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Jules Émile Scrive. Carnets d’un patron lillois 1879-1891

 | 
Claudine Wallart
, 
Didier Terrier

Les carnets

1883

Texte intégral

Janvier

1Lundi 1er. Temps charmant pour le début de cette année. C’est à se croire au printemps. Je reste chez moi jusqu’à 2 h puis je fais des visites avec Mathilde jusqu’à l’heure du dîner avec papa Jules. Gambetta est mort à minuit, c’est le sujet de toutes les conversations. […] Le dîner de chez papa Jules est très intéressant. Maman Loyer y dîne ainsi que les Larivière. Papa Jules très ému fait un toast pour recommander l’union dans la famille et le travail.

2Mercredi 3. […] Danset vient me parler de ses toiles à tisser à façon. Il me fait l’effet d’être fort à la côte.

3Jeudi 4. Je m’occupe de l’exposition d’Amsterdam. Je vais voir Ozenfant et Agache. Je suis d’avis de faire une exposition collective.

4Vendredi 5. […] Mort du général Chanzy qui est emporté à Châlons par une attaque d‘apoplexie. C’était un général très estimé qui avait rendu de grands services pendant la guerre. Je vais au bureau pour causer avec Ernest et examiner les plans de la machine des transmissions par câble. Je trouve qu’il vaut commander par transmission. […]

  • 156 Julien Koszul (1844-1827), musicien, compositeur et chef d’orchestre.
  • 157 Martin Marsick (1847-1924), violoniste belge.
  • 158 Lise Landouzy (181861-1943), soprano. A fait ses études à Lille.

5Samedi 6. Enterrement à Paris de Gambetta. Ce sont les plus belles funérailles qui ont été faites à un citoyen. Je consulte les journaux qui relatent cette solennité qui a l’aspect d’une apothéose. Les cléricaux sont furieux de toute cette réclame. Grande soirée de musique chez Auguste Masquelier avec le concours de plusieurs artistes, Koszul156, Loÿs, Marsick157 et Mademoiselle Landouzy158 comme chanteuse. Je cause longtemps avec M. D’Audiffret qui est toujours très gracieux pour moi.

6Dimanche 7. Inventaire à Lille et Marquette. Les relevés sont facilement faits cette année puisqu’il reste peu de chose en magasin. Dîner chez Madame Gonnet avec la famille Groulois, Dujardin – Scrive, les Lefebvre notaire et le jeune ménage Camus – Lefebvre. […]

  • 159 C'est bien Duserech.

7Lundi 8. Dîner chez l’oncle Auguste Scrive avec les Anatole Descamps et les Gustave Barrois, les Émile Scrive et le directeur des douanes M. Duserech159 ou quelque chose comme cela. […]

8Mardi 9. Crépy est déballé du résultat de l’expertise de la filature de lin qui donne un chiffre fort inférieur à celui qu’il espérait. Cependant il ne peut pas vouloir que l’on donne à sa fantaisie une valeur plus grande que la réalité. Il a choisi lui-même ses arbitres et n’a pas de reproche à leur faire sous le rapport de l’honorabilité et de la capacité. Mais l’avidité humaine est sans limite comme elle est sans raisons ! La modération sous tous les rapports est une vertu de 1re nécessité pour le bonheur. Je lis les moralistes anciens dont le législateur Confucius est l’un des plus illustres. Cette lecture console du spectacle de toutes les sottises du jour. […]

9Jeudi 11. […] Dîner chez maman Jules avec l’abbé Roland et ma tante Sophie, les Dujardin et les Crépy. Je vais ensuite à la Société de Géographie où Guillot traite le Bengale.

10Vendredi 12. Installation de la Chambre de Commerce par le préfet. J’arrive en retard à la séance parce que je vais voir Lemaître – Demeestère fils qui était déjà venu 2 fois à Wazemmes pour me parler. Il désirait savoir si j’avais fait des propositions à son employé Courrier lorsque Descamps a quitté le bureau. Il dit que Courrier prétend que je lui ai proposé 7 000 francs par an. Je lui ai démontré que cela était tout à fait ridicule. La séance de la Chambre de Commerce est fort intéressante parce que le Comité houiller du Pas-de-Calais et du Nord, par l’intermédiaire de Léonard Danel, nouveau membre de la Chambre de Commerce, demandait d’appuyer un projet d’un ingénieur du Nord pour une gare nouvelle à Rouen. Ce tracé est désapprouvé par la municipalité et par la Chambre de Commerce de Rouen, mais les sociétés de charbonnage du Nord et du Pas-de-Calais lui sont favorables parce qu’il permet de se passer du concours onéreux du Chemin de fer de l’Ouest pour les marchandises qui arrivent à Rouen du côté de St-Sever. La discussion est très animée parce que la Chambre de Commerce et surtout É. Delesalle, le président, trouve que c’est fort maladroit de prétendre juger de Lille la question du tracé du chemin de fer à travers la ville de Rouen et cela uniquement pour satisfaire à un intérêt particulier. L’on sent qu’une partie de la Chambre est hostile à l’influence un peu prépondérante que veut prendre Danel et les charbonniers (A. Descamps, E. Barrois, Scrive – Loyer…). On adopte un amendement ainsi conçu : la Chambre donne son approbation au projet de la Cie du Nord, ainsi qu’à tout autre tracé permettant de donner les marchandises aux mêmes conditions de coût de transport, soit à la gare de Martainville, soit à celle de St-Sever. […]

11Dimanche 14. Dîner chez Louise avec les Gonnet, les Dubrulle, les Auguste Scrive et les Boselli, Fauchille-Blondeau, les Crépy. Madame Fauchille me parle des Danset et je l’engage à faire quelques efforts pour les aider, mais je crains que ce soit peu utile. L’oncle Auguste trouve qu’il ne faut pas aller à la préfecture parce que l’on ne peut obtenir aucune faveur du gouvernement sous un pareil régime. Je trouve que c’est au contraire une raison pour y aller puisque l’on n’est pas suspect de mendier les faveurs du pouvoir.

12Lundi 15. Grand bal chez le receveur des finances : affluence énorme. Au milieu du bal, une vitrine contenant des porcelaines de Chine se brise et fait un tapage infernal. On croit qu’un lustre est tombé. Heureusement que l’on a plus de peur que de mal […]

13Mardi 16. Le journal nous apprend l’équipée folle du prince Napoléon qui a fait afficher sur les murs de Paris une proclamation dans laquelle il se propose comme prétendant au trône. J’achète à la vente une soupière Douai et quelques assiettes. Je les destine à Dislère ainsi qu’un exemplaire du travail d’Houzé sur les faïences de Douai. J’achète pour moi 2 grands tableaux en carreaux de Delft représentant, l’un un bouquet de fleurs (20 F), l’autre l’entrée du port d’Amsterdam (70 F). Je suis content de ces achats.

14Mercredi 17. […]. Danset fait mettre des affiches annonçant la mise en vente de son usine. […]

15Samedi 20. Bal chez Louise Dujardin. L’on s’amuse beaucoup […]

16Dimanche 21. Je m’occupe beaucoup du mardi-gras parce que j’ai le projet de réunir quelques jeunes ménages et des jeunes gens. Je crois que ce sera très réussi. Sermon de charité prêché pour les petites sœurs des pauvres à l’église de St-Maurice par l’abbé Baunard et baptême du jeune Didier Scrive, 3e fils de ce pauvre Albert Scrive à qui la famille arrive plus vite que les rentes. Dîner intime avec maman Loyer qui est ravie des compliments que l’on fait sur Ernest. Il paraît que LeBlan et Alfred Delesalle sont venus hier visiter la filature pour constater que le 500 est bien un numéro que l’on file couramment dans la filature.

17Lundi 22. […] En examinant les comptes de l’inventaire, je vois que nous avons oublié de déduire tous les comptes de raccours, d’amendes et les primes diverses… ce qui change beaucoup les résultats de l’inventaire.

18Mardi 23. Temps admirable. Dîner chez Delesalle président de la Chambre de Commerce, 42 convives. Je suis à côté de Le Gavrian et de Charles Delesalle avec qui je cause très agréablement. Nous avons aussi avec Rollez une conférence sur la Chine. Le préfet répond très agréablement à M. Delesalle qui a confondu dans son speech les consommateurs et les conservateurs. […] Enterrement de la mère Casse. Affluence considérable des ouvriers de Casse qui sont vraiment très bien habillés.

19Mercredi 24. L’affaire de la fête costumée chinoise nous occupe beaucoup mais elle ne paraît pas prendre bonne tournure parce que l’on trouve que je devrais faire chacun juge de ce qu’il doit faire et ne pas imposer le costume. Mais cela ôtera tout cachet à la fête. […]

20Jeudi 25. Neige abondante. Affaires bien nulles. Dîner chez Edmond Agache avec Ed. Faucheur, Mas – Faucheur, Ed. Agache, Em. Tilloy, H. Decroix et De Prins. […] Je donne contrordre pour la soirée chinoise dans la crainte d’un fiasco. […]

21Samedi 27. Larivière est aujourd’hui à Paris. Je reviens à pied de Marquette par un temps désagréable de neige fondue. Dépêche épouvantable de Larivière qui annonce que l’on doit recommencer à fabriquer tous les bissacs en no 8 chanvre italien. Pour comble d’ironie, cette dépêche m’a été portée chez Desmedt – Faucheur au milieu du bal très joli, très réussi, qu’il donnait aujourd’hui. Chacun a cru qu’il s’agissait d’une bonne nouvelle et venait m’apporter ses félicitations.

  • 160 Charles Wiener, explorateur et diplomate français.

22Dimanche 28. Belle réunion à la Société de Géographie où l’on recevait M. Wiener160, explorateur de l’Amazonie et consul français à Guayaquil. Il est impossible d’être plus aimable, plus spirituel et plus intéressant. Dîner chez P. Crépy avec M. Bouffet, M. d’Audiffret, les Danel, Madame Danel et Toussaint… En tout une 20e de personnes. […]

23Lundi 29. Aujourd’hui, grand concert Festival Lamoureux, 100 musiciens, qui attire à l’Hippodrome une société très nombreuse et très élégante. […] Madame Brunet – Lafleur chante avec beaucoup de goût les airs anciens de Gluck et d’Haydn. L’orchestre est superbe. Dans l’après-midi, j’avais eu une conférence de 2 heures avec Auguste Houzé pour étudier les places des machines nouvelles pour la filature. […]

  • 161 Abbé Paul-Hubert Perny (1818-1907), membre de la Congrégation des Missions Étrangères, emprisonné s (...)

24Mercredi 31. Je reçois les ouvrages du père Perny161 sur la linguistique chinoise et une lettre très aimable de cet excellent père. Je passe ma matinée à parcourir ces livres si remarquables et si savants.

Février

25Jeudi 1er. […] Je reste à Wazemmes l’après-midi et je vais chez madame Fauchille – Vanlaer qui reçoit 200 personnes à l’occasion du raccroc de noce d’Auguste Fauchille avec Mlle Wallaert. Je cause avec Masquelier, Druez… Je ne m’ennuie pas trop. […]

26Samedi 3. […] Démontage du condenseur de la petite machine. Grand bal chez Schotsmans. 350 personnes. Je m’amuse beaucoup. […]

27Lundi 5. Bal chez Van de Weghe. Très jolie maison. Je cause avec Schotsmans qui raconte toute l’histoire de sa famille et la grande affaire de grains de 1874 dans laquelle son père Adolphe a perdu 30 millions.

28Mardi 6. Temps charmant. Promenade avec les enfants. Dîner chez maman Loyer avec les Gonnet, les Dubrulle, les Houzé, les Crépy et les Souriaux. […]

29Mercredi 7. La mère Lisnard vient causer avec maman Loyer de tous les cancans que l’on fait sur sa fille et sur M. de Salelles.

30Jeudi 8. Je vais le matin chez papa Jules causer de toutes les nouvelles du jour. Le jeune Paul Groulois lâche Marie-Louise pour se diriger vers Mademoiselle Fontaine – Flament. Il y trouvera une plus jolie fille et une plus jolie dot. […]

31Mercredi 14. […] Mathilde va chez Nelly pour la répétition du chœur du concert des écoles libres qui doit avoir lieu chez Boutry.

32Jeudi 15. Visite de M. Lecomte intéressé de M. Bary Jne du Mans : 180 métiers à tisser, 1 200 broches filature au sec. Il vient demander conseil pour le séchoir Perret que je ne l’engage pas à monter.

33Vendredi 16. Papa Jules a ressenti une faiblesse telle dans les jambes en quittant le salon que je n’ai pu m’empêcher de considérer sa situation comme très grave. […]

  • 162 Henri, vicomte de Bornier (Lunel, 1835-Paris, 1901) littérateur et poète français, de l’Académie fr (...)

34Dimanche 18. Je vais chez papa Jules pour voir comment il a passé la nuit. Les enfants vont lui dire bonjour. Je reste l’après-midi à lire le livre du père Perny : 2 mois sous la Commune de Paris et les livres de l’abonnement de lecture entre autres La Lizardière du Vte de Bornier162 qui est intéressant. Dîner chez maman Jules. 30 personnes : les Émile, les Gonnet, Houzé […]

  • 163 Labanhie, médecin à Lille.

35Lundi 19. Je vais passer la journée à Douai pour suivre les débats de l’affaire Labanhie163. Je conserve les journaux relatifs à cette affaire qui m’intéresse vivement. Je crois que c’est un farceur mais il se défend admirablement. Le soir, je vais au concert des Inondés d’Alsace – Lorraine qui est superbe. […]

36Jeudi 22. On annonce le nouveau ministère Jules Ferry. Son programme est assez remarquable. Dîner chez Agache – Kuhlmann avec les Ernest Loyer, Albert Crespel, Pierre Decroix, M. et Mme Lamy, Ed. Agache. L’on joue aux charades après dîner. […]

37Samedi 24. […] Messe des grands-parents Scrive – Labbe, les fondateurs de notre maison. Avons-nous assez de reconnaissance pour ces chers parents si courageux, si honnêtes qui nous ont laissé une aussi belle situation ?

38Dimanche 25. […] Dîner chez Ernest Loyer avec les Scrive – Bigo, les Houzé, Pierre Decroix, Edmond Plaideau, M. et Mme Armand Dujardin, les Gonnet – Dubrulle. […] P. Decroix nous annonce que son père Henri et lui deviennent gérants de la Banque Commerciale. […]

39Mercredi 28. Mort à 9 h ½ de la tante Aimée, le dernier débris de la génération de papa Scrive et contemporaine des oncles Bigo – Danel, bonne maman Briansiaux. Ainsi tout passe et bientôt, nous-mêmes nous passerons sans laisser le moindre souvenir sur cet océan de monde ! Quel triste sort que celui de l’homme sur la terre ! Espérons que nous serons plus heureux sur la terre où nous abordons après la mort.

Mars

40Jeudi 1er. Conférence de Renouard sur les houillères du Nord et du Pas-de-Calais. Je vois de nouveau quelle reconnaissance nous devons à notre cher grand-père pour avoir agi si sagement dans l’affaire du charbonnage de Lens. […]

  • 164 Léon Armand Charles Baudry d’Asson, homme politique français, né en 1836 à la Rocheservière, d’extr (...)

41Dimanche 4. Temps admirable aussi, la foule est grande dans les rues. Je vais entendre la conférence royaliste d’André Barbes et M. Baudry d’Asson164 député de la Vendée. Toute la fleur des légitimistes du Nord s’était donné rendez-vous dans l’hippodrome. Discours éloquents mais creux et peu pratiques. […].

42Mardi 6. Départ de Lille pour Paris et pour Brest […]. La route quoique longue et froide s’est bien effectuée. Après avoir déjeuné chez Lévesque, 17 rue de la Bienfaisance, j’ai été au ministère de la Marine, prendre les commandes d’autre part. Ensuite j’ai été me promener à pied pendant tout l’après-midi, jusqu’au moment de partir par la gare Montparnasse. […]

  • 165 D’Angers.
  • 166 Bâche en grosse toile goudronnée.

43Mercredi 7. Nous avons perdu 52 500 m toile à voiles de Brest enlevés par Joubert165 et 30 000 prélarts166 enlevés aussi par Joubert à 1.58 !

  • 167 Du Mans.
  • 168 De Thiboust.

44Jeudi 8. Jour de l’adjudication ; à 3 h entrée en séance. Singulière attitude du commissaire. Nos prix sont trop bas ; nous aurions pu les majorer de quelques centimes car Richer167 était bien au dessus de nous. Après l’adjudication, nous allons dîner et ensuite au théâtre où l’on jouait Roméo et Juliette et une femme qui se grise168. C’était vraiment très gentiment joué. À 5 h du matin (vendredi) on vient nous réveiller et nous partons à 6 h ½. Le temps est très froid et il y a partout 1 pied de neige. […]

45Vendredi 9. En résumé ce voyage a été aussi agréable qu’il pouvait l’être dans cette saison et dans les circonstances où nous nous trouvions. Nous n’avons pas fait de brillantes affaires mais il n’était pas possible d’espérer de bons prix vu la concurrence effrénée et la lutte avec Joubert. […]

46Samedi 10. Visite à Lévesque et départ de Paris à 12 h 30. […] Concert chez M. Boutry au profit des Écoles catholiques. Très belle réunion, charmant discours en vers de M. de Margerie. Nous quittons à minuit, bien fatigués.

  • 169 Folville Juliette (1870-1949), musicienne et compositrice liégeoise.

47Dimanche 11. Neige abondante. Enterrement du cousin Alfred Descamps, l’un des derniers représentants de mes cousins de cette génération, Bigo, Prévost… 76 ans. Mathilde et les enfants vont chez Albert Plaideau où l’on a une séance d’escamotage et une comédie très amusante. Dîner chez ma tante Scrive – Bigo avec les Auguste et les Émile. […] Après dîner, nous allons chez Georges qui reçoit la jeune phénomène Juliette Folville169, si remarquable comme pianiste, violoniste et compositeur de musique.

48Lundi 12. […] L’on m’apprend la mort de la jeune dame Mathilde Descat, femme d’Henri Claeyssens de Wambrechies. Cette malheureuse laisse 11 enfants vivants. Elle en a eu un et même quelquefois deux pendant chaque année de mariage. Elle est morte épuisée. C’était une de mes danseuses. Que de deuils et de morts parmi ceux que j’ai connus, en attendant que j’aille grossir à mon tour le troupeau des ombres qui se pressent près de la barque de Caron.

49Mardi 13. Fête de Mathilde et de maman Loyer. Je fais venir des bagues de chez Watier pour offrir à ma chère petite femme un bijou qui, je le sais, lui fera plaisir […]

50Jeudi 15. […] Après dîner, je vais à la séance de géographie entendre M. de Guerne raconter son voyage à l’île de Jan Mayen sur les côtes du Groenland.

51Vendredi 16. Georges alléché par la conversation que j’avais eue hier avec sa mère relativement aux affaires de représentation dont m’avait parlé G. Danset dans sa visite d’hier, me demande de lui faire réserver une représentation de maisons étrangères si j’apprenais qu’on eût besoin de représentant en France. Quelle déchéance pour un petit-fils de papa Scrive. Être à la recherche d’une représentation ! Lorsque l’on a un nom si glorieux dans les annales de la fabrication nationale, c’est peu honorable de faire entrer les produits étrangers. […]

52Dimanche 18. […] Aujourd’hui l’on dîne chez moi. Je reçois les Houzé, Gonnet, Dubrulle, Dujardin, Crépy, Ernest et j’y joins Delemer et les Mertian […]

53Mercredi 21. […] Je vais à l’église avec Mathilde pour me confesser, pour me préparer à la communion pascale. Je remercie le Bon Dieu de tout ce qu’il veut bien faire pour moi et du bonheur qu’il m’accorde.

54Jeudi 22. Grand concert spirituel de Massenet à l’Hippodrome. Affluence considérable malgré la cherté des places (10 F les stalles). La musique de Massenet est un peu monotone et je lui préfère beaucoup Gounod. On exécute des morceaux d’Haendel et quelques œuvres de Massenet. […]

55Dimanche 25. Fête de Pâques. […] Les enfants vont chercher des œufs de Pâques chez leur oncle Ernest ; après la grand-messe de Wazemmes. Ils reçoivent un arc et des flèches. […].

  • 170 Grand Bazar central, rue de la Gare à Lille : articles de voyage, jouets, bimbeloterie, maroquineri (...)

56Mardi 27. […] Mathilde va au bazar170 avec les enfants. Il paraît qu’il y est venu beaucoup de monde et que l’on a acheté pour une somme ronde. Les enfants sont bien gentils et je commence à espérer qu’ils pourront faire comme les autres.

  • 171 Ballet de Manzotti, inspiré par les canuts lyonnais.

57Mercredi 28. Je pars à 1 h 15 après avoir été à Marquette la matinée. […] Après avoir pris une chambre au Grand Hôtel, je vais voir pour des billets circulaires de voyage dans le midi, puis je vais dîner chez Lucas et enfin je termine la soirée à l’Eden-théâtre ouvert récemment et où l’on joue une très belle pantomime « Excelsior171 » ou Le Triomphe de la Lumière et du Progrès sur l’obscurantisme et la routine. C’est merveilleux mais peu amusant.

58Jeudi 29. […] Je vais à l’adjudication où j’obtiens le ½ lot draps d’hôpitaux de concert avec Jeanson d’Armentières. Nous avions le même prix que ce fabricant et nous avons partagé ce lot. Je vais à l’agence Cook prendre nos billets pour le voyage circulaire du midi. […]

Avril

59Dimanche 1er. […] Dîner chez papa Jules avec les Auguste Scrive, Auguste Ozenfant, ma tante Henri, maman Loyer, les Crépy et les Dujardin. Antoine, Julio et Émile Dujardin jouent une petite comédie : Pierrot empoisonné qui fait rire tout le monde. […]

  • 172 Mam’zelle Nitouche, opérette en 3 actes d’Henri Meilhac et Albert Millaud.

60Lundi 2. Départ à 1 h 15 pour Paris. Je fais toute la matinée mes préparatifs de départ et je donne des ordres à Lille et à Marquette. Voyage excellent. Temps printanier, beaucoup de monde dans le train. […] Nous nous installons au Grand Hôtel dans une belle et bonne chambre du 2e étage, puis nous allons chez les amis Dislère qui nous reçoivent à bras ouverts. Nous parlons des malheurs qui accablent Léonie Mariage puis nous allons tous ensemble aux Variétés entendre Nitouche172, le succès du jour. Mal assis, serrés comme des harengs, nous ne trouvons pas grand charme à écouter ces inepties ridicules. Quel stupide public que celui qui trouve du plaisir à entendre des plaisanteries de mauvais goût sur l’armée française. En sortant du théâtre, nous allons prendre des glaces chez Tortoni et nous rencontrons Victor Dujardin à 1 h du matin sur le boulevard. Encore un qui ferait mieux de ne pas trop se fatiguer ; il me semble qu’il n’est guère solide pour mener une vie de plaisir.

61Mardi 3. À 7 h nous nous réveillons frais et bien portants après une nuit courte mais bonne et réparatrice. Je vais chez Degouy, chez Lévesque mais je n’apprends rien de bien agréable. Tout marche de travers et les prix sont exécrables. Nous allons chez Storez qui nous reçoit très aimablement. Quels bons amis nous avons là ! La fille du sculpteur Bras de Douai vient les voir. […] Après le déjeuner, nous allons voir l’exposition des Arts décoratifs puis nous allons jusqu’au Bois de Boulogne et ensuite nous rentrons à l’hôtel […] et nous allons dîner chez Ledoyen aux Champs-Élysées. Au retour, je trouve une lettre très aimable d’Huret – Lagache.

62Mercredi 4. Départ à 8 h 50 par le plus beau temps du monde, nous sommes prêts de bonne heure et nous arrivons à la gare de Lyon bien en temps. La route bien longue et bien fatigante par ces 1res chaleurs, mais en fin de compte, nous arrivons en bonne santé. […] Je cause un peu pendant la route avec mon voisin qui est anglais, géologue et qui va en Italie pour étudier la géologie de ce pays. Après dîner, nous faisons le tour de la rue de la République et de la rue de l’Hôtel de ville […].

63Jeudi 5. La journée est ravissante. […] Jacquemet vient me voir à l’hôtel et il se plaint que nos genres ne conviennent pas à la vente de Lyon […]. Nous allons en voiture à Fourvières d’où l’on a une vue très belle, puis nous déjeunons chez Casati. […] Après le déjeuner, nous visitons le palais des Beaux Arts, puis nous allons au Musée chinois, indien et japonais dont M. Guimet a fait don à la ville de Lyon. Delà, nous allons en voiture au parc de la Tête d’Or et ensuite au confluent de la Saône et du Rhône. […]

64Vendredi 6. Départ à 7 h 20 pour Avignon par un temps admirable. Très bon buffet à Avignon dont les titulaires depuis 30 ans tiennent les buffets d’Avignon et de Marseille. Ils sont très aimables pour moi et me racontent des anecdotes très amusantes sur les souverains qu’ils ont reçus. Remparts superbes, musées Calvet, maison de Crillon, château des papes, église des Doms, vue splendide sur le Rhône. Départ à 4 h pour Nîmes où nous arrivons à 5 h ½. Bel hôtel sur la place des Arènes. […]

65Samedi 7. […] Sous la conduite d’un vieux commissionnaire, nous visitons successivement les Arènes, pilotés par le conservateur de ce monument, les musées très bien installés dans un hôpital qui va bientôt servir de lycée, la fontaine et le temple de Diane, ses superbes jardins et bassins, l’église St-Castor. Nous rentrons déjeuner et partons à 2 h pour Cette [Sète] et Carcassonne. Nous dînons à 7 h ½ à Narbonne après avoir fait une halte à Cette où un omnibus nous conduit dans toute la ville et sur le port. […]

66Dimanche 8. Journée charmante. Marché très animé sur la place. Je vais voir les maisons Delmas Guilhem Courier, Pons Rousselle et Astri, Mullot Barrié (maison de gros). Je cause avec Barrié, le gendre du père Mullot, qui continue les affaires avec Gabriel Mullot, son beau-frère. Jourdanne (maison de gros). Je fais connaissance de ces messieurs Jourdanne. Je traduis une lettre anglaise relative aux pompes centrifuges dont ils ont besoin pour inonder leurs vignes et les mettre à l’abri du phylloxéra. Promenade charmante après la messe à St-Vincent, à la vieille cité de Carcassonne, si remarquable et si bien restaurée par Viollet-Le-Duc. Le curé de l’église de la vieille cité m’en fait les honneurs avec les plus grands détails. Puis nous allons, toujours conduits par M. Jourdanne, dans sa calèche, à sa propriété de vignobles où nous visitons les caves superbes, la chapelle, les plants américains et un luncher nous est servi avant de partir. […] Nous repartons à 7 h 20 pour Toulon où nous arrivons à 10 h.

67Lundi 9. Dès ce matin à 9 h, je vais avec Rouzé voir M. Bousquet et St Félix et Fourrié. Le 1er est un acheteur considérable de toiles à sacs. […] Chez St Félix, je vois des articles décourageants, entre autres ceux d’Agache […]. Visite aux monuments de la ville avec Rouzé qui est un très aimable et très bon représentant, peut-être un peu trop grand seigneur, mais cela n’est pas mauvais. […]

68Mardi 10. À neuf heures, je vais chez St Félix et Fourrié avec qui j’ai une longue conversation sur le genre qu’il faudrait créer pour eux ou sur ceux qu’il faudrait améliorer. Ils veulent du crémé très avancé et du carton, ce qui n’est pas facile à obtenir. Nous partons à 12 h 20 pour Montpellier où nous arrivons à 6 h ½ à l’hôtel Nevet. […]

69Mercredi 11. Visite au musée Fabre, dès 9 h du matin après avoir vu la superbe promenade du Peyrou, l’aqueduc et le château des eaux, les églises et les monuments. Ce musée Fabre est le plus beau de France, après le Louvre et le Luxembourg. À dix heures ½, nous partons pour Arles où nous arrivons à 1 h. Visite aux Arènes, au Théâtre romain, aux Alyscamps. Achat d’une panetière 30 F et d’un légumier en faïence d’Avignon 6 F. Je cause avec un officier qui raconte, en s’en moquant, les sottises que font les paysans enrichis par la vigne (un lustre de 3 000 F dans une cuisine). Entre Arles et Marseille, panorama superbe, salins ; nous causons avec un ménage marseillais très intéressant. […]

  • 173 Opéra d’Halévy.

70Jeudi 12. Cadeau princier de maman Loyer qui nous annonce qu’elle nous donne 5 000 F de rente, en un titre de 5 % valant 113 500 francs. […] Promenade pendant 7 heures dans Marseille, visite aux palais Longchamp, Borrely, promenade du Prado et déjeuner à la Réserve, ce superbe restaurant en face de la Méditerranée au bout du Prado. Le soir, nous allons au théâtre de Marseille où l’on joue la Reine de Chypre173.

  • 174 Jean-Baptiste Marie de Piquet, marquis de Méjanes (Arles, 1729-Paris 1786), bibliophile.

71Vendredi 13. […] Nous partons à 9 h 57 et nous prenons le train pour Aix où nous arrivons à midi, après avoir traversé une route délicieuse par Gardanne. Déjeuner au buffet de la gare d’Aix et visite de la ville où ce qui nous intéresse le plus c’est le musée et la bibliothèque légués à la ville par le marquis de Méjanes174, manuscrits de Peiresc… À 2 h 10, nous repartions pour Marseille dans un coupé-lit où nous sommes restés seuls jusqu’à l’arrivée à Marseille ; à 4 h 17, nous repartions pour Toulon où nous arrivions à 6 h pour dîner ; table d’hôte du superbe Grand Hôtel. Nous allons ensuite au Casino où nous entendons des romances comiques assez drôles. […]

72Samedi 14. […] Escortés de son domestique, accompagnés par le vieux Suchet, nous allons visiter les admirables campagnes de M. d’Audiffret et de madame Suchet. Il est impossible de décrire ces beautés pittoresques où l’art s’est uni à la nature pour faire des merveilles. Végétation puissante, orientale plutôt que française. […]

73Dimanche 15. Après une excellente nuit de repos complet, nous nous levons de bonne heure et nous faisons nos préparatifs pour aller à Cannes. Promenade dans la ville. Gaîté de la population toulonnaise. Messe à l’église St-Louis Achat de journaux, de photographies. Déjeuner et départ à midi. Arrivée à Cannes à 3 h. Route délicieuse. Hôtel Beau Site, superbe hôtel avec des jardins admirables. Promenade en voiture dans toute la ville, sur le boulevard de La Croisette. Je rencontre C. Huet et sa famille. Ils sont depuis 4 mois dans le midi, 3 mois à Amélie-les-Bains. […] Dîner à l’hôtel. Pas un Français. Les uns prennent du madère et du champagne, les autres de l’eau de Vals avec de la glace. Soirée très calme dans le beau jardin de l’hôtel.

74Lundi 16. À 7 h, j’écris à Larivière et je m’occupe de nos petites affaires. Temps ravissant. Vue superbe sur la mer et les îles. Promenade en voiture à 9 h pour visiter Mougins et Le Cannet. Admirable route mais dévastée par la gelée de cet hiver qui a détruit toute la végétation, les olives, les orangers, les fleurs, les fruits ; vue sur Grasse, visite à un fabricant de toiles à la main. […] Départ à 1 h. Hurest et sa femme nous accompagnent jusqu’à Nice. M. Masquelier du Havre nous accompagne jusqu’à Antibes. On parle de l’agiotage effréné sur les terrains de Cannes. À notre arrivée, nous sommes frappés de l’aspect parisien de Nice. Ce n’est plus la campagne, c’est le boulevard, c’est un Trouville d’hiver. Nous nous installons au 1er dans une bonne chambre à l’hôtel Cosmopolitain. […]

75Mardi 17. […] Après déjeuner au Garden House, nous allons à Villefranche en voiture découverte. De là, les amis Jeannel nous conduisent au Cap Férat, au château de M. Pollonais, directeur de « La France », banquier de Nice, colossalement riche. Ce château est somptueux : placé au sommet du Cap Férat, il domine toute la rade de Villefranche. C’est un panorama splendide même dans un pays où tout est merveilleux. Nous voyons Villefranche, ville extrêmement pittoresque puis la Hyène commandée par le Vte de Porret, qui sert aux expériences de J. Barrois et des savants dont il dirige les travaux. […] Dîner très gai à l’hôtel oùnous fêtons Viellard dont c’est aujourd’hui la fête.

76Mercredi 18. […] Je pars pour Monaco à 11 h. Vues merveilleuses ; grandiose aspect du rocher de Monaco. Visite aux Dorchies, villa Joyeuse. Ils nous conduisent au château du prince que nous visitons puis nous allons en voiture à Monte-Carlo, visite de la localité. Concert, salle de jeu. Les Viellard nous rejoignent à 3 h puis nous allons dîner à l’Hôtel de Paris. Monde excentrique de cocottes et d’étrangers. Après dîner, on retourne jouer. J’entends le concert. Nous rentrons à Nice à 10 h.

77Jeudi 19. Etude du voyage dans la haute Italie. Nous nous décidons à aller à Florence, Milan et Venise. Mathilde fait les malles et j’écris à Lévesque, à maman Loyer, maman Jules […]. A 7 h dîner chez M. Crépy, villa Caroline. Il nous reçoit admirablement. J’achète 2 billets circulaires pour la haute Italie et je prends 2 000 francs au Crédit de Nice.

78Vendredi 20. Départ à 8 h 24 pour Gènes. Nous rencontrons à Vintimille M. Masquelier qui est venu passer la journée à San – Remo. C’est une bonne fortune pour nous qui entrons pour la première fois en Italie ; puis nous faisons connaissance avec une Anglaise et son mari qui nous prennent en affection et causent très aimablement. Route délicieuse, villas peintes extérieurement. Arrivée à Gènes à 6 h 40. Superbe ville. Bel hôtel Isotta

79Samedi 21. J’écris à Ernest et à Larivière. Nous nous mettons en route à 9 h pour visiter Gènes la superbe dont les palais attestent la splendeur passée. Après la visite des palais et des églises, je reviens déjeuner et nous allons ensuite au Campo Sancto, véritable musée de sculptures modernes ; puis promenade dans la ville et les environs. L’orage gronde sur les hauteurs entourées de nuages noirs, ce qui donne un singulier aspect au paysage. […] Le soir nous allons au théâtre Politeama où l’on joue une pièce nouvelle intitulée Zuma. Cela se passe dans les Indes et rappelle un peu Jaguarita l’indienne, mais la musique est distinguée et appartient à une bonne école. Les chanteurs sont aussi très bons.

80Dimanche 22. Nous visitons dans la matinée les palais Rosso (ancien Brignole-Sale) et Serra puis nous déjeunons à midi ½ après avoir entendu la messe à San Ambrosio ; les petites filles chantent des Ave Maria pendant toute la messe. Route insupportable à cause des trop nombreux tunnels mais bien gaie lorsque l’on peut voir le pays. Mlle de Vasconcellos nous accompagne jusqu’à Pise : nous nous contentons de voir de loin le dôme et la tour penchée. Arrivée à 9 h 45 à Florence par le mauvais temps. Il paraît que les hôtels sont combles, parce que c’est le moment de la saison de Florence et les étrangers y sont très nombreux. Nous sommes au 3e étage dans un galetas.

81Lundi 23. Le temps est incertain d’abord, puis la pluie commence à tomber mais cela ne nous empêche pas de visiter d’abord la place de la Seigneurie, Palazzo Vecchio, la loggia dei Lanzi et la galerie des Uffizi, réunion sublime de chefs d’œuvre. Puis nous déjeunons au restaurant Suisse et nous nous faisons conduire en voiture à San Miniato par la promenade neuve del Colli. En descendant la montagne, nous voyons Santa Croce rempli de monuments funéraires des grands hommes d’Italie, Anunziata, synagogue juive, San Marco, San Lorenzo, dôme en reconstruction, campanile et baptistère. Nous nous promenons ensuite aux Cascine où nous voyons toute la société florentine et étrangère ; ce doit être un séjour enchanteur que celui de Florence. Dîner à table d’hôte remplie d’Anglais et promenade ensuite dans les rues avoisinant l’hôtel où il y a de nombreux marchands de tableaux et de statues.

82Mardi 24. Départ à 9 h pour voir l’église San Spirito, Santa Maria delle Carmine, le palais Pitti avec les appartements royaux, le jardin Boboli et la galerie Pitti. Ensuite déjeuner chez Gilli à la Brasserie suisse, puis au musée national, au palais Riccardi, la Badia, musée San Marco, Capella dei principi à San Lorenzo. […]

83Mercredi 25. Départ à 7 h 15 de Florence. […] Dès que l’on met le pied à Venise, on est saisi par l’étrangeté de cette ville. Fête de St-Marc, solennité extraordinaire à St-Marc, où l’on peut aller de tous les côtés parce que tout y est public aujourd’hui. C’est avoir une vraie chance : nous avons bien remarqué que tout était en fête dans le pays, sans trop savoir ce que cela voulait dire. Musique sur le Grand Canal, sur la Place St-Marc. Nuit délicieuse.

84Jeudi 26. Déjeuner à 9 h et départ en gondole sous la conduite d’un cicérone pour naviguer sur le Grand Canal et examiner les palais. Musée Correr, à la fonda dei Turchi, église des Frères, église des Jésuites, église des Scalzi, arsenal et musée naval, Académie des Beaux-Arts, atelier de mosaïque de Testolini. Achat. Palais Labia : fresques de Giotto. Palais Balbi où demeure un marchand de meubles anciens et modernes, achat. Rentrée à l’hôtel à 6 h pour le dîner, promenade sur la place St-Marc.

85Vendredi 27. Déjeuner à 9 h. Départ. […] Visite aux églises San Giorgio Maggiore, Redentore, San Sebastiano, palais Pesaro, superbe mais ruiné, San Giovanni e Paulo et la statue Coleoni, église Saint-Marc, Palais des Doges et prisons d’état. Promenade au Lido.

86Samedi 28. Départ de Venise à 8 h en gondole, au chemin de fer à 9 h. Arrivée à Vérone, patrie de Juliette et des Scaliger à midi ; un jeune homme muni de son diplôme de guide nous fait visiter la ville en voiture. Déjeuner à l’hôtel des 2 Tours. Marché aux herbes très pittoresque. Palais des Scaliger et d’autres grandes familles. Tombeau des Scaliger, église St-Zénon et autres. Nous rentrons à la gare à 5 h après avoir acheté des provisions malheureusement empestant l’ail, ce qui écœure Mathilde. Le train part à 6 h ½ et il commence à tomber une pluie diluvienne qui nous accompagne jusqu’à Milan où nous descendons à l’hôtel Cavour, superbe hôtel sur la place Cavour où nous arrivons à minuit.

87Dimanche 29. Pluie toute la nuit mais le soleil a l’air de chercher à se montrer. Nous allons à pied jusqu’au dôme que nous visitons en détail puis nous montons sur le dôme. Vue exceptionnelle. […] Voiture pour visiter Santa Maria delle Gracie, musée Brera, musée Poldi installé dans un hôtel splendide, Sant Ambrogio, San Lorenzo. Nous essayons d’aller à la Scala où l’on donne un concert mais il est absolument impossible d’entrer. Nous repartons alors pour faire le tour des boulevards et aller au cimetière neuf (appareil de crémation). Arènes, Arc du Simplon, vieux château. Retour par les belles rues de Milan pleines de monde bien gai. Je vais à la gare pour retenir un coupé lit pour demain mais ce n’est pas là qu’il faut demander, mais à Turin. Après dîner, musique excellente dans le jardin public.

88Lundi 30. Départ à 8 h ½ pour la chartreuse de Pavie par le tramway de la porte Ticinese. Charmante route au milieu des rizières inondées d’eau. Biscano, station où l’on change de locomotive, château des Visconti. Arrivés à la chartreuse, nous sommes témoins et cause involontaire d’une bataille entre le cocher qui nous avait fait des offres de service et le traiteur qui a un omnibus pour conduire jusqu’à la chartreuse. La lutte est chaude mais finit par s’apaiser. Nous arrivons au monument que nous jugeons merveilleux et dont l’admirable architecture est en vérité superbe. Retour à Milan à 2 h ½. Règlement à l’hôtel et départ à 4 h ½ pour Turin. On nous a réservé à Turin un coupé lit dans lequel nous nous installons confortablement, sans avoir à payer plus de 5F 10 pour surtaxe jusqu’à Modane. La route se passe très bien, la douane nous laisse tranquillement reposer et notre nuit est excellente à partir de Modane, c’est à dire à partir de 1 h du matin.

Mai

89Mardi 1er. Nous nous réveillons à 6 h, malheureusement trop tard pour jouir de la vue de Culoz et du lac du Bourget, mais cependant nous ne regrettons pas de nous être reposés. Enfin, nous jouissons de la vue d’Ambérieu et de toute la chaîne du Dauphiné. […] Louise nous attend à la gare à 5 h ¾ et nous arrivons au Grand Hôtel où nous trouvons maman Loyer en bonne santé.

  • 175 Opéra-comique de Charles Lecocq.

90Mercredi 2. Après une délicieuse nuit de repos, nous nous levons à 7 h ½, dorlotés par Hermance. […] Je vais à l’exposition où je passe 2 heures à gémir sur la décadence de l’art moderne. Dîner au Grand Hôtel puis nous allons au théâtre des Nouveautés entendre Le cœur et la main175 […].

91Jeudi 3 […] Visite à l’exposition japonaise des tableaux des maîtres du 18/19e siècle (portraits), à l’académie des Beaux Arts. Très grande foule. Nous rentrons à pied. Après dîner, nous allons à l’Eden Théâtre voir jouer la belle pantomime « Excelsior ».

92Vendredi 4. […] Le père Perny vient, dès 8 h, à l’hôtel. Je pars avec lui chez Degouy – Lévesque pendant qu’il va à la Bibliothèque nationale. Il revient déjeuner à midi et m’apporte son dictionnaire Latin – Chinois. Nous allons à l’exposition japonaise puis au salon ; nous rencontrons les Delemer, les Adolphe Crépy, Lefebvre – Delmer. Maman Loyer nous fait faire une jolie promenade au Bois de Boulogne mais il fait froid et je m’enrhume. […] Promenade le soir jusque chez Marquis pour acheter du chocolat.

93Samedi 5. […] Je vais chez Lévesque qui avait reçu une visite de Danset – Montaigne qui lui proposait de lui faire des avances d’argent. […] Visite d’antiquaires, achat de la commode chez Brégère. Nous faisons nos adieux à maman Loyer et à Pauline. Louis nous conduit à la gare. Nous revenons avec les Scrive — Bigo.

94Dimanche 6. Après avoir causé jusqu’à onze heures avec Larivière et Dillies, je vais à Lille voir mon pauvre père que je trouve bien pâle, bien vieilli. Je cause avec lui pendant 2 heures et je vais au sermon de St-Maurice, prêché par Dom Bosco, célèbre fondateur d’écoles d’apprentis en Italie. Il a, dit-on, plus de 100 000 jeunes gens dans ses différents orphelinats. En tous cas, il ne sait pas prêcher et je ne peux pas attendre qu’il ait fini pour m’en aller au Salon lire les journaux. […]

95Lundi 7. Je me remets au courant des affaires, ce qui me démontre combien la situation est mauvaise. Je vais à Wazemmes prendre le titre de rente à 5 % donné par maman Loyer. Je vois le nouveau lustre de la petite salle à manger et les constructions de la machine à vapeur. […]

96Jeudi 10. Je vais à Lille lire les journaux au Salon et au Cercle puis je vais chez papa Jules lui lire le discours prononcé sur la tombe de Suchet. […]

97Vendredi 11. […] Triste lettre de Lévesque qui annonce les exigences de la commission de réception de Paris et le « néant » pour les commandes attendues en draps de soldats. M. Juchet de Toulon dit que l’on ne demandera pas de draps de lit ni de paillasses, ce qui me paraît extraordinaire ; je lui écris de suite. […]

98Samedi 12. […] Visite désolante de Degouy qui n’a vendu que 35 pièces pendant le mois d’avril. Il raconte les ennuis qu’il a avec M. Joriaux, il parle des Dubois et Charvet qui lui vendent la marchandise pour rien et qui ont 15 000 pièces de toile en magasin. Tout cela est effrayant.

99Dimanche 13. Nous allons à 7 h à la messe au Pont-de-Marcq, puis, je vais causer avec le curé au sujet de Soots, sans pouvoir rien apprendre de précis sur ce personnage. Les musiciens de Marquette sont à Amiens. Julio a une éruption de boutons : c’est la rougeole qui se déclare. Ce pauvre petit n’a pas de chance. Pourra-t-il faire sa 1re communion jeudi en 8 ? J’en doute. Mathilde quête à St-Pierre St-Paul pour l’orphelinat Ste-Gabrielle. Le sermon est prêché par Dom Bosco, dans son jargon italien. […]

100Lundi 14. […] Je vais à Wazemmes où Ernest me dit le résultat superbe de l’inventaire, 192 000 F. C’est merveilleux. De là, je vais chez papa Jules, puis je reviens au Salon. Je lis la Revue des 2 Mondes pendant l’après-midi. Lemaire vient me parler pour l’ovation à faire aux musiciens de Marquette. Tout le pays est sur pieds. On dresse partout des arcs de triomphe. Le temps devient fort orageux, c’est à se demander si l’on pourra faire la réception des musiciens tant il pleut à verse, mais vers 6 h l’orage se calme et le cortège précédé de 20 cavaliers du village de Marcq arrive devant la grille du tissage. Foule nombreuse et sympathique. Aussi je fais ouvrir la porte et je reçois tous ceux qui veulent entrer. Je lis un discours que je viens de composer pour remercier le chef de musique de son dévouement et je remercie les musiques de La Madeleine, de Pont-de-Marcq d’avoir bien voulu venir féliciter les musiciens de Marquette de leur succès. La cour est pleine de monde, tout se passe très bien, aussi bien qu’on aurait pu le souhaiter et l’enthousiasme est à son comble. […]

101Mercredi 16. […] Désolante situation des affaires : tous les prix de revient que nous faisons sont plus mauvais les uns que les autres.

102Jeudi 17. Les objets faïence achetés chez Ciambolini à Florence arrivent cassés. Je demande une expertise à la gare. Maman Loyer prend Tony chez M. Pilate et vient dîner avec nous à Marquette. Elle me dit que Crépy s’est plaint de ce que j’achetais du fil chez ses frères, depuis qu’il n’était plus leur avoué. Qu’est-ce qu’il avait besoin d’aller raconter à maman Loyer !

103Vendredi 18. J’apprends que les objets achetés en Italie sont brisés en route par la faute de l’expéditeur ; c’est bien contrariant. […]

104Lundi 21. Julio se lève mais je le trouve très maigri. Le coupeur de Dewachter vient lui prendre mesure des vêtements de 1re communion. Ma tante Auguste écrit à Mathilde pour lui annoncer l’envoi du cadeau de 1re communion. Tristes courriers d’affaires ! […]

105Mercredi 23. Jules peut assister à une partie des exercices de la journée de retraite. En rentrant de Lille, il me demande ma bénédiction et il est fort ému. Pauvre petit ange, puisse-t-il conserver longtemps son innocence ! Puisse le Dieu de Miséricorde lui donner la force et la santé !

106Jeudi 24. Belle cérémonie de la 1re communion de Jules. Nous quittons Marquette à 6 h ½ par le plus beau temps du monde. L’église St-Maurice est en fête et les 1ers communiants arrivent à 7 h ½ avec un ordre parfait. M. le Doyen leur fait une touchante allocution ; Julio est vraiment très bien portant et très recueilli. Je pleure d’émotion en voyant ce petit ange si candide et si recueilli. Dîner chez maman Loyer qui remet à Mathilde une superbe broche en diamant, forme feuille de marronnier de chez Boucheron. Puis, nous allons avec Ernest voir sa maison où l’on pose des vitraux superbes. Je rencontre mon ancien employé Descamps avec qui je cause de la mauvaise situation des affaires en toiles. […].

107Vendredi 25. Départ de Marquette à 7 h. Jour de la Confirmation à St-Maurice des 2 paroisses de St-Maurice et de St-Sauveur L’archevêque se met à interroger les enfants, ce qui fait durer la cérémonie deux heures de plus. L’on va embrasser papa Jules qui va vraiment très bien. Puis nous rentrons à Marquette. Tony a la rougeole […]

108Samedi 26. Si j’avais eu un 3e fils, je l’aurais appelé Philippe en souvenir de bon papa Briansiaux et aujourd’hui nous lui aurions souhaité la fête. Les courriers paraissent un peu moins mauvais. Jules devait faire ses visites de 1re communion mais le temps est si mauvais, la pluie si forte qu’il reste à Marquette. […]

109Lundi 28. Herbaux vient me proposer d’acheter la propriété toute entière de Vermès, le fermier de Marquette. Il y a 8 hectares ½, une ferme, 18 maisons d’ouvriers. Je lui avais offert d’acheter seulement la partie de terre qui touche la mienne, environ 4 000 m ² (177 x 21 m), mais il trouve que c’est le priver d’un débouché pour le reste de ses terres. […]

110Mardi 29. Derache annonce la suspension de paiement de la maison Dutoit frères et Dujardin d’Armentières. Ils avaient repris le tissage d’Antoine Béghin pour 275 000 francs. Madame veuve Dansette – Mahieu les commanditait de 200 000 et ils avaient 150 000 F à eux. Les créanciers principaux sont : Breuvard filateur 240 000, Crédit du Nord 130 000, Duthoit – Thomassin 110 000, Longhaye 60 000… Comme ces messieurs travaillaient depuis 2 ans seulement, cette situation montre bien l’état des affaires à Armentières. Il y en aura probablement d’autres avant peu. La maison Simon Villers de Paris fera probablement culbuter quelques fabricants d’Armentières quand elle liquidera. Je vais au conseil municipal de Marquette. Mais nous n’y sommes que cinq. Impossible de délibérer.

111Mercredi 30. Je crois que l’on commence à se rendre compte de la mauvaise situation des affaires à Armentières. Il est temps ! Nous causons de la santé de Julio et de la nécessité de lui faire doubler la sixième. Ce pauvre petit est vraiment bien pâle et n’a pas beaucoup de force physique. […] Je cause avec Larivière à qui je promets 10 000 F de minimum comme appointements et part de bénéfice. Je lui promets de le prévenir un an d’avance si je me décide à quitter les affaires.

112Jeudi 31. Temps charmant. Nous allons à Lille en américaine avec Mathilde, puis nous visitons la nouvelle promenade hors de la Citadelle que l’on appelle la Promenade du Préfet. Ce sera délicieux pour se promener à cheval. Hélas, pourquoi suis-je devenu vieux et gros ! […]

Juin

113Vendredi 1er. Je reçois de Larivière une lettre qui me tourmente parce qu’il m’annonce que les conditions que je lui fais ne lui conviennent pas pour l’avenir. Il me dit qu’il va charger M. Darroux de s’entendre avec moi. Je l’appelle dans mon bureau pur lui dire que j’avais toute confiance dans le tact de M. Darroux. En somme, je suis très surpris de cette manière d’agir de Larivière à qui je faisais une amélioration très appréciable de situation (10 000 F assurés plus le logement, l’éclairage, le chauffage et d’autres petites douceurs). Je n’étais engagé qu’à 8 000 F sans logement, ni chauffage, ni éclairage.

114Samedi 2. Messe de papa Loyer. Grand obit solennel suivi d’un dîner où assistent les Houzé, Mertian… C’est trop gai pour une cérémonie de ce genre. […] Visite intéressante chez Lefebvre – Dujardin qui travaillent exclusivement à façon. Ils ne veulent pas mettre en magasin et trouvent du travail à façon à Armentières. Qui diable peut encore faire travailler à façon ?

115Dimanche 3. Journée superbe pour le grand concours musical de la ville de Lille. Je vais au Salon voir le défilé des 152 sociétés de musique qui viennent se disputer les prix. Dîner à Hellemmes avec l’oncle Édouard, ma cousine Bigo, maman Loyer, les Georges, les Albert, les Ozenfant, madame Paulis et Jeanne Paulis. Au dessert, je porte un toast aux premiers communiants Albert et Jules Scrive. Ce toast paraît avoir le plus grand succès près des grand-mères parce que je rappelle le souvenir de mon oncle Henri et de papa Loyer, ces excellents hommes dont l’existence a été consacrée au travail et au devoir. Puissent ces enfants continuer dignement et heureusement les traditions de la famille !

Jules Émile et Mathilde

Jules Émile et Mathilde

En épousant en 1866 Mathilde Loyer, de 10 années sa cadette, le fabricant lillois choisit un des plus beaux partis de la place. À défaut de l’endogamie, l’homogamie est un bon remède au « grand mal des mariages » (J. -P. Hirsch) quand il s’agit de préserver la fortune. De cette union sont nés 3 enfants : la petite Mathilde qui meurt en bas âge (4 ans), puis Jules Henri dit « Julio » et enfin Antoine Ernest, dit « Tony ».

116Lundi 4. Admirable journée de fête aujourd’hui mais température trop excessive. Nous restons à Marquette jusqu’à cinq heures et nous venons retrouver maman Loyer chez Doutrelon, place de la Gare d’où l’on voit l’animation et l’enthousiasme excité par l’annonce de la musique de la Garde républicaine de Paris. […] La Grand Place est très bien décorée et les illuminations sont très belles, malgré la pluie d’orage survenue dans la soirée. […]

117Mercredi 6. Je ne reçois rien de M. Darroux, sans doute qu’il aura écrit à Larivière. Je m’occupe beaucoup plus que d’habitude de mes affaires.

118Jeudi 7. Lettre Suchet avec la commande de 59 700 m drap de lit et 19 000 m paillasses. Je vais à l’obit à Tourcoing de la jeune dame Lorthiois et Pauline LeBlan. […]

119Vendredi 8. […] Je vais à la Chambre de Commerce où je prends un certain intérêt aux questions que l’on y traite. Je cause avec Vial de la situation d’Armentières. Quel toupet a ce gaillard là ! Tout va toujours très bien. […]

120Dimanche 10. Nous allons à la messe à Lille tant les chemins sont détrempés par la pluie d’hier et de toute la nuit. […]. Fête de maman Jules. Dîner où assistent les enfants et petits enfants, sauf André qui est à Leeds. Maman Loyer, ma tante Henri et les Paul Scrive – Viseur. Je prononce un toast qui paraît faire grand plaisir où je fais l’éloge des bonheurs que l’on éprouve dans la vie de famille. […]

121Lundi 11. Je vais à Lille l’après-midi. J’assiste à la vente des bibelots à la salle des ventes, mais j’en suis vite fatigué. Décidément, je n’ai plus de goût à ces bêtises. J’aime mieux conserver mon argent que de le gaspiller en niaiseries et frivolités. […]

122Mardi 12. […] Visite de l’agent voyer du maire de Marquette et des autorités locales pour la route que l’on va paver. Ils veulent me forcer à faire un aqueduc pour les eaux du crémage afin d’avoir un trottoir. Je les engage à faire effectuer le travail en fossé le long des murs du couvent du Bon Pasteur. Les sœurs ont intérêt à ne pas avoir de trottoir de leur côté parce que l’on pénétrera chez elles. L’agent voyer et Roger doivent aller voir la supérieure du couvent de Lille. […]

123Jeudi 14. Départ de Miss Dora, la gouvernante des enfants qui était depuis quelques années avec nous. Nous sommes véritablement émus de ce départ car c’était une brave fille et un brave cœur. […]

124Vendredi 15. Je vais faire mes adieux à papa et maman Jules qui partent pour Caestre où ils vont faire un petit séjour. Jamais les affaires n’ont été aussi pitoyables qu’en ce moment. C’est à se croire rentier. […]

125Samedi 16. Quelle torture que de ne pas avoir de travail à donner à ses ouvriers ! Voilà encore une semaine terminée mais comment se termineront les suivantes ? Maman Loyer est toute préoccupée de son dîner de demain. Il semble que cette chère mère n’ait rien d’autre à penser qu’à traiter un tas de gens qui lui sont aussi étrangers les uns que les autres.

126Dimanche 17. […] Je cause avec Auguste Houzé de l’avenir de la filature et je lui dis que je suis bien loin de dédaigner cette fabrique pour l’un ou l’autre de mes fils, mais que je ne puis pas non plus montrer que je compte sur une affaire qui, en somme, ne m’appartient pas. Ernest fera ce qu’il voudra et nous avons bien le temps de songer à l’avenir. […]

127Mardi 19. Je vais à Lille dans la matinée me faire couper les cheveux chez Parant où je n’étais pas allé depuis plus de 15 ans : nous nous trouvons mutuellement changés, mais je crois qu’il est encore plus malade que moi. Dîner chez Auguste Scrive avec Hartung, Paquin et sa femme. On parle du crédit de la maison Casse que l’on discute beaucoup. […]

128Jeudi 21. Temps affreux. Pluie et froid. Bogaert m’amène 2 chevaux pour maman Loyer. Je ne les trouve pas bien fameux. […]

129Vendredi 22. Je vais […] chez Lefebvre – Dujardin pour demander s’il a reçu une lettre du contremaître du tissage qu’il m’avait proposé. […] Gustave vient passer une partie de la soirée avec Valérie qui est toujours aussi geignarde. Les affaires en papeterie paraissent bien mauvaises et Gustave se plaint beaucoup. […]

  • 176 Sucrerie – distillerie.

130Samedi 23. […] Faillite Bonzel frères176 d’Haubourdin. Le passif est de 2 millions dit-on, l’actif presque nul parce que les femmes de ces messieurs reprennent leurs dots s’élevant à 600 000 francs. Ce sera une très mauvaise affaire. Combien y en aurait-il si on apurait les comptes d’une foule de maisons ?

131Dimanche 24. 2e communion de Jules. Nous allons à la messe à St-Maurice puis nous allons chez Louise et ensuite à Lomme. Après le déjeuner, nous partons en landau découvert pour la ferme de Fromez et pour faire visite à M. Henri Labbe, mon aimable collègue de la Chambre de Commerce qui occupe un charmant petit castel à Santes (entre Santes et Haubourdin). On appelle ce petit château qui a appartenu à la famille Le Josne de l’Espierre, le château de la Rache. Nous y avons trouvé Théodore Labbe, Louise Blondeau et Henri Labbe fils occupés à peindre dans un bateau le paysage d’alentour. De retour à Lomme, je cause avec le marchand de chevaux, Sauvage, d’Harnes près de Lens, qui vient proposer 2 chevaux noirs pour maman Loyer. Ernest et Théodore iront demain à Arras pour les voir.

  • 177 H. Folet, docteur en médecine à Lille.

132Lundi 25. […] J’apprends que Baptiste Garcon, un de nos plus anciens ouvriers, est tombé hier en montant une pièce à la machine : le garde-fou du pont devant la machine s’est détaché et ce malheureux s’est cassé le coude dans sa chute. On l’a fait panser, puis on l’a fait transporter à l’hôpital St-Sauveur où je suis allé le voir. M. Folet177, le médecin, l’a examiné devant moi et a trouvé une fracture à la partie inférieure de l’humérus, avec plaie. Il y a lieu de craindre l’inflammation de l’articulation, ce qui amènerait une arthrite et nécessité de faire l’amputation du bras. Espérons que ce pauvre homme sera moins malheureux ! Quelle triste condition que celle de l’industriel responsable de tous les accidents qui surviennent dans son usine !

  • 178 Propriétaire rentier à Marquette.

133Mardi 26. […] Séance orageuse au Conseil municipal de Marquette à cause du terrain des Écoles. M. Fontaine178 propose l’ancienne église. M. Dépretz, le maire, propose un terrain tout proche de la nouvelle église mais il avait pris l’engagement de faire une rue pour aller de l’église au presbytère et la nouvelle école ne permet pas de faire cette rue. Je crains qu’il ne donne sa démission. […]

134Jeudi 28. Victor Flourent, employé à la filature de papa Loyer puis d’Ernest, est mort hier soir à Lommelet où on l’avait enfermé depuis 3 ans. Ce malheureux avait eu un ramollissement du cerveau causé par les émotions qu’il avait éprouvées en 1878 à la suite du vol de 100 000 francs de Gosset. Ce bon Gosset ! Que de changement, que d’événements survenus depuis cette époque ! En vérité, c’est curieux de faire de temps en temps des retours en arrière et de revivre dans le passé. Que d’individus sont déjà disparus. Ce n’est pas croyable tous les changements arrivés en si peu de temps. Les enfants sont chez le photographe Carlier pour se faire photographier. Nous déjeunons à Wazemmes.

135Samedi 30. […] Il fait un temps magnifique, aussi nous dînons en plein air, sous le kiosque — champignon. Je fais l’inventaire des fils avec Dillies. Ce brave garçon possède son magasin sur le bout des doigts. C’est un bonheur que d’avoir des employés au courant de leur besogne comme Dillies. […]

Juillet

136Dimanche 1er. Il est impossible de commencer un trimestre sous de plus fâcheux auspices au point de vue industriel. Espérons que la Providence qui nous a toujours protégés voudra bien nous tirer de ce mauvais pas. Temps superbe. Jamais on n’a vu une période de beau temps aussi longue dans le Nord. Après la messe, je reste à Marquette pour surveiller les travaux que l’on fait à la machine et aux pompes. Dubrule de chez Jean et Peyrusson nous aide de ses conseils. Lamy qui quitte la maison Kuhlmann parce qu’il ne s’entend pas avec Kolb soutenu par Agache, vient nous faire sa visite d’adieux. Il déjeune chez Larivière. […] Foire aux plaisirs pour les écoles libres au Jardin zoologique. Très réussie.

137Lundi 2. Les journaux annoncent la mort du comte de Chambord, Henri 5 pour les royalistes. Si cette nouvelle est vraie, c’est assurément une grande chance pour les Orléanistes de voir monter sur le trône le comte de Paris, mais les Républicains vont faire les plus grands efforts pour rester au pouvoir. […]

138Mardi 3. Notre bon vieux curé du Pont-de-Marcq est mort ce matin à 6 h après une cruelle maladie, un cancer à l’intestin qui l’a fait beaucoup souffrir. […] Les chevaux achetés par maman Loyer ne sont pas parfaits : il y en a un qui corne après avoir trotté. Enterrement à Roncq de M. Jules Leurent, ancien député, industriel remarquable et défenseur du travail national.

139Mercredi 4. […] Je crains que les travaux entrepris à la machine et à la pompe nous entraînent à un arrêt encore pour jeudi. L’enterrement du curé ayant lieu vendredi, c’est une semaine toute entière qui se trouve perdue.

140Jeudi 5. Je fais le relevé des ventes du mois dernier et je constate avec plaisir qu’elles s’élèvent encore à 228 000 francs mais je dois reconnaître aussi que nos fournitures militaires s’élèvent à un chiffre élevé. Le commerce baisse de plus en plus et les fournitures s’épuisent. On continue les travaux à la pompe et à la machine à vapeur.

  • 179 Filateur et négociant en laine.

141Vendredi 6. Enterrement solennel du curé du Pont-de-Marcq, l’abbé Houwen. La solennité est très belle grâce au concours de tous les ecclésiastiques de Marcq et des environs. La musique accompagne le cortège. Papa et maman Jules viennent dîner avec nous et paraissent heureux avec nous. Le député de Tourcoing, Désiré Debuchy assiste au service ainsi que M. Lorthiois179 de Tourcoing et d’autres messieurs de cette ville. La machine a marché aujourd’hui à 8 h après un arrêt de 5 jours. Les affaires sont déplorables, les courriers sont mauvais.

142Samedi 7. Les photographies des enfants sont bien réussies. Nous sommes très contents de Carlier, le photographe. […] Le téléphone est installé entre Wazemmes et le bureau central. Nous échangeons la 1re dépêche à 5 heures.

143Dimanche 8. […] Je conduis les chevaux nouveaux de maman Loyer à Pérenchies. Je vois le grand établissement Agache que l’on agrandit constamment. […] Visite de Pierre Decroix, de sa femme et ses 2 aînés. Louise, Victor et leurs enfants viennent dîner avec Mertian. On parle beaucoup de la faculté catholique qui est à bout de ressources. […]

144Mardi 10. Visite de Degouy qui nous annonce que le nouvel arrangement de ses affaires l’empêche de continuer à nous représenter. Il reçoit de Dubois et Charvet 50 000 F pour garantie, ce qui joint à 30 000 qu’il possède, fait un total de 80 000 F qu’il apporte chez M. Leurent. En outre les Dubois — Charvet ont toujours 100 000 F de marchandise dans ses magasins. Et tout cela pour faire 200 000 d’affaires par an ! C’est incroyable, c’est désolant, mais c’est ainsi ! On peut juger du désarroi général des affaires en toiles par ce simple exposé. Je vais en ville et je cause avec Poullier — Robillon qui trouve tout naturel que l’on perde de l’argent en toile, vu que l’on en a beaucoup gagné.

145Jeudi 12. […] Je vais à Wazemmes visiter la nouvelle maison d’Ernest Loyer que je trouve splendide mais où il doit dépenser des sommes considérables. […]

146Vendredi 13. Maman Jules part aujourd’hui à 1 h 10 pour Enghien. […] Je vais voir le doyen de St-Maurice pour lui parler du successeur du curé du Pont-de-Marcq. […] Accident à la grande machine à vapeur : un joint saute au tiroir. Arrêt pour la journée. Mathilde a reçu hier la visite de madame Larivière, toute éplorée du triste résultat de l’inventaire qui la forçait à restreindre ses dépenses… Mathilde lui ayant dit que j’avais augmenté les appointements de son mari pour les porter à 10 000 F au minimum, elle a paru très surprise et elle a avoué que son mari n’avait pas compris cela. Il avait cru que je proposais de porter ses appointements à cette somme pour l’avenir, c’est à dire pour l’époque où expirerait l’engagement. Voilà l’explication de l’attitude si étrange de Larivière depuis quelque temps. Il faut que ce brave garçon soit bien léger pour ne pas mieux comprendre ce qu’on lui dit. Il faut qu’il n’écoute pas à cause de sa distraction extrême.

147Samedi 14. Nous avons bien dormi mais le temps est mauvais. Il pleut toute la matinée. J’écris à maman Jules, cependant dans le courant de l’après-midi, après avoir visité la meunerie et les nouvelles constructions, nous allons au couvent des Trappistes du Mont des Cattes [sic] dans l’omnibus de la ferme. Cette promenade coupe agréablement la monotonie de la journée et nous distrait.

148Dimanche 15. […] Nous allons à la grand – messe puis, ce devoir accompli, nous allons à pied avec Louis et Charles Desmarescaux jusqu’à la ferme de la Kammelof pour voir les nouvelles écuries et les étables. Nous revenons dîner à la Commanderie et nous allons ensuite faire un tour dans les prairies, examiner les arbres… […]

  • 180 De la Comédie française.

149Lundi 16. Mauvaises nouvelles d’affaires. Alibert supprime une moitié de sa commission en toiles parce qu’il a trouvé à meilleur marché à Armentières. C’est tout simplement épouvantable. À 10 h ½, je pars avec Ernest pour Amsterdam. […] Déjeuner à Bruxelles. À Schaerbeek, nous rencontrons Danel qui monte dans le wagon-salon de la baronne de Saint Didier. Jusqu’à Rosendaël, où il doit quitter cette dame. […] Il monte alors avec nous. Dans notre compartiment se trouve Mlle Rousseil180, actrice tragédienne, qui va déclamer ses vers à La Haye. Nous causons très agréablement. Arrivés à Amsterdam, grande déception à l’hôtel Adrian, où nous n’avons que de mauvaises chambres. On finit par nous loger un peu moins mal, mais c’est vraiment fort primitif comme installation au 4e étage. Nous allons à l’exposition où nous retrouvons Danel avec qui nous dînons au Restaurant Hollandais aux sons d’une délicieuse musique de Berlin (65 musiciens) puis, après avoir visité avec Ernest quelques sales cafés chantants, nous rentrons nous coucher.

  • 181 « Exposition coloniale, internationale et d’exportation générale ».

150Mardi 17. […] Après avoir pris le thé à l’hôtel, nous nous dirigeons vers l’exposition181 que nous désirons voir en détail. Aussi nous y passons toute la journée, jusqu’à 5 h ½. Je trouve que cette exposition est vraiment très remarquable, mais il n’y a encore que fort peu de visiteurs et je crois que l’on y fera peu d’argent. Je suis assez satisfait de ma vitrine, en somme, elle est convenable. J’ai, hélas, trop d’ennuis en ce moment pour m’inquiéter de ces sottises de satisfaction ou de déception d’amour-propre. Ce qu’il y a de plus remarquable, ce sont les expositions des colonies hollandaises et l’exposition rétrospective installée dans un palais spécial. […] À 5 h ½, bien fatigués, nous rentrons à l’hôtel où nous dînons bien puis nous allons voir un musée de figures de cire et café tout à la fois, le Panopticum. […]

151Mercredi 18. Je reçois une lettre de Théophile Vantrostenberghe me donnant l’adresse de M. Bornicke et zoon, 10 Spinstraat et je vais faire des offres de service à ce négociant qui m’annonce la suppression des voiles par suite de la navigation à vapeur. Cependant il verra à offrir mes échantillons au gouvernement hollandais. Sur ses conseils, nous allons voir le Trippenhuis, les 3 panoramas de Constantinople, Samarand, siège de Haarlem, la Broekerhuis, puis nous allons à l’exposition voir si la commission doit commencer demain à visiter nos expositions. On ne sait rien de précis à cet égard. Nous dînons à l’hôtel et allons le soir au théâtre du Parc, sorte d’Eden théâtre, très grand, où l’on joue des pantomimes et des ballets. Nous nous amusons bien.

152Jeudi 19. Nous décidons que nous partirons aujourd’hui coûte que coûte. Nous allons à 9 h à l’exposition et nous obtenons que l’on visite nos vitrines en même temps que celles de Duplay, de Wallaert, de Saint – Frères… […] Nous repartons à 5 h 05 pour Bruxelles. Compagnons de voyage bien bizarres : une vieille actrice avec un jeune homme qui est aux petits soins avec elle. À Rosendaël, nous retrouvons E. Wallaert-Duplay. […]

153Vendredi 20. […] Je vais au musée visiter le superbe fossile l’iguanodon, récemment monté (mines de Bernissart). Le conservateur me pilote et me donne toutes les explications nécessaires. Départ à 10 h ½ pour Lille. Route très agréable avec Baignol de Boulogne et un Cubain très chic, de La Havane, qui va en villégiature chez M. De Clercq à Oignies. […] Mathilde vient me chercher à la gare. Grande joie réciproque de nous retrouver. Dîner, baisers délicieux du retour. Puis le chiendent des affaires qui sont toujours aussi mauvaises.

154Samedi 21. Je vais déjeuner chez papa Jules. Lettre importante et très digne de Darroux au sujet de l’engagement de Larivière. J’en donne communication à Larivière qui paraît très heureux de ma manière d’envisager son avenir. […]

155Dimanche 22. Temps affreux pour la cérémonie de la pose de la première pierre de l’église nouvelle de La Madeleine. Mgr de Lydda préside la cérémonie. Grande affluence de monde. […]

156Mardi 24. Je vais à Lille à 7 h conduire les enfants puis à l’hôpital St-Sauveur voir Baptiste Lepers et de là, chez papa Jules, à la recette générale pour effectuer la conversion en 4 ½ % de la rente 5 % de papa Jules et la mienne. Au retour, je lis une lettre de Darroux qui réclame le minimum d’appointements de 14 000, 17 000, 20 000 pour chaque période quinquennale. J’étudie sa lettre avec soin et je prépare un projet de contrat que je lui envoie. Le Petit Nord annonce que l’usine Huret – Lagache est en partie brûlée. […]

157Jeudi 26. […] Joie des Larivière devant la réussite de leurs projets d’avenir qui les assure contre toutes les éventualités mauvaises des affaires. Maman Loyer, papa Jules, Victor et Louise viennent dîner à Marquette. Installation du nouveau curé du Pont-de-Marcq, l’abbé Wallaert. Grande solennité pour tout le pays. Les musiques de Marcq et celle du tissage vont à cette cérémonie. […]

158Vendredi 27. La vente du tissage Danset a fait un fiasco absolu : il n’y a pas eu d’amateurs. Jules Danset demande que je loue le vieux tissage pour 12 500 francs par an. Victor Danset louerait le tissage neuf pour la même somme. Conversation avec Chevresson au sujet de la place d’Armentières qui est fort mauvaise. […]

159Dimanche 29. Je dispose mes affaires pour partir dans quelques jours pour la Suisse. […] Dîner chez ma tante Henri avec papa Jules, les Crépy, les Dujardin, les Scrive – Bigo et Caroline, madame Lisnard, M. Georges, les Albert Scrive, les Ozenfant, les Émile Scrive, madame L. Bigo, en tout 24 personnes. […]

160Lundi 30. Distribution des prix à l’institution Pilate où Julio obtient 3 prix, 4 accessits et Tony 2 prix, 2 accessits. […] Maman Loyer a dit à Mathilde que Desgeorge s’occupait de faire décorer Ernest mais à la condition qu’Ernest déclare qu’il ne craint pas la concurrence anglaise et qu’il peut se passer de droits protecteurs. Ceci me paraît une blague colossale. […]

161Mardi 31. […] L’on a fait aujourd’hui l’opération de la tumeur que madame Alinot, belle-mère de Larivière, porte à l’ovaire. Follet [Folet] a fait l’opération qui paraît avoir bien réussi. Elle a duré de 11 h ½ à 1 h mais le plus long a été d’endormir cette pauvre femme qui n’a pas éprouvé de douleur pendant l’opération.

Août

162Mercredi 1er. Visite de Charvet – Cuvelier, charmant garçon qui me parle beaucoup d’Armentières. Dulac très mauvais. Les Miellez et Petit vont entrer chez Villard comme 4e et 5e associés ; il y aura 15 voyageurs. Cardon – Fauvergue : 40 000 F de dot et 100 000 F à Fauvergue, ont une filature de 2 000 broches et 500 métiers à tisser. On loue généralement les tissages sur le pied de 160 à 170 F par métier ; ce qui ferait pour Marquette : 265 x 170 = 45 000 F + le crémage et la maison d’habitation.

163Jeudi 2. Adieux à papa et maman Jules. Départ à 1 h 15 avec les Auguste Scrive qui partent aussi pour la Suisse et qui prennent à Creil le train direct pour Lyon et Genève. Ils vont dans l’Engadine. Augustin Thierry – Agache vient dans notre compartiment ; sa mère et la petite fille sont dans celui des dames seules. […] Dîner chez Lucas et coucher de bonne heure au Grand Hôtel. […]

  • 182 Hôtel de Vauluisant.

164Vendredi 3. […] Départ à midi pour notre grand voyage et nous arrêtons à Troyes à 6 h. Nous descendons à l’Hôtel du Mulet, installation très modeste mais convenable. Nous prenons des œufs et du lait pour souper après avoir fait une 1re promenade dans la ville et visité quelques églises. Après souper, je vais voir l’hôtel Veau luisant182, les casernes et les promenades. […]

165Samedi 4. Dès 7 h nous sommes sur pied et nous visitons Troyes en détail. […] Déjeuner à 10 h ½ et départ pour Morvillars. […] Arrivée à 4 h ½ à Morvillars. Jolie situation des habitations des Viellard. Aimable accueil de toute la famille, grands et petits. Belle, grande maison, bien décorée avec goût. Fabrique de vis à bois, très vieille mais intelligemment conduite et dirigée. Belle soirée sur le perron dominant toute la vallée et les contreforts des Vosges.

166Dimanche 5. Admirable journée. Messe à 9 h ½ dans la petite chapelle provisoire. Sermon du curé sur l’évangile du jour : le bon samaritain. Le papa Viellard, âgé de 80 ans, modèle de vigueur et de belle santé. Il fait bâtir une nouvelle église. […] Après dîner, grande promenade à St-Dizier en traversant tout le pays : Delle, hospice fondé par M. Viellard que nous visitons en détail. Retour par Beaucourt où sont les établissements des Japy. Fesche, église, grand magasin de quincaillerie où sont les marchandises des 3 maisons associées (12 millions par an), 3 millions de marchandises. Grandvillars, château du père Viellard et de l’oncle Henri. […]

167Lundi 6. Visite de la forge de Méziré, de la tréfilerie et de la maison d’Henri Viellard. Je fais venir les enfants pour voir les travaux de la forge. On va monter les appareils de déphosphoration du fer qui permettront d’utiliser des fers à 60 F au lieu de 120 F. […] Superbe route de Morvillars jusqu’à Bâle. Installation à l’Hôtel des 3 Rois admirablement situé sur le Rhin. Promenade sur le pont du Rhin avant de nous coucher.

168Mardi 7. […] J’écris à Larivière. Nous nous mettons ensuite en route pour visiter Bâle en voiture. La cathédrale avec son cloître et tous les objets curieux qu’elle contient. Le musée des tableaux qui renferme beaucoup de bons tableaux d’Hans Holbein et d’autres maîtres allemands anciens et modernes. Cabinet d’histoire naturelle. Porte St-Paul, reste des anciennes fortifications. Déjeuner à midi et départ à 2 h 15 pour Lucerne. Route délicieuse. Nous arrivons à l’Hôtel National à 5 h 40. On nous loge au 3e étage mais avec vue sur le lac. Promenade après le dîner.

169Mercredi 8. Je pars à 7 h 25 par le plus beau temps du monde pour Zürich. Route délicieuse ; à l’arrivée, je prends une voiture pour visiter la ville : la Bahnhofstraße est très belle. Maisons superbes. La Tonhalle est un lieu de fêtes près de l’exposition des Beaux Arts. Vue du Rathaus, de la cathédrale, de la promenade du cimetière. Exposition très remarquable de produits de la Suisse. Vêtements, laine, lin, coton, soie, machines de toute espèce, voitures de toute espèce avec des diligences de types variés. Exposition des maîtres d’hôtels de la Suisse avec cuisines, offices, chambres à coucher, bureau, fumoir ; en un mot, tout un hôtel de 1er ordre comme installation. Déjeuner au milieu d’un monde extraordinaire et d’une bousculade étonnante. Retour à 2 h, route amusante avec un ménage allemand dont la dame est très bavarde. Jeune Berlinois habitant Zürich, couvert de blessures attrapées en duel. […] Dans la soirée, musique sur le lac et feu d’artifice, flammes de Bengale, chants italiens. Mathilde tousse beaucoup et dans la nuit, elle se met un Rigollot pour dégager sa poitrine.

170Jeudi 9. Les montagnes sont belles et dégagées. Nous partons pour le Rigi par le bateau jusqu’à Vitznau et ensuite par le chemin de fer de Rigi. Déjeuner au bel hôtel de Kulm. Malheureusement le temps devient froid et brumeux, ce qui nous prive du Vitznau, nous attendons 2 heures le bateau qui nous ramène à Lucerne. […] Dans la soirée, musique italienne à l’Hôtel National, mais les malheureux chanteurs sont démoralisés par l’indifférence et le sans-gêne des Anglais. […]

171Vendredi 10. Lever affreux, pluie, nuages. Qu’allons-nous faire ? Cependant, nous nous habillons et après avoir écrit à maman Jules, à Larivière et à Viellard, nous prenons à 8 h le bateau d’Alpnach pour Brienz ; à Brienz une voiture particulière pour le col de Brünig. Déjeuner à Lungern dans une auberge très amusante. Excursionnistes anglais conduits par un très gentil garçon, guide de l’agence Cook. Arrivée à Brienz après un superbe voyage que nous n’oublierons jamais. Arrivée à Giessbach, chemin de fer à ficelle. Superbe cascade. Promenade avec Julio et un jeune ménage dont la femme est très gentille. Jusqu’à la 1re cascade. Dîner à table d’hôte à 8 heures. Illumination à 9 heures de la cascade. Spectacle de toute beauté : flammes blanches, rouges, bleues.

172Samedi 11. Dès le matin, j’écris à maman Jules, à Larivière, à Viellard, puis je vais avec les enfants jusqu’à un champignon placé au sommet du Raupt d’où la vue est superbe sur le lac de Brienz et tout le pays. Nous quittons Giessbach à 11 heures par le chemin de fer à ficelle pour Böningen (bateau très bon). Je cause avec le consul américain à Kehl et la jolie gouvernante alsacienne des enfants de ce monsieur. Nous arrivons à Interlaken à 1 h et nous partons de suite après le déjeuner pour St-Beatenberg ; excursion délicieuse et vue de toute beauté sur le lac de Thun ou Toune sur les montagnes de la Jungfrau et une foule d’autres pics. Légèreté de l’air et sonorité de l’air. Le cocher chante des tyroliennes qui amusent les enfants. Descente vertigineuse. Vue de l’Ammbushe Hôtel dont on ne peut se faire une idée à moins de l’avoir vue. Courrier important le soir au dîner. Table d’hôte féerique, éclairée à la lumière électrique et musique excellente. Les enfants sont fatigués de leur journée.

173Dimanche 12. Messe à 9 h ½ à la petite chapelle catholique établie dans une dépendance de l’ancien château d’Interlaken. […] Nous allons au Grindelwald en voiture et de là aux gorges de la Lütschine et au tunnel de glace creusé dans le glacier inférieur. Mathilde et Julio à cheval et moi les accompagnant à pied. C’est une route très rocailleuse et fatigante mais on voit un admirable coup d’œil aux gorges où la Lütschine prend sa source. Quant au tunnel taillé dans la glace, c’est aussi très curieux mais cela n’a rien de pittoresque. La descente de ce tunnel de glace doit se faire à pied, tant elle est raide ; l’on revient aux gorges de la Lütschine d’où l’on retourne à Grindelwald. Retour charmant de Grindelwald à Interlaken. […]

174Lundi 13. […] Après déjeuner, je vais avec Jules au Heimwehfluh d’où l’on jouit d’une très belle vue, mais la chaleur rend cette promenade un peu pénible. Nous revenons pour monter en voiture et partir pour Lauterbrunnen, Staubbach et le Trümmelbach, superbes cascades. Même route que la veille jusqu’à Zweilütschinen et ensuite promenade délicieuse, charmante. Nous retrouvons le jeune ménage Pauris, le pharmacien M. Duflos (inventeur du vin Duflos contre la goutte), très intelligent, très aimable. Nous l’avions déjà rencontré au Rigi, sur le bateau de Lucerne, au Giessbach. […]

175Mardi 14. […] Nous prenons une voiture après déjeuner et nous allons à Unterseen et à la ruine d’Unspunnen, ensuite à Iseltwald par Boningen. Admirable panorama sur le lac de Brienz (l’hôtelier « Ernst » à Iseltwald est un original, bien comique, dont les chants allemands et la grande trompe des Alpes nous assourdissent quelque peu). J’écris à maman Jules tout en jouissant du beau coup d’œil que l’on a de la terrasse de la maison Ernst. Après le retour à Interlaken, dîner à la table d’hôte et après dîner, nous allons au casino passer une heure.

176Mercredi 15. […] Pluie battante une partie de la journée, aussi restons à l’hôtel où je lis quelques articles de la Revue Suisse. Dîner au grand salon. Beau dîner, 6 tables garnies.

177Jeudi 16. Le temps est toujours sombre et menaçant. Nous allons en chemin de fer et bateau à vapeur à Thun sur le lac de Thun, très ancienne et très curieuse petite ville. L’on y fabrique des céramiques assez intéressantes. J’achète 2 plats à 18 F = 36 ; 1 pot à bière, 18 ; 1 id à musique, 40 = 94. […]

  • 183 Gaspard Mermillod, évêque de Lausanne et de Genève, cardinal (1824-1892), expulsé de Suisse.

178Vendredi 17. Temps s’améliorant sensiblement. Départ à 9 h 10 par Thun pour Berne et Lausanne. Bon dîner à la gare de Berne puis promenade dans toute la ville. Cathédrale, musée neuf, fosse aux ours, rues originales avec belles fontaines d’un aspect particulier : l’une d’elles représente un ogre mangeant des enfants. Grosse horloge avec pièces mécaniques travaillant quand l’heure sonne. La Shoenzle [ ?]. Nous repartons pour Fribourg à 4 h 20. Arrivée à 5 h ½. Dîner à table d’hôte avec les excursionnistes conduits par l’agence Lubin de Paris. Très bon hôtel que le Grand Hôtel de Fribourg où nous descendons. Visite à pied de la ville remarquable par ses points de vue et ses ponts suspendus d’une hardiesse merveilleuse. Après dîner, nous allons écouter les grandes orgues à la cathédrale. Mgr Mermillod183 habite Fribourg.

  • 184 Charles Gleyre, peintre suisse originaire du canton de Vaud, mort à Paris en 1874.
  • 185 Alexande Calame, peintre suisse né à Vevey en 1810, mort à Menton en 1864.

179Samedi 18. Temps splendide. Fameuse promenade le matin pour la pisciculture de la Sarine, au fond d’une vallée sauvage. Nous voyons les câbles qui communiquent la force motrice des chutes d’eau de la Sarine à plusieurs kilomètres de distance. Le cocher ignorait que la pisciculture n’existait plus. Départ de Fribourg 11 h 20 pour Lausanne que nous visitons en 2 h après un excellent déjeuner dans cette gare encombrée. Musée de Fribourg très intéressant par la collection Colonna (Marcello) léguée par la comtesse Colonna, née d’Affry de Fribourg. Musée de Lausanne avec quelques tableaux de Gleyre184 et de Calame185 ; beau bâtiment moderne. Eglise – cathédrale de Lausanne. Vues très belles de cette ville pittoresque. Départ de Lausanne pour Martigny dans le Valais. Route extrêmement jolie et pittoresque qui nous donne un aperçu de ce beau lac de Genève et de la vallée du Rhône. L’hôtel Clerc est curieux par la présence de touristes venant de Chamonix, du St-Bernard… racontant leurs prouesses. Temps splendide.

180Dimanche 19. Messe dans l’église de Martigny à 7 h, mais on ne commence qu’à 7 h ½ parce que l’on enterre un enfant. Singulier costume des personnes qui assistent à l’enterrement. Elles apportent une chemise de nuit et s’habillent dans l’église et elles mettent sur leur tête un voile blanc. C’est grotesque. Surtout avec les têtes de ces pauvres diables. Types de crétins et de goitreux. Après la messe, départ pour les superbes gorges du Dorénaz 14 cascades. Nous repassons à 10 h à Martigny et après avoir payé la note de l’hôtel, nous partons pour les gorges du Trient, la cascade de Pisse-Vache, la ville de St-Maurice où nous déjeunons à la gare. Départ à 1 h 17 pour Chillon. Visite du château. Départ en barquette pour Montreux – Territet ; incident du bateau qui s’éloigne de la rive parce que le chef de gare qui nous servait de batelier, avait oublié d’amarrer son bateau. Joie des enfants. C’est jour de fête à Montreux pour l’inauguration du chemin de fer funiculaire qui relie Montreux à Glion. Le bateau à vapeur qui nous transporte à Genève s’arrête à toutes les délicieuses stations du lac. Dîner sur le bateau. Arrivée tardive à Genève. Aspect fantastique des lumières le long des quais. Bel hôtel de La Métropole. Courrier nombreux : Dislère, maman, Ernest…

181Lundi 20. […] Déjeuner à midi dans un café – restaurant situé derrière l’hôtel de La Métropole. Un garçon nigaud, que nous avons surnommé « Auguste » en souvenir de l’idiot légendaire du cirque, fait rire aux larmes les enfants. Visite à Cologny, chez Mme Maracci. Château et vue splendide, réception charmante. De retour à 4 h ½, promenade d’achats de montres… Je vais jusqu’à la gare en traversant les basses rues et retour par la rue du Mont-Blanc. Panorama en relief du Mont-Blanc au Jardin Anglais.

182Mardi 21. Départ de Genève 6 h 40. Temps ravissant. Belle route ; forces motrices du Rhône à Bellegarde, turbines gigantesques avec câbles télodynamiques. Arrivés à 9 h ½ à Aix-les-Bains. Grande peine de se loger à l’hôtel Beau Site où sont descendus les Leroy — Crépeaux. En attendant que les chambres soient libres (9 h du soir), nous allons passer la journée à Annecy. Le loueur de voiture qui nous conduit, a été pendant la nuit précédente à Genève (aller et retour). Il nous conduit avec une vitesse excessive au lac et dans la ville. Château, église de la Visitation, St-François de Sales, Ste-Jeanne de Chantal. Route charmante jusqu’aux gorges du Fier à Lovagny. Après la visite des grottes par une chaleur extrême, nous prenons des bocks dans le café situé en face des grottes. Départ de Lovagny pour Aix. Dîner à table d’hôte, excellente. Les Leroy – Crépeaux et E. Humbert sont très aimables pour nous. Nous causons avec M. et Mme Chatel, ancien teinturier en rouge de Rouen qui donne des détails intéressants sur cette teinture. Feu d’artifice du casino

183Mercredi 22. […] Nous allons après le déjeuner jusqu’à la gare au devant de l’abbé Hélin qui vient déjeuner à l’hôtel, puis nous allons en voiture aux cascades de Grésy, petit bateau à vapeur sur la réserve de cette cascade. Désireux de prolonger la promenade avec l’abbé, nous allons au port pour voir le lac du Bourget et ensuite nous le reconduisons à la gare de Viviers en passant par Tresserve… Retour par les bords du lac. […]

184Jeudi 23 ; Bain dans la piscine des hommes à l’établissement thermal. Visite aux sources dans les grottes et au musée de l’hôtel de ville : musée Lepic. Départ pour l’excursion du fort de Pierre-Châtel en bateau à vapeur par le plus beau temps que l’on puisse souhaiter. Charmante excursion mais un peu trop nombreuse pour le bien-être de chacun. Route délicieuse sur le lac du Bourget, le chenal qui relie le lac au Rhône et enfin sur le Rhône. Route variée, tantôt l’on voit de riants coteaux, tantôt des prairies où l’on fait des foins, tantôt des amas gigantesques de roches sauvages. Le fort de Pierre-Châtel est sur le sommet d’un rocher inaccessible en apparence, tant il est à pic. Musique sur le bateau. […]

185Vendredi 24. Beau temps qui nous engage à partir à 7 h ½ pour Culoz et Bourg. Eglise de Bron que nous visitons après le déjeuner excellent fait dans la gare de Bourg. Mathilde se plaint de douleurs de ventre. Quel malheur d’être parti d’Aix où nous étions si bien installés. Chaleur atroce dans le compartiment du chemin de fer, malgré le courant d’air. Arrivée à Dijon à 5 h ¾. […]. Promenade dans la ville : les rues sont étroites et peu intéressantes. […] Mort du comte de Chambord au château de Frohsdorf, à l’âge de 63 ans.

  • 186 Joseph Louis Trimolet, peintre et graveur, né et mort à Paris (1812-1843).

186Samedi 25. […] Je vais avec les enfants visiter le palais des ducs de Bourgogne où le musée nous retient 2 heures. Le conservateur, M. Gleize, me fait les honneurs des bibelots légués par M. Trimolet186, peintre de Dijon. Cette collection est de toute beauté, elle remplit 5 salles et vaut plusieurs millions. Tombeaux des ducs. Après cette visite, nous rentrons à l’hôtel pour nous reposer et déjeuner. La voiture de l’hôtel nous conduit à la Chartreuse où nous visitons le puits de Moïse. La Chartreuse est un asile d’aliénés ! Ensuite, nous visitons les différentes églises, le palais de justice etc. quelques maisons anciennes (de Voguë) Puis nous allons au parc qui est la plus belle promenade que l’on puisse avoir en province. […] Nous partons à 2 h ½ pour Fontainebleau où nous arrivons à neuf heures. Heureusement nous avons eu pendant toute cette longue route, un compartiment où nous étions seuls.

187Dimanche 26. Nuit réparatrice des fatigues des jours précédents. L’hôtel est situé juste en face du château. Nos chambres donnent sur le jardin de l’hôtel qui est très soigné. À la messe de 9 heures au château, nous trouvons les amis Storez qui nous invitent à une partie dans la forêt avec une douzaine d’amis. […] Délicieuse partie, déjeuner dans le bois du château de Fleury (12 kilomètres). Retour par la forêt, la Mare aux Fées, le village de Barbizon, la Table du Grand Maître. Dîner à 8 h chez Storez. […]

188Lundi 27. […] Départ à 1 h 15 pour Paris Chaleur écrasante. Arrivée à Paris à 4 h 10. […]

189Mardi 28. Visite chez Duval – Lévesque pendant toute la matinée. Réception convenable mais, au point de vue des affaires, tout à fait nulle. […] Madame Dislère vient nous chercher à 7 h […] pour dîner aux Ambassadeurs où nous passons la soirée, mais Dislère paraît si préoccupé, si malheureux, que cela gâte tout notre plaisir. Inepties idiotes chantées dans ce concert, mauvais dîner horriblement cher payé par Dislère (70 francs).

190Mercredi 29. Visite à Gourdin (50 p. IS 80), à Massé et Anglade, à Joriaux (toile tailleurs 120), à Dejouy et A. Laurent. Après le déjeuner au Grand Hôtel où je vois Loncke, […] je commande un vêtement complet chez Herment 3 h ½, départ pour le Bois de Boulogne dans la voiture du papa Marchand ; à 7 h dîner chez Champeaux où je traite les Dislère et le père Marchand (75 F). C’est stupide de dépenser tant d’argent pour la mangeaille ! […]

191Jeudi 30. Départ à 7 h 40 pour Boulogne où nous allons rejoindre maman Loyer qui nous attend à la gare à midi ½. Déjeuner très amical à l’Hôtel de la Marine. Je vais ensuite avec Jules sur la plage et au casino. Je cause avec M. Dié, le directeur du casino, de tout ce qui s’est passé depuis l’année dernière, tant à Boulogne qu’au casino. En somme rien de bien intéressant. […]

192Vendredi 31. […] Les ventes du mois s’élèvent à 240 000 F. Je suis fort agréablement surpris de ce chiffre auquel je ne m’attendais pas.

Septembre

193Samedi 1er. […] Nous allons voir les Cousin qui nous invitent à dîner pour 6 h ½. Promenade sur la plage avec M. Cousin et son fils. Il fait un temps fort agréable mais l’orage ne tardera pas à arriver d’après les indications du baromètre. Dîner très gai chez les Cousin, mais je ne regrette pas que les enfants n’y assistent pas parce que je ne trouve pas que l’éducation des enfants Cousin soit parfaite. Lui-même se laisse aller à des écarts regrettables.

  • 187 Le jour et la nuit, opéra bouffe en 3 actes d’Albert Vanloo et Eugène Leterrier. Musique de Charles (...)
  • 188 Eruption du Krakatoa, entre Java et Sumatra, le 26 août 1883 qui fit environ 40 000 victimes.

194Dimanche 2. Tempête toute la nuit qui menace de durer toute la journée. Nous allons à la messe à 11 h à l’hospice St-Louis, puis nous rentrons à l’hôtel d’où nous ne bougeons plus de toute la journée jusqu’au moment d’aller au théâtre où l’on joue Le jour et la nuit187. […] On parle de l’éruption d’un volcan à Java188 qui aurait détruit plusieurs villes avec 80 000 à 90 000 habitants ! […]

195Mardi 4. La tempête s’est calmée ; nous allons sur le sable le matin. Après déjeuner, Mathilde et moi nous allons à Pont-de-Briques voir Huret. Il est ravi parce qu’il espère avoir 2 médailles d’or pour ses toiles imperméables et la Croix de la Légion d’Honneur. Je visite son usine incendiée qu’on reconstruit actuellement […].

196Mercredi 5. Pluie diluvienne toute la matinée, aussi je reste à lire la Revue des 2 mondes et la Nouvelle Revue que m’a prêtée le Dr du casino. Après le déjeuner, nous allons au casino et après la musique, je vais avec Mathilde sur la jetée. Les enfants vont au bal. Ils sont gentils. […]

197Jeudi 6. Visite avec les enfants du port en eau profonde qui est en bonne voie. Je rapporte une grosse ammonite que j’achète au surveillant des travaux. Départ à midi 20 par l’express de Calais au lieu du train pour St-Omer, par suite d’une erreur de Louis, le domestique de maman Loyer. Nous en profitons pour voir le port de Calais, les grands travaux qui s’y exécutent, la gare maritime, la jetée, le départ du bateau à double coque le Calais – Douvres sur lequel nous voyons Ange Descamps partant pour Hastings (Angleterre) où sa femme et ses enfants sont installés. Arrivée à Lille à 4 h ½, dîner chez maman Jules avec les Auguste Scrive et ma tante Henri. […]

198Vendredi 7. Je me remets aux affaires que je trouve bien ennuyeuses et bien inquiétantes. Je ne sais à quel saint me vouer pour avoir du travail ; même avec des sacrifices considérables, on ne vend rien. […]

199Samedi 8. La terrible situation des affaires me rend malade parce que je ne sais plus quel genre de toile fabriquer pour la vente.

200Dimanche 9. […] Ernest chasse dans les champs voisins de la maison avec Paul Houzé, mais sans succès. M. Lacherez d’Armentières vient à Lomme faire visite à maman Loyer. C’est un homme très fin sous son apparence de rusticité. Il cause bien et paraît un homme très entendu pour les affaires. Il trouve que la place d’Armentières est « pourrie » et que, sans les banquiers, tout croulerait. […]

201Lundi 10. Par le beau temps qu’il fait ce matin, je reviens à pied jusqu’au pont du Canteleu par le petit sentier qui passe derrière la campagne de Lomme. […] Adjudication de 168 000 bourgerons à Paris en 21 lots. Dutilleul d’Armentières en a 9 pour sa part à des prix insensés. […]

202Mardi 11. Duval a pu obtenir 400 pièces bourgerons. Aussi, je m’occupe de les fabriquer avec d’autant plus d’empressement que je n’ai rien à faire. […]

203Vendredi 14. En allant chercher l’argent au Crédit du Nord, je cause avec Chevresson de la situation épouvantable de la toile. On dit que Miellez entre chez Villard pour surveiller les capitaux prêtés par M. Thiriez. En tous cas, on sait que les Miellez et Petit n’ont rien gagné pendant leur association. On discute beaucoup les Villard. Dulac est très mauvais, Mamet est aussi très mauvais.

204Dimanche 16. À 6 h ½ par le plus joli temps d’automne que l’on puisse souhaiter, nous partons pour Hazebrouck et pour Caestre. Nous trouvons à la gare de Caestre Marie-Louise Dujardin et Auguste Desmarescaux. Après la messe, nous rentrons à la Commanderie par les pâtures et nous voyons les arbres à abattre. Dîner à 1 h ½ et ensuite repos jusqu’à 4 h. À 4 h on attelle pour nous conduire à Godewaersvelde et à Steenvoorde. Visite à la ferme Dequecker où nous retrouvons les enfants et Marie-Louise venus avec le baudet et la carriole de Charles Desmarescaux.

Les quais de Boulogne

Les quais de Boulogne

Après sa fusion avec St-Pierre en 1881, Boulogne connaît une expansion rapide grâce au commerce et à la pêche. Des bateaux à voiles se pressent le long des quais. Marins et pêcheurs côtoient armateurs et négociants.

  • 189 Peintre belge né à Eckeren près d’Anvers en 1830, spécialisé dans la peinture historique.

205Lundi 17. Nous quittons Caestre à 8 h ½ par le train d’Ypres. Ma tante Henri qui arrive par le même train, nous annonce la mort de Laure Mimerel, à l’âge de 19 ans, enlevée par une phtisie galopante. […] Pauvre Auguste et surtout, pauvre Émilie ! Ce n’est pas leur titre de comte et leur fortune qui les consoleront d’un pareil malheur ! Délicieux temps à Ypres où nous visitons l’exposition rétrospective d’objets d’art dans la superbe halle d’Ypres. Très remarquable exposition. Belles peintures murales de Pauwels189 d’Anvers rappelant les hauts faits de la ville. Puis nous voyons le musée, l’église St-Martin. […] Dîner à la Tête d’Or, excellent. Le maître d’hôtel dîne avec nous, il est très instruit et très convenable tandis que les officiers de l’armée belge, ses pensionnaires, sont un peu trop bruyants. Départ à 2 h ½ pour Courtrai où nous arrivons à 3 h ¾. Visite à l’hôtel de ville (2 cheminées remarquables), 2 belles salles à visiter. Puis, nous allons visiter Notre-Dame, belle chapelle où sont les portraits de tous les comtes de Flandre, St-Martin la cathédrale, le béguinage, le musée des tableaux. […]

206Mardi 18. Visite de Daillier que j’ai fait venir pour lui demander à quelles conditions il nous représenterait. Détails intéressants sur la situation des affaires. 11 h ½, la machine s’arrête par suite de l’échauffement du condenseur.

207Mercredi 19. Remboursement Berteloot : 200 F, qui avec 100 F déjà remboursés, font 300 F sur les 2 000 prêtés. L. Danel est officier de la Légion d’Honneur. Boutemy père, de Lannoy et A. Mahieu d’Armentières sont décorés. Départ à 9 h pour Roubaix avec Mathilde et Gustave pour l’enterrement de la jeune Laure Mimerel. […] Il y a un monde considérable dans les rues de Roubaix pour voir ce spectacle. Que la foule est partout cruelle dans sa curiosité inepte ! […]

208Jeudi 20. Lettre Lévesque donnant la maigre répartition du 4e trimestre. Je réclame de J. Danset les quantités de ses 3 lots. Il me répond qu’il les garde. Je lui écris une lettre énergique pour lui signaler sa gredinerie. Lettre déplorable de Lorient nous informant que les hamacs sont refusés parce que le pharmacien y a trouvé du chlore ! Tout cela me casse les bras et je suis désespéré de voir les affaires de plus en plus misérables et écœurantes.

  • 190 Opérette en 1 acte de Charles Lecocq.
  • 191 Opérette de Léoncavallo (1858-1919).

209Vendredi 21. Je pars pour Paris après avoir été dire adieu à papa Jules. Je suis navré de la situation des affaires et fort embarrassé des prix à déposer pour l’adjudication de demain. Voyage sans incident jusqu’à Paris où je descends au Grand Hôtel puis, je vais dîner au restaurant de l’Opéra Comique et au théâtre du Palais Royal où je m’amuse beaucoup. On y joue le Sommeil de l’Innocence, le Huis-clos190, Prête-moi ta femme191. […]

210Samedi 22. […] Lévesque et Duval sont aimables mais ils m’annoncent que la situation est effroyable. Il faudra faire des prix très bas. En effet, je fais 78c pour les paillasses et 76 pour les sacs de couchage. A ces prix, j’obtiens 9 lots des premiers, 3 lots des seconds, soit en tout 3 000 pièces. Je pourrai travailler cet hiver, mais je perds 20 000 francs au moins. Chas – Vagnair ont aussi quelques lots. Retour avec grand retard parce qu’une voiture chauffe.

211Dimanche 23. […] Ernest me parle des sommes considérables que doivent au Crédit du Nord Gustave Scrive, Scrive – Bigo, les Scrive frères. J’en suis atterré. Quant à Armentières, c’est effrayant : 2 millions ½ de découvert. Ils vont aller à Armentières cette semaine. Ernest Loyer s’est installé hier dans sa nouvelle maison. Il y a couché pour la première fois.

212Lundi 24. […] Je vais au bureau que je visite du haut en bas. Je cause avec mes employés de la déplorable situation actuelle des affaires. […]

213Mercredi 26. Danset me propose : 1° que je rembourse les cautionnements doublures et tentes ; 2° que je m’applique le bénéfice de ces marchés en remboursement des sommes prêtées 3° qu’il exécute les ordres qui viendront.

214Jeudi 27. Départ à 1 h 15 de Larivière pour Lorient. Adjudication de Toulon de 26 000 toiles à voile chanvre, 27 000 toiles à voile câblée, 300 000 fonçures. C’est Joubert qui a les voiles chanvre. Nous avons les câblés et Boutry les fonçures à 80 centimes. […]

215Vendredi 28. Dépêche insensée de Larivière qui annonce que le pharmacien de Lorient est en congé, de sorte qu’il a fait un voyage inutile ! C’est à être écœuré de travailler avec des administrations pareilles. Je vais à Lille et à Wazemmes. Ernest est à Armentières pour juger la solvabilité des fabricants ! ! […]

216Samedi 29. Le voyageur Jacquot – Casson propose une affaire de mille pièces toiles bâches hystasage [ ?] pour les chemins de fer d’Angleterre. Je demande 75 c et 3 % franco Dunkerque. Le roi d’Espagne Alphonse XII a été tué par les Parisiens parce qu’il avait accepté un grade de colonel des uhlans allemands à son passage à Berlin. Je crains que nous ayons bientôt la guerre. L’Allemagne est prête à nous tomber sur les épaules.

217Dimanche 30. Dîner chez maman Jules avec les Crépy, les Dujardin, les Loyer et le général Liégeart. La présence de ce bon ami donne de l’animation à la réunion qui serait assommante sans cela ! Pas assez de variétés dans les idées. Toujours du positif ! Et quel positif ! Trivialité ! Platitude ! Gros sous ! Larivière m’a écrit pour me tenir au courant de sa visite à Lorient. C’est assez rassurant sans donner pourtant une certitude absolue. Ernest Loyer, tout en avouant qu’Armentières doit 2 500 000 au Crédit, trouve que la situation à Armentières est moins inquiétante qu’on pouvait le craindre.

Octobre

218Lundi 1er. […] Temps affreux pour la fête des noces d’or du curé de Marquette où je suis invité. À 9 h ½, arrivée du curé que le conseil municipal, les pompiers, la musique de Marquette, les écoles… attendent à l’entrée du village (Croix de l’abbaye). Grand messe solennelle, bénédiction de la cloche, parrain Louis Bonduelle, marraine, madame Denis du Péage. Sermon admirable de l’abbé Hennouse, aumônier des frères de la Doctrine Chrétienne et du patronage St-Pierre. Je suis à côté de lui pendant le dîner où j’occupe une place d’honneur. […]

219Mercredi 3. Je vais voir maman Jules et recevoir les rentes 3 %.Visite de maman Loyer qui organise un grand dîner pour le 10 octobre : Groulois, Gonnet… Adjudication Assistance publique a lieu ce jour : 560 mille mètres de toile. J’ai soumissionné quelques lots. Cette adjudication est prise dans des conditions encore plus désastreuses que les autres. […]

220Jeudi 4. Je suis de plus en plus malheureux de l’état épouvantable des affaires. Temps affreux. Dîner chez Scrive – Bigo. […]

221Vendredi 5. Très intéressante séance à la Société Industrielle où l’on discute le traité de commerce avec l’Autriche qui réclame le dégrèvement des fils et des toiles. Séance à la Chambre de Commerce pour la même affaire et pour la question d’admission temporaire en franchise des fils de coton nécessaires à la fabrication des tissus mélangés de soie et de coton destinés à l’exportation. Thiriez et J. LeBlan parlent nettement et je leur fais mon compliment. Je dois faire une observation sérieuse à mon employé Constant qui est toujours chez lui au lieu d’être au bureau.

222Samedi 6. Rentrée en classe des enfants à 7 h ½. Je profite de ce qu’on les conduit chez M. Pilate pour aller chez papa Jules que je n’ai pas vu depuis plusieurs jours et que je trouve en bonne santé. Nous avons aujourd’hui un dîner chez Émilie Crépy avec les Motte – Descamps, les Paul LeBlan, les Dujardin, maman Jules. […]

223Dimanche 7. Nous allons dîner chez Auguste Scrive avec les de Pringy, les Bommart au complet, Louise et Victor, M. Hartung. Dans la soirée, les Lemmens viennent chanter, une jeune fille a été l’amie de pension de Mlle de Pringy au Sacré-Cœur de Paris. […]

224Lundi 8. […] Je lis avec intérêt le roman de Clarissa Harlow. Quel mélange bizarre de fatras insupportable et de sentiments quintessenciés et pourtant on lit avec intérêt ces pages interminables à cause de l’honnêteté et du bon sens qui les imprègnent. J’ai lu un passage qui m’a frappé sur la vieillesse et sur la mort des libertins et des mauvais sujets. Mon Dieu, que je vous rends grâce de m’avoir sauvé des dangers que j’ai courus par mes égarements stupides ! Quand je pense à la bonté dont vous avez bien voulu me donner de si nombreux témoignages. Je ne puis que vous remercier des épreuves actuelles. C’est une faible compensation à toutes les douceurs dont vous avez comblé ma vie depuis 17 ans.

  • 192 Gustave Borgnis – Desbordes, général français (Paris, 1839-Bien-Hoa, 1900), explorateur du Sénégal (...)

225Samedi 9. […] Je reste à Marquette où j’ai la visite de Duval qui me promet des commandes, tentes et doublures, assez importantes pour l’année prochaine qui est la dernière des marchés de la Guerre. Tant mieux si nous pouvons avoir du travail ! Crépy me demande de m’occuper de Borgnis — Desbordes192, le vaillant explorateur du Congo. […]

226Mercredi 10. […] Dîner « somptueux » à Lomme, 38 personnes. Les Descamps – Groulois, Gonnet, Groulois, Crépy, Dujardin, Auguste Houzé, Aimé Houzé, le colonel de Ricouart et sa charmante fille qui me rappelle beaucoup madame Léon Viellard. Cette ressemblance est frappante. Bizarrerie de la nature ! Quand des frères sont aussi dissemblables que s’ils étaient étrangers l’un à l’autre, voilà deux femmes étrangères l’une à l’autre qui se ressemblent jusqu’à l’identité ! Allez vous baser maintenant sur les ressemblances physiques pour déterminer les lois d’hérédité. […]

227Vendredi 12. Le temps continue à être splendide. Le résultat de l’adjudication de Toulon est épouvantable : c’est Boutry qui enlève les pantalons blancs à un prix exécrable. Je cause avec Dislère de la possibilité de mettre mon affaire en actions par l’intermédiaire de M. Level, rue van Helmont à Bruxelles. Mathilde et les Dislère vont faire visite à maman Loyer à Lomme puis chez Ernest dont ils n’admirent pas l’habitation à cause des misérables bibelots qui déshonorent ses beaux appartements. […]

228Dimanche 14. À 8 h, messe du Pont-de-Marcq. Temps ravissant. C’est la plus belle journée que l’on puisse rêver. Dislère va à Lille, moi je reste à Marquette pour causer avec Larivière de la fabrication. […] Soirée charmante avec ma petite femme. Nous nous retrouvons seuls avec la plus grande satisfaction.

  • 193 Château Barbieux à Roubaix.

229Lundi 15. À 9 h, nous partons pour Roubaix où l’on célèbre l’obit de la jeune Laure Mimerel. Je cause avec le colonel Mimerel avec qui j’ai passé une partie de mon enfance lorsqu’il était capitaine en garnison à Paris. Je ne l’ai pas revu depuis cette époque (1855). En 1870, il a eu une jambe brisée par une balle à la défense de Paris. Depuis lors, il est percepteur des contributions. […] Déjeuner à midi ½ chez Henri Bossut193 qui m’avait invité à venir chez lui avec Louise Dujardin et sa famille. Splendide installation dans un parc de 12 hectares. Charmante famille. […] Temps charmant dans l’après-midi, aussi ne partons-nous qu’à 4 heures, enchantés de notre journée. […]

230Jeudi 18. Réinstallation à Wazemmes. […] Puissions nous passer agréablement notre hiver sans trop d’ennuis ! Puissent les affaires de Marquette se rétablir un peu, mais je n’y compte guère. La concurrence est insensée et les prix exécrables. […]

231Vendredi 19. Je vais passer quelques minutes avec maman Jules qui me raconte l’ennuyeuse litanie qu’Alfred Crépy est encore venu lui chanter hier. Il veut se brouiller avec son père parce qu’il trouve que son partage n’a pas été bien fait. J’envoie Larivière chez le blanchisseur Delobelle à Marcq pour voir où en sont les pièces blanches pour draps d’officiers (Toulon). […]

232Samedi 20. Les résultats des adjudications de Brest – Rochefort, pantalons blancs, sont étranges. Comment peut-on faire d’aussi mauvais prix. Je me sens pris de rhume et de mal de gorge dans l’après-midi. Je crois que j’ai pris froid sous la porte de Louise en attendant le tramway.

233Dimanche 21. Je prends médecine sur les conseils de Vanpeteghem et cette médecine fait un effet terrible. Je reste au lit toute la journée. Mathilde va dîner chez maman Jules. […] Nouvelle catastrophe d’Adolphe Schotsmans : 1 million. Ses frères viennent encore à son secours.

234Lundi 22. La médecine prise hier m’a révolutionné. Maman Jules vient me voir. Je me lève de 2 h à 6 heures. Je lis une partie de la journée et je dors comme un loir le reste du temps. […]

235Mercredi 24. Je retourne aux affaires ce matin. Je ne les trouve pas plus belles qu’avant mon indisposition. […]

236Jeudi 25. Je passe la matinée avec Herbaux et Bogaert pour acheter un cheval en remplacement des 2 rossards poussifs et usés ; je vais jusqu’à Marcq en voiture. M. Liénard vient me demander 50 F pour le paiement du sacristain qui fait le catéchisme aux enfants de la paroisse du Pont-de-Marcq.

237Vendredi 26. […] Je vais à la Chambre de Commerce où je me distrais beaucoup à cause de l’émoi soulevé par l’article de G. Dubar contre les membres de la Chambre de Commerce et particulièrement contre le président. […]

  • 194 Maison de construction mécanique à Lille.

238Samedi 27. Chez Minart, j’apprends par Quiret qu’Ernest a fait un découvert de 108 000 F à Folliot — Delombaerde194 et que cette maison est en arrangement avec ses créanciers. Voilà qui explique le zèle avec lequel ce Folliot venait déposer des couronnes sur la tombe de papa Loyer à chaque anniversaire.

239Dimanche 28. […]. Je cause avec Larivière par le téléphone de la nécessité de faire des genres fil à coton pour écouler la fabrication. Le mois d’octobre s’élève à 250 000 F, ce qui n’est pas mal comme chiffre, mais il est à remarquer que nous n’avons plus de fournitures et que les affaires commerciales sont nulles.

240Lundi 29. […] Je fais une tournée dans toute la filature avec Dominique. Daillier rentré de voyage, me demande de lui vendre des toiles bleues. Cette idée ne me convient sous aucun rapport. Je cause avec Devosse, de la maison Dhainne – Devosse, de la situation d’Armentières. Il trouve que les fabricants sont mangés jusqu’à la rate, selon son expression.

241Mardi 30. Visite chez Lefebvre qui me montre ses métiers et ses genres. Il a de l’ouvrage pour 3 mois. J’apprends que la fabrique de papier d’Édouard Scrive a été brûlée cette nuit. Je vais jusqu’à l’abbaye de Marquette pour voir ce qui est arrivé. Je suis surpris que les voûtes du 2e étage aient pu résister et qu’elles ne soient pas enfoncées. Julio est enrhumé. Je lui lis la lettre si intéressante de Besnier, lieutenant de vaisseau commandant du Bruat, qui vient de retrouver à l’île de Vanikoro les ancres et les canons de La Pérouse, naufrage de 1788 de l’Astrolabe.

242Mercredi 31. Je vais dire à Constant que je ne peux plus continuer à le conserver comme domestique. Le domestique Briois devant aller demain prendre le service militaire de 28 jours, je vais à Marquette avec Lucien qui doit le remplacer.

Novembre

243Jeudi 1er. Je vais à la messe à St-Maurice puis au Cercle. À 11 h nous allons avec maman Loyer au cimetière du sud déjà envahi par la foule. Quant à l’après-midi, c’est une cohue et une véritable foire. Dîner chez maman Jules avec les Crépy, les Dujardin et les Auguste Scrive. […]

244Vendredi 2. Journée nulle comme affaires. Les enfants retournent en classe et Julio paraît bien remis […]

245Samedi 3. Gustave se plaint amèrement des affaires en papiers. Il n’y a plus de cours. Danset dit que Chas et Becquart d’Armentières leur ont annoncé que des catastrophes allaient arriver prochainement. Cela ne peut pas manquer d’avoir lieu.

246Dimanche 4. Dîner chez maman Loyer avec papa, maman Jules, M. de La Couture, les Houzé, les Dubrulle, madame Gonnet et les Dujardin. Arrivée à Lille de Waldeck – Rousseau, ministre de l’Intérieur, pour la pose de la 1re pierre du lycée de Tourcoing. La réception est très froide à Tourcoing. Arrivée des musiciens de Mouscron, des chanteurs de la société du Cercle Weber de Bruxelles, qui viennent donner un concert à l’Hippodrome. Je vais avec Mathilde à la messe de midi à St-Étienne puis nous nous promenons en ville pour jouir du beau temps et de la vue de ces diverses réceptions.

247Lundi 5. […] Le curé du Pont-de-Marcq me signale la conduite du fils de Lemaire qui vient d’avoir un quatrième enfant avec sa maîtresse. Il me demande de la lui faire épouser. Je parle avec le fils Lemaire.

248Mardi 6. J’envoie au père Perny 200 F pour l’abonnement aux Annales Catholiques et pour ses œuvres. Je lis l’affreuse catastrophe de Roubaix. Incendie de la filature Dillies frères et mort de 20 ouvrières brûlées. On devrait exiger de tous les industriels les échelles en fer que nous avons à Marquette. […]

249Vendredi 9. Je m’occupe de la réclamation de Daudet-Blin, vis à vis le chemin de fer. Je cause de cette affaire avec M. Lechelle, sous-inspecteur principal et M. Muel, inspecteur principal et je leur signale l’absurdité des exigences de M. le chef de gare de St-Sauveur qui refuse d’accepter les toiles de Daudet dans la 4e catégorie, tandis qu’à Armentières on accepte dans cette catégorie même des toiles emballées. Puis, je vais chez Cusson, garçon très intelligent installé depuis 1864 et qui fait 4 millions d’affaires. Actif, bon négociant, faisant travailler à façon les petits fabricants besogneux. Il y a peut-être de ce côté une combinaison à essayer pour sortir de la mauvaise position actuelle ; mais comment m’y prendre ? Il prétend que Villard est embarrassé de ses 600 métiers, que c’est une erreur d’avoir immobilisé des capitaux aussi considérables. Renouard me dit qu’il achète plus de toiles qu’il n’en produit, qu’il a des métiers arrêtés.

250Dimanche 11. Charmante journée avec Mathilde et les enfants. Après le dîner, nous allons chez maman Jules. […] Visite au Musée Industriel qui intéresse beaucoup les enfants. […]

251Mardi 13. Nous allons visiter la collection Thomassin de Douai, l’oncle de madame Liégeart. Les Descamps – Crespel, maman Jules, les Émile, Lucie et Claire… Pierre Decroix… Superbe collection qui se vendra à des prix très élevés ; puis nous allons au musée avec maman Jules. Je lie connaissance avec le conservateur du musée, M. Desplanques, et je visite les endroits que l’on ne montre pas aux visiteurs ordinaires. Après avoir examiné le musée, nous allons chez Liégeard où nous retrouvons les jolis objets d’art qui nous avaient intéressés voilà plus de 11 ans […]

252Mercredi 14. Bonne commande de Lévesque, de 195 p. toiles à voiles. […]

253Jeudi 15. […] Conférence Bayol à la Société de Géographie. Conférence sur le plain chant et le chant grégorien à la salle Ozanam, pour le congrès catholique. Devosse prétend qu’Édouard Descamps le commandite de 800 000 Francs, qu’il a gagné 90 000 F l’année dernière en faisant 7 millions d’affaires en fils. Il a une confiance illimitée en Cardon – Fauvergue qui produit 75 000 pièces de toile par an.

254Vendredi 16. […] Dépêche de Larivière annonçant que nous avons raté l’adjudication des sacs de subsistances à 1 millième de francs près. […]

255Samedi 17. Larivière me rend compte de son voyage : tout est au plus triste. Je ne sais comment nous sortirons de cette affreuse crise, ni quand. Oh mon Dieu, donnez-moi quelque bonne inspiration pour que je ne sois pas submergé !

256Dimanche 18. Je vais à la messe à St-Maurice à 9 h. J. Bte Fauchille père, ce fâcheux digne du crayon de Molière, m’assomme de ses réflexions saugrenues. Je vais au Cercle puis au Ramponneau où l’on expose de jolis meubles que l’on vendra demain. […] Je ne vais pas dîner chez maman Jules et je reste avec Mathilde et les enfants. Tony a la voix très rauque ; il a un grand accablement.

257Lundi 19. 11e anniversaire de la mort de ma petite fille (19 novembre 1872). Je donne un souvenir à ce pauvre petit ange. […]

258Mardi 20. Visite chez Dugardin – Lefebvre pour demander quelques conseils sur la fabrication des toiles bas prix et leur annoncer la visite de Larivière pour demain. Ils ont de l’ouvrage pour plusieurs mois et vont travailler jusqu’à 9 h du soir. Quelle différence avec nous ! […]

259Samedi 24. Souper chez Dujardin avec madame Bossut, sa fille Marguerite et son fils Maurice. Concert Schillio (Planté) où va Mathilde avec cette jeunesse. […]

260Dimanche 25. Tempête et pluie torrentielle. Je vais avec Mathilde à la conférence de M. Brion de St-Pol sur la Malaisie et Java. […] Le conférencier est très intéressant et instructif. Dîner à 7 h avec les Danchin. Ce qui m’a frappé le plus dans la conférence, ce sont les préjugés qui nous font considérer comme des barbares les anthropophages qui sont amenés à manger leurs parents par piété filiale et qui ne croient pas mal faire. Il a parlé du terrible tremblement de terre qui a détruit le volcan Krakatoa dans le détroit de la Sonde.

261Lundi 26. […] Conférence à la Société Industrielle de M. Brion de St-Pol pour fonder une société de colonisation au capital de 100 millions. Je fais connaissance de M. Laurent directeur des usines Kuhlmann. C’est un homme remarquable par son intelligence. Dîner avec les Bossut de Bruxelles et Louise Dujardin chez ma tante Henri, ainsi qu’avec J. B. Fauchille et sa famille.

262Mardi 27. […] Lettre de madame de Laprade annonçant la mort de notre cousine madame de Montbrun, née Adeline Briansiaux. […].

263Mercredi 28. Mauvaise lettre de Duval qui m’engage à faire partir Larivière pour Paris afin de sonder la profondeur du mal pour les paillasses et les sacs de couchage que nous livrons à Billancourt.

264Jeudi 29. Départ à 7 h 13 pour l’enterrement de la comtesse de Montbrun à Clarques (10 km d’Aire). Ma tante Sophie m’accompagne ; étrange voyage chez des gens à moitié fous mais très originaux. Le château de St-Augustin est en ruines, sans avoir été jamais habité et la comtesse faisait bâtir quand elle est morte, une maison pour y habiter. Charmante femme que madame. de Laprade et la jeune madame de Montbrun. La cousine a légué à maman Jules un beau bijou venant de Jean Bart. […]

265Vendredi 30. […] Je vais chez maman Jules chercher le bijou de madame de Montbrun pour le faire expertiser par Watier, le bijoutier, qui ne l’estime pas à plus de 355 francs mais le souvenir historique, bien entendu, ne figure pour rien dans cette évaluation.

Décembre

266Samedi 1er. Continuation des courriers mauvais ou nuls. Quand finira donc cette terrible crise ? À l’Hippodrome, concert de M. de Salleles, belle chambrée mais exécution imparfaite. Il y a du mauvais vouloir dans l’orchestre bien que ce fût l’orchestre des concerts Martin. Nous étions venus avec maman Loyer. […]

267Lundi 3. Charmante réunion chez P. Delemer où l’on fête le mariage de son frère Eugène avec une jeune fille de Bruxelles. Je suis à côté de madame Lisnard et de Mme Max Brame dont la fille est l’héritière du jour (42 prétendants, dit la chronique). Elle paraît avoir une préférence bien marquée pour Gustave Barrois. Les enfants de Delemer jouent du violon au sortir de la « nursery ». C’est la maison où je m’amuse le mieux parce que ce sont de braves gens sous tous les rapports. […]

268Mardi 4. […] J’ai à dîner aujourd’hui Merlin, le fils de l’ancien portier de la rue du Lombard, qui est aujourd’hui capitaine au 68e de ligne en garnison à Issoudun. Il nous raconte ses misères quand il a été prisonnier des Prussiens à Sedan dans la presqu’île d’Iges où il n’a eu à manger pendant 12 jours que 500 grammes de viande. Ils faisaient rôtir des morceaux de cheval sur des feux allumés avec les harnais de cuir de l’artillerie ; il a été malade pendant 3 mois de boutons dans la gorge. Ils étaient 80 000 prisonniers dans cette presqu’île, aussi misérables que possible. […]

269Jeudi 6. J’emmène l’emballeur à Marquette pour voir à bien plier les toiles. […] Mathilde et maman Jules viennent à Marquette pour la St Nicolas à distribuer aux enfants des écoles. […]

270Vendredi 7. La gelée fait son apparition. J’écris à Gustave pour l’autoriser à déverser ses résidus de papeterie dans mes bas-fonds de la cité. Chambre de Commerce. On me charge du travail d’ébénisterie et de confection pour l’abbaye de Loos. Arrêt de la filature Remy – Yon, successeur de Vantroyen frères à Fives. On dit qu’il n’a pas réussi à garder les marques de fils que son beau-frère Adolphe Yon avait créées. Verley – Decroix et Masquelier restent créanciers après le paiement des petits créanciers. Renouard me dit que Paul Crépy perd 600 000 francs dans une banqueroute frauduleuse à Arras et 87 000 francs à La Bassée. […]

  • 195 Opérette en 1 acte de Frédéric Barbier (1829-1889).

271Dimanche 9. […] Théâtre à 5 h ½ : une Cause Célèbre195, Carmen. Je régale les Dujardin. La composition de la salle est extraordinaire. La société est incroyablement changée de ce qu’elle était jadis. Ce ne sont que des ouvriers mécaniciens ou des petits boutiquiers. Le théâtre finit à minuit ½, heureusement qu’il fait beau. Je cause avec Auguste Mahieu d’Armentières de la fabrication des toiles de cette ville.

272Lundi 10. Je reçois la belle plaque de cheminée (en faïence) commandée voilà plus d’un an à Ulysse, le célèbre faïencier de Blois, pour la cheminée de la salle de billard d’Ernest Loyer. Ernest paraît enchanté.

273Mardi 11. Matinée passée à l’abbaye de Loos que le directeur me fait visiter en détail. Je vois chaque atelier : ébénisterie, chaiserie, confection, tissage mécanique de coton, tissage à la main. Les nouveaux prix à fixer pour les façons à payer aux ouvriers doivent être établis par la Chambre de Commerce de Lille. Facq vient avec moi à l’abbaye de Loos. Cette prison est parfaitement tenue : 1200 prisonniers. […]

274Mercredi 12. Conférence très remarquable de l’abbé La Couture sur l’homme – singe et sur les théories de Darwin qui sont la reproduction de celles de Lamarck, naturaliste français du siècle dernier : le besoin crée la fonction, l’hérédité la fixe dans l’espèce. Cette théorie matérialiste qui soustrait la création du monde à un être suprême pour la réserver au hasard, à la matière est fausse, car il n’est pas vrai que le besoin crée la fonction. Est-ce que les esquimaux ont une fourrure naturelle et pourtant ils en auraient besoin comme les ours qui habitent les mêmes contrées ? Est-ce que les peuples de l’équateur viennent au monde avec un parasol sur la tête ? D’autre part, est-ce que les Chinoises à qui depuis 1800 ans et plus on comprime les pieds, viennent au monde avec des pieds bots ? Non. Donc, le besoin ne crée pas la fonction et l’homme n’est pas un singe perfectionné, mais une créature à part ; les espèces créées par Dieu sont fixes. Deux êtres appartenant à des espèces différentes ne peuvent se reproduire. La géologie, l’histoire sont là pour prouver que les animaux qui vivaient il y a plusieurs millions d’années, sont encore représentés aujourd’hui par des types analogues. La fameuse théorie de la lutte pour l’existence n’est pas plus exacte, attendu que les plus vigoureux et les plus redoutables animaux sont ceux qui disparaissent. Les plus faibles, en raison de leur fécondité incomparablement plus grande, sont les plus nombreux : il y a plus de moutons que de loups, plus de sardines que de requins.

275Jeudi 13. Conférence sur le Canada français par Masebieau, le successeur de Guillot. C’est un professeur très timide et manquant d’expérience en raison de sa grande jeunesse, mais il a du talent et du savoir et il arrivera. Il raconte la découverte du Canada par Jacques Cartier sous Henri 4, 1508, puis le voyage de Champlain qui fonde Québec, Montréal, découvre les grands lacs. Population française (Normands et Saintongeais) qui s’est maintenue intacte, malgré la cession de Louis XV aux Anglais par la paix de Paris, 1763, mettant fin aux désastres de la Guerre de 7 ans. […]

276Dimanche 16. Arrivée du ministre de l’Agriculture, M. Méline, pour la distribution des récompenses aux agriculteurs du Nord. Grand déploiement de troupes parce que c’est la première fois que l’on applique la loi nouvelle sur les honneurs à rendre aux ministres. Réception à la préfecture du Nord où je vais avec M. Gosselet, professeur de géologie à la faculté des Sciences. Foule nombreuse à la préfecture. […]

277Lundi 17. Grand dîner à la préfecture en l’honneur de la visite de M. Méline. Je suis à côté de Poirson, conseiller de préfecture, qui me parle beaucoup d’André Bacot, fils de Paul Bacot. […] Le préfet porte un toast au ministre qui répond avec beaucoup d’esprit. Puis Delesalle, président de la Chambre de Commerce, se plaint un peu vivement de l’admission temporaire des fils de coton, ce qui amène une nouvelle réplique assez vive du ministre. Enfin, LeBlan lit une élucubration sur les rapports que les comités linier et cotonnier ont eus avec M. Méline au moment de la discussion des traités de commerce. Après le dîner, grande affluence d’invités, c’est vraiment une belle soirée. Je reviens avec l’abbé Dehaisnes, ancien archiviste du département du Nord mais qui a dû donner sa démission et qui est secrétaire des facultés catholiques.

278Mardi 18. […] Dernière conférence de l’abbé La Couture. Il dit que le positivisme, le darwinisme, le matérialisme décapitent la science sous prétexte de libre pensée. Il dit que plus on sait, moins on est libre. La science donne des liens à la raison qui n’est plus libre de croire dès qu’elle est fixée sur la vérité. Est-on libre de croire que 9 fois 5 ne font pas 45 ? Que 2 droites parallèles prolongées à l’infini ne peuvent se rencontrer ? Et pourtant, qui a jamais été les voir ? De même pour les strates de la géologie souterraine, on n’est pas libre de ne pas croire que ce soit vrai quand on a étudié ces questions. En se refusant de connaître la cause 1re, le positivisme décapite la science, l’intelligence ; contrairement au poète latin qui s’écriait felix qui potuit rerum cognoscere causas ! Nous voulons connaître l’origine des choses et puisque la géologie nous montre qu’il y a eu un laps de temps pendant lequel la terre n’a pas été habitée, il faut admettre que Dieu l’a peuplée puisque la matière n’a pas le pouvoir créateur. Il continue sa conférence en parlant des erreurs des savants ; leur attention fixée sur un point unique des sciences, ne voit pas l’ensemble, comme l’œil concentré sur le microscope ne voit pas ce qui est en dehors du champ du microscope. Excès d’imagination ; il cite des passages de Flammarion et de Figuier. Le 1er parle des hommes qui peuplent le γ étoile de la Vierge comme s’il les avait vus : ils ont une bouche, des yeux, un nez et une oreille au dessus de la tête en forme de petit chapeau ! ! Figuier parle dans son livre du Lendemain de la Mort, des migrations des âmes dans les différentes planètes où ils revêtent d’abord des corps d’anges puis d’archanges, comme s’il les avait vus. Et voilà deux savants qui se donnent comme des esprits positifs ! La modestie, dit Montaigne, est le propre des savants : quand un épi est vide, il s’élève orgueilleusement, mais quand il est plein, il s’abaisse vers le sol (il faut que je retrouve cette phrase dans Montaigne, elle est charmante dans son naïf langage). […]

279Vendredi 21. La machine de Wazemmes commence à tourner. Je reste à Wazemmes où je lis beaucoup ; cette lecture me console des ennuis des affaires. Gustave croit avoir trouvé un procédé pour obtenir par l’électricité la séparation économique des métaux de leurs minerais. Je crois que c’est une utopie, que cette expérience peut réussir dans un pot de confiture mais pas en grand.

280Samedi 22. Je vais à Marquette où je m’occupe avec M. Moreau du tarif des salaires, des genres toiles à la main, de la maison centrale de Loos ; puis, avec M. Martiny, Vancouyghem de ceux des sacs en papier. […]

281Dimanche 23. Admirable conférence de Déroulède et de son ami Deloncle sur la défense nationale : Ligue des Patriotes, guerre aux Prussiens par la politique, par le commerce, par la gymnastique, par la colonisation. Je conserve le compte-rendu de ce superbe discours. […] Ma chère petite femme m’écrit une lettre délicieuse pour m’engager à m’unir à elle (malgré mes doutes) le jour de Noël, anniversaire de sa naissance, 36 ans. Certes, je ferai ce plaisir à ma chérie ; heureux de cette concession qui ne coûte à mon intelligence qu’un faible sacrifice. Où est la vérité ? Que sais-je ? Et qu’importe ? Pourvu que l’on soit honnête homme, bon patriote, qu’avons-nous besoin de nous tourmenter et de nous chamailler sur des points qui resteront toujours obscurs, sur des questions qui ne seront jamais résolues par des démonstrations rigoureusement exactes. Que telle hypothèse soit plus ou moins séduisante à mon imagination ou plus ou moins convaincante à mon intelligence, puis-je avoir la prétention que ce concept soit le seul vrai ? Mon voisin dont le cerveau est autrement bâti que le mien, a d’autres idées sur ce même sujet qui me paraît, à moi, parfaitement démontré. Qui a raison de nous deux ? Les vérités mathématiques sont au contraire admises par toute l’humanité (sauf les fous) parce qu’elles présentent un caractère d’évidence indéniable. Aussi les appelle-t-on des axiomes, mais tout ce qui ne rentre pas dans la classe des axiomes ou des vérités admises par tous les hommes raisonnables, ne peut être que des hypothèses.

282Mardi 25. Je reçois de Dislère la communication de la lettre du secrétaire des colonies promettant une belle collection d’au moins 1 000 échantillons pour le musée commercial de Lille. Je communique cette lettre à M. le Maire de Lille. Les enfants vont à la messe de minuit. Je communie à la messe de 8 h avec Mathilde puis je vais à Lille. […] Je lis une partie de l’après-midi à Jules et à Tony, les journaux : la Dépêche et le Nouvelliste reproduisant la lettre de Mathilde réclamant au sujet de la conférence de Déroulède parce que cette conférence a été patronnée par le Denier du Sou laïque au lieu de l’avoir été par une œuvre purement bienfaisante, sans caractère politique. Dîner chez maman Jules avec ma tante Henri, Ozenfant, Albert Scrive – Dujardin, Crépy.

283Jeudi 27. Étude des procédés de fabrication par la méthode électrique des scories de cuivre provenant des anciennes mines d’Espagne. M. Hermite, ingénieur, électricien de la maison Siemens, chimiste du laboratoire des Hautes Études commerciales de Rouen, a trouvé ce procédé très intéressant, de traiter ces scories par l’électricité. Je vais voir ces expériences à Marcq. Il s’agit d’exploiter les cendres cuivreuses, en les faisant dissoudre dans un alcali (amoniaque) puis de revivifier cet alcali par une méthode analogue à la galvano-plastie. M. Zipperlen, ingénieur du Creusot et directeur d’une mine de cuivre en Espagne, monte une société pour exploiter la découverte de M. Hermite.

284Vendredi 28. Triste fin d’année pour les affaires.

Notes

156 Julien Koszul (1844-1827), musicien, compositeur et chef d’orchestre.

157 Martin Marsick (1847-1924), violoniste belge.

158 Lise Landouzy (181861-1943), soprano. A fait ses études à Lille.

159 C'est bien Duserech.

160 Charles Wiener, explorateur et diplomate français.

161 Abbé Paul-Hubert Perny (1818-1907), membre de la Congrégation des Missions Étrangères, emprisonné sous la Commune.

162 Henri, vicomte de Bornier (Lunel, 1835-Paris, 1901) littérateur et poète français, de l’Académie française.

163 Labanhie, médecin à Lille.

164 Léon Armand Charles Baudry d’Asson, homme politique français, né en 1836 à la Rocheservière, d’extrême droite, appartient à une famille de royalistes vendéens.

165 D’Angers.

166 Bâche en grosse toile goudronnée.

167 Du Mans.

168 De Thiboust.

169 Folville Juliette (1870-1949), musicienne et compositrice liégeoise.

170 Grand Bazar central, rue de la Gare à Lille : articles de voyage, jouets, bimbeloterie, maroquinerie, lunetterie.

171 Ballet de Manzotti, inspiré par les canuts lyonnais.

172 Mam’zelle Nitouche, opérette en 3 actes d’Henri Meilhac et Albert Millaud.

173 Opéra d’Halévy.

174 Jean-Baptiste Marie de Piquet, marquis de Méjanes (Arles, 1729-Paris 1786), bibliophile.

175 Opéra-comique de Charles Lecocq.

176 Sucrerie – distillerie.

177 H. Folet, docteur en médecine à Lille.

178 Propriétaire rentier à Marquette.

179 Filateur et négociant en laine.

180 De la Comédie française.

181 « Exposition coloniale, internationale et d’exportation générale ».

182 Hôtel de Vauluisant.

183 Gaspard Mermillod, évêque de Lausanne et de Genève, cardinal (1824-1892), expulsé de Suisse.

184 Charles Gleyre, peintre suisse originaire du canton de Vaud, mort à Paris en 1874.

185 Alexande Calame, peintre suisse né à Vevey en 1810, mort à Menton en 1864.

186 Joseph Louis Trimolet, peintre et graveur, né et mort à Paris (1812-1843).

187 Le jour et la nuit, opéra bouffe en 3 actes d’Albert Vanloo et Eugène Leterrier. Musique de Charles Lecocq.

188 Eruption du Krakatoa, entre Java et Sumatra, le 26 août 1883 qui fit environ 40 000 victimes.

189 Peintre belge né à Eckeren près d’Anvers en 1830, spécialisé dans la peinture historique.

190 Opérette en 1 acte de Charles Lecocq.

191 Opérette de Léoncavallo (1858-1919).

192 Gustave Borgnis – Desbordes, général français (Paris, 1839-Bien-Hoa, 1900), explorateur du Sénégal et du Niger, commandant du corps expéditionnaire du Tonkin.

193 Château Barbieux à Roubaix.

194 Maison de construction mécanique à Lille.

195 Opérette en 1 acte de Frédéric Barbier (1829-1889).

Table des illustrations

Titre Jules Émile et Mathilde
Légende En épousant en 1866 Mathilde Loyer, de 10 années sa cadette, le fabricant lillois choisit un des plus beaux partis de la place. À défaut de l’endogamie, l’homogamie est un bon remède au « grand mal des mariages » (J. -P. Hirsch) quand il s’agit de préserver la fortune. De cette union sont nés 3 enfants : la petite Mathilde qui meurt en bas âge (4 ans), puis Jules Henri dit « Julio » et enfin Antoine Ernest, dit « Tony ».
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/71963/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 384k
Titre Les quais de Boulogne
Légende Après sa fusion avec St-Pierre en 1881, Boulogne connaît une expansion rapide grâce au commerce et à la pêche. Des bateaux à voiles se pressent le long des quais. Marins et pêcheurs côtoient armateurs et négociants.
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/71963/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 465k

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