Version classiqueVersion mobile

Des artistes

 | 
Claude Louis-Combet

Jean-Claude Terrier

Texte intégral

Jean-Claude Terrier Sans titre, acrylique sur papier, 38 cm/54 cm – 1982

Jean-Claude Terrier Sans titre, acrylique sur papier, 38 cm/54 cm – 1982

1Cette rupture du socle géologique, cette violente poussée des strates charriant dans leur pâte nocturne quelques éclats – des réminiscences – de lumière, qui pourrait dire si elle a eu lieu hors de l’humain, au commencement des temps, ou si elle exprime, dans le précaire aujourd’hui, la confrontation du peintre avec son désir ? Tout se passe, dans l’espace du tableau, comme si la pulsion qui vient au jour accédait à sa propre image à travers les traces retrouvées et revécues d’un cataclysme immémorial. Les signes ici inscrits, fougueusement, dans la rage de ce qui délivre comme de ce qui détruit, parlent la langue des éruptions hercyniennes. Ils drainent, avec leur charge de limon, avec leurs bavures et leurs salissures, des taciturnités aussi vieilles que la terre et des songes gigantomachiques contemporains des premiers modelages du globe. Il faut à Terrier de vastes surfaces pour épeler ces bribes épiques surgies d’une nuit du cœur à l’image de la nuit des temps. Il sait les conquérir et ne s’y essouffle pas.

2Il s’était préparé à ces sombres noces de la matière et de l’esprit au long d’un cheminement exemplaire, poursuivant sans relâche une ascèse qui n’était pas seulement celle des formes renonçant au clair visage des choses ou celle des couleurs renonçant aux séductions de la variété, mais celle d’un regard attentif au seul surgissement du désir, fût-il de meurtre, de mort et de ruine, dans le refus des rhétoriques d’écoles et des complaisances de groupes. Sa démarche, admirablement solitaire, fut celle d’une intériorisation extrême de tous les sens jusqu’au point où la sensation et la pensée se confondent – là où le signe pictural dans le geste qui le construit, se suffit à lui-même et s’impose en vérité.

3Terrier travailla donc d’abord parmi les affleurements, les effritements, les griffures et les fissures comme on gratte le sol avant de le défoncer. Il explora les surfaces dans la sous-jacence desquelles il éprouvait la tension profonde des structures. Il entra dans l’intimité de paysages dépouillés de toute référence anecdotique, historique ou géographique – et de plus en plus dépouillés, de plus en plus vidés, s’ouvrant de plus en plus à leur essentielle vacuité. La profondeur, à ce stade, s’alliait à la légèreté ; le sérieux, à la grâce. Le risque était la désintégration de la matière dans le rêve tout blanc de son évanescence.

4Une telle vacance d’être, dans l’absence de forme qui voulait la signifier, ce n’était pas encore, au regard du peintre – pas plus qu’au regard du contemplatif – cette authentique perfection de vide à laquelle tendent, dans leur mouvement de retour sur soi, l’amour conscient de lui-même, le désir conscient de sa fragilité, la puissance consciente de sa vanité. Il y avait donc encore et il y a toujours beaucoup à errer.

5Ce qui s’expose, à présent, au jour de nos regards, ne saurait être qu’un moment de cette errance, pas même une halte : un passage, nourri de tout ce qui l’a précédé, quand bien même il renierait son passé. Du reste, il ne le renie pas. Il l’accomplit plutôt. Ainsi, le paysage n’est plus saisi dans son extériorité, dans l’étalement de son évidence, il est appréhendé du dedans, dans sa dynamique vitale – il faudrait dire aussi : dans l’exaltation de sa radicale ténèbre, comme si le plus noir du désir saisissait enfin sa chance d’éruption. Aussi bien, le terme même de paysage cesse-t-il de convenir, désormais, pour désigner ce bouleversement du sous-sol et ce pur jaillissement de la matière soumise – contradictoirement mais nécessairement – à la double loi de la pulsion expressive et de la volonté plastique. On comprend alors que le paysage n’était que la face souriante d’une totalité dont l’envers nous est maintenant révélé. Des adhérences comme de ce qui serait de l’écorce terrestre ou de la lumière céleste subsistent encore, çà et là, en passe d’être balayées par la lave qui monte. L’aura de mélancolie qui baignait les œuvres plus anciennes a disparu au profit d’une énergie qui met la peinture au défi de charmer. Demeurent quelques structures primitives, la croix, le triangle, carrefours de tensions et signaux d’exorcismes. Du noir, un peu de gris, du blanc – nul deuil, toutefois, nul désespoir, mais un ancrage brutal et généreux dans le tréfonds de la substance.

6Que nul n’entre ici s’il ne porte en sa folie le souvenir d’avoir été métaphysicien.

(Exposition, Besançon, 1984)

 

7Tel celui qui désireux d’avancer se garde bien de faire un pas et demeure constamment au bord, à la limite, au point suspendu de toutes les tensions, à la pure intersection de l’en deçà et de l’au-delà – et les yeux fixes, et la bouche close, oh ! oui, les lèvres serrées, (les gardiennes du silence !) retenant et contenant, de toute leur énergie, cette puissance de cri pour laquelle le soleil ne s’est pas encore levé, mais qui ne saurait se réserver ainsi indéfiniment et qui va donc éclater, tout à l’heure, dans un instant, et qui, néanmoins, en attendant, accumule sa violence et fait trembler ses assises – trembler, juste assez, en sorte que l’espace tout entier vibre sans trêve et que s’exerce une pression rythmique semblable à celle qui inventa les schistes et les basaltes, dont on ne sait, pour lors, si elle prélude à un cataclysme ou à la hautaine et radieuse édification d’un monde. Aussi, fort de son immobilité, celui qui rêve de s’avancer, non seulement se garde bien de faire un pas, mais se consume dans l’obscurité de son attente.

8Tel également, celui – et le même ? – qui se tient tout entier dans ce spasme où l’instant se prend à s’inverser dans l’instant, où le sécable, interrompu, va s’adonner, comme à sa patrie qui ne diffère en rien de lui-même, au continuum dont il ne s’est, à vrai dire, jamais séparé. Alors les failles, les fissures, les fractures, les lésions – tout le réseau du vide au-dedans, la patiente résille destinée à miner la masse, avoue sa dérision et son insignifiance. L’instant n’a pas commencé. La permanence du lieu ne s’est pas démentie. C’est avant l’histoire, dans les limbes de la genèse : les forces sont en place mais le ciel n’est pas encore ouvert, dans lequel jaillir serait un délire de bonheur. La nuit pèse. Elle n’a de cesse qu’à la pure blancheur de ce qui n’a pas d’être. Et donc, celui qui habite en sa clôture demeure ici et maintenant et l’on peut croire qu’il se tient debout et l’on pourrait penser qu’il ne tombera jamais (comme si l’épisode de la Chute n’avait aucune valeur de référence) si, toutefois, on ne sentait en cette massive érection de la ténèbre, que nous sommes au lendemain de la terre et que l’homme n’est accordé au spasme du temps que pour autant qu’il est sans attente et sans espoir et plus mort que vif et plus absent que régnant.

9Et tel encore celui qui voudrait saisir ta main ou dire un mot dans ta bouche ou reposer son épaule dans la tienne. Mais l’épaisseur des choses est ainsi donnée que le geste ne peut avoir (de) lieu. Celui qui s’est établi sur les assises immobiles de l’espace et du temps ne sort pas de sa solitude. Les mots n’ont pas de voix. La voix n’a pas de mots. Entre les mains, entre les corps passe la route où rien ne passe. Le proche même est toujours trop lointain. Exister est cette limite. Si une lueur vient à poindre, on dit que le cœur veille – mais qui veillera sur lui ? Si une trace a l’allure d’un sentier, on dit que le monde est habité, on attend, on se tend – mais qui passera par là ? Ces traces ne sont traces de rien. Tu croyais tenir une bouche. Et ce n’était qu’un caillou. Courir à travers champs – mais c’était une terre sans semence dans laquelle tu gisais sans raison. Abrupt, ce qui se dresse, et inabordable – tel un mot privé de sens.

10Et tel enfin – et le même, plus encore que tous les autres – celui qui se tient à la croisée des chemins comme d’autres ont parcouru leur Chemin de croix. L’image s’avère, ici, plus tenace que l’homme lui-même. La souveraine opacité du monde dit assez que le Maître est absent – et l’immobilité que la vie a reflué hors de toute prise. Et cependant, ce corps debout, ces bras qui s’écartent comme s’il s’agissait, pour eux, d’accueillir l’éternelle vacuité, cet homme dénué de toute foi, voici qu’il trace des signes et qu’il s’inscrit tout entier dans le paysage qu’il porte en lui. Un élément de colline – la pierre rapportée d’un inaltérable Golgotha. L’ombre qui s’y presse dessine ses hantises. Est-ce un hasard si, toutes, elles convergent vers l’image de la Croix – rose des vents, rose des temps, tourniquet qu’obsède une ferveur coupée d’elle-même. L’absence de but grave ici son dernier point de repère. Le silence est tendu comme un œuf. Mais la terre est vide.

11Désir. Désert.

(Catalogue, Besançon, 1988)

Table des illustrations

Titre Jean-Claude Terrier Sans titre, acrylique sur papier, 38 cm/54 cm – 1982
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/79861/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 77k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search