Déplier Ponge
| ,10. La loi de la chose
Texte intégral
Gérard Farasse. – Le choix de décrire des objets insignifiants (pour parler vite) obéit sans doute à de multiples raisons. On peut penser, par exemple, que contraindre la langue à rendre compte du singulier, va obliger celle-ci à se redresser : le choix de tels objets serait en quelque sorte une thérapie appliquée à la langue. Mais toutes ces raisons que nous pourrions énumérer ne suffisent pas à expliquer ce qui reste, ma foi, très énigmatique. Vous proposez une analyse très séduisante en évoquant ce que vous appelez « la loi de la chose » ; vous explicitez cette loi de la façon suivante :
- 34 – Ibid., p. 16.
Non pas la loi qui règle l’ordre des choses, celle dont connaissent les sciences et les philosophies, mais la loi dictée. Je parle d’une loi dictée comme en première personne, par la chose, avec une rigueur intraitable, comme un commandement sans merci. Ce commandement est aussi une demande insatiable, elle enjoint à celui qui écrit, et qui n’écrit que sous cet ordre, en situation d’hétéronomie radicale au regard de la chose34.
Je ne pense pas que vous souhaitiez que je commente ce bref passage en termes psychologiques voire analytiques, mais il me semble jeter une lumière très vive sur le drame de l’expression : Ponge semble pris dans un conflit intenable (et qu’il a pourtant tenu) entre la faiblesse des moyens d’expression et les exigences insatiables de la chose. On imagine aisément que ce conflit aurait pu conduire à l’aphasie sans la colère de Ponge, sans son énergie.
Je voudrais renverser l’ordre habituel, hiérarchique, qui assigne leur place au commentateur et à l’auteur. Ne pourrait-on pas, en effet, expliquer votre propos en faisant référence au Soleil placé en abîme ? La figure paternelle du soleil tyrannique y représenterait cette exigence impossible à remplir que vous décrivez ; quant à la demande insatiable, n’est-ce pas celle de cette « monstrueuse amie », de cette « putain rousse » qu’est aussi le soleil ?
Jacques Derrida. – Lorsqu’il y a loi de la chose, la distinction entre chose et non-chose devient caduque. J’entends par là la distinction entre chose et personne, par exemple, chose et conscience, chose et esprit. Quand je parle de loi de la chose, le mot chose y est immédiatement et par là même soustrait au concept courant de chose qu’on oppose au mot, à la personne, etc. C’est pourquoi, pour commencer par la fin de votre question, il n’y a rien de surprenant à passer du soleil comme chose exigeante et tyrannique, figure paternelle, à une figure maternelle de vierge et de prostituée. La chose est ici le X à travers lequel toutes les substitutions de figures viennent se répéter ou permuter et, chaque fois – c’est le trait invariant de toutes ces permutations – il y a loi, c’est-à-dire demande infinie parce qu’il y a altérité, exigence infinie et donc insatiable. Vous avez raison de dire que cette demande insatiable est si tyrannique et impérieuse qu’on peut imaginer Ponge renonçant à y répondre. Mais vous savez aussi que ce renoncement que vous appelez l’aphasie, c’est l’élément même dans lequel Ponge écrit. Il est tout le temps dans un sursaut contre l’aphasie. Il écrit guetté à chaque instant par l’aphasie, par une aphasie qu’il dit, de toutes les manières : chaque phrase s’enlève sur le renoncement ou le découragement, elle dénonce et décrit l’aphasie qui la porte et la menace.
Gérard Farasse. – Dans Le Pré...
Jacques Derrida. – Vous avez certainement en mémoire les mille soupirs de découragement, les moments d’abattement marqués par Ponge dans son texte. Oui, dans Le Pré, il y a un temps de la dépression, une dépression qui scande, dramatise et rythme. Ou encore, mais nous en avons déjà parlé, il dit que s’il écrit, c’est aussi parce qu’il ne peut pas parler, parce que parler le dégoûte. L’aphasie est donc véritablement la source de la parole pongienne et donc l’humilité au plus près de la terre de quelqu’un qui renonce à répondre à une telle exigence.
Gérard Farasse. – Mais n’y a-t-il pas deux aphasies ? Celle qui vient du dégoût d’un langage sali de lieux communs et celle qui a pour origine une loi trop exigeante : ce n’est peut-être pas la même chose.
Jacques Derrida. – Oui et non, car s’il est dégoûté par une parole lâche, c’est aussi à sentir que cette parole n’est pas à la mesure de ce qui est demandé et dicté par la loi. Cette parole n’est pas assez aphasique, et par là elle lui répugne. Mais quand, contre cette parole lâche, il se met à écrire, il entre dans la même épreuve de l’aphasie, celle qui lui coupe le souffle, et le prive de parler. Cette demande, vous avez raison de ne pas la traduire en termes psychologiques ou psychanalytiques parce qu’elle n’est insatiable que dans la mesure où elle ne vient pas d’une personne ou d’une psyché. Elle ne vient de personne. La chose n’est personne. Cette demande, si elle appelle l’aphasie, si elle provoque à l’aphasie et au débordement de l’aphasie, c’est qu’elle est elle-même aphasique. Personne ne dit rien, personne ne s’adresse à nous pour nous demander de parler. Si la chose parlait, sa demande serait finie, déterminée, et, par conséquent, on pourrait espérer y répondre. Mais il s’agit d’une demande muette. Ponge se place toujours devant le mutisme de la chose, devant des choses qui sont le plus souvent muettes, animaux, plantes et fleurs. Et même quand ce ne sont pas des choses muettes, par nature, il se place devant un certain silence de la chose même, cette chose même étant la chose autre en tant qu’elle se dérobe, qu’elle ne dit rien : son silence nous commande. Quand un silence commande, il commande à la fois de parler et de se taire. C’est le double bind de l’aphasie intarissable.
Gérard Farasse. – Ce que vous dites me fait penser au Château de Kafka. Dans Le Château, jamais l’arpenteur ne pourra répondre à la demande (y a-t-il d’ailleurs rien de tel ?) parce qu’elle est inassignable.
Jacques Derrida. – On pourrait multiplier les analogies avec d’autres œuvres et d’autres situations. Et pourtant : alors que cette grande scène de la loi de la chose s’impose à tous et partout, notamment à ceux qui écrivent pour écrire, à ceux qui n’écrivent pas pour dire ceci ou cela mais pour s’expliquer avec la langue, avec une telle requête de la chose, pourquoi, cette demande étant si universelle, l’explication avec elle et par conséquent la réponse qui s’ensuit est-elle chaque fois aussi singulière, aussi différente pour Kafka et pour Ponge ? On ne peut pas imaginer deux existences et deux écritures plus différentes.
Gérard Farasse. – Mais, en même temps, une exigence semblable...
Jacques Derrida. – Il y a des signatures et des idiomes sans aucune ressemblance, et qui pourtant, pris dans ce même drame de l’aphasie, s’expliquent de façon analogue avec la langue ou tentent de répondre également de la chose. Ce drame de l’aphasie existe chez Kafka mais il s’y exprime dans un autre idiome, très singulier, sous un autre nom.
- 35 – Francis Ponge, La Rage de l’expression, O. C., t. I, p. 356-365.
Gérard Farasse. – Il y a aussi, chez Ponge, une sorte d’aphasie par excès : c’est l’engorgement. Dans L’Œillet35, par exemple, Ponge semble lutter contre la redondance des expressions : il accumule, il entasse, il empile, et il rejette.
Jacques Derrida. – L’excès étrangle, il déborde, le trop prend à la gorge comme le sanglot...
Gérard Farasse. – Lors de sa première visite dans l’atelier de Braque ou bien au lieu-dit La Mounine.
Jacques Derrida. – Le sanglot est le bord de l’aphasie. Le bord des larmes, le souffle coupé, la veine gonflée de mots gardés ou imminents. L’inexprimé se presse ou vous opprime au plus près de la glotte. Dans l’aphasie, le trop et le trop peu passent l’un dans l’autre.
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