu’une seule.
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30Cet intérêt pour le registre folklorique du pet, loin de se limiter à l’œuvre du poète, s’insinue jusque dans les replis les plus insignifiants du vécu, où il donne lieu à de petites anecdotes tout à fait réjouissantes. C’est ainsi qu’André Salmon, un proche d’Apollinaire, se souvient des ballades en ville qu’il effectuait en compagnie du poète, à l’occasion desquelles il prit à Guillaume la fantaisie de lâcher un pet sur des pâtisseries posées sur un étal.
31On ne s’étonnera pas non plus de la présence appuyée du thème culinaire dans ce recueil : un ventre n’agit vraiment bien comme caisse de résonance que si on l’alimente à ce dessein. On a pu s’interroger sur les raisons qui ont amené Apollinaire à placer dans son recueil un texte aussi faible que les « Petites recettes de magie moderne ». Les concoctions, les unes plus fantaisistes que les autres, que le lecteur est invité à boire ou à manger, tous ces ingrédients qu’on épluche ou qu’on écorce, qu’on pile ou qu’on étale, qu’on mélange en les remuant, qu’on infuse ou qu’on distille, toutes ces invraisemblables recettes de cuisine, si elles permettent de ne pas tomber en panne de voiture, de trouver des pièces de cent sous ou encore d’avoir beaucoup d’enfants, n’ont sans doute qu’un seul effet. Les résultats sur l’estomac sont faciles à prévoir, les effets sur le système digestif tout à fait déplorables – la présence d’« haricots de l’année » faisant craindre le pire.
32« Prenez un peu de santonine et vous ferez des vers » (PA, 212), nous dit-on : comme il s’agit d’une substance vermifuge, l’on comprend que ces vers sont aussi solitaires que le fameux vers unique d’Alcools. Ces mets diversement exotiques prédisposent le lecteur à une indisposition gastrique. Il n’en va pas autrement de l’art culinaire de l’ami Méritarte, dont les plats toujours bizarres sont indigestes au point que tous les convives, se plaignant de « douleurs épouvantables », en mourront dans la nuit – non sans, à l’instar d’Evguénie Sokolov, avoir lâché, en toute vraisemblance, un petit vent posthume, en raison des « haricots de Soissons » (PA, 227), redoutables parmi tous, dont ils s’accompagnent. Apollinaire avait même prévu pour le recueil un petit conte dans la même veine, qu’il a dû ensuite juger redondant : dans cette fable, griffonnée au revers d’un télégramme, un haricot se vante, « malgré une vie sans gloire », de faire pourtant quelque « bruit après(s) a mort » (PI. OP, 1190).
33Qu’est-ce que cela signifie ? Apollinaire, convenons-en, fait preuve ici d’une grande immaturité : car ce sont des enfantillages que d’introduire ainsi dans l’œuvre propre, destinée à la postérité, des éléments passablement dégoûtants, voire tout bonnement salaces. C’est là un registre que les critiques n’admettent pas du tout – l’immaturité leur répugne, leur paraît inexcusable ni plus ni moins. Ceux-ci ne sont même jamais plus critiques que lorsqu’ils sont confrontés à de telles sottises, qu’ils les flairent, les subodorent seulement, ils choisissent de les ignorer tout simplement. Qu’un auteur donne dans la pornographie adulte, passe encore, qu’il verse dans l’anarchisme militant, peu lui chaut. Mais l’enfantillage, non. Les puérilités ne se pardonnent pas. Infatigablement pourtant, Apollinaire procède à l’infantilisation générale de son discours. Imaginez notre homme, assis à sa petit table de cuisine ; le dos penché au-dessus d’un cahier, il laisse sa plume courir sur le papier (tel Evguénie Sokolov, l’inventeur du gazogramme). A cet endroit précis du texte, il relève la tête, et satisfait de la phrase tout juste obtenue, ne peut s’empêcher de lâcher un petit vent de contentement, de soulagement, toute la tension, la crispation du geste se relâchant d’un coup. Ce fut d’abord une vesse à peine audible, et même pratiquement inodore ; ensuite, comme s’il ne pouvait plus se retenir, une longue pétarade comme celle qu’on prête aux chevaux. Ses plus beaux calligrammes obtenus par cette méthode – la déflagration secouant la main à la façon d’un séismographe.
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- 13 Distinction que l’on trouve déjà dans la Friquassée (début du XVe siècle), où figure l’une des règl (...)
34De ces manifestations bassement physiologiques, l’auteur semble exploiter avant tout le caractère spectaculaire, explosif : c’est à leur aspect sonore qu’il se montre le plus sensible, même s’il ne dédaigne pas pour autant leurs qualités odoriférantes. Car Apollinaire se montre parfaitement à la hauteur des subtilités de la langue française, qui distingue entre le pet mâle, par définition sonore, et la vesse féminine, plus discrète, mais qui ne se détecte pas moins à l’odeur : pour ne pas faire de bruit, « en laschant vostre vent », dit un Blason du cul, serrez, et « le masle vient femelle ». Et chez Rabelais, la « vesne » se « hume », contrairement au pet. Cette distinction de genre donna même lieu à une véritable personnification des vents, avec les personnages de Monsieur Pet et Madame Vesse – distinction dont Apollinaire héritera à son tour.13
35C’est ainsi que parmi les nouvelles du Poète assassiné, il en est une petit nombre où se manifeste plus particulièrement cette sensibilité aux odeurs : moins facilement perceptibles, elles risquent toutefois d’échapper au lecteur. Relevons-les donc : il s’agit de « La Fiancée posthume » et « Sainte Adorata ». Ce sont, comme par hasard, deux personnages féminins qui tiennent cette fois le devant de la scène.
36« Sainte Adorata » se présente encore comme le récit d’une mystification parfaitement réussie. Voici son histoire telle qu’elle fut confiée, plus de cinquante ans après les faits, par celui qui fut à son origine : un jeune étudiant en médecine quitte son village en Hongrie pour sillonner l’Italie. A Pise, il tombe amoureux d’une jeune fille qui le suit tout au long de son voyage. Mais à Gênes, songeant à rentrer au pays pour l’y présenter à ses parents, il la trouve morte à ses côtés. Fou de dépit, il décide de conserver le corps de son adorée, l’embaume soigneusement et l’enferme dans une malle. Une fois rentré chez lui, ayant fait en cours de route l’acquisition d’un antique sarcophage sur lequel il a gravé l’inscription ADORATA, il y enferme le corps et l’enterre dans un champ voisin. Au retour d’un second, très long voyage, il découvre à son grand désespoir qu’une usine s’élève à présent à l’emplacement même de la tombe secrète. Son angoisse est de courte durée : il apprend peu après qu’en faisant les excavations nécessaires aux fondations du bâtiment, les ouvriers avaient découvert le sarcophage d’une martyre chrétienne, nommée Adorata selon toute apparence ; sa relique, miraculeusement conservée, a aussitôt été transférée dans la petite église du village, où elle fait l’objet d’une vénération qui n’a cessé depuis de s’amplifier. Elle fut récemment canonisée.
37Qu’est-ce à dire, cependant ? Sainte Adorata ? Vraiment ? L’adorée ? Le narrateur, le tout premier, admet qu’il s’agit là d’un nom bizarre, à vrai dire peu chrétien, et même pas catholique du tout : or manifestement, cette inscription gravée dans le bois n’est qu’une épithète, qu’un adjectif désignant la jeune fille – et nullement un prénom, son véritable nom n’ayant jamais été précisé. A moins, certes, qu’il ne faille, à une lettre près, lire « Odorata » : celle qui sent bon, la bien odorante. De fait, le narrateur prend soin de nous signaler « la bonne conservation du corps » : « entouré de bandelettes », tel une momie, celui-ci fut retrouvé « intact après tant de siècles », grâce au savoir-faire du jeune médecin. Comme toutes les saintes mystiques, elle dégage de partout cette odeur de sainteté, cette suave odeur qu’exhale, dit-on, le corps des saints après leur mort : morte en odeur de sainteté, et digne par conséquent d’être reçue au rang « des élues qui, mêlées à la troupe des vierges, chantent, dans le paradis, la gloire divine » (PA, 194), Sancta Odorata émet discrètement ce qu’on désignait naguère sous le nom de peditum mysticum – un vulgaire pet de nonne.
38« La fiancée posthume », manifestement, repose sur un canevas assez similaire, au point que les deux contes, comme placés en miroir, paraissent s’éclairer mutuellement. Cette fois, l’on s’incline sur la tombe d’une petite fille, morte à l’âge de cinq ans. Ses parents, M. et Mme Muscade, qui forment un couple parfaitement uni, n’en sont pas moins inconsolables depuis. Pourtant, bien des années ont passé : l’enfant, se disent-ils, « aurait dix-sept ans » aujourd’hui, et serait sans doute « demandée en mariage ». Fort de cette pensée, Monsieur Muscade, qui, « pendant la saison, donnait des leçons de français aux étrangers » (PA, 179), décide de mettre une chambre à louer afin d’y attirer l’éventuel candidat à ces fiançailles posthumes. Un jeune Russe se présente ; ayant pris pension chez les Muscade, il passe de nombreuses heures à lire dans le jardin aux « fleurs embaumées », aux eucalyptus « odoriférants » (PA, 180). Sans doute ému par le printemps naissant, le voici toutefois qui se trompe dans l’objet de son désir et s’amourache de Madame Muscade, qui s’empresse de l’éconduire.
- 14 Tant d’autres ? Comme « mon petit putois », par exemple ? Il ne manque en effet que cet animal part (...)
39Malgré d’évidentes disparités, le rapprochement avec l’histoire de la fausse « martyre chrétienne » s’impose tout seul : nous apprenons ainsi que la fillette reposait sur « son petit lit, morte et belle comme une petite martyre » (PA, 182). Les deux contes semblent en outre composés à partir d’un même matériel sonore. C’est ainsi que les parents ne cessent de répéter combien leur fillette était « adorable » : pour lui parler, la mère, « nourrice adorable », trouvait des mots tout aussi « adorables » (PA, 182), l’appelant « belette, hermine, et tant d’autres ».14 Cette femme, « je l’adorais » (PA, 182), dit en conclusion le père, qui semble singulièrement manquer de vocabulaire pour un professeur de français. Mais là ne s’arrêtent pas les coïncidences. Contrairement à M. Muscade, qui empestait « l’aïl » (PA, 179), il se dégage de Madame Muscade un arôme singulièrement prononcé, auquel le locataire ne peut guère résister. C’est que son nom, dérivé de « musc », lui sied à merveille : « Tout ce qui a bonne odeur a votre odeur », lui confie l’intrépide jeune homme. A l’en croire, elle serait « aromatique comme ces noix muscades les plus parfumées : celles qu’un pigeon a digérées et rendues intactes » (PA, 180). Mais à nouveau cette senteur est déjà en son essence corrompue, viciée d’avance : il s’en dégage une odeur de fiente, voire de gaz intestinaux.
40Or ce qui est vrai de la mère vaut a fortiori pour la fille. Le père raconte comment de curieuses pratiques s’ébauchent autour de « l’enfantelette », d’une intimité douteuse, vaguement érotique : « Nos bouches se rencontraient souvent sur le corps doux, poli, odoriférant de la petite et des baisers joyeux claquaient sur ses petites fesses, sur ses jambettes, sur ses cuissettes potelées, partout, partout » (PA, 182). Ses parents lui font pan, pan, pépette ; lui tapotent le derrière ! Sur le cucul ! Sur les fé-fesses. Tellement fort qu’il en sort une vesse. L’adorée n’est plus ici qu’une poupée, mais qui sent si bon, tant son corps, nous est-il dit, est « odoriférant » : décidément, pas d’adoration qui ne s’accompagne d’émanations, d’effluves odorants. Aussi, le nom de la fillette adorée n’a-t-il pas été choisi au hasard : ThéODORine, à présent « au ciel » (PA, 183), est morte dans l’odeur de Dieu – un ange, une sainte, une innocente ! « Sainte Adorata », qui relate la vie d’une jeune fille nubile, n’est en somme que la continuation de cette navrante histoire de « La Fiancée posthume » dont on « hume » les vesses : l’une s’arrête là où commence l’autre. Et si ces deux titres nous paraissent à présent parfaitement interchangeables, c’est sans doute que tous deux s’inscrivent dans cette même veine : il en émane un même parfum vicié de vesse, une même odore di femmina.
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41Il faut bien avouer que le pet n’apparaît guère là où l’on l’attend le plus, c’est-à-dire dans l’œuvre pornographique de l’auteur. Certes, il y eut ce « petit pet tendre et discret » que Cucucline lâcha à la considérable excitation de Mony. C’est peu de choses, en regard des possibilités ouvertes par le genre. On ne pète guère plus dans les Exploits d’un jeune Don Juan, où il arrive tout au plus qu’un valet en train de pisser lâche « un pet clair et sonore » (PI. III, p. 968). Il est vrai qu’on y trouve également ceci, de prometteur : « Pour passer plus agréablement le temps, j’avais fait un trou à la cloison du cabinet qui consistait en un trou dans le sol. Et je pouvais passer l’après-midi à regarder toutes les filles et les dames chier, pisser et péter » (PI. III, p. 993). Mais le lecteur reste sur sa faim. Dans L’Hérésiarque & Cie, pourtant copieusement arosé, l’on ne compte pour tout pet que celui lâché, au nez et à la barbe de Prosper, par le poète Guyame : « Essaye de l’attraper » (HC, 144). C’est là chose vaine, comme on sait. Décidément, Le Poète Assassiné demeure le grand livre apollinarien du pet.
- 15 On songera encore, dans ce même roman, à l’anecdote de l’obus de Moïse Deléchelle, ramassé sur le f (...)
42Soit que ces manifestations restaient encore par trop implicites au goût de l’auteur, soit que celui-ci ne voulait pas s’arrêter en aussi bonne voie, le pet finit par déborder des limites de ce recueil. N’arrête pas de venter qui veut. Aussi verra-t-on Apollinaire revenir sur le sujet dans La Femme Assise, où se trouve mentionné ce fait de guerre « digne de demeurer dans les annales ». Le comte Pr..., un officier « de race polonaise », très amoureux, a dû abandonner son amie, très musicienne, derrière les lignes ennemies ; soucieux de lui témoigner son ardeur, il imagine alors de lui donner un concert tout en batteries, tel qu’il n’en fut jamais conçu ; « après avoir mesuré le son des canons de façon à connaître le timbre et la hauteur de la note qui sortait de leur âme, il composa une épouvantable symphonie qu’il fit exécuter à ses batteries ». Non encore satisfait de cette terrible pétarade, il songea à l’agrémenter d’un complément odoriférant : il « fit lancer sur la ville de G… des obus à gaz suffocant où, s’étant souvenu des alcancies des Mores de Grenade, il avait fait mêler des parfums très subtils qui embaumèrent la ville assiégée, et les odeurs les plus variées et les plus violentes s’y succédèrent jusqu’à l’aube » (PI. I, 480). Grenade ? Cette ville est par définition explosive. Le comte Pr... ne peut, à son tour, que se montrer digne du nom qu’il porte. Un nom, il va de soi, purement onomatopéique : Pr..., c’est Prt, Prot. Encore et toujours un prout !15
43Apollinaire nous avait pourtant bien averti dans un poème intitulé « La Victoire » (1917) :
On veut de nouveaux sons
de nouveaux sons
de nouveaux sons
On veut des consonnes sans voyelles
Des consonnes qui pètent sourdement
Imitez le son de la toupie
Laissez pétiller un son nasal et continu
Faites claquer votre langue
Servez-vous du bruit sourd de celui qui mange sans civilité
Le raclement aspiré du crachement ferait aussi une belle consonne
Les divers pets labiaux rendraient aussi vos discours claironnants
Habituez-vous à roter à volonté
2. – Louis-Lune
J’attendis le pet suivant [...]. Non seulement (mon procédé) préservait la personnalité de mon écriture, mais encore, la sublimant de façon agressive, il laissait présager des combinaisons infinies.
Serge Gainsbourg, Evguénie Sokolov,
Gallimard, 1980
44Rangé en seconde place parmi les contes du Poète Assassiné, tout juste après la nouvelle éponyme, « Le Roi-Lune » constitue un réel petit chef-d’œuvre de littérature fantastique, et même, par certains aspects, un ravissant traité de philosophie ancienne. Apollinaire y tenait beaucoup, au point d’ailleurs qu’il a longtemps songé à retenir ce titre comme intitulé pour son second recueil de contes.
45Extraordinaire conte philosophique que ce « Roi-Lune », dont l’action est située au Tyrol, Pays de l’Echo par excellence, et qui en effet semble d’emblée faire écho aux textes fondateurs de la philosophie. Ecoutez plutôt :
Le 23 février 1912, je parcourais à pied cette partie du Tyrol qui commence presque aux portes de Munich. Il gelait, le soleil avait brillé durant le jour et j’avais laissé derrière moi une région où les châteaux fabuleux se reflétaient dans des lacs roses au crépuscule. La nuit était tombée, la pleine lune l’illuminait [...]. Je me hâtais, voulant arriver au grand hôtel de Werp, village bien connu des alpinistes et qui, d’après la carte que j’avais en poche, ne devait plus être éloigné que de trois ou quatre kilomètres (PA, 129).
46D’après la carte, nous précise-t-on. Mais ne serait-ce pas plutôt, au pluriel, d’après de certaines cartes ? Voire carrément d’après un certain Descartes ? Car tout commence comme dans ces pages d’anthologie où Descartes met en scène un voyageur égaré dans la forêt : « J’étais alors en Allemagne » – qui ne se souvient de cet incipit de la seconde partie du Discours ? Un homme « marche seul et dans les ténèbres », tantôt empruntant l’un de ces chemins qui « tournoient entre des montagnes », tantôt « grimpant au-dessus des rochers », dans l’espoir d’atteindre son but.
- 16 R. DEscartes, Discours de la Méthode, Garnier-Flammarion, pp. 52-3.
47Ici également quelqu’un parcourt l’Allemagne, se perd parmi les sapins, croit se retrouver, enfin ne sait quel sentier choisir lorsqu’arrivé à un carrefour : « je voulais consulter ma carte, mais je m’aperçus que je l’avais perdue en route » (PA, 129). Son Baedeker ? Non pas, mais plus vraisemblablement son petit Descartes de poche. Car, en effet, qui doute encore que nous ne soyions en plein Discours de la Méthode, lorsque confronté à cette affirmation du voyageur égaré : « Je crus d’abord m’être trompé, mais bientôt je ne doutai plus » (PA, 130). Imitant en cela Descartes, Apollinaire reprend point par point la « petite méthode » – jusqu’à imiter « en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit possible vers un même côté ». Sage conseil que n’hésite pas à suivre le voyageur d’Apollinaire : s’il ne va justement où il le désire, il arrive au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement il sera « mieux que dans le milieu d’une forêt ».16 C’est ainsi que, cherchant à se réfugier pour la nuit, le jeune homme finit par trouver une large ouverture dans la roche et s’y introduit hardiment : « Je reconnus une caverne très spacieuse et m’y aventurai » (PA, 130).
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48Mais Apollinaire ne s’en tient pas à ce seul texte ; voici déjà qu’il nous invite à changer de système philosophique : autre souvenir scolaire, c’est à Platon qu’il faut à présent revenir. Nous venons en effet d’entrer dans une grotte : or la littérature a beau avoir exploité ce topos de la caverne avec beaucoup de bonheur (pensez à Hugo ainsi qu’à Verne), il n’en est qu’une de vraiment fondamentale, d’immédiatement reconnaissable : celle de Platon.
49Rappelez-vous. Dans un antre qu’éclaire un grand feu, des prisonniers sont enchaînés ; immobiles, le dos tourné à la lumière, ils voient passer les ombres des personnes qui passent, celles des objets qu’ils transportent, et prennent celles-ci de bonne foi pour la réalité, n’étant jamais sortis de la pénombre. L’un des captifs est alors libéré et, conduit vers la lumière du soleil, est d’abord ébloui, avant de s’accoutumer peu à peu à la nouvelle réalité ; ayant lâché le monde des apparences, conclut Socrate, il lui sera dorénavant difficile de reprendre son ancienne place sans mettre sa vie en danger.
50Or que trouve-t-on au fond de la grotte tyrolienne ? Des hommes enchaînés, encore une fois : mais cette fois les simulacres l’emporteront sur le réel. Chacun de ces messieurs a près de lui une boîte de bois, à laquelle est attachée une sorte de ceinture, qui est une courroie : à peine s’en est-il ceint que lui viennent à l’esprit des phantasmes lascifs et sexuels, des simulations de coït. Ce faisant, Apollinaire invente tout simplement ces machines à produire de la réalité virtuelle, qui font aujourd’hui partie du quotidien et qui mettent à la portée de n’importe quel manipulateur la vision de ses phantasmes : à peine les noms d’« Héloïs », de « Lola Montès » sont-ils prononcés, que les voici déjà qui apparaissent, visibles au seul utilisateur de l’appareil. Le simulacre s’avère plus puissant que l’idée. Aussi lorsque le narrateur, s’étant à son tour servi de l’appareil, trace ces quelques mots sur la roche : « J’ai cocufié le cygne », on se doute bien que c’est à vrai dire du signe qu’il est question. Il vient de tromper le signe avec son référent.
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51Qu’est-ce qui a bien pu mener Apollinaire à reprendre ces deux grands textes sur la nécessité de « distinguer le vrai d’avec le faux », de dissocier les idées d’avec les copies ? Si l’allégorie de la caverne, telle que l’a transmise Platon, tend à démontrer qu’il ne faut pas prendre des vessies pour des lanternes, celle qu’ébauche Apollinaire tente visiblement d’établir exactement le contraire. Non seulement les limites entre le vrai et le faux sont brouillées sans arrêt par lui, mais en outre vessies et boyaux se trouvent éclairés d’un jour nouveau, nous y viendrons. La caverne, c’est-à-dire en somme le cœur même de l’ancienne scène philosophique, est soumise à de profonds bouleversements ; à sa manière Apollinaire met fin au règne du platonisme. C’est là sans doute le sens secret de cette phrase obscure qu’évoque, à la fin du volume, le poète ressuscité : « LA MAISON PLATON N’A PAS DE SUCCURSALE » (PA, 232).
- 17 A ce sujet, voir A. Gaillard, e.a., L’Imaginaire du souterrain, Univ. de la Réunion, l’Harmattan, 1 (...)
52Qu’est-ce qu’une grotte, qu’un souterrain ? C’est toujours sur un autre monde qu’ils nous font déboucher. Y pénétrer c’est commencer une descente en enfer, une promenade au royaume des morts. On visite un tombeau, à la fois lieu de mort et de renaissance : la confusion y règne, les rapports s’y renversent. Sans doute, des techniques nouvelles y sont développées, mais elles ont pour seul but de nous faire retourner dans le passé : le sous-sol abolit le temps, c’est l’aspect régressif de l’antre, lieu de visions, d’hallucinations diverses.17
53Cependant, Apollinaire ne se contente pas de reproduire le texte d’origine : il y introduit d’importantes variantes, au point de renverser le mythe, de le présenter sens dessus dessous. Tout d’abord, cette grotte-ci est musicale ; c’est un lieu de résonance avant d’être une chambre obscure ou une boîte à visions. Elle émet des ondes, des bruits, il en émane des sons : « Au bout de quelques minutes, m’étant habitué à la caverne, je perçus un bruit lointain de musique » (PA, 130). Guidé par cette lointaine harmonie qui semble venir des profondeurs de la grotte, le voyageur pénètre à tâtons dans la galerie souterraine, puis finit par déboucher sur une série de salles aux propriétés étranges. Il visite d’abord une gigantesque salle à manger dont les meubles, au lieu de reposer par terre, sont suspendus en l’air, et autour desquels une cinquantaine de convives sont attablés pour un repas composé exclusivement d’aliments vivants. Vingt trompettes ayant signalé la fin du dîner, tous se retirent, repus, dans une seconde salle de séjour où il apparaît que tous les meubles sont gonflables : une partie de bridge à peine entamée est violemment interrompue lorsqu’une des tables éclate au contact fortuit d’un cigare maladroitement tenu. Là-dessus, les convives quittent la salle, tandis que le reste du mobilier est bruyamment dégonflé par un serviteur noir. L’individu qui les guette en profite pour sortir de sa cachette et s’engage à leur suite, au bas d’un escalier, dans un long couloir étroit dont les parois sont couvertes d’inscriptions les unes plus obscènes que les autres.
54Ce couloir finit par déboucher sur une nouvelle salle : affaissés sur des matelas et d’épais tapis, ces mêmes jeunes gens s’y livrent à présent à leurs plus voluptueux désirs : ceints d’une courroie qui les relie à d’étranges appareils, ils font chacun l’amour à des corps imaginaires dont la machine fournit au moyen de cylindres l’adéquate illusion. L’intrus à son tour en fait la suave expérience, puis prudemment décide de retrouver la sortie en revenant sur ses pas ; las, il s’égare à nouveau. C’est alors qu’il aboutit dans une vaste salle où il distingue, au milieu, un trône ; au fond, un grand orgue, avec sa partition ; une porte, aussi, qui lui permet d’entrevoir un curieux personnage, accoutré comme on l’était sous le règne de Louis XVI. Penché au-dessus d’un clavier, l’homme en faisait sortir tous les sons de ce monde : des microphones placés à très grande distance lui permettent tour à tour d’entendre le vent souffler au Japon, les geysers siffler en Nouvelle-Zélande, et les balles de caoutchouc du carnaval de Rio répandre leurs eaux de senteur. A peine le visiteur a-t-il reconnu en ce mélomane Louis II de Bavière, qu’il est découvert par ce dernier et menacé d’être sévèrement châtié pour ne pas s’être masqué en sa présence ; obligé de s’enfuir, il retrouve, à force d’errer, la grotte où il avait d’abord trouvé refuge. Au dehors, et sous le plus étincellant des feux d’artifice, le bruit de plusieurs fanfares éclate violemment dans la nuit ; noyé, pour ainsi dire, « dans un océan de sons magiques », le narrateur voit à son grand ahurissement le Roi-Lune et sa suite s’envoler dans les airs.
55Le lecteur s’en serait-il aperçu ? Il vient de procéder à la visite méticuleuse d’un ventre en ébullition. De se promener à l’intérieur d’un système digestif en pleine activité. De séjourner dans un estomac qui ballonne, et d’où surgissent les bruits les plus extravagants. Ces coups de trompette, ces « éclats de voix » (PA, 150), ces meubles qui se gonflent et se dégonflent « en sifflant » (PA, 135), ces « doum, doum, boum, doum, doum, boum, doum, doum, boum » (PA, 148), gongs, tambours et sifflements de toutes sortes, ce sont autant de borborygmes, de flatuosités, de vents, de gargouillements divers provoqués par l’expulsion des gaz du tube digestif. Nous en étions pourtant avertis dès les premières pages : « les ondes sonores et harmonieuses » qui parvenaient jusqu’aux oreilles du voyageur, provenaient à vrai dire des « entrailles de la montagne » (PA, 130). N’allons pas croire que la métaphore physiologique est placée là par hasard : au contraire, elle s’impose le plus naturellement possible.
- 18 Cité par G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1969, p. 132.
56Comment expliquer sinon ce « bœuf tout vivant » qui fait son entrée dans la salle à manger, et qu’on s’apprête à dévorer, ou encore ces cages « pleines de canards plumés vivants » que l’on étouffe séance tenante. Car la grotte est deux fois un orifice. Au cas où nous l’aurions oublié, Michel Leiris nous le rappelle à point nommé dans Aurora : « C’est ton tube digestif qui fait communiquer ta bouche, dont tu es fier, et ton anus dont tu as honte, creusant à travers ton corps une sinueuse et gluante tranchée ». Dans un cauchemar rapporté par ce même expert en songes, le rêveur s’engouffre dans un lieu souterrain, où il lui semble fouler « des animaux blessés, au sang très rouge et dont la tripe formait la trame d’un moelleux tapis » – cet enfer a d’ailleurs son Achéron, puisque y coule « une longue rivière de filets de bœuf et de légumes mal cuits ».18
57Non moins, dans le texte d’Apollinaire, la grotte dessine un lieu où l’on consomme crue la chair ; même humaine, elle s’y dévore. Il y a fort à parier d’ailleurs que les scènes lascives, hétérosexuelles autant qu’homosexuelles, et les inscriptions gravées dans la roche qui les concluent, mettent en scène des séances de sodomie (dont Apollinaire, s’il faut en croire ses lettres à Lou, se montrait très amateur) ; c’est ainsi que le graffiti « J’AIME QUELUS A LA FOLIE » constitue à n’en pas douter une contrepèterie très réussie. Or si quelqu’un avoue là aimer « les culs » à la folie, c’est que ce long périple interne devait tout naturellement se terminer à l’embouchure de l’anus : rectum à son tour pénétré.
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58Certes, c’est encore du mythe de la caverne que nous sommes repartis ; mais pour le lire, cette fois, comme la métaphore de l’antre digestif, de ses méandres intestinaux, et non plus de quelque matrice fondamentale. Ce n’est donc pas à l’habituelle métaphore du ventre maternel, lieu de régression par excellence, que nous avons à faire ici : on refait le parcours dans un tout autre sens. Car dans cette allégorie, telle qu’Apollinaire la récrit, le voyageur est d’abord saisi par une bouche qui l’avale ; un couloir souterrain, c’est l’œsophage, le conduit vers une première salle où l’on consomme des aliments, une seconde salle où l’on digère, une troisième où l’on s’allonge, une dernière d’où on l’expulse. Et si ce voyage à l’intérieur du corps humain s’accompagne de bruits inqualifiables, de sifflements, de sonorités profondes, quoi de plus naturel ? Le lecteur assiste à la lente formation des gaz, la longue et difficile naissance d’un pet, le glorieux avènement des vents du cul.
59De fait, nulle part ces bruits ne sont plus percutants qu’à l’extérieur de la caverne, plus éclatants qu’aux abords de l’ouverture. A sa sortie, le narrateur est littéralement submergé sous un océan de sons : « On eût dit que cent orchestres se fuyaient, se cherchaient, se groupaient, se couraient après, s’éloignaient ou se rapprochaient, vite ou lentement. Il y avait là des stridences inconnues, des sonorités d’une force inouïe, des timbres d’une nouveauté impressionnante. Il venait de la musique de très haut, comme du ciel. Il en sortait de dessous terre » (PA, 151). Un véritable concert de pets, une symphonie alvine magistralement excutée, une cacophonie en sous-sol majeur. Et puis au bout du compte, pffft, tout cela s’échappe, fuit, s’évapore, finit par disparaître dans les airs : « Le Roi-Lune s’envola gracieusement » (PA, 152), et toute la compagnie avec lui.
60« Roi-Lune » ? Dans les conditions tout juste décrites, il faut avouer que le titre fut choisi on ne peut plus judicieusement. « Roi-Lune », par opposition, dit-on, au Roi-Soleil ; par contraste dérisoire avec l’autre Louis, celui-là mâle, alors que celui-ci est féminin (comme la lune), a le geste « efféminé » (PA, 145), est moitié homme, moitié femme, et s’habille d’une « robe à paniers » (PA, 151).
61Mais encore Roi lunatique, dans le sens anglais du terme : lunatic, c’est-à-dire fou. Cependant le titre annonce également une lecture plus triviale. Car la lune, dans le jargon populaire, c’est le derrière dénudé, c’est le cul aux fesses joufflues soufflant du vent par le petit trou. Or non seulement, cette nuit-là il y avait pleine lune, mais encore « le vent s’était levé » (PA, 130). C’est même pour se protéger de cette méchante brise que le voyageur choisit d’entrer dans la caverne : « je cherchai quelque grotte, quelque anfractuosité de rocher où m’abriter du vent jusqu’à l’aube » (PA, 130). Le voici donc qui se croit d’autant plus à l’abri qu’à l’extérieur le temps se gâte : « Au dehors, le vent faisait rage » (PA, 130). Mais c’était sans compter qu’à l’intérieur de la grotte d’autres courants d’air l’attendent, autrement redoutables.
62Si, le plus souvent, c’est par l’odorat que se redouble ce caractère inquiétant des images de la grotte-intestin, c’est en l’occurrence avant tout par la musique et les sons que s’opère ici le rapprochement. Il n’est que de songer au nom du maître des lieux : Louis, c’est l’ouïe, logée au creux des intestins, à l’affût du moindre effet de ventriloquie. Quant au narrateur, ne désirant rien tant qu’un peu de silence, et enfin parvenu à sa destination, il peut conclure en son âme et conscience : « durant longtemps je n’éprouvai le besoin de raconter mon histoire à personne » (PA, 152). Ce dernier mot ne semble pas avoir été placé là au hasard. Il résonne singulièrement, faisant retentir une dernière fois, si besoin était, l’écho qui traverse de part en part ce conte tyrolien décidément fort bruyant : Sonne... sonne... sonne... Le nom du lieu que le voyageur cherche à atteindre, lui non plus, semble n’avoir pas été innocemment choisi : « Je parvins à gagner Werp dans la matinée » (PA, 152). Werp, c’est ce qu’on rejette, ce qu’on expulse hors de soi (« uitwerpsel », en néerlandais) : c’est-à-dire le déchet, l’excrément, la crotte qu’on expulse de la grotte.
63Le pet est le son de base de ce recueil. A tel point qu’on est en droit de se demander si l’adresse de l’éditeur qu’Apollinaire chargea de la publication du Poète Assassiné ne fut pas pour quelque chose dans le choix de cette maison. L’Edition, dirigée par les frères Briffaut, était en effet sise 4 rue de Furstenberg (qu’on peut traduire par « Mont des rois ») : mais il suffit d’une métathèse pour que « Furst » devienne « Furz ». Furzenberg, littéralement, signifie « mont des pets ».
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64Quoi de plus naturel, dès lors, que des cinq sens, ce soit l’ouïe que l’auteur ait privilégiée en ces pages : on commence par nous expliquer la sonorité du nom de Croniamantal, liée à sa bruyante naissance ; on finit par nous abandonner dans les tranchées, en pleine guerre, à écouter « les obus miauler » (PA, 235), sans qu’il soit possible de rien voir : nous sommes tout oreille. Clairement, ce recueil est celui du vacarme. Un boucan sans précédent règne dans « Le Roi-Lune », avec ses fanfares, ses orgues et ses trompettes. Là ce sont les trains qui font une musique de fer massif, « bourouboum boum boum » (PA, 164), porteurs des bruits de la guerre qui s’annonce. Ici, « les clameurs et les tonnerres de Paris » (PA, 63), qu’on distingue au loin ; ailleurs encore, éclate « un fracas inouï, pareil à un coup de tonnerre » (PA, 103). Le tollé est général, le brouhaha assourdissant : c’est par « un bruit énorme » que fut accueilli l’article du savant Tograth (PA, 113) ; c’est sous les cris et « les éclats de rire » de la foule que Croniamantal est mis à mort. Ris sans pleurs. Cris sans chuchotements.
65Apollinaire procède d’ailleurs de façon tout à fait systématique ; il n’omet aucun bruit, passe en revue l’entière nomenclature. Tous les sons du corps, le moindre hoquet, le plus léger raclement de gorge, s’avèrent dignes d’une mention. L’ami « André Billy ronfle avec art » (PA, 225). François des Ygrées, quand il ne pète pas, éternue : « sans répit une vingtaine de fois, atchi, atchou, atchi » (PA, 46). David Bakar éternue non moins bruyamment : « Atchi ! Atchi », en écho à la phrase qu’il vient de prononcer : « Asch, aschen, haschich » (PA, 177).
66C’est par la voix également que la jeune femme rencontrée au cercle mixte trahit la véritable nature de son sexe. L’ingénieur hollandais s’en aperçoit lorsque « d’une voix mâle, n’ayant plus rien de commun avec celle qu’on avait affectée jusqu’alors », on l’injuria crûment (PA, 208). Et même dans un conte aussi visuel, aussi tributaire de la vue que « L’Œil bleu », Apollinaire ne peut s’empêcher de tout enclencher à partir d’un « son de cor » qui se fait entendre à la tombée de la nuit, dans un couvent pour jeunes filles situé en campagne : « la fanfare héroïque et mélancolique éclata dans le profond silence, au crépuscule, tandis que le cœur de chaque petite fille battait plus fort qu’auparavant. Et cette fanfare qui, répercutée par les échos, mourait dans le lointain, évoquait pour nous je ne sais quel cortège fabuleux » (PA, 186-7). Cette nuit-là toutes en rêvèrent. Le lendemain matin, une petite blonde chuchota à sa voisine que dans le couloir sombre elle avait rencontré un œil bleu : « ce devait être l’œil d’un des chasseurs qui avaient passé [...] au milieu des fanfares de cors, dont les éclats lyriques à faire pleurer persistaient en nos mémoires » (PA, 187-8). Et pendant deux mois chacune eut l’occasion de le rencontrer, jusqu’à ce que cette vision peu à peu s’effaça : ce n’était, après tout, qu’une légende. Même pas ! Rien qu’une rumeur, un bruit qui court...
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67Aucune histoire n’est plus parlante à cet égard que « Les souvenirs bavards », dans laquelle apparaît un certain Chislam Borrow, « ancien comique » autrefois célèbre pour ses tours de ventriloque, et qui aujourd’hui vit seul, abandonné de tous. Chislam l’emprunteur, en somme. L’emprunteur de voix. L’histoire commence lorsque le narrateur, qui vient de s’installer dans une pension à Londres, est réveillé plusieurs fois de suite « par le bruit d’une conversation qui avait lieu dans la chambre voisine » (PA, 200). Un dialogue à haute voix s’y déroule, dont il croit erronément qu’il a lieu entre deux interlocuteurs, alors qu’en réalité un seul personnage s’exprime. S’étant plaint du tapage auprès de la gérante, celle-ci lui explique le fin mot de l’histoire : Chislam Borrow « ne parle à personne sinon avec lui-même. Sa ventriloquie lui fournit le moyen d’avoir de la compagnie quand il lui plaît » (PA, 205). Le lendemain, le narrateur quitte la ville sans avoir jamais vu le bavard en question, dont les paroles, une fois de plus, provenaient du ventre, et non de la bouche.
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68Autant L’Hérésiarque & Cie s’évertuait à consolider le nom de Guillaume Apollinaire, autant Le Poète assassiné s’efforce d’avancer secrètement la signature de Louis. Il est vrai que « Louis » met du temps à apparaître : on ne rencontre guère ce prénom sous la plume d’Apollinaire avant 1910. Il y a bien l’histoire de ce Louis Gian, parmi les Trois histoires de châtiments divins, mais le conte, l’un des plus courts du recueil, s’emploie précisément à le faire disparaître, à l’éliminer prématurément : le giton meurt, empalé, alors qu’il n’a pas dix-huit ans. Quant au « malheureux roi de Bavière », Louis II, il n’est mentionné qu’en passant (HC, 20), alors que dans Le Poète Assassiné, un conte lui sera consacré en entier. L’auteur sans doute était alors bien trop occupé à consolider son nom d’auteur tout juste acquis pour s’en inquiéter davantage : de fait « Guyaume », « Apollon », « Apollonius » (HC, 20) font l’objet de maints rappels, d’insistants renvois, d’insidieuses allusions. Et ce n’est, dirait-on, qu’une fois établi cette identité poétique nouvelle que l’auteur pourra enfin partir à la recherche de son double secret, et prêter l’oreille au nom sonore de « Louis ».
69Si ce prénom, d’abord assez discret dans L’Hérésiarque & Cie, devient par la suite de plus en plus fréquent, et même carrément envahissant par moments dans l’œuvre en prose plus tardive d’Apollinaire, c’est assurément qu’aucun des narrateurs mis en place par Apollinaire n’arrive à en épuiser le motif. A la fin, c’est à ne plus s’en sortir : tout le monde semble s’appeller Louis ou Louise, répondre à ce prénom ou à l’un de ses dérivés (on ne compte pas moins d’une dizaine de personnages). A quoi peut donc rimer cette tentative sans cesse recommencée, à quelle obscure nécessité peut-elle répondre ?
70C’est dans « Le Roi-Lune » que Louis s’impose une première fois en force, où il désigne le personnage principal. L’apparition du prénom ne se limite toutefois pas à ce conte. Et l’on voit la famille royale française défiler presque au grand complet, dans ce recueil : Louis XIII (PA, 35), Louis XIV (PA, 187) et Louis XVI (PA, 144) sont tour à tour mentionnés, ainsi que « la Louisiane au XVIIIe siècle » (PA, 139). Mais aussi l’un des garçons de café, qui s’appelle Ludwig (PA, 39), ainsi que les « louis » perdus au casino par des Ygrées (PA, 50) On songera encore à ce projet d’une pièce de théâtre, intitulée « Louison, ta chemise n’est pas propre » (PA, 72). Il y a Louise Ancelette qui meurt peu après que son ombre l’ait quittée. Et plus discrètement, Louise de Pressec, l’une des condisciples de la narratrice dans « L’Œil bleu ». Sans compter que deux contes successifs sont dédiés l’un à Louis Chadourne, l’autre à Louis Dumur.
71Si l’on prend en compte les nouvelles écartées du recueil, s’ajoutent à cette liste déjà impressionnante le corsaire Jean-Louis Mordant, héros du « Noël des Milords » ; Louis Pignat, cuisinier mentionné dans « Gastro-Astronomisme ». Enfin, il n’aura échappé à personne que « le Robinson de la gare Saint-Lazare » s’appelle Ludovic Pandevin. On retrouve Louis dans trois contes plus tardifs encore, « Mon cher Ludovic », qui se passe de commentaire, « L’Orangeade », où un certain Lee Lewes est miraculeusement guéri après en avoir bu, et « Traitement thyroïdien », où un seul des enfants à bénéficier du traitement en question est doté d’un nom : « Louis, c’était son nom, grandit aussitôt » (OP, I, 513). L’abbé Maricotte se prénomme Louis. Dans [L’Etoffe invisible], il est question d’un certain Louis Vedaldet. Enfin, dans La femme assise, l’auteur songea longtemps à appeler Louis Derôme l’un des personnages principaux. On en omet sûrement d’autres, comme cette Louise Bernier, « qu’on appelait la Plie, parce qu’elle était plate » (PA, 28). Quant à Apollon, si présent dans le précédent volume, c’est à peine s’il est encore mentionné (PA, 112). De Guillaume, plus aucune nouvelle, non plus.
- 19 M. Boisson, Apollinaire et les mythologies antiques, Schena-Nizet, 1989, pp. 148-9. Cette recrudese (...)
72D’une certaine façon, ce dernier recueil, ainsi que les quelques contes qui suivent, sont tous signés Louis. Celui-ci devient d’ailleurs de plus en plus visible. Dans Le Poète assassiné, mis à part Louis II de Bavière et Louise Ancelette, les références au nom étaient surtout de second ordre, n’affectant que des personnages d’arrière-plan. Par contre, dans les contes écartés, ainsi que dans les derniers contes d’Apollinaire, il s’agit le plus souvent des personnages principaux, et peut-être même faut-il voir là une raison supplémentaire pour leur exclusion du recueil. On songera enfin au pseudonyme de Louise Lalanne, derrière lequel l’auteur se dissimula le temps d’une chronique. Comme l’exprime M. Boisson, « le prénom de Louis ou de Louise a pu être choisi par Apollinaire dans les années 1909-1912 tantôt pour désigner un être fictif derrière lequel il se cachait, tantôt pour déguiser un être réel en qui il reconnaissait un double de lui-même ».19 C’est là du moins l’hypothèse à laquelle invite cette lecture, d’autant plus séduisante qu’elle trouve à se prolonger dans l’œuvre. Mettons-nous donc à l’écoute de ce pur vocable, « nom sonore » que cinq prénoms n’ont pas réussi à effacer complètement.
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- 20 Ph. Bonnefis, Comme Maupassanty P.U.L., Objet, Lille, 1981, p. 51.
73En biographe consciencieux, Apollinaire commence par soulever « l’importante question » du lieu natal de Croniamantal – plusieurs villes s’étant disputé « l’honneur d’avoir vu naître ce héros insigne » (PA, 21). En ce domaine, il faut bien le dire, rien n’est jamais assuré. C’est ainsi, par exemple, qu’on a longtemps soutenu que Guy de Maupassant serait né non pas à Miromesnil, mais à Fécamp, et qu’il aurait ensuite été transféré au château (situé à un pet de là), dans l’espoir d’effacer « les traces d’une naissance bourgeoise ».20 Même si la découverte de certaines archives a depuis mis fin à ce débat, les conclusions qu’on a pu en tirer semblent, elles, toujours valables.
74« Bébés compliqués », disait Céline, à propos de certains auteurs qu’il méprisait. Mais ne le sont-ils pas tous ? Et l’écriture n’est-elle pas toujours une façon de revenir sur un mauvais début, de corriger une origine obscure ? Le conte ou la nouvelle, une façon de recommencer, de reprendre sans arrêt les choses à leur commencement ? Comme Maupassant (c’est là un titre), Apollinaire voit le jour deux fois. Comme pour le petit Guy, la mise au monde du petit Guillaume a fait l’objet d’un cafouillage initial aux conséquences durables. Sans doute lui-même n’en a-t-il jamais parlé, mais l’épisode de la naissance de Croniamantal donne lieu à une curieuse mise au point de la part de l’auteur : « Nous savons maintenant, et les registres de l’état civil sont là pour un coup, qu’il est né [...], le 25 août 1889, mais fut déclaré à la mairie seulement le lendemain matin » (PA, 44). Le manuscrit comporte à cet endroit plusieurs ratures, et Apollinaire, avant d’arrêter son choix à l’année 1889, écrivit d’abord 1880, année de sa propre naissance. Il devient dès lors extrêmement tentant d’appliquer cette phrase aux circonstances qui ont entouré la naissance d’Apollinaire lui-même. C’est ainsi qu’à partir du rapprochement de ces deux dates, Madeleine Boisson s’est risquée à reconstituer le scénario probable de cette difficile et laborieuse naissance du poète Apollinaire.
- 21 M. Boisson, op.cit.
75« Le 31 août 1880, une sage femme déclara à l’état civil de Rome la naissance d’un garçon survenue le 26 août à 5 heures du matin, de père inconnu et de mère non nommée », soit tout juste dans les délais de cinq jours prévus par la loi.21 L’enfant est enregistré provisoirement sous le nom fictif de Dulcigni, et prénommé Guillaume Albert. Un mois plus tard, relevée de couches, Mademoiselle Angélica de Kostrowitzky fait baptiser son enfant en l’Eglise San Vito à Rome, où, l’ayant renommé Guillaume Apollinaire Albert, elle donne pour date de naissance le 25 août 1880, soit un jour plus tôt que dans la déclaration civile.
76Comment expliquer une bévue aussi énorme ? Il est vraisemblable qu’après la défection de Francesco Flugi d’Aspermont, la mère, soucieuse de garder l’anonymat, chargea la sage-femme de faire la déclaration. Tout cela dans la précipitation et un grand affairement ; l’on tergiverse, l’on ne sait que faire : or le temps presse. A cause des délais dans lesquels une naissance devait être rapportée, on choisit de falsifier la date de naissance : ce jour-là, 31 août, il était trop tard pour signaler une naissance qui remontait au 25. Apollinaire serait donc bien né le 25 août, et non le 26. Comme Croniamantal, né le jour de la Saint-Louis. On comprend aisément que ce décalage de vingt-quatre heures ne cessera de brouiller toute chronologie future : il y aura toujours dans la vie d’Apollinaire un jour comptant pour rien. Un jour de trop singulièrement lui manque, dont on retrouvera l’écho dans plus d’un de ses contes. Ainsi dans « Trains de guerre », le narrateur est pris dans un voyage sans fin, comme hors du temps : « C’était, je m’en souviens, le 26 août 1917 et je pensais être rentré à Paris vers la fin de septembre. Mais j’étais loin du compte » (OP, I, 523).
77Le scénario du « Poète Assassiné » n’est pas sans confirmer certains de ces traits au demeurant hypothétiques : c’est ainsi que nous apprenons que le baron des Ygrées « ondoya le nouveau-né, l’appelant d’un nom qu’il inventa aussitôt et qui n’appartient à aucun saint du Paradis : CRONIAMANTAL. Il partit le jour suivant, après avoir [...] déclaré l’enfant sous les noms de Gaétan-Francis-Etienne-Jack-Amélie-Alonso Desygrées » (PA, 44). Gaétan-Francis ? Le manuscrit portait d’abord François, ensuite raturé. D’après François des Ygrées, sans doute. Mais aussi d’après Francesco Flugi d’Aspermont. Le père, en d’autres mots, donne un nom confidentiel, pour ensuite déclarer l’enfant sous un autre. De même, il n’est pas impossible qu’en ondoyant son fils avant de l’abandonner à son sort, Francesco ait choisi pour prénom le saint du jour, comme cela se faisait souvent : le 25 août étant la fête de Saint Louis, c’est tout naturellement qu’il aurait pu choisir ce prénom dont Angélica ne devait évidemment jamais tenir compte.
78Pour finir, il faudra un mois encore avant que la mère ne signe devant notaire un acte par lequel elle reconnaît le dénommé Dulcigni comme son fils naturel. Celui-ci est alors renommé une dernière fois : Guillaume Albert Wladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky. Peu à peu, donc, l’entité se forme ; de déclaration en acte notarié, l’identité se constitue : mais il aura fallu s’y reprendre à trois fois avant de pouvoir l’établir définitivement – et encore, cela ne serait que partie remise, le fils y apportant une dernière retouche, tardive et régressive, en retranchant le nom de sa mère. A chaque étape, Guillaume-Albert gagne ainsi un ou deux prénoms supplémentaires : Apollinaire, Wladimir, Alexandre. Mais pas Louis, surtout pas Louis, qui est le Nom secrètement donné par le Père. Or si, comme nous le croyons, Louis désigne bien cet autre versant de l’auteur, « lui » secret, ou « moi » intime, Le Poète assassiné se présenterait alors comme le livre de l’autocitation, de la répétition, de l’écoute de soi, et non plus comme le livre du dialogue et de l’emprunt à l’autre, auquel nous avait convié l’auteur de L’Hérésiarque & Cie.
79Et alors que dans son premier recueil l’auteur en était encore à rendre hommage, à honorer ses confrères, il n’est plus question, dans Le Poète assassiné, que de s’honorer soi-même : or comment mieux s’honorer qu’en rendant sonore son propre univers. Louis sera donc ce « nom sonore » dont s’honore le poète.
3. — Le souvenir d’un livre
En littérature, il y a pour ainsi dire deux façons d’atteindre à l’originalité. Il y a les écrivains qui examinent d’abord ce qui se fait autour d’eux, et qui, cela fait et posé, prennent le domaine non exploré, non employé, ou le moins employé. C’est la mauvaise façon, celle qui équivaut à rien.
Il y a l’autre ensuite. Celle qui consiste à examiner tout ce qui se fait, et en l’examinant, à le rapporter à soi, pour mesurer ce qu’il contient de soi, dans quelle mesure il adhère à soi, etc..., et à la rejeter, naturellement, puisque déjà fait, jusqu’à épuisement de toutes les choses connues, faites, etc...
On procède ainsi à une sorte d’élimination de tout ce qui n’est pas soi pur, puisque d’autres l’ont pu faire, qui fait que l’on arrive enfin – à la condition, il est vrai d’être quelqu’un – à trouver le domaine unique et à sa seule ressemblance, puisque, en réalité, c’est enfin son moi, en tant que pouvant être exprimé, qu’on a trouvé.
P. Leautaud, Journal Littéraire
80Malgré d’évidents recoupements, de grandes différences séparent les deux recueils de contes d’Apollinaire : tout se passe comme si l’auteur avait non seulement voulu donner un prolongement à son premier recueil, mais aussi le personnaliser, en l’expurgeant de toute influence externe. Ce souci n’a pas échappé à la plupart des critiques, qui ont insisté sur le caractère nettement plus autobiographique du second recueil : « Il saute aux yeux qu’Apollinaire a mis en œuvre les éléments de sa propre biographie dans Le Poète assassiné », déclare Michel Décaudin (PA, 7) dans sa préface, en donnant pour exemple la nouvelle de « Giovanni Moroni ». Invariablement, les biographes s’en iront puiser dans cette nouvelle afin d’y trouver de quoi alimenter la maigre rubrique des « premières années » du poète.
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81A première vue, le personnage de Giovanni Moroni ne présente aucun intérêt : petit employé de banque sans la moindre envergure, cet immigré d’origine italienne n’a jamais tenu que des propos d’une déconcertante banalité. Jusqu’au jour où il lui arrive d’évoquer ses années d’enfance passées à Rome. Aucun doute là-dessus, si ce personnage falot s’anime soudain devant nous, c’est qu’Apollinaire lui-même s’exprime à travers lui. Tout le monde semble s’accorder sur ce point : ces scènes sont parmi les plus intimes, les plus émouvantes que nous ait laissées l’auteur sur son enfance. Les biographes les plus avertis n’ont cessé de le répéter : Apollinaire transpose ici des incidents vécus en son jeune âge.
82Et de fait, il émane de ces pages tout ce qui peut rester des goûts, des odeurs et des lumières d’alors. Mais attention ! Uniquement les odeurs les plus suaves, les parfums les plus doux. Rien, mais alors rien ne vient cette fois corrompre l’air qui règne dans ces pages. Parmi tous ces contes truffés d’allusions les unes plus sordides que les autres, ces souvenirs d’enfance paraissent étonnamment sobres, contenus : on n’y trouve pas la moindre allusion aux grossièretés habituelles. Sur ce point crucial, « Giovanni Moroni » fait exception : aucun renvoi d’aucune sorte ne vient ici abîmer le récit, pas le moindre petit vent n’en vient troubler le déroulement serein. Une bouffée d’air frais, enfin !
83Tantôt l’enfant joue dehors, et gambade allègrement au milieu des baraques où son père écoule sa marchandise ; tantôt, blotti près du feu ouvert, il suit la lente combustion d’une pomme de pin ; une autre fois, enchanté par le spectacle, il regarde sa mère ébouillanter des cafards ou encore surveille son père en train de tailler une poupée qu’on finit par lui offrir ; il s’émerveille des nouveaux jouets que lui apporte la fée « Befana » ou se gave de bonbons fourrés lorsqu’on fête l’Epiphanie.
84A côté de ces moments de bonheur, d’autres scènes plus sombres lui reviennent en mémoire, dont il a été témoin bien malgré lui. A chaque fois leur signification échappe, l’enfant n’en saisissant que les gestes. Ainsi, ses parents parfois se disputent de façon terrible, son père « piétinant la poitrine dénudée de sa mère » (PA, 156). Souvent il lui arrive d’accompagner celle-ci, lorsqu’elle part en visite ; il l’a vue implorant à genoux un homme au regard terrible (et qui s’impatientait sans doute du loyer en retard) ; ou se faisant malmener par un capucin arracheur de dents ; ou consultant un autre moine versé dans la cartomancie, dont elle exécutait au retour les sulfureuses recommandations.
85Puis c’est encore le Carnaval et l’arrivée d’une bande masquée, tous amis du père – l’un d’eux, qui paraît ivre, est à vrai dire mortement blessé, sans que le narrateur soit en mesure de nous éclairer davantage : « je n’en sus pas plus long de cette affaire » (PA, 162). Enfin, un jour une lettre arrive, qui précipite le départ du petit garçon et l’éloigne à jamais de son foyer. A nouveau, nous ne savons pas ce que contenait cette lettre. Invariablement, le récit apparaît lacunaire, l’histoire trouée. Giovanni ne nous apprend pas pourquoi l’homme au regard terrifiant menaçait sa mère, pas plus qu’il n’est en mesure de nous expliquer pourquoi il avait appelé « Maldino » sa poupée (PA, 163) : ce sont autant de petits blocs d’enfance juxtaposés.
86Sans cesse, le personnage est défini de façon négative, témoin de scènes qui se répètent et auxquelles il ne comprend rien. Adulte, Moroni ne paraît guère plus avancé ; il était « indécis », « sans grande culture », et visiblement « n’avait rien à dire » (PA, 1 66). Et non moins invariablement, la mère est montrée en victime (toujours à genoux), menacée, acculée, voire violentée par un homme : par le père d’abord, par l’homme aux yeux rouges, le capucin dentiste, le moine sorcier, enfin le messager qui la fait pleurer. De la chair à psychanalyse, dira-t-on, bon pour le divan.
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87D’où proviennent de tels noms ? Maldino ? Moroni ? Il faut croire qu’ils furent introduits assez tardivement dans cette nouvelle qui mit longtemps à se développer. « Giovanni Moroni » connut en effet une publication en deux temps : une partie relativement courte fut publiée en revue dès 1903, sous le titre « Le Masque » (il s’agit de la scène sanglante de Carnaval) ; les autres scènes (à l’exception toutefois du premier fragment déjà publié) parurent dans le Mercure de France en novembre 1913 – avant que l’ensemble ne fût réuni dans le volume du Poète assassiné. On tient néanmoins pour probable que la nouvelle en tant que telle aurait été achevée, aux noms près, dès la parution en revue du premier morceau.
88Ensuite Apollinaire aurait cherché à insérer l’ensemble dans un roman qui ne devait jamais aboutir, une Histoire de Claude d’Auray à laquelle il travailla entre 1907 et 1908 – avant d’opter d’en faire une nouvelle à part entière. Or le nom de Moroni ni celui de Maldoni ne figurent dans ce fragment de 1903, intitulé « Le Masque », où le narrateur n’est pas nommé, ni dans le fragment appartenant à l’Histoire de Claude Auray. Sans doute ont-ils été choisis peu avant 1913, lorsque d’autres fragments de la même nouvelle parurent au Mercure.
89Pourquoi Giovanni Moroni ? Pourquoi un nom si lourdement chargé ? Pourtant, ce ne sont pas de nouveaux « exploits d’un jeune Don Juan » ou Don Giovanni, qui nous sont relatés ici. « Jeune mort au nid », avait proposé André Rouveyre, mais l’explication ne convainc guère, étant donné qu’adulte, Giovanni déployera ses ailes loin du foyer familial.
90Il y a bien, dans La femme assise, un chapitre intitulé « La Mormone et le Danite », auquel Apollinaire travailla entre 1911 et 1914, et où il est question d’un « ange Moroni ». C’est l’ange qui apparut à Joseph Smith, le fondateur de la secte des Mormons, pour lui révéler l’existence secrète du Livre sacré. Il y a certainement eu recoupement entre ces deux textes d’Apollinaire – mais Giovanni n’a rien d’un ange annonciateur : reste que ce même Joseph Smith nomma son fils Moroni en souvenir de cette apparition. Or le père de Giovanni s’appelle Beppo, c’est-à-dire également Joseph, comme Apollinaire prend la peine de le souligner : « C’était la Saint-Joseph. Mon père était sorti. C’était sa fête ce jour-là » (PA, 163). Ce rapprochement qui s’accompagne d’une série de déplacements suffit à établir le nom de Moroni.
91Giovanni, cependant, n’est pas Guillaume. L’histoire est racontée au second degré, comme si le narrateur avait cherché à prendre distance des faits : « ce récit d’un pérégrin m’a paru assez saisissant et assez savoureux pour que j’aie tenté de le reproduire » (PA, 154). On a attribué la nature rapportée de ce discours à la volonté d’Apollinaire d’occulter toute coïncidence, d’empêcher toute assimilation. Pourtant ces souvenirs sont très certainement autobiographiques, nous l’avons dit, et comptent parmi les plus sincères qu’Apollinaire nous ait jamais confiés. Mais il serait erroné de vouloir tracer un parallélisme rigoureux entre les deux « vies » : ainsi, il paraît assez difficile de voir en la pitoyable Attilia, mère du petit Giovanni, un portrait de la flamboyante Angélique, comme cela a pourtant été fait.
- 22 M. Davies, Apollinaire, Oliver & Boyd, Londres, 1964, p. 11.
92Selon Margareth Davies, il est plus plausible de voir en Attilia et Beppo une réminiscence des parents nourriciers, avec lesquels le petit Guillaume passa ses cinq premières années à Rome, avant de s’installer avec sa mère à Monaco.22 On peut d’ailleurs s’étonner que cela ait donné matière à discussion, car le narrateur lui-même le signale en toutes lettres, en affirmant à propos de Beppo qu’il était le « père nourricier » du petit Giovanni. Ce prénom, diminutif de Joseph, ne saurait avoir été mieux choisi, qui désigne le père nourricier de l’Enfant Jésus.
93On peut se demander encore si Attilia Moroni n’est pas également Alloissa Molinacci, la sage-femme ou obstétricienne dont le nom est dûment mentionné dans l’acte de naissance et qui était aussi présente au baptême de Guillaume ? On remarquera en effet que dans le fragment de Claude Auray, il n’est dit nulle part que cette femme est la mère du gamin ; tout au plus précise-t-on que la « bonne » Attilia « aimait le petit garçon à la folie » (OP, I, 1295).
94Quant au père supposé d’Apollinaire, Francesco Flugi d’Aspermont, comme chacun sait, ce n’était au plus qu’un honorifique donneur de sperme. S’il y avait sur ce point la moindre hésitation, son nom de famille ne manquerait pas de trahir sa fonction. En géniteur consciencieux, d’Aspermont donne sa semence et se retire : Spermam donat.
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95Est-ce là l’aveu complet, l’entière confession ? Non, pas vraiment. Un petit bout de récit initialement prévu a fini par en être écarté, sans doute refoulé. On le trouve cependant dans une version antérieure du conte – version qu’Apollinaire avait cherché à intégrer dans ce roman qu’il devait bientôt abandonner, et auquel il travailla entre 1907 et 1908, L’Histoire de Claude Auray. A un certain moment, ce personnage se retranche dans sa mémoire, et nous fait assister, comme dans un rêve, à une véritable scène primitive :
Il y vit un enfant blond qui apprenait à lire, tout seul, couché sur le carreau d’une chambre nue à Rome. Il quittait sa lecture pour aller à la fenêtre voir passer un bel enterrement mené par d’étranges pénitents au visage couvert par une cagoule. Puis, la pieuse mascarade s’en étant allée, il se mettait à genoux devant une chaise sur laquelle il rangeait de petits candélabres, un petit ciboire et un petit ostensoir en plomb et imitait le prêtre qui dit la messe (OP, I, 1295).
96Surgit alors un autre personnage, qui nous fait renouer avec le récit déjà connu de « Giovanni Moroni » :
C’était ensuite une femme qui s’appelait Attilia, elle aimait le petit garçon à la folie. Son mari taillait des jouets dans le bois. Et le petit garçon avait beaucoup de chevaux, de polichinelles, de quilles et toutes sortes de petits chariots avec lesquels il menait un tel bruit que la bonne Attilia se mettait parfois en colère et laissait le petit garçon longtemps, bien longtemps à genoux tourné au mur... Plus loin, une pomme de pin brûlait dans la cheminée et en s’ouvrant laissait s’échapper son trésor d’amandes semblables à de petits ossements (OP, I, 1295).
97Ce passage se retrouvera, légèrement modifié, dans « Giovanni Moroni », de même que la séquence de l’imitation liturgique ; mais non pas la scène de lecture, si brève d’ailleurs (elle tient en un phrase), qu’on aurait fort bien pu ne pas remarquer sa disparition. Nous proposons de l’amplifier : plaçons-la donc sous un verre grossissant.
98C’est l’été. Un enfant, allongé sur le dallage frais d’une chambre mal garnie, est penché au-dessus d’un livre qu’éclaire la fenêtre grande ouverte. Tous les enfants lisent par terre, et font usage de leur corps entier, en se tortillant. Toujours accroupis, au plus près du sol, ils scrutent, dessinent, jouent par terre. Lisent du doigt. Touchent les mots, remuent les phrases du bout des lèvres. Un livre est un joujou d’abord, dont ils suivent les lignes comme ils suivent à d’autres moments le sinueux parcours des fourmis au sol : les mots sont écrits d’abord en pattes de mouche, en brins d’herbe, en petits blocs ou bouts de bois.
99Dans cette petite phrase visiblement rattachée à l’histoire de Giovanni Moroni, le narrateur se revoit donc apprenant à lire tout seul, « couché sur le carreau d’une chambre nue à Rome » (OP, I, 1295). Ce fut sans doute le premier livre qu’il eut. Il devait avoir six ou sept ans. De ce livre il ne parlerait jamais : il y avait pourtant appris à lire. Sans doute sa nourrice le lui avait apporté : il était en italien, illustré d’inquiétantes et merveilleuses images. Quel était ce livre qu’il relisait sans doute inlassablement ? L’auteur ne nous le dit pas. Quelles étaient ses premières lectures ? Voilà qui restera vraisemblablement à jamais caché dans sa « propre mémoire » : nel libro della sua memoria.
100Mais on sait que la mémoire ne refoule qu’à demi les choses, et d’infimes fragments de mots, des bribes de phrases d’abord incompréhensibles ne tardent pas à en recomposer l’histoire et même le titre. Certes, Apollinaire ne nous facilite guère la tâche, il dissimule, travestit, transpose, emploie des ruses de Sioux pour effacer toute trace. C’est ainsi que ce court passage de la séance de lecture ne sera pas retenu dans la version finale du conte. Mais comme rien jamais ne s’efface complètement, elle finit par ressurgir dans l’acte même que nous accomplissons à son égard, en lisant à notre tour.
101Reprenons donc les premiers aveux de Giovanni, tels qu’ils apparaissent dans la version définitive du conte :
Ma mère s’appelait Attilia. Mon père, Beppo Moroni, fabriquait des jouets de bois, livrés pour quelques sous aux grands marchands qui les revendaient fort cher (PA, 154).
102Ca ne vous rappelle rien ? Vraiment ? Et si nous ajoutions les précisions suivantes : « J’avais toutes sortes de jouets : des chevaux, des polichinelles, des sabres, des quilles, des pantins, des soldats, des chariots. Tout était en bois » (PA, 154). Toujours pas ? C’est qu’il faut remonter loin dans son enfance pour se souvenir d’un tel récit. « Les plus lointains remontent à l’âge de trois ans. Je me revois surveillant la combustion dans une cheminée, sur un feu de bois, d’une pomme de pin pignon » (PA, 154). Nous sommes en Italie, à Rome pour être précis : « pin » s’y dit « pino ». Un petit enfant fut appelé, dans un récit publié en feuilleton en 1878 et intitulé Storia di un burattino : Pinocchio, c’est-à-dire « œil de pin », parce qu’il était fait tout de bois.
- 23 On imagine pourtant l’usage qu’Apollinaire eût pu faire de ce nom : comment en effet ne pas entendr (...)
103Geppetto est devenu Beppo.23 Et si la mère de Giovanni, curieusement, s’appelle Attilia, c’est en référence sans doute au gros requin qui avala Pinocchio, et qu’on appelait l’Attila des mers : « soprannominato l’Attila dei pesci e dei pescatori ». Mais elle est aussi la bonne Fée, qui se confond ainsi avec la fée Befana. Certes, le nom de Pinocchio n’est pas prononcé : mais on l’effleure, on le frôle même de très près, en lisant que la mère de Giovanni amenait celui-ci quelquefois « au Pincio » (PA, 155), voir passer les belles voitures. Faut-il vraiment lire « au Pincio » ou, plus malicieusement, « Pinocchio », on vous le demande ? Il se peut également que le prénom de Giovanni ou « Giovannino » (PA, 154), se soit constitué en écho à un autre héros du même Collodi, « Giannettino », héros que l’on retrouve dans ses premières œuvres (dans le fragment du conte paru en 1903 sous le titre du « Masque » apparaît d’ailleurs le prénom de Giannina).
104L’enfant de surcroît possède une marionnette. Personne ne semble l’avoir vu, pourtant Apollinaire nous fait de grands signes, accompagnés d’énormes clins d’œil, lorsqu’il commente l’un des jouets de bois fabriqué par Beppo :
C’était un pantin peint en vert, en jaune, en bleu et en rouge. Je l’aimais plus qu’aucun autre de mes joujoux, parce que je l’avais vu tailler par mon père nourricier. Sa naissance étrange, à laquelle j’avais présidé, puis son bariolage, tout concourait à en faire pour moi une sorte de génie que j’aimais croire tutélaire. Je ne sais pas pourquoi je l’avais appelé Maldino (PA, 163).
105Ce double bénéfique paraît même doté de parole ; l’enfant lui cause : « je me figurais que le pantin me répondait ». Il le porte dans ses bras, et même le soulève pour qu’il puisse voir hors du train ; bref, il se comporte à son égard comme s’il s’agissait d’un être humain : c’est à peine si la poupée ne s’anime pas sous nos yeux d’un semblant de vie.
106Comme si cela ne suffisait pas, à un autre moment du récit, l’enfant assiste à un spectacle de marionnettes où le fameux « Giandouia » tient la vedette : « Je fus aux anges pendant toute la représentation et ne perdis aucun des gestes des nombreuses marionnettes de grandeur naturelle qui s’agitaient sur la scène » (PA, 165). Maldino et Giandouia ont remplacé « Arlecchino », « Pulcinella » et « Mangiafoca », le redoutable montreur de marionnettes du livre de Collodi. Le récit de Giovanni. Moroni se trouve ainsi ponctué à intervalles réguliers par l’apparition de diverses marionnettes, dont les fils se rattachent sans aucun doute à cette belle matinée où l’enfant se mit à lire Les aventures de Pinocchio. Il faut savoir que le livre de Carlo Collodi était alors déjà un grand classique de la littérature enfantine, du moins en Italie, où il avait paru en 1883, illustré par Mazzanti (Guillaume et le petit bonhomme de bois seraient ainsi strictement contemporains). Le livre connut, en Italie, de nombreuses rééditions : on notera en particulier celle de 1911, aux illustrations devenues célèbres, signées Attilio.
107Comment douter encore que cet enfant blond n’ait été le petit Guillaume en train de rêvasser devant son livre posé par terre ? « C’era una volta un pezzo di legno ». Comment était la marionnette ? Jusqu’où son nez s’allongeait-il ? Il revoit la chambre mal éclairée de Geppetto, au mobilier très simple, la table à laquelle il travaillait le bois, la cheminée avec son feu allumé. Les carabiniers, le grillon écrabouillé, le renard et le chat, et surtout le ventre de la baleine (c’est d’ailleurs là une faute devenue traditionnelle : dans l’édition italienne vous lirez que le monstre marin était un Pescecarne, un requin, non pas une baleine). Il revoit tout cela comme au travers d’une fenêtre, ne quittant le « carreau » sur lequel il est allongé que pour s’approcher de la vitre, confondant ainsi l’ancienne clarté du livre avec celle qui lui vient de l’extérieur.
108Le souvenir de nos premières lectures se mêle étrangement à celui du lieu, de l’heure et de la lumière où on a lu ces livres aimés. Nous ne faisons ensuite que les récrire sous divers travestissements : c’est ainsi que d’un conte de fée surgit tout un recueil de contes.
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109Nous savons que ce bref passage de la lecture, jugé sans doute trop révélateur, ne sera finalement pas conservé. Dans la version définitive du texte, l’enfant ne lit plus : il préfère jouer avec son pantin. Apollinaire ne se contente pas seulement d’évacuer cette scène ; il la nie, la contredit, la rend virtuellement impossible. C’est ainsi que nous trouvons en lieu et place de la séance de lecture solitaire, une autre scène d’apprentissage de la lecture, nettement moins euphorique :
A cette époque j’avais sept ans. Mon père essayait de m’apprendre à épeler. Mais je ne goûtais pas ses leçons et préférais jouer à la mourre tout seul, ce qui est difficile, mais possible (PA, 162).
110Dans ce jeu de mots sur « l’amour » se joue déjà toute la question de l’épellation : ce sont ses premiers balbutiements de lecteur. Déjà, lorsqu’on lui tend la lettre, la mère devait avouer en rougissant : « Je ne sais pas lire » (PA, 163). A l’âge de sept ans, Giovanni ne sait toujours pas épeler, voilà la vérité, il fait péniblement ses lettres à l’aide d’un abécédaire. Apollinaire, en d’autres mots, substitue aux délices de la lecture solitaire, une leçon de lecture qui n’est guère du goût de l’enfant. On ne saurait plus radicalement effacer le souvenir du livre de Collodi, que Giovanni n’est pas en mesure de lire. Cependant la figure du pantin ne manque pas de refaire aussitôt surface. Nous lisons qu’à la leçon d’épellation, l’enfant préférait de loin sa poupée : « lorsque j’étais las de tous les jeux, je me réfugiais dans un coin avec Maldino » (PA, 162). Mais que personne ne s’y trompe : s’il en est ainsi, c’est vraisemblablement que le livre et le pantin sont tout simplement interchangeables – Pinocchio, chassé du texte, a repris place dans les bras de son lecteur. « Maldino », après tout, n’est jamais qu’un nom « mal dit ».
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111Dans le fragment déjà mentionné de l’Histoire de Claude Avray, le héros, traqué « comme un voleur », « prit une expression de ruse » et marchant avec lenteur, « se cacha dans sa propre mémoire » (Pl. I, 1295). C’est alors qu’il revoit le petit enfant blond qu’il était, penché au-dessus d’un livre. Voilà qui situe résolument ce passage de la séance de lecture dans un contexte d’emprunt littéraire : pour ne pas être pris comme voleur (plagiaire, copieur ou voleur de textes), le héros choisit de se réfugier dans sa mémoire.
112Mais la formule est réversible, et peut aussi bien se lire à l’envers : l’auteur cherchant à dissimuler la nature autobiographique de son texte, voilerait celui-ci dans un texte emprunté. Son premier souvenir de lecture, même s’il en parle en brouillant les frontières diégétiques de son discours, déclenche d’autres scènes, qui, pour la plupart d’entre elles, sont sans rapport aucun avec le livre de Collodi. Mais, étrangement, l’on dirait que le narrateur ne parvient à se rappeler son enfance qu’à travers ces pages de Pinocchio – ses souvenirs les plus personnels jaillissant du livre, et se fondant aux quelques scènes qu’il peut encore se souvenir d’avoir lues. Etrange, paradoxale fusion que celle d’un souvenir intime et d’une citation externe à l’œuvre : alors qu’un acte d’autobiographie implique la singularité absolue des énoncés qu’il met en scène, voici qu’un souvenir en principe unique s’avère n’être qu’une retranscription d’un conte de fée.
113Cependant, la petite phrase effacée n’en continuera pas moins hanter le récit de Giovanni Moroni : nous lisons en effet que lorsque celui-ci et sa mère visitèrent le moine magicien, celui-ci les « fit entrer dans une bibliothèque dont le plancher même était encombré de livres » (PA, 158). Les volumes gisent à même le sol, « sur le carreau », comme dans la scène de lecture enfantine.
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114Il n’est pas rare que la présence manifeste d’objets de lecture, dans une œuvre de fiction, la visite imaginaire de bibliothèques richement pourvues ou de librairies bien fournies signalent l’existence, dans cette même fiction, d’un tissu de citations, d’un réseau d’allusions plus ou moins voilées. Parmi les procédés révélateurs du taux d’emprunt présent dans une œuvre, celui-ci est certainement l’un des plus frappant, l’un des plus transparent aussi. Saturer un texte de références livresques, qu’elles soient réelles ou fantaisistes, suffit à trahir sa nature secrètement dialogique. Introduire dans une œuvre d’autres œuvres, c’est déjà presque avouer l’emprunt. L’auteur a lu.
115Il n’y a là rien de nouveau. Dans son précédent recueil, L’Hérésiarque & Cie, Apollinaire a d’ailleurs eu systématiquement recours à ce procédé. En passant dans la bibliothèque, nous dit le narrateur, « je vis, convenablement rangés sur des rayons, des livres de toute sorte que l’hérésiarque m’invita à regarder. C’étaient des livres et des manuscrits anciens et modernes sur papier ou parchemin » (PA, 72). Apollinaire s’est toujours montré extrêmement sensible à la matérialité des textes, et sous l’attention et le soin qu’il leur prête se laisse deviner une véritable passion de bibliophile. Cette présence diffuse d’ouvrages réels ou non ne devrait guère étonner, étant donné le caractère fortement citationnel de L’Hérésiarque & Cie : œuvre issue du commerce assidu avec d’autres livres, il était inéluctable qu’elle en garde certaines traces. Bon nombre de contes du premier recueil contiennent ainsi des allusions au monde livresque, et plus d’une fois le lecteur est promené à l’intérieur de la vaste bibliothèque d’Apollinaire : évident témoignage de l’érudition dont l’auteur aimait à faire étalage et dans laquelle, au dire de certains de ses critiques, il avait tendance à se complaire.
116Certes, dans « Le Passant de Prague », le Juif errant n’a pas lu toutes les œuvres qu’il a pu inspirer, mais il en connaît le nom des auteurs, et nous les communique sans en omettre un seul. Il lui arrive même de lire parfois de bons livres, mais « en marchant » (PA, 20), précise-t-il. Quant au Juif latin, à qui il arrive de citer Nietzsche, ne le voit-on pas sortir de sa poche sa petite bibliothèque ambulante, qui se compose de deux livres fatigués : « Le titre du premier bouquin était : Catéchisme du diocèse d’Avignon ; celui du second : Les Vampires de la Hongrie » (PA, 48).
117Inutile de revenir sur l’impressionnante bibliothèque que visite le narrateur avant de quitter l’hérésiarque, et qui se compose d’ouvrages aussi disparates que « les œuvres d’Aristote, de Galien, d’Oribase, la Syphilis de Francastor [...], les contes de Boccace, de Bandello, du Lasca » (PA, 72-3). Ni de rappeler les deux évangiles parallèles aux deux évangiles canoniques que celui-ci fit publier de son vivant. Même le curé de « La Lèpre » ne manque pas de citer Le Songe de Poliphile, du Merlin Coccaie (HC, 255). L’univers décrit par Apollinaire dans son premier recueil paraît surgir de sous une épaisse couche de poussière de bibliothèque. C’est ainsi encore que « La danseuse » se présente comme la traduction d’un ancien récit de la mort de Salomé – « lu, jadis, dans un vieil auteur » (HC, 92). Ou qu’à Prague, « sur les murs, de belles affiches annonçaient les traductions en tchèque des romans de Victor Hugo. Les devantures des librairies semblaient de véritables musées bibliographiques du poète » (HC, 11).
118Sans cesse le narrateur avoue la nature livresque de ses informations. On songera encore à cette lettre de collégien adressée à un auteur célèbre, dans laquelle l’élève lui raconte comment, après avoir lu l’un de ses romans, il se fit acheter le reste de l’œuvre, « Les Roses qu’on arrose, Les Passions de la Congaye, Le Chien amoureux, et ce livre énorme, Kollioth » (HC, 215) ; et ce n’est certes pas par hasard que l’un des personnages de ce même conte s’avère être un descendant en ligne droite de Restif de la Bretonne.
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119Or rien de tel dans le second recueil, du moins à première vue : à l’exception des trois premiers contes, pas un livre n’y semble mentionné, pas une bibliothèque n’est visitée.
120La Favorite, Le Départ de l’ombre, La Fiancée posthume, L’Œil bleu, L’Infirme divinisé, Sainte Adorata, Les Souvenirs bavards, La Rencontre au cercle mixte, Petites recettes de magie moderne, La Chasse à l’aigle, Arthur roi passé roi futur, L’Ami Méritarte : aucun de ces titres ne contient la moindre allusion au livre, dont l’auteur s’était pourtant montré si friand dans son précédent recueil, où près de la moitié des contes en comportaient. Ceci constitue assurément une coupure très nette en regard du précédent volume de contes, et n’a certes pas dû être un choix aisé pour un auteur auquel on avait fait le reproche de faire étalage de son érudition pour en tirer des effets faciles.
121Encore une fois, rien de cela ne se produit dans Le Poète assassiné, comme si l’auteur avait voulu tenir compte des remarques qu’on lui avait adressées. Un tel revirement ne saurait être le fruit du hasard. Voilà qui indique au contraire un changement radical de stratégie, et non une simple variation de thème : nous sommes dans un autre imaginaire. Le lecteur a cessé d’évoluer dans un système clos de références littéraires rassurantes, vaguement identifiables. Car en même temps que s’est raréfiée la présence de livres, le taux d’emprunt a singulièrement baissé : la plupart des contes repris dans Le Poète Assassiné semblent ne devoir rien à personne, n’actualiser le discours d’aucun des prédécesseurs, du moins pas avec la même intensité que dans le premier recueil.
122Cette nouvelle tendance était somme toute prévisible, étant donné la nature du sujet que l’auteur aborde à présent. Le ton est donné dès le premier conte : Apollinaire commence par faire assassiner le poète. C’était condamner, par la même occasion, toute production de ce dernier. Par-delà le thème avoué de la mort de l’auteur, « Le Poète Assassiné » aurait en fait pour objet la mort du livre.
123On se souvient de l’argument. La persécution des poètes battait alors son plein : de par le monde, on s’était mis à massacrer quiconque exerçait la profession de poète, et la foule en délire procédait à de véritables autodafés : « Partout les éditeurs avaient été pillés et les recueils de vers brûlés » (PA, 118). Dans des conditions aussi défavorables, l’on ne s’étonnera pas que la notion même de « livre » soit gravement compromise et condamnée à disparaître à son tour du volume ; après ce geste de censure radicale, on ne trouvera donc, dans Le Poète assassiné, plus la moindre référence au monde des livres, ni le plus petit renvoi à l’univers des bibliothèques, mis à part des allusions mineures dans « Le Roi-Lune » et « Giovanni Moroni », qui font suite immédiatement au premier conte. Progressivement donc, ces indices intertextuels diminuent, et finissent par disparaître complètement. Intituler un conte ou un volume « Le Poète assassiné », c’est laisser présager de la suite funeste ; autant lui donner pour titre « Le livre brûlé ». Voilà le reste du recueil programmé par son auteur : celui-ci s’emploiera à en expurger progressivement toute référence livresque.
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124D’une certaine façon, le recueil lui-même en sera affecté négativement. Celui-ci était prêt en 1914 – des documents sont là pour l’attester – lorsque éclata la guerre. L’édition fut reportée jusqu’en 1916, après que des modifications de dernière minute y furent apportées. L’auteur crut bon d’ajouter cette précision à la fin :
Ce livre était sous presse au moment de la guerre.
On y a ajouté la dernière nouvelle.
125Cet ajout tardif ne signifie nullement que le recueil aurait augmenté de volume entre 1914 et 1916. C’est même tout le contraire qui s’est produit. Cinq nouvelles, jugées inutiles ou redondantes, ont été écartées de la version finalement imprimée. La note en post-scriptum au livre aurait donc aussi bien pu signaler qu’on en avait retranché cinq nouvelles. Telle qu’elle fut finalement formulée, la petite note n’en produit pas moins des effets précis. En l’ajoutant au bas de son livre, l’auteur avoue que le livre a bien failli ne pas voir le jour, qu’il est resté plus de deux ans dans les tiroirs de l’éditeur. C’est avouer, par la même occasion, le caractère fragile de l’œuvre, qui faillit bien en rester à l’état de projet, souligner la précarité de son destin. C’est enfin, du même coup, faire passer le recueil entier sous la menace d’une publication différée, lui réserver le même sort que subissent les œuvres imaginaires dont il est question dans le conte inaugural du « Poète assassiné ».
126Aussi peut-on se demander s’il faut lire « sous presse » ? Ou « suppress », c’est-à-dire, en anglais, « supprimer », au lieu que d’imprimer. Car non seulement cinq nouvelles se trouveraient bel et bien retranchées de l’ensemble constitué, mais cet ensemble lui-même a bien failli ne jamais voir le jour.
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- 24 Au point qu’on pourrait lire le titre, en référence à Cervantes, « Le Poète à sa (Dul) cinée » : Cr (...)
127A cette raréfaction des notations livresques, il est toutefois une exception notable. C’est Croniamantal lui-même, dont l’éducation littéraire fait l’objet d’une description détaillée : il lit Pétrarque, Shakespeare, Villon, Ronsard, Racine et La Fontaine, Gœthe, et surtout Don Quichotte qui eut sur lui une influence déterminante : en un mot les grands classiques de la culture occidentale scolaire.24
128Il était certes inévitable que, dans un conte où l’on retrace la vie d’un poète, il soit fait explicitement référence au monde des Lettres. Mais justement cette évocation ne se produit jamais que sur un mode décevant ; curieusement, l’on parle dans « Le Poète assassiné » moins de livres que de manuscrits en rade ou d’œuvres vouées d’emblée à l’échec ; ce ne sont, dans ce conte, qu’ouvrages inachevées, sujets avortés, projets abandonnés, brouillons ou premiers jets que personne ne mène à bien. Jamais un texte ne parvient à y prendre la forme durable, immuable du livre.
129On y voit par exemple François Coppée réciter quelques uns de ses vers anciens : mais, justement, il cherche à les modifier : « Je suis en train de perfectionner la rime » (PA, 95), pour ensuite faire état de sa plus récente composition, vraisemblablement tout aussi perfectible. Un peu plus tard, un auteur absolument inconnu aborde Croniamantal en s’écriant : « Monsieur, je vais réformer les lettres. J’ai trouvé un sujet sublime » (PA, 96). Et ce futur écrivain de résumer son projet alors que son auditeur ne cherche déjà plus qu’à s’esquiver.
130Plus tard encore, Croniamantal rencontre « trois personnes qui discutaient un sujet de roman » et « le prièrent de juger leur cas ; il s’agissait d’écrire l’histoire d’un officier » ; beau sujet, dont l’exécution est toutefois remise à plus tard : « Attendez, dit le voisin, un homme barbu, je prétends que le sujet est encore trop neuf et trop rare pour le public actuel » (PA, 97).
131Il n’en ira pas autrement pour l’œuvre de Croniamantal lui-même ; venu au Théâtre dans le but de lire sa pièce Iéximal Jélimite, il se ravise en écoutant ses collègues débattre à l’infini et remet à plus tard sa lecture : « J’ai idée que ma pièce n’est pas encore au point » (PA, 77). De fait, le titre de sa pièce le laissait sous-entendre : l’énoncé brouillé « J’écris mal, je l’imite » renvoie bien à l’écriture empruntée d’un auteur débutant – déjà ses derniers vers n’étaient qu’ » un simple plagiat » (PA, 67). Enfin, que penser de la longue liste de « sujets de pièce » qu’évoquent ces mêmes confrères : tous injouables, ces « chefs-d’œuvre d’inconnus » sont autant de rossignols (PA, 74), car il reste toujours une « scène à faire », ou « le mot de la fin » (PA, 76) à trouver.
132Certes, une fois reconnu, Croniamantal verra ses pièces jouées : mais il n’est pas une fois question de leur version imprimée (PA, 99). Et alors que le héros est déjà au faîte de sa renommée, il n’est pas un seul de ses recueils de poésie qui soit mentionné : tout au plus apprenons-nous qu’il a réuni ses poèmes dans une vieille boîte à cigares (PA, 61). Sans doute, il y a bien, ça et là, des livres qui traînent ; mais ils ne paient pas de mine, ne ressemblent guère à des bouquins : comme dans l’atelier de l’oiseau du Bénin, où « des livres jaunes empilés simulaient des mottes de beurre » (PA, 63). Pas une trace d’écriture, non plus, hormis un lamentable petit poème griffonné sur un bout de papier, aussitôt déchiré (PA, 122). Décidément, les supports d’écriture font piètre figure dans ce volume.
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- 25 Ces deux textes majeurs de la pensée occidentale ne sont d’ailleurs pas sans dialoguer entre eux, c (...)
133Nous retrouvons de telles références livresques dans les deux contes qui font suite au « Poète assassiné ». Et il est tout à fait remarquable que, dans les trois premières nouvelles du recueil, l’on dénote ainsi la présence d’objets de lecture, alors que ce sont les seuls à comporter par ailleurs des citations implicites qui renvoient à des sources littéraires identifiables. Nous avons vu comment, dans « Le Poète assassiné », Croniamantal apprend à lire dans la bibliothèque du hollandais ; de même, dans « Giovanni Moroni », nous pénétrons brièvement « dans une bibliothèque dont le plancher même était encombré de livres » (PA, 158) ; dans « Le Roi-Lune » enfin, une partition reliée d’une œuvre de Wagner attire l’attention du narrateur. Or dans chacun de ces textes, nous avions également décelé la présence d’un dialogue intertextuel fortement développé : avec l’œuvre de Rabelais pour « Le Poète Assassiné », avec les textes de Descartes et de Platon pour « Le Roi-Lune ». Il y a donc encore tout un réseau intertextuel qui supporte l’écriture, même si ce réseau, progressivement, tendra à disparaître en cédant la place à des mécanismes auto-réflexifs.25
134Dans notre parcours du « Roi-Lune », il est un détail que nous avons omis d’analyser. Et comme tout peut se jouer dans un détail, aussi menu soit-il, il convient de rebrousser chemin. De revenir sur nos pas, pour nous perdre à nouveau dans le labyrinthe souterrain.
135Dans la salle du trône, le visiteur a en effet furtivement remarqué sur l’orgue « une partition fermée ». Celle-ci portait « sur le plat visible de sa riche reliure » l’intitulé de l’œuvre musicale de Wagner : PARTITION ORIGINALE DE « L’OR DU RHIN »– que l’on croyait alors égarée ou détruite. Ce n’est toutefois qu’après l’évocation au clavier de ces rumeurs étranges et continues dont le sens échappe d’abord au narrateur, que le roi demande à parcourir la dite partition, première partie de la Tétralogie (dont on sait qu’elle commence également par une sorte de rumeur indistincte qui monte de l’orchestre) : « Apportez-moi, me dit-il, la partition originale de L’Or du Rhin » (PA, 149). Par la suite, cette œuvre, dont la première eut en effet lieu à Munich en présence de Louis II, sera mentionnée à plusieurs reprises dans ce passage du conte, et toujours sous cette forme achevée du livre relié.
136Pourquoi une telle insistance au sujet d’une partition notoirement introuvable (l’on en parlait encore dans la presse en 1911) ? C’est peut-être qu’il est ici moins question de Wagner, que du manuscrit même d’Apollinaire. Selon cette hypothèse, l’énoncé PARTITION ORIGINALE DE « L’OR DU RHIN » en cacherait un autre : PARTITION ORIGINALE DU ROI-LUNE – L’Or du Rhin (voire l’ordure, hein), anagrammaticalement parlant, pouvant aussi bien se lire : DU ROI-LUNE. Observons de surcroît qu’un second opéra est à son tour mentionné dans ce même passage : il s’agit d’un opéra-comique de Grétry, Richard Cœur de Lion, dont on retrouve des scènes reproduites en broderie sur le gilet du Roi aux lubies. Pourquoi une référence aussi inattendue, sinon qu’à nouveau ce titre contient, fortement démembrés, les énoncés jumeaux « Roi-Lune » et « L’Or du Rhin ». Mais aussi pourquoi ce recours à une mise en abyme, puisque tel est bien le terme exact pour désigner ce procédé auto-référentiel ?
137S’il est vrai que l’on ne trouve plus aucune trace d’échanges intertextuels dans l’ensemble des contes, notablement plus brefs, qui font suite aux trois premières nouvelles du Poète assassiné, cela ne signifie pas pour autant que l’écriture apollinarienne se passe à présent de toute forme de citation. Seulement l’orientation a changé du tout au tout : de centrifuge, elle est devenue centripète, littéralement. Visiblement la plupart des contes réunis dans ce recueil font explicitement référence à L’Hérésiarque & Cie. Tout se passe comme si au système de référence externe, pratiqué à outrance dans son premier recueil, Apollinaire avait substitué à présent un système de renvois purement internes.
138Ces allusions fusent d’un peu partout. Le passage du « vieux rabbin prophétique de Dollendorf » (HC, 101), dans l’histoire de Croniamantal, n’est pas sans évoquer la figure d’Aldavid, le faux Messie, qui commença à Dollendorf sa carrière de prophète. Les amours du wallon Viersélin Tigoboth et de Macarée rappellent singulièrement celles de Que vlo-ve ? et de Chancesse : d’ailleurs Tigoboth s’appelait « Qu vlo-v » dans une version antérieure du récit. Non moins, la rixe dans « La Favorite » s’inscrit-elle dans le même registre que celle sur laquelle s’achève ce même récit de « Que vlo-ve ? ».
139La machine qui, dans « Le Roi-Lune », permet d’entendre à grande distance les bruits de l’univers entier, fait manifestement écho à l’appareil d’Aldavid qui lui permettait d’haranguer les foules en divers endroits du monde simultanément. Chislam Borrow, le bien nommé, emprunte à Chislam Cox son prénom. « La Rencontre au cercle mixte » se contente de redoubler l’histoire du « Matelot d’Amsterdam », où déjà un hollandais était assassiné après avoir accompagné chez lui un étranger. Enfin, la réunion culinaire autour de l’ami Méritarte n’est pas sans rappeler celle, non moins funèbre, évoquée dans « La Serviette des poètes ».
- 26 Ce n’est certes pas la première fois qu’Apollinaire introduit dans l’un de ses contes une référence (...)
140D’autres personnages de L’Hérésiarque & Cie font une courte apparition ; c’est ainsi qu’il est brièvement fait allusion à Simon le magicien (PA, 123), ou que David Bakar rejoint la galerie de portraits juifs esquissés dans L’Hérésiarque & Cie. « L’Albanais », ainsi qu’un autre conte inititalement prévu pour le recueil, « La comtesse d’Eisenberg », reposent sur le même scénario du rapt amoureux que « L’otmika ». Quant au moine que visite la mère de Giovanni Moroni, il est aussi nu sous sa bure que l’était l’hérésiarque. Tout un système d’échos est mis en place par l’auteur, d’auto-citations, de renvois internes.26
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141L’auteur avait manifestement le souci de s’en tenir au modèle initial : on ne rejette pas une recette qui a fait ses preuves. Tout comme le précédent recueil de contes, Le Poète assassiné se composera donc de seize nouvelles : assurément, cette coïncidence n’est pas due au hasard ; il s’exprime là, au contraire, une volonté de soigneusement redoubler l’expérience antérieure de L’Hérésiarque & Cie.
142C’est tellement vrai qu’Apollinaire n’hésitera pas à écarter cinq nouvelles prévues au départ, présentes encore sur épreuves, à la seule fin de maintenir en équilibre sa table des matières. Le parallélisme peut même être prolongé, si l’on se souvient que deux contes de L’Hérésiarque & Cie se composaient à vrai dire de plusieurs nouvelles, regroupées sous un même titre.
143C’étaient « Trois histoires de châtiments divins », et les « histoires et aventures du baron d’Ormesan », au nombre de six (comptés ainsi, ces contes seraient au nombre de vingt-trois). Non moins, dans Le Poète assassiné, deux histoires se distinguent des autres contes par leur longueur, et comportent chacun plusieurs chapitres : ce sont le conte éponyme, qui se compose de dix-huit chapitres, et Le Roi-Lune, qui compte cinq parties (soit vingt-trois chapitres au total). Ces deux contes étant aussi les premiers du recueil, celui-ci se divise ainsi en deux parties, la première comptant un petit roman (l’histoire de Croniamantal) et une longue nouvelle (« Le Roi-Lune »), la seconde étant composée de contes nettement plus courts (la troisième nouvelle, « Giovanni Moroni », assurant la transition avec la suite de petits contes non fragmentés).
144Il suffit d’ailleurs de prendre en considération les dates de composition précisées à la fin de chacun des deux volumes, pour se rendre compte de la continuité entre les deux recueils de contes d’Apollinaire : 1899-1910, pour le premier ; 1910-1915 pour le second. Ils s’enchaînent sans discontinuité aucune : l’une se contente de prolonger l’autre.
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145Il n’est pas jusqu’au thème de l’assassinat, si fortement présent dans le second recueil, qui ne constituait déjà l’un des principaux ressorts de l’action, dans L’Hérésiarque & Cie : le « giton » meurt empalé par une bande de jeunes ; Que vlove ? assassine son rival en amour ; Honoré Subrac meurt sous les balles d’un mari jaloux ; le matelot d’Amsterdam achève une jeune femme avant d’être abattu à son tour.
146Dans « Un beau film », un massacre d’innocents est filmé en direct ; il y eut aussi le suicide collectif à Cox-City ; enfin, le meurtre du faux prophète. Les cadavres s’entassent, encombrent le recueil, finissent par déborder, par envahir le volume suivant. Ce souci de continuité thématique se retrouve formulé dès le titre initial, auquel Apollinaire semble avoir songé d’emblée : « Le poète assassiné puis ressuscité ». En deux temps. Mort et renaissance. Cadavres et résurrections. Ainsi, « Le Poète assassiné » raconte l’assassinat de Croniamantal ; dans « Giovanni Moroni », apparaît un homme masqué qu’on méprend d’abord pour un ivrogne somnolent, avant de se rendre à l’évidence : il vient en fait d’être assassiné. « La rencontre au cercle mixte » se termine par un double assassinat, lorsque l’homme déguisé en femme cherche à s’arracher à l’étreinte de son séducteur. Dans « La Chasse à l’Aigle », une meute de poursuivants finit par massacrer le fils supposé de l’Aiglon. L’ami Méritarte invite à dîner tous les amants de sa femme et s’empoisonne avec eux au cours d’un repas mémorable. « La Favorite » se déroule autour du cadavre d’un époux tout juste accidenté. Dans « Le Départ de l’ombre », le narrateur, capable de prévoir la mort de son épouse, est soupçonné de meurtre. « La Fiancée posthume » a pour thème la mort prématurée d’une petite fille, « Sainte Adorata », celle d’une jeune fille. On comprend dès lors sur quelle base cinq contes ont fini par être écartés du recueil : aucun de ces contes ne comporte le moindre cadavre.
- 27 Tout à la fois unijambiste et manchot, borgne et sourd de l’oreille gauche, Justin, « qu’on ne tard (...)
147Ou alors ce sont une série de contes mettant en scène des ressuscités, des « Lazare » (que préfigure le Juif errant, dans le recueil précédent) : c’est Justin Couchot, dit l’Eternel, « l’infirme divinisé » (ou divisé), qui disparut un jour, noyé dit-on, et dont on n’a jamais retrouvé le corps.27 C’est encore Louis II, supposé noyé, pourtant bien vivant au fond de sa caverne. Ou le Roi Arthur, dont le tombeau est retrouvé vide, et qui vient réclamer son trône. Enfin Croniamantal lui-même est « ressuscité », appelé à revenir comme un « nouveau Lazare ».
- 28 M. Decaudin, Dossier d’Alcools, Droz, 1965. Ces textes non utilisés, puis recyclés, trouvent à se r (...)
148« Apollinaire n’innove jamais qu’en conservant », affirmait M. Décaudin à propos d’Alcools.28 On a tout dit sur le « travail de marquetterie et de juxtaposition » auquel se livrait le poète, le découpage nouveau, la redistribution, le déplacement d’anciens vers auxquels il s’adonnait ; c’est ainsi qu’il utilisa des « matériaux d’origines diverses, vers isolés, groupes de vers, voire poèmes entiers ». Cette technique ne se limite pas aux poèmes d’Apollinaire ; il en ira de même pour sa prose. Ce ne sont, dans Le Poète assassiné, que montage d’amorces, strates successives, remaniements multiples de versions abandonnées, tentatives avortées, puis réincorporées : en clair, Apollinaire travaille à partir de fonds de tiroir inusités, de rebuts, de déchets de textes plus anciens, restés sans emploi, et dont il a toutes les peines au monde à se dépétrer.
149« Il faut tout publier », avait-il coutume de dire : idéalement, l’écriture apollinarienne serait une opération sans reste. Cependant, ce second recueil est loin de constituer un volume réussi. Assurément, il se pose là un problème d’imbrication des divers fragments : Apollinaire a beau réutiliser des bouts de provenances diverses, en modifiant, dans un grand effort homogénéisateur, noms propres et noms de lieux, ceux-ci s’intégrent mal. L’auteur, qui ajoute et retranche en même temps, ne sait plus à la fin comment s’en sortir.
150Ainsi, le conte « Le Poète assassiné » se présente sous les dehors d’un bazar hétéroclite dans lequel se mêlent poèmes, piécettes de théâtre et contes divers. Le reste est à l’avenant. « Assemblage de pièces et de morceaux, soumis à des amputations de dernière heure, déséquilibré avec ses deux premiers contes plus longs à eux seuls que les quatorze suivants, Le Poète assassiné peut ne pas sembler très solidement construit », concède Michel Décaudin (PA, 15), avant de tenter de sauver les meubles, en trouvant au volume quelque unité secrète, et citer l’exemple du « Cas du brigadier masqué ou le poète ressuscité », dans lequel l’auteur fait revenir tous ses personnages. Il va de soi que cette tentative d’unir ou de rassembler in extremis l’ensemble disparate au moyen d’un dernier conte purement énumératif ne parvient que très maladroitement à masquer le manque total d’unité apparente.
151Lorsque le brigadier met bas son masque, il est donné au poète ressuscité de voir enfin « tout ce qu’il voulait voir » (PA, 233). Et c’est alors que tout se répète, et qu’Apollinaire, battant le rappel, oblige ses personnages à revenir une dernière fois, dans leur ordre d’apparition, comme pour saluer le public : Viérselin Tigoboth, le fopoîte Paponat et l’oiseau du Bénin portent l’uniforme à présent ; on voit le Roi-Lune qui « flottait au-dessus des tranchées » (PA, 233) ; enrôlé « dans le corps des Garibaldiens, Giovanni Moroni recevait une balle dans le ventre ». « David Bakar tricotait des passe-montagnes pour les soldats », pendant que « Mme Muscade soignait les blessés dans un hôpital ». Et même Chislam Borrow avait repris ses séances de ventriloquie pour distraire les soldats convalescents. En Hongrie, un vieillard élégant se suicide devant la châsse de sainte Adorata ; au même moment, un « singulier masque en forme de bec d’aigle » trouve acheteur chez un brocanteur de Vienne. L’astuce est patente : si l’auteur bat ainsi le rappel, c’est dans le souci évident d’assurer un maximum d’homogénéité au recueil de contes.
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152Au lieu de citer Flaubert, Maupassant ou Marcel Schwob, Apollinaire ne citera dorénavant plus qu’Apollinaire. De fait Le Poète Assassiné se composera essentiellement d’auto-citations, même si celles-ci ne sont jamais signalées comme telles. Il n’est pas rare qu’un auteur en début de carrière emprunte auprès d’illustres prédécesseurs l’une ou l’autre idée. On reconnaît là la démarche de l’auteur en herbe, encore timide, et qui n’ose, sans garde-fou, se lancer dans l’aventure : au lieu d’inventer souverainement, il se contente d’altérer les histoires d’autres auteurs. Non moins souvent, l’auteur corrige ensuite sa trajectoire par un recentrement sur soi. Il faut prendre à la lettre cette expression de M. Décaudin, qui, à propos de Croniamantal, parle du « dialogue du poète avec lui-même » (OP, I, 1319) : Apollinaire se récrit. Au lieu d’ingérer des morceaux d’anthologie, la machine narrative fonctionne à vide, dans le redoublement de sa propre énonciation. Il semblerait que ce mécanisme à deux temps, intertexte-autotexte, soit solidement implanté dans l’exercice des Belles Lettres : pas d’intertexte qui ne soit tôt ou tard corrigé par le besoin de s’affirmer soi-même ; pas d’autotexte qui ne s’érige en tentative de redresser un penchant trop manifeste pour la parole d’autrui. L’auto-textualité n’est ainsi le plus souvent qu’une manœuvre tardive de récupération : en masquant un dialogue intertextuel par trop marqué, l’auteur tente de se réapproprier une œuvre de jeunesse manifestement écrite « sous influence ».
153Rappelez-vous l’histoire du ventriloque ou engastrimythe – Chislam Borrow, dont le prénom fait référence à un personnage du précédent recueil. Ce qu’on prenait pour un dialogue, pour une multitude de voix se réduit au pur monologue d’un artiste : il n’est pas d’illustration plus forte du principe d’auto-textualité. Chislam, à la fin, ne parle plus qu’avec Chislam : « – Et je n’ai plus personne pour me consoler, Chislam, sinon moi-même. – Personne, sinon vous-même, Chislam » (PA, 204). C’est de la même façon qu’Apollinaire est engagé dans un dialogue solitaire avec ses propres écrits. L’homme qui parle du ventre pour imiter la voix des autres n’imite à la fin plus que sa propre voix.
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154Apollinaire n’en lâchera pas pour autant la métaphore scatologique qui sous-tendait son volume précédent. Simplement, du délestage en cachette de matières fécales, l’on est passé à une version euphémisée, socialement moins offensive : le lâchage de vents. On entre dans l’antre du pétomane. Du coup, l’on n’évacue plus guère, dans Le Poète assassiné, c’est à peine si l’on s’y soulage : mais en revanche, l’on y proute tant et plus. Nous avons d’une part et d’autre un mélange de corps qui réagissent les uns sur les autres ; le corps qui excrète, dont se détache un objet, et le corps qui pète, d’où ne s’expulse rien qu’un peu d’air. L’hérésiarque chie, mais l’assassiné pète. De ces deux propositions, Apollinaire finit par tirer toute une réflexion théorique, en liant dialogue intertextuel et valeurs excrémentielles, d’un part ; et émission de gaz et citation de soi, de l’autre. Si l’on ne retrouve donc plus dans ce volume d’allusions au réseau scatologique, c’est que celles-ci étaient inextricablement liées à l’intertextualité, à la digestion et l’expulsion consécutive d’aliments étrangers. Ici au contraire règne le pet, et même le pet répété, tout le volume se plaçant sous le signe de cette répétition : ça pète et ça repète.
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155Nous venons de voir comment, au moment de boucler son recueil, dans un effort de rassembler les divers contes et d’unifier l’ensemble, Apollinaire revient une dernière fois sur le personnage du poète assassiné, en ajoutant une ultime nouvelle, intitulée « Cas du brigadier masqué, c’est-à-dire le poète ressuscité ».
156On ne s’étonnera pas que, né du pet de son père, le poète, une fois ressuscité, préfèrera, à l’instar d’Apollinaire lui-même, s’enrôler comme « canonnier » dans l’artillerie. Ce faisant, l’auteur reprend une dernière fois l’idée fondamentale du pet, sur laquelle s’ouvre et se referme le volume : non plus seulement comme sonorité éclatante, mais aussi en tant qu’émanation malodorante – tout autour de lui, les obus éclatent « en pétales odoriférantes ».
157Est-il besoin de préciser que dans ces circonstances guerrières le fameux « masque » porté par le brigadier ne peut représenter qu’un masque à gaz ? Nous sommes en pleine guerre des tranchées : « enveloppé de vapeurs asphyxiantes, le brigadier au masque aveugle souriait amoureusement à l’avenir » (PA, 235). C’est alors qu’un « éclat d’obus de gros calibre le frappa à la tête d’où il sortit, comme un sang pur, une Minerve triomphale. Debout, tout le monde, afin d’accueillir courtoisement la victoire ! » (PA, 235).
158Tels sont les derniers mots du conte, et par là-même du livre. Désopilant de patriotisme ! Le recueil se termine sur un vibrant appel à la paix, sans d’ailleurs que ce dernier mot ne soit jamais prononcé, et pour cause : c’était alors un mot absolument tabou, qu’il était tout à fait impossible d’utiliser sous peine d’être traité d’infâme pacifiste, de traître à la nation. Sans doute, eût-il été plus seyant d’employer ici le mot « PAIX », et même cela eût été du plus bel effet : finir en beauté sur un calembour, clore sur le mot « PAIX » un volume dominé en entier par l’émission de pets !
- 29 Dans L’Arbre à Soie, Mercure de France, 1918, p. 109, « La question de la paix ». Voir aussi « Le p (...)
159Apollinaire lui-même ne devait toutefois pas manquer de souligner l’inconvenance majeure que représenterait l’usage d’un tel mot à l’époque : « En temps de guerre, les particuliers doivent éviter de parler de paix », écrirait-il un peu plus tard dans un article publié au Mercure de France. « C’est ainsi qu’en 1409, Giovanni Galeazzo Visconti défendit de prononcer le mot de « paix ». Cette défense s’étendait même aux prêtres qui devaient le remplacer par un autre mot dans leurs prières et dire par exemple : Dona nobis tranquillitatem au lieu de pacem ».29 Aussi ne s’étonnera-t-on pas de voir Apollinaire s’empresser d’en faire autant, en préférant le mot glorieux de « Victoire » au vocable honteux de « Paix ».
Notes
1 Les citations intégrées dans notre texte renvoient aux éditions suivantes (signalées par leurs initiales) :
• G. Apollinaire, Le Flâneur des deux rives, Gallimard, L’Imaginaire, 1993 (FL).
– Le Poète assassiné, Poésie/Gallimard, 1979 (PA).
– L’Hérésiarque et Cie, Paris, Livre de poche, biblio, 1988 (HC).
– Œuvres en prose, I, Gallimard, Pléiade, 1977 (OP).
2 C. Gaignebet, Le Folklore obscène des enfants, Maisonneuve & Larose, Paris, 1980. Les citations à cet ouvrage seront dorénavant intégrées dans notre texte (signalées par les initiales CG).
3 Dans sa Préface au Poète assassiné, Poésie/Gallimard, p. 15.
4 M. Décaudin, Préface aux Œuvres en prose d’Apollinaire, 1, Pléiade, p. 1160.
5 Id. Et selon D. Oster : « Kronos + Amant + Mental ».
6 Sur ce point, voir l’article de P. Renaud, Latnamaïnorc, déchiffreur de Croniamantal ou la leçon des formes et des mots, in Regards sur Apollinaire conteur, Lettres Modernes, 8, 1975.
7 F. Rabelais, Pantagruel, Roy des Dipsodes, Garnier-Flammarion, 1969, p. 31
8 Id., p. 33.
9 Id., p. 146.
10 Salmon, A., in Les Critiques de notre temps et Apollinaire, Garnier, 1971, p. 26. Voir aussi cet écho paru dans Paris-Journal (1910), intitulé « On entendit un vague son » : un poète illustre, dans un salon, « fit une fois un bruit fort indiscret... Aussitôt, il tenta de donner le change à la compagnie qui l’entourait et se mit à remuer une chaise. Mais la maîtresse de maison qu’agaçait cette rumeur, se pencha en souriant vers le poète et lui dit : « Non, monsieur, vous ne trouverez pas la rime ». » (OP, II, 1270)
11 Voir les notes de M. Décaudin, dans l’édition de la Pléiade du Poète assassiné (OP, I, 1161). Pour l’image du curé qui pète, voir les trois moines rencontrés par Croniamantal : il en est un, le plus vieux, « dont le ventre saillait hors du pet-en-l’air à la mode » (PA, 105) ; les deux autres, plus maigres, se tenaient « le ventre comme s’ils avaient eu la colique » (PA, 106).
12 L’iconographie héritée des fêtes des fous ne dément nullement cette éventualité : ainsi, telle image de la Mère Folle la représente venant d’ôter son masque : son visage « est celui de la pleine lune ». On la voit « vêtue d’une longue robe qu’une ceinture serrait à la taille » (CG, 159), pendant qu’elle actionne trois soufflets simultanément. De cette image, dont on retrouve des éléments dans « Le Roi-Lune » (le masque, les vêtements féminins, la ceinture, l’instrument à vent), C. Gaignebet dégage une série d’équivalences (follis = soufflet/ fou = lunatique = esventé), appliquables à leur tour au personnage efféminé du Roi-Lune.
13 Distinction que l’on trouve déjà dans la Friquassée (début du XVe siècle), où figure l’une des règles du concours de pets : « Qui vesse pert, qui pète gagne » (CG, 151). Apollinaire lui-même n’hésite pas à traiter le pet en nom propre : dans une lettre à Madeleine (datée du 13-3-1916), il lui demande de faire remarquer à son frère Pierre « que son journal s’intitule un peu bizarrement Peter ce qui n’est tolérable que pour un journal de l’Artillerie du front. Tout le monde n’est pas obligé de savoir que c’est la traduction boche de son nom de Pierre ».
14 Tant d’autres ? Comme « mon petit putois », par exemple ? Il ne manque en effet que cet animal particulièrement malodorant pour compléter la famille des mustélidés. A moins qu’il ne faille songer encore à la « civette », dont on utilise les sécrétions anales en parfumerie. Maupassant y avait peut-être songé, en prénommant « Yvette » l’héroïne au parfum troublant du conte du même nom : justement, son amoureux s’appelait Muscade, déjà. Il n’est pas exclu qu’Apollinaire ait eu en mémoire ce conte de Maupassant, dont il aurait donné ainsi une version dégradée, le parfum s’étant depuis longtemps corrompu.
15 On songera encore, dans ce même roman, à l’anecdote de l’obus de Moïse Deléchelle, ramassé sur le front, ramené chez lui frauduleusement, à l’intérieur d’un pain évidé, puis caché dans son armoire à linge, en attendant qu’une occasion se présente de le vendre comme souvenir de guerre : depuis ce jour, il ne dort plus, se réveille en sursaut, « il lui semble avoir entendu je ne sais quel craquement dans l’armoire et attend d’un instant à l’autre que le malencontreux projectile n’éclate et le tue en faisant sauter toute la maison » (OP, I, 485). On connaît l’excuse du péteur matinal : « Ce sont les voisins qui déplacent leurs meubles » (CG, 133).
16 R. DEscartes, Discours de la Méthode, Garnier-Flammarion, pp. 52-3.
17 A ce sujet, voir A. Gaillard, e.a., L’Imaginaire du souterrain, Univ. de la Réunion, l’Harmattan, 1997.
18 Cité par G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1969, p. 132.
19 M. Boisson, Apollinaire et les mythologies antiques, Schena-Nizet, 1989, pp. 148-9. Cette recrudesence du prénom ne daterait pas de sa rencontre avec Louise de Coligny, comme le croit M. Boisson, mais se serait imposé pour des raisons purement internes au texte.
20 Ph. Bonnefis, Comme Maupassanty P.U.L., Objet, Lille, 1981, p. 51.
21 M. Boisson, op.cit.
22 M. Davies, Apollinaire, Oliver & Boyd, Londres, 1964, p. 11.
23 On imagine pourtant l’usage qu’Apollinaire eût pu faire de ce nom : comment en effet ne pas entendre sous « Gepetto » : je pète, haut et fort.
24 Au point qu’on pourrait lire le titre, en référence à Cervantes, « Le Poète à sa (Dul) cinée » : Croniamantal « déclarait à quiconque venait le visiter qu’il était bien décidé à devenir un chevalier fameux sans maître, et déjà il rêvait d’une maîtresse » (PA, 56). On observera par ailleurs que cette bibliothèque ne comprend aucun des auteurs secrètement cités par Apollinaire, tels que Rabelais, Platon ou Descartes, ni, comme dans L’Hérésiarque & Cie, des ouvrages spécialisés ou rares. Mais que sont Descartes et Platon, sinon le bric-à-brac scolaire, qu’on trouve dans le cartable de n’importe quel élève de classe terminale un peu éveillé : et s’ils figurent dans le texte d’Apollinaire, c’est à titre de souvenirs de lecture, non de modèles à imiter ou à transformer, comme c’était le cas dans le premier recueil. Comme Borgès le ferait observer : « Il est entendu qu’un livre actuel s’honore de dériver d’un livre ancien ; personne, Johnson l’observait, n’aime devoir quoi que ce soit à ses contemporains ». C’est dans cette perspective que prennent place les quelques contacts restreints d’Apollinaire avec l’œuvre de Platon et de Descartes. « Moi aussi, je suis littérateur », voilà en somme ce que disent de tels emprunts.
25 Ces deux textes majeurs de la pensée occidentale ne sont d’ailleurs pas sans dialoguer entre eux, comme il apparaît de ce passage extrait de la troisième partie du Discours de la Méthode, dans lequel Descartes dénonce les sectateurs d’Aristote, qui se basent sur des principes mal rapportés : « En quoi ils me semblent pareils à un aveugle qui, pour se battre sans désavantage contre un qui voit, l’aurait fait venir dans le fond de quelque cave fort obscure ; et je puis dire que ceux-ci ont intérêt de publier les principes de la philosophie dont je me sers : car étant très simples et très évidents, comme ils sont, je ferais quasi le même, en les publiant, que si j’ouvrais quelques fenêtres et faisais entrer du jour dans cette cave, où ils sont descendus pour se battre » (Discours de la Méthode, p. 90). En reprenant l’image de la caverne de Platon, tout en l’inversant (cette fois, c’est quelqu’un d’éclairé qui est amené dans l’obscurité de la cave), Descartes semble impliquer qu’il accomplit un geste aussi radical que celui de Socrate.
26 Ce n’est certes pas la première fois qu’Apollinaire introduit dans l’un de ses contes une référence à ses propres travaux. En se présentant tôt matin au domicile du narrateur, le Juif latin ne déclarait-il pas avoir lu et apprécié à sa juste mesure le Passant de Prague ? Cependant, de tels renvois entre contes, dans L’Hérésiarque & Cie, ne sortent pas des limites du recueil. Et lorsque, de façon interne au recueil, les récits de « Sainte Adorata » et de la « Fiancée posthume » se font écho, ces textes placés en miroir témoignent à leur tour de ce mécanisme d’autotextualité : on ne peut lire l’un qu’à la lumière de l’autre, et réciproquement ; de même pour « Gastro-astronomie » et « L’ami Méritarte », qui se redoublent également.
27 Tout à la fois unijambiste et manchot, borgne et sourd de l’oreille gauche, Justin, « qu’on ne tarda pas à surnommer l’Eternel », avait perdu toute notion du temps. « L’infirme divinisé » aurait bien fait la matière d’une de ces nouvelles en trois lignes dont Félix Fénéon s’était fait une spécialité : Explosion d’un coupé, à la limite du Vésinet, d’où l’on extirpe, à moitié mort, le chauffeur, Justin Couchot. Son autre moitié, heureusement, s’en tire à meilleur compte.
28 M. Decaudin, Dossier d’Alcools, Droz, 1965. Ces textes non utilisés, puis recyclés, trouvent à se refléter dans les projets avortés dont il est question dans l’histoire du poète Croniamantal.
29 Dans L’Arbre à Soie, Mercure de France, 1918, p. 109, « La question de la paix ». Voir aussi « Le problème de la paix » (id., p. 178), contre l’idée d’une paix précipitée.
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