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Esthétique et logique

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Charlotte Morel

II. Quels types de relations ? Méthodologies de la logique

Esthétique et logique entre Kant et le premier Carnap : l’avenir d’une « espérance déçue » ?

Élisabeth Schwartz

Texte intégral

  • 1 Kant, Kritik der reinen Vernunft [désormais : K.R.V.], A 21/B 35, note. Trad. Trémesaygues et Paca (...)

1On peut disputer longtemps de l’origine de l’assignation définitive du terme d’esthétique à la discipline qui aujourd’hui ne traite plus sous ce nom que de la référence à la beauté ou à l’art, à l’exclusion de ce qui sous ce même vocable peut aussi, et d’abord, renvoyer à la discipline qui a principalement affaire soit à la sensibilité, aux contenus que la pensée demande à la sensation, soit aux sources et origines sensibles et non intelligibles des objets de la connaissance. On se contentera ici de partir du constat paradoxal d’une assez évidente origine kantienne de la naissance de ce sens moins général qui est devenu après la Critique de la faculté de juger celui de l’esthétique moderne, alors même que pour Kant, si l’esthétique ne parvient à faire le plein de son sens critique qu’avec la troisième Esthétique, celle de la Faculté de juger esthétique, cette discipline fut bien pourtant, au sein de son œuvre critique, d’abord tout autre chose qu’une science de la sensibilité au beau, et que même en la revendication retentissante d’un statut d’égale dignité pour la science du sensible que de l’intelligible, assumée dès la Dissertation de 1770, Kant précisément écartait au profit de sa première Esthétique Transcendantale, celle de la faculté de connaître, toute forme d’esthétique, tant pratique qu’esthétique au sens de la critique du goût, pour ne voir en la pourtant alors célèbre annonce d’une telle science comme esthétique par Baumgarten qu’une « espérance déçue »1.

2Si Kant nous a montré que les espérances de la raison ont su faire preuve, au cours de son histoire, d’une longévité, une vitalité, et peut-être une éternité, qui ne dépend pas seulement ni d’abord de ses succès ; et que la métaphysique, en cela semblable à l’inconscient selon Freud, ne renonce jamais à rien, lors qu’il s’agit de ses fins ultimes, il est peut-être intéressant de s’interroger sur l’avenir de cette « espérance déçue », en questionnant l’articulation qu’elle entendait proposer, et dont Kant écarte la forme wolffienne, entre logique et esthétique, mises toutes deux au service de notre faculté de connaître, et dont on a parfois entendu célébrer le retour cette fois sinon triomphant du moins à nouveau sûr de ses espérances, en l’idée logiciste d’une logique du monde sensible, qui sera ici interrogée seulement, et de façon bien sommaire, sur le seul exemple allemand, celui du jeune Carnap.

  • 2 Cf. Dissertation de 1770, § 3 et 7.

3On tentera donc de montrer successivement 1) qu’il existe bien dans l’Aufbau de Carnap les éléments d’une reprise de l’idée de logique générale appliquée au sensible, mais sans la médiation du transcendantal, et, surtout, sans recours à des formes intuitives de connaissance a priori des objets, physiques ou mathématiques, constitués à partir du sensible ; 2) que pourtant ce projet qui hérite tout à la fois de la relecture de l’esthétique kantienne par l’école d’Hermann Cohen et de la critique bolzanienne de l’intuition à laquelle Cohen entendait peut-être apporter une réponse, se définit bien plus clairement par le déplacement de la question de l’origine, sensible ou intelligible, de la connaissance, vers celle de sa constitution en un sens qui rejoint la première phénoménologie husserlienne et l’héritage d’Emil Lask et Franz Brentano. critiques du néo-kantisme ; 3) qu’en ce déplacement, qui prenait les mêmes distances vis-à-vis des esthétiques kantiennes et post-kantiennes, celles de l’idéalisme allemand, visées en leur orientation métaphysique et spéculative bien plutôt que subjective, c’est bien un retour à ce qu’avait voulu quitter Kant lecteur de Baumgarten qui se fait jour, la substitution de distinctions logiques ou d’ontologie générale à celles qu’observaient les anciennes Écoles de l’Antiquité entre les aisthêta et les noêta2. On ne saura donc s’étonner qu’une telle restauration doive beaucoup en rabattre de l’espérance qu’elle se propose, avec efficacité, de satisfaire, mais peut-être à distance irréductible tant de Kant que de Baumgarten, tous deux « analystes de la raison humaine » et de la prétention inscrite dans le nom même de la métaphysique à dépasser le domaine du sensible.

1) Le déplacement logiciste de l’espérance déçue

  • 3 Nous renvoyons à la présentation de la note et de ses variantes par Guillermit, op. cit., p. 16 sq
  • 4 « Die Deutschen sind die einzigen, welche sich jetzt des Worts Ästhetik bedienen ».
  • 5 « was andere Kritik des Geschmacks heissen ».
  • 6 Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, 1719.
  • 7 Elements of criticism, 1762. Traduit en allemand en 1763-1766 sous le titre « Grundsätze der Kriti (...)
  • 8 « die kritische Beurteilung des Schönen unter Vernunftprinzipien zu bringen » ; « die Regeln derse (...)
  • 9 Élève de Wolff cité par Guillermit, op. cit., p. 18, au titre de ses Dilucidationes philosophicae (...)
  • 10 « Allein diese Bemühung ist vergeblich ».

4Lorsque Kant appelle au texte inaugural de son Esthétique transcendantale la célèbre note dont nous sommes partis, et lorsqu’il en précise les termes dans la seconde édition3, il est clair que l’espérance déçue qu’il évoque (« verfehlte Hoffnung ») porte sur une possible esthétique en tant que visant le Beau. C’est de cette esthétique que « l’éminent analyste Baumgarten » avait proposé le nom de la façon la plus explicite dans son Aesthetica (1re Partie) de 1750, et c’est elle qu’il avait engagée quinze ans plus tôt dans ses Meditationes de nonnullis ad poema pertinentibus, et en 1741 dans son Aletheophilus. C’est cet usage propre aux Allemands4 pour désigner « ce que d’autres nomment critique du goût »5, dont prend ici acte Kant, et qui permet de départager des Français comme l’abbé du Bos6, ou des Anglais, tel Home7, un ensemble d’auteurs qui consacrent en Suisse et en Allemagne l’idée puis l’appellation propre à une discipline qui ferait bénéficier la critique du goût des moyens de la philosophie rationnelle, et singulièrement, de l’application possible des méthodes logiques héritées de Leibniz dans l’école wolffienne. L’espoir déçu est celui de « soumettre l’appréciation critique du Beau à des principes rationnels » et « d’en élever les règles à la dignité d’une science »8. C’est très précisément cet espoir, d’emblée reçu comme aussi énigmatique que prometteur, puisqu’il appelait de ses vœux une science, une connaissance distincte de ce qui s’offre comme connaissance indistincte et irréductiblement indistincte, la connaissance sensible de la beauté, dont Kant affirme qu’il est déçu ; et c’est de l’effort pour le satisfaire par l’appel des wolffiens (Wolff lui-même ou Bilfinger9) à cette logique élargie (« Per logicem sensu generaliore »), mais encore à venir, qu’il prononce que jusqu’en sa culmination chez Baumgarten, il demeure un effort vain10.

  • 11 « sie derjenigen Lehre aufzubehalten, die wahre Wissenschaft ist ».
  • 12 K.R.V., A 21. Trad. Guillermit, op. cit., p. 16-17.

5Réservant ici la question de l’avenir que devait pourtant trouver, dans la troisième Critique, mais une fois bouleversé profondément le sens à donner à la critique rationnelle du sensible, cette espérance déçue, ce qui nous importe en un premier moment, c’est de mesurer au plus près le sens de la restriction drastique imposée au seuil de la première Esthétique à ladite espérance. Restriction qui est pourtant, et d’abord peut-être, l’effet de la percée retentissante qu’opère le texte de la première Critique en direction d’une Esthétique prenant de plein droit part égale aux côtés d’une Logique dans l’appréciation critique du pouvoir de la connaissance rationnelle. C’est en effet ce qu’énonce la fin du texte de la note, qui propose, après avoir récusé en cette discipline dont les sources sont empiriques la prétention de fournir des lois a priori, de renoncer à cette dénomination pour caractériser le vain projet de logique du beau comme logique de la faculté de connaître inférieure, et de « la réserver à la théorie que nous allons exposer, qui est une vraie science »11 – ou de la conserver en faisant le partage d’un sens transcendantal et d’un sens psychologique12.

  • 13 Ainsi le texte de la Refl. 702, commenté par Guillermit p. 25. Nous y revenons infra § 3.
  • 14 K.R.V., A 21 /B 35 : « Eine Wissenschaft von allen Prinzipien der Sinnlichkeit a priori nenne ich (...)

6Si nous suivons ici sans hésiter la lecture proposée par Louis Guillermit des corrections apportées par Kant au texte de la seconde édition, qui précise que seules sont empiriques ici les sources principales, et s’il nous semble donc plus convaincant de lire en ces corrections un souci de précision plutôt qu’une évolution sur l’essentiel, c’est non seulement au nom des textes des Reflexionen mais parce qu’ils montrent justement13 que ce qui ici est précisé par Kant est bien l’effet de la découverte, en partie acquise dès la Dissertation de 1770, d’une forme pure de la sensibilité telle que va définitivement l’exposer, cette fois en son lien avec la logique, la Critique de la raison pure et son Esthétique, soit la doctrine qu’en cet endroit du texte qui appelle la note Kant annonce bien comme une science14.

  • 15 Cf. L. Guillermit, op. cit., 2de Partie, chap. 2, § 2, p. 68 ; ainsi que « Esthétique et critique  (...)
  • 16 K.R.V., A 55 /B79 : T.P., p. 79.

7Or cette découverte de principes a priori de la sensibilité était bien la première cause de la rupture affichée avec les efforts vains et l’espérance déçue d’une logique élargie à la faculté inférieure de connaître, puisque l’égale dignité de la sensibilité et de l’entendement au principe de la connaissance, affirmée avec éclat pour la première fois dans la Dissertation, établit du même coup une coupure tranchée entre les deux souches, ou sources, de nos connaissances, d’une part, et disqualifie d’autre part, et surtout, la logique générale comme moyen approprié pour l’articulation de la sensibilité à l’entendement et à la raison. On n’insiste en effet peut-être pas assez sur un trait pourtant bien significatif du statut respectif du logique et de l’esthétique au sein de la Critique de la raison pure, et qu’avait à maintes reprises fortement souligné Louis Guillermit : le rôle de paradigme que Kant fait jouer à l’Esthétique transcendantale dans la légitimation de l’idée et du programme d’une logique transcendantale15. « La logique générale fait abstraction […] de tout le contenu de la connaissance, c’est-à-dire de tout le rapport de cette connaissance à l’objet, et ne considère que la forme logique sous le rapport des connaissances entre elles, c’est-à-dire la forme de la pensée en général »16. Et c’est bien à cette logique générale qu’il est souvent arrivé à Kant, faisant sienne au moins par provision l’espérance de Baumgarten, de demander les moyens d’une comparaison avec l’esthétique dont les principes ne pourront être que formels s’ils doivent surmonter l’obstacle apporté par le caractère empirique des sources. Mais la découverte d’une toute nouvelle Esthétique, celle de la faculté de connaître dans la Critique de la raison pure, l’aiguille sur une tout autre voie que celle explorée par la Reflexion 702, et avec laquelle renouera la Critique de la faculté de juger. Ici l’universalité formelle de la sensibilité est d’abord mise au service d’une toute nouvelle forme de logique, la logique transcendantale, qu’annonce aussitôt le texte :

  • 17 Ibid.

Mais comme il y a des intuitions pures aussi bien que des intuitions empiriques (ainsi que l’établit l’Esthétique transcendantale), il pourrait bien exister aussi une distinction entre la pensée pure et la pensée empirique des objets. En ce cas il y aurait une logique dans laquelle on ne ferait pas abstraction de tout le contenu de la connaissance.17

8Elle exclurait les connaissances dont le contenu est empirique, et montrerait le souci, inconnu de la logique générale, de l’origine, empirique ou a priori, des connaissances.

  • 18 K.R.V., A 46 /B 63. Trad. Guillermit, op. cit., p. 68. Guillermit rectifie ici la traduction de Tr (...)
  • 19 K.R.V., A 43.
  • 20 K.R.V., A 276/B 332.
  • 21 Pour une analyse de cette symétrie, cf. Guillermit, « Esthétique et critique », p. 133, et le comm (...)

9Proposée à titre d’hypothèse, et dont la confirmation devra attendre l’issue de la déduction transcendantale, aussi laborieuse que l’Esthétique était alors présentée comme aisée, l’idée de logique transcendantale semble bien tirer sa première justification de l’existence d’abord assurée d’une Esthétique qui « ne se recommande pas seulement à titre d’hypothèse plausible (scheinbare), mais est aussi certaine et indubitable qu’on peut l’exiger d’une théorie (Lehre) qui doit servir d’organon »18. Mais l’on sait que cette seconde importante remarque que Kant entend ajouter à l’exposé de son Esthétique suit la remarque critique, et même polémique, par laquelle il entend s’opposer une première fois à la tradition wolffienne déjà stigmatisée dans la Dissertation, tradition qui entend réduire la différence entre le sensible et l’intellectuel à une différence logique entre le distinct et le confus, et par là même opère une adultération (Verfȁlschung) du concept même de sensibilité19, qui ne laisse aux sens que « la misérable fonction de confondre et déformer les représentations de l’entendement »20 lorsqu’il s’agit de la connaissance sensible réputée forme indistincte de la connaissance intellectuelle. Parvenu à la troisième Esthétique, celle de la dernière Critique, Kant s’attachera à lever à nouveaux frais cette même méprise, conduisant le wolffianisme à définir au prix d’une véritable contradiction cette fois le sentiment esthétique comme représentation confuse de la perfection21, et cela pour avoir abusivement logicisé des distinctions engageant l’origine et le contenu des connaissances, tant sensibles qu’intellectuelles.

10En quel sens a-t-on pu dans ces conditions penser, et certains textes de Carnap, ou de Wittgenstein et Frege ont-ils pu accréditer au 20e siècle l’idée que, sur ce terrain de la connaissance, l’espérance déçue d’une application fructueuse d’une logique générale, et formelle, aux objets de la sensibilité, pourrait par-delà le moment kantien renaître avec l’apparition de la nouvelle logique ?

  • 22 Nous pensons en particulier à ses ouvrages consacrés au Cercle de Vienne et à Carnap : Reconsideri (...)
  • 23 En particulier dans l’ouvrage paru en 1971, La Logique et le monde sensible, Paris : Flammarion. L (...)
  • 24 « Le problème de la construction logique du monde », in : Revue Internationale de Philosophie, 37e(...)

11Que tel soit bien un des enjeux, pour la philosophie de la connaissance, de l’apparition de la nouvelle logique mathématique, et tel l’avenir qu’elle a pu sembler ouvrir aux auteurs que nous venons de nommer, c’est ce qui semble aujourd’hui de bien des manières, et à des fins parfois bien diverses, tant établi sur la base de nombreux indices textuels, que confirmé par la contribution par là apportée à l’intelligence des systèmes ou des méthodes mis en jeu. Ainsi les récents travaux de Michael Friedman22 rencontrent-ils, au sein de la tradition philosophique américaine, pourtant plus marquée par les influences de Russell et de Quine que par celles de Frege ou de Wittgenstein dans la réception qu’elle a réservée à l’œuvre de Carnap émigré aux États-Unis, les rapprochements aussi lumineux qu’éclairants qu’avaient pu en France depuis beaucoup plus longtemps proposer les travaux d’un Jules Vuillemin23, puis plus récemment, d’un Gilles Gaston Granger24, entre l’auteur de l’Aufbau et le projet d’un retour à l’articulation leibnizienne ou héritée de Baumgarten plutôt que kantienne, entre la logique et le sensible. On notera pourtant que c’est de façon bien différente qu’est opéré ce retour, selon que, à la suite de Friedman ou de Richardson, l’on entend rétablir un contexte historique, ici en l’occurrence celui de la permanence de l’influence néo-kantienne dans la formation de la génération d’un Carnap et de celle de son maître Frege, qui conduit évidemment à passer de l’interprétation de Kant par Cohen et Natorp à celle de Cassirer ; ou qu’à la manière de Vuillemin, à qui l’on doit la première étude détaillée de l’Aufbau en français, et qui puisse en ce détail être comparée à celle de Nelson Goodman, l’on vise à établir au plus juste le relevé de ce que cet ouvrage peut reprendre à son compte du projet kantien lui-même, celui de la Critique de la raison pure, qu’à son tour il invite à réactualiser en cette nécessaire reprise. Reprise dont la nécessité tient au changement qu’impose à la formulation même du problème d’articulation du logique à l’esthétique le bouleversement du paysage logique et mathématique entre les deux époques. Cette lecture philosophique autant qu’historienne et qui cherche les moyens renouvelés d’être kantien au présent, se clôt comme on sait par un bilan critique des systèmes de constitution (au sens logique, c’est-à-dire de Russell à Goodman), qui renverse les positions de partie et juge au procès intenté à la raison critique par lesdits systèmes, et n’est pas loin, si on y regarde de près, de les renvoyer, sur le plan de la connaissance théorique, au constat d’espérance déçue qui avait été celui de Kant au moment où il établissait cette articulation de l’esthétique au logique en inventant simultanément les formes transcendantale, et non générale, du logique, et pure, et non empirique, du sensible, par un même recours au transcendantal et au synthétique a priori. C’est précisément l’économie de l’équivalent d’une structure proprement catégorielle que, selon Vuillemin, les systèmes logiques de constitution en général entendent faire en renonçant au transcendantal, qui se révèle en définitive une menace pour cette constitution qui ne peut éviter de payer le prix du synthétique a priori. Tout autre enfin est évidemment la lecture de Granger, qui entend bien lui aussi trouver dans l’inspiration carnapéenne de jeunesse les moyens de faire revivre un kantisme au présent, mais en ceci que très précisément il propose de voir dans le régime logiciste de la constitution dans l’Aufbau une sorte d’illustration de sa propre relecture du transcendantal kantien dans les termes d’une philosophie des contenus formels et de la dualité des opérations et des objets qui fournirait la reprise, conforme aux promesses de la nouvelle science et de la nouvelle logique, du projet transcendantal tant esthétique que logique.

12Quelqu’orientation que l’on prenne, dans ce repérage des thèmes kantiens, et qu’ils ouvrent soit à un déplacement de l’espérance dogmatique déçue, soit au succès que ce déplacement assurerait en une forme renouvelée du déplacement kantien, il est bien clair en effet que le texte de l’Aufbau peut assez irrésistiblement y incliner. L’ouvrage ne manque pas de faire la place, dans la riche « revue de la littérature » qui scande chaque fin de paragraphe, à l’éventail de la philosophie néo-kantienne, en particulier Vaihinger, Cassirer, Bauch et Rickert ; mais surtout et de façon plus intéressante pour le problème qui nous occupe, il renvoie à Kant lui-même et à ce double point aveugle de ce que deviendront les constitutions ou réductions logicistes après l’Aufbau, le catégoriel et la synthèse a priori. Ainsi au § 83, Les relations fondamentales en tant que catégories, c’est – sans que son nom soit prononcé – bien à Kant lui-même que renvoie le texte :

  • 25 Carnap, Der logische Aufbau der Welt. Berlin : Weltkreis, 1928. Cité d’après la réédition Meiner, (...)

On entend par catégories les formes de synthèse du divers de l’intuition en l’unité de l’objet [die Formen der Synthese des Mannigfaltigen der Anschauung zur Einheit des Gegenstandes]. Mais ni cette explication [Erlȁuterung] qui n’est pas une définition [Definition], ni les différentes tables historiques des catégories ne montrent clairement ce que l’on comprend par « catégories » Puisque, avec les systèmes de constitution, nous disposons de concepts plus nettement définis [schärfere Begriffe], nous nous demanderons à quoi correspondent les catégories dans le système de constitution en tant que système de synthèse des objets. Le divers de l’intuition, nous l’appelons dans la théorie de la constitution « le donné » [das Gegebene], « les éléments fondamentaux » [die Grundelemente]. La synthèse de ce divers en l’unité d’un objet sera ici désignée comme la constitution de l’objet à partir du donné.25

13Si, certes, ce paragraphe est indiqué par son auteur comme « pouvant être sauté » (überschlagbar), c’est d’abord en raison de son caractère proprement philosophique et surtout comparatif, emprunté à la philosophie d’un autre, et qui vient interrompre le processus constitutif effectif. Et très significativement cette même mention « überschlagbar » signale le paragraphe 42, « Être et valoir » (Sein und Gelten), qui apporte un éclairage du même type à l’idée carnapéenne de « niveau de constitution » (Konstitutionstufen), établie en termes de logique des classes et des relations aux paragraphes précédents, qui trouvent dans la définition fregéenne et russellienne des cardinaux comme classes de classes équivalentes un exemple de que Carnap introduit comme des quasi-objets. « Überschlagbar » enfin également les paragraphes 153 à 155 qui posent le problème de l’élimination des relations fondamentales. Or ces relations fondamentales (Grundrelation) qu’il faudra réduire au plus petit nombre possible, et finalement à une seule, pour en justifier l’élimination en tant qu’unique « relation fondée » (fundiert), la relation de rappel de ressemblance (Aehnlichkeitserinnerung), sont précisément ce que le § 83 proposait comme un possible meilleur correspondant que les formes de constitution du § 26 ou les deux formes de niveau, classe et relation, dont le § 40 établira qu’elles se réduisent à ces deux-là, en tant que formes. Ici c’est bien la fonction de substitution du transcendantal, ou du catégoriel, au pur formel, qui est confiée à la Grundrelation distincte de la Stufenform :

  • 26 Aufbau, § 83, p. 169 de la traduction française. Nous citons désormais les doubles références d’ab (...)

Peut-être peut-on comprendre le terme de catégorie au sens des formes de niveaux ; nous devrions alors dire que, dans notre système de constitution n’existent que deux catégories, les catégories de classe et de relation. Mais peut-être est-il plus conforme à l’usage linguistique en vigueur jusqu’ici (mais non dépourvu d’ambiguïté) de désigner par catégories les relations fondamentales.26

  • 27 Aufbau, § 42, p. 56 : « über die übliche Auffassung von Seiendem und Geltendem geht die Konstituti (...)

14Dans cette évocation ostensiblement neutre de ce qui est présenté comme un usage en vigueur jusqu’ici, et qu’on trouve également à propos de l’opposition de l’être au valoir au § 42 pour désigner les différences de sphère, et la distinction des objets et des quasi-objets, on voit certes se dessiner le vœu de faire mieux, ou moins équivoque, que les théories évoquées, mais il est clair qu’elles sont le contexte philosophique ici assumé comme tel, même s’il s’agit comme à propos du couple de l’être et du valoir, de le dépasser27, en proposant de mobiliser l’opposition statique en une hiérarchie, ou dialectique du développement conceptuel, qui emprunte à la logique ses outils :

  • 28 Ibid.

Ce qui vaut pour les objets d’un premier niveau est interprété comme l’étant d’un second niveau ; il peut alors faire office d’objet pour une valeur nouvelle d’un troisième niveau… C’est en cela que consiste pour la théorie de la constitution la dialectique du développement conceptuel suivant une forme logiquement rigoureuse (Dialektik des Begrifflichen Fortganges in logisch strenger Form).28

  • 29 Frege, Grundlagen der Arithmetik, § 48. Trad. C. Imbert, Les Fondements de l’arithmétique. Paris : (...)

15Tel était bien le premier bénéfice : le Frege des Grundlagen, dont Carnap fut l’élève en logique, avait montré que la nouvelle analyse catégorielle en fonction et argument, et l’élargissement qu’elle implique de la conception de la Begriffsbildung bien au-delà de la voie trop étroite de l’abstraction, était susceptible de mettre au compte d’une philosophie transcendantale réécrite en termes de logique générale, si « le pouvoir qu’a le concept de constituer une collection dépasse de beaucoup le pouvoir de l’aperception synthétique »29. Si Carnap ici entend dépasser la conception d’un partage abstrait et inerte du valoir et de l’être qu’il réinterprète en logicien, c’est sans doute qu’il vise la conception que propose de cette opposition l’œuvre d’un Rickert qui se confie à une conception pré-frégéenne, héritée de Lotze, du logique et du valoir. Mais c’est bien à une sensibilité conservée à l’exigence transcendantale qu’il doit cette fois au § 83 de rappeler l’héritage néo-kantien qui recommande la substitution de la relation fondamentale à la simple forme de niveau.

16Enfin, si Carnap n’avait pas gardé de ses années de formation le souvenir de cette entreprise visant à réinscrire dans les formes, et grâce à l’outillage de la logique mathématique, le projet d’articulation de l’esthétique au logique dont il avait compris la forme transcendantale kantienne comme l’une des formes possibles, mais pas la seule, et, qui sait ? – comme rendue nécessaire pour faire pièce à l’adultération wolffienne de la sensibilité et à la vanité de ses efforts, non pour des raisons condamnant à jamais cette espérance déçue, mais pour des raisons tenant à l’imperfection de la logique alors effective comme logique générale, on ne comprendrait pas que, dans la 2de Préface de l’Aufbau, écrite plus de trente ans plus tard, en 1961, alors que le texte n’était toujours pas traduit en anglais, mais que son auteur s’était orienté vers un style de philosophie de la logique certes distinct de celui de Quine, mais devenu totalement économe d’une quelconque référence à ce contexte des travaux issus du kantisme en langue allemande, il ait jugé bon d’affirmer d’une part que l’esquisse de 1928 était bien son premier « ouvrage fondamental » (Hauptwerk), dont il ne récusait ni la posture philosophique ni la méthode, et d’autre part de situer l’entreprise même de constitution dans le sillage de ces diverses formes de restauration ambiguë de l’espérance déçue au sein de la tradition néo-kantienne elle-même, et, déjà, au moment où Carnap écrit et y puise à son tour, dans la formation de la phénoménologie transcendantale.

17Phénoménologie dont la présence et la prégnance est aussi, et même beaucoup plus, manifeste que le kantisme original, et qu’il faut maintenant évoquer dans ce second moment de notre enquête, qui risque bien en conséquence de faire apparaître tout autre chose qu’une transposition kantienne du thème de l’esthétique de la faculté de connaître qui confierait comme le suggèrent les textes de l’Aufbau que nous venons de lire et comme l’entendent un Granger et tout un pan de la littérature anglophone, à la constitution en tant que logique la fonction refusée comme chez le premier Wittgenstein à une subjectivité constituante. Ce qui se donne à lire c’est semble-t-il d’abord un très sensible déplacement du sens du transcendantal kantien qui en se proposant de réinvestir avec les ressources de la nouvelle logique l’espace ouvert à la constitution catégoriale par une certaine forme de néo-kantisme qui conduit à la phénoménologie husserlienne, ferait de ce déplacement en réalité un renoncement à l’espérance déçue de la Raison en une logique élargie au sensible au sens de Baumgarten, tout autant qu’à la première forme authentiquement transcendantale qu’avait offerte la première Critique en contournant d’abord cette espérance avec l’invention de l’idée d’Esthétique transcendantale de la faculté de connaître.

2) Déplacement ou retour de l’esthétique transcendantale ?

  • 30 Aufbau, p. X : « die Möglichkeit der rationalen Nachkonstruktion von Begriffen aller Erkenntniss-g (...)
  • 31 Ibid. : « scheint mir immer noch eine der wichtigsten Augabe der Philosophie zu sein ».
  • 32 Ibid. (1er alinéa de cette seconde Préface) : « inbesondere, wenn sich sie auf die Hauptkategorien (...)

18Il est clair que le Carnap de 1961 n’entend pas renier le langage de la constitution, reconstruction rationnelle des catégories de la connaissance du monde sensible, et il ouvre cette seconde Préface par l’affirmation de la permanence pour lui préservée du « Hauptproblem » qui animait son Hauptwerk, le problème de « la possibilité de reconstruction rationnelle des concepts de tous les domaines de la connaissance sur la base des concepts qui se rapportent au donné immédiat »30. Et sous le nouveau terme en usage « aujourd’hui », en 1961, d’« Explikation », il reconnaît l’ancien projet, en lequel il continue, dit-il, de voir une des plus importantes tâches ou problèmes de la philosophie31, en précisant même d’une manière qui congédie tout sens purement descriptif ou simplement formel de cette « Explikation » ou « Nachkonstruktion, que l’importance concerne tout particulièrement une philosophie des catégories32.

  • 33 Aufbau, première Préface, p. XVIII et p. 53.
  • 34 Ibid. : « Dies Buch will einen Schritt auf diesem Wege gehen und damit zu weiteren Schritten in di (...)
  • 35 Aufbau, seconde Préface, p. X : « aus sich selbst heraus (‘a priori’) neuen Gehalt erschaffen könn (...)

19Cette permanence du problème catégoriel à travers l’histoire de la philosophie, le texte de la seconde Préface choisit même immédiatement après de la souligner, en sa signification philosophique, comme le contexte qui fut à la base de son livre, dont la tâche était, écrit-il, une synthèse à accomplir entre l’ancien empirisme et l’ancien rationalisme. Il n’y a pas là l’effet d’une quelconque adoption du terme d’empirisme projeté rétroactivement sur l’Aufbau sous l’effet d’abord du développement de la seconde philosophie viennoise de Carnap, dite empirisme logique, et moins encore de l’interprétation goodmanienne et quinienne de sa conception de l’immédiateté du sensible, qui prévaudra fâcheusement dans la traduction anglaise postérieure et non accréditée par l’auteur et ira jusqu’à traduire Erlebnis par « expérience ». C’est bien toujours du donné immédiat dont il est question, comme aux premières lignes de l’Esthétique transcendantale de Kant, et non d’une genèse de type empiriste classique de nos idées à partir de la sensation. Ce qui frappe plutôt dans la comparaison des deux préfaces, qui concordent sur l’idée d’explicitation ou de réduction à un Zurückführungssystem des concepts de la connaissance reconduite à la souche, aux racines minimales, pour cette généalogie, des « nur wenige Wurzelbegriffe »33, « concepts originaires », c’est que la première mettait plus massivement l’accent sur les ressources offertes par la nouvelle logique à une philosophie qui ne devinait pas encore le parti qu’elle pourrait en tirer pour renouveler son propre fonds, et dont l’Aufbau entendait offrir un premier exemple, en faisant un premier pas dans la direction nouvellement ouverte34 ; tandis que la seconde Préface met l’accent sur la pérennité d’un problème philosophique, celui de la synthèse toujours à refaire entre les suggestions de l’empirisme qui insiste sur l’apport des sens (Sinne), et le rationalisme sur celui de la raison (Vernunft). Et il est en effet remarquable que Carnap s’exprime ici en des termes assez généraux pour laisser à son lecteur le soin de décider si dans cette synthèse à faire entre un empirisme de la sensibilité aveugle à la portée et à la signification de la mise en forme logicomathématique, et un rationalisme conscient de cette importance mais convaincu à tort que la Raison n’offre pas que des formes, mais des contenus et le peut en les tirant de son propre fonds35, il choisit clairement par exemple la synthèse leibnizienne de ces deux tendances, ou la kantienne, s’il décide clairement quel est l’ancien rationalisme à dépasser ; ou s’il adopte au fond sur la question la même oscillation dans l’évocation des « points d’attaches avec les penseurs du passé », qui avait été celle du premier Husserl dans le premier tome de ses Recherches Logiques.

20Mais, et l’invocation de Husserl nous y mène : n’est ce pas parce que l’articulation kantienne de l’esthétique et du logique n’apparaît pas chez lui, fût-ce seulement à titre de référence à retenir ou dépasser, sous sa forme originale, mais d’une part sous la forme des nombreuses réécritures qu’avait fait subir au texte de la première Critique l’interprétation néo-kantienne depuis l’école de Marbourg jusqu’à celle de Bade, et d’autre part et surtout parce que la référence à la forme transcendantale d’une telle articulation se fait peut-être plus directement entendre, tant dans le vocabulaire que dans la structure de l’œuvre, sous la forme husserlienne plutôt que kantienne, et très précisément en ce que le programme husserlien héritait encore lui-même du néo-kantisme, tant au niveau de la relecture de l’esthétique que de la logique en leur articulation laissée pensait-on problématique, voire incohérente, par l’inventeur de l’Esthétique et de la Logique transcendantales ?

  • 36 Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à deux textes de communications à paraître, et donné (...)

21Et, d’abord, indiquons quelques-uns des traits les plus saillants de cette référence husserlienne36.

  • 37 Aufbau, § 64, p. 86 : « Zu Beginn des Systems sind die Erlebnisse einfach so hinzunehmen, wie sie (...)
  • 38 « Realsetzungen und Nichtrealsetzungen werden nicht gemacht ».

22Il faut d’abord remarquer en effet qu’au sein de la riche littérature évoquée en fin de chaque paragraphe, et dont l’ouvrage fait un usage effectivement fidèle à la maxime de neutralité dont l’auteur fait obligation à la méthode de constitution, qui se tient en retrait de l’obligation de choisir entre thèses métaphysiques opposées, la référence à Husserl jouit d’un statut singulier. Le § 64 justifie le choix d’une base auto-psychique, ou psychique propre (eigenpsychische) pour la constitution par une référence au fondateur de la phénoménologie qui, et c’est sauf erreur de notre part le seul cas où l’auteur en use ainsi, est introduit dans le corps même du texte, non dans la littérature, en tant que la méthode choisie est expressément dite adoptée de la sienne. Si, dit Carnap, on part ici d’une base solipsiste et non physicaliste, ce n’est nullement au sens métaphysique du solipsisme « selon lequel un seul sujet et ses vécus seraient réels (wirklich) et non les autres sujets », mais au sens où « la distinction entre objets réels et non réels ne se trouve pas à l’origine [am Beginn] du système de constitution », qui ne distingue pas au niveau de sa base entre les vécus, qui n’apparaîtront qu’à un niveau ultérieur et plus élevé comme distingués en perception, hallucination, rêve etc37. Si, donc, comme le veut le titre du paragraphe suivant : « Das Gegebene ist subjektlos », ce n’est pas par affirmation d’un réalisme métaphysique, au sens où une tradition analytique aime à le louer chez les fondateurs qu’elle se cherche dans l’œuvre de Carnap assimilé ici au jeune Russell, et entend rapprocher d’un anti-kantisme à la Bolzano, ou bien d’un spinozisme au sens où un Granger par exemple aimait à le rapprocher de celui de Wittgenstein, c’est très exactement et seulement au sens où dans les vécus tels qu’ils se donnent « les positions de réalité et d’irréalité qui les accompagnent ne sont pas conservées »38, mais, dit Carnap en ouvrant les guillemets, « eingeklammert » : « mises entre parenthèses ». Et c’est ici qu’il fait sienne la méthode husserlienne en renvoyant aux Ideen :

  • 39 Ibid. : « es wird also die phänomenologische Enthaltung (epoche) im Sinne Husserls ausgeübt ».

on pratique par conséquent la « réduction » phénoménologique [« Enthaltung »] (« épochè ») au sens de Husserl, Phänomenol. § 31, 32).39

23On voit bien en quoi l’avantage ici encore réclamé d’une certaine neutralité du « donné » et préféré aux expressions de type « flux du vécu » plus tard justifiées, écartent absolument le vécu carnapéen du stimulus quinien ou d’un empirisme métaphysique classique. Mais il faut aller plus loin semble-t-il que diagnostiquer ici l’inspiration transcendantale au sens kantien, d’une constitution qui doit freiner l’impatience du dogmatique au seuil de la première Esthétique dans la Critique de la raison pure, et faire attendre jusqu’au moment où sera constitué le concept de phénomène, et par là réfuté l’idéalisme, la réponse à donner à la fameuse aporie de Jacobi, née de l’aveuglement au fait que la manière de penser transcendantale doit solennellement d’abord suspendre le métaphysicien de ses fonctions, et lui refuser donc la possibilité de demander dogmatiquement quelle est la chose qui affecte notre sensibilité au début de l’Esthétique. Tel serait bien le mode de pensée critique. Mais ce mode de pensée critique est bien chez Carnap relayé par le mode de penser phénoménologique, qui suspend les attendus de l’attitude naturelle jusqu’au niveau de la subjectivité elle-même, qui demande à être constituée, et dont ce n’est pas le seul usage psittaciste récusé par Kant dans le Paralogisme qui se trouve ici visé, en sa postulation métaphysique de la substance pensante, mais bien la contamination, en ses formes déjà esthétiques et logiques, par l’attitude naturelle ou mondaine. Et c’est cette attitude naturelle qu’il faut suspendre au seuil non seulement de l’attribution de réalité objective (Wirklichkeit) mais d’objectalité réelle (Realsetzung) du Gegenstand annoncé dans le donné et constitué comme Quasigegenstand et nullement comme phénomène.

24Le § 83 dont nous disions qu’il montre un souci du relais de la pure « forme de niveau » logique par la « catégorie fondamentale », elle-même entendue comme relation fondamentale, et dont nous notions que son langage est indubitablement kantien, articulant divers intuitif et forme synthétique catégoriale, se reformule lui-même en fin de paragraphe en termes plus généraux de la distinction entre a priori matériel et a priori formel : l’usage en vigueur évoqué comme donnant à la relation fondamentale le statut de catégorie est celui qu’atteste comme dit Carnap « le fait suivant : en un certain sens, » (et il souligne la suite)

  • 40 Aufbau, § 83, p. 117 et p. 169.

toute proposition portant sur un objet quelconque [irgendeinen Gegenstand] est matériellement [materialiter] une proposition sur les éléments fondamentaux et formellement [formaliter] une proposition sur les relations fondamentales.40

  • 41 Aufbau, § 75, p. 105 et p. 157.
  • 42 E. Cassirer, Substanzbegriff und Funktionsbegriff. Untersuchungen über die Grundfragen der Erkennt (...)

25De cette reformulation, Carnap était bien conscient qu’elle était plus fidèle au néo-kantisme, ou plutôt aux différents néo-kantismes qui s’étaient succédé en Allemagne depuis les premiers travaux consacrés par Hermann Cohen au problème de l’esthétique kantienne dans la Critique de la raison pure. Et c’est au dernier en date qu’il renvoie régulièrement, ainsi, dans la revue de littérature du § 75 consacré aux relations fondamentales, marquée par ce même éclectisme neutre qui fait le style de l’Aufbau, Carnap fait droit à la fois « à deux courants philosophiques tout à fait différents et souvent opposés », le positivisme pour avoir montré que « l’unique matériau de la connaissance (einzige Material der Erkenntnis) réside dans le donné à l’état brut, tel qu’il est vécu (im unverarbeiteten, erlebnismässigen Gegebene), et que là doivent être cherchés les éléments du système de constitution » ; mais tout autant l’idéalisme transcendantal (Der transcendantale Idealismus) « en particulier le courant néo-kantien (Rickert, Cassirer, Bauch) » pour avoir « souligné à bon droit que ces éléments ne suffisent pas ; il faut encore poser un ordre, c’est-àdire nos « relations fondamentales »41. Et de cette exigence il est fait tout particulièrement honneur à Cassirer dans son Substanzbegriff42, pour son concept de série (Reihe) et son exigence de priorité du concept de relation sur celui de classe. Lorsqu’il s’agira d’autre part de légitimer la compatibilité de la thèse d’unicité du domaine des objets avec la multiplicité des formes de niveau et de sphères annoncée dès le § 4, Carnap redira au § 162 que

  • 43 Aufbau, § 162, p. 225 et p. 270.

dans le monde des objets de la connaissance (comme en général dans chaque domaine dans la mesure où il peut être en général ordonné [überhaupt ordenbar ist] il y a un nombre illimité de formes d’ordre [unbegrenzt viele Ordnungsformen] ; mais ce qui doit être mis en ordre, les éléments fondamentaux, forme une seule catégorie homogène [nur eine einheitliche Art des zu ordnenden].43

  • 44 Ibid. Carnap cite ici le texte de l’Allgemeine Psychologie nach kritischer Methode (Tübingen : J. (...)

26C’est alors à Natorp qu’il renvoie citant la p. 148 de l’ouvrage sur la Psychologie Générale selon la méthode critique : « Selon la conception de Natorp dont la nôtre est proche, ce dépassement du dualisme remonte à Kant. Pour Kant, dit Natorp, ‘ le matériau, c’est-à-dire les sensations, doit être un et identique pour le sens externe et interne ; seule la forme, autrement dit la manière de mettre en ordre, doit varier’ »44.

27Mais en l’origine néo-kantienne il semble bien qu’il repère un commun héritage reçu par Husserl autant que par lui-même, et peut-être un héritage qui est justement passé par Husserl et le sort fait à un autre trait du néokantisme de seconde génération, celui de Rickert et non de Cassirer ; celui que revendique le § 42, qui reprend la distinction de l’être et du valoir comme cadre possible de son propre concept de quasi-objet – quitte, comme nous le notions, à la dépasser vers une conception mobilisée, voire dialectique, de la distinction, telle que l’entend la théorie des classes et des relations mises à l’origine de la constitution.

  • 45 Aufbau, § 42, p. 56 et p. 111.

À la vérité, la différence sur laquelle insiste beaucoup la philosophie contemporaine entre l’ordre de ce qui est et l’ordre de ce qui vaut, renvoie aussi à la distinction des sphères d’objets, plus précisément à la différence entre objets véritables et quasi-objets. Si en effet un quasi-objet est constitué à partir de certains éléments de son domaine d’origine, il « vaut » alors pour ces éléments ; il se distingue ainsi de ces éléments comme ce qui vaut de ce qui est.45

  • 46 Emil Lask, Die Logik der Philosophie und die Kategorienlehre, 1910. Nous citons la traduction fran (...)

28Réinterprétée en termes de la nouvelle théorie des classes et des relations issue des travaux de Frege et Russell, l’opposition cesse d’être absolue pour être relative à un niveau donné, et permettre une stratification de niveaux dont Carnap donne ici pour exemple du « mouvement graduel de la constitution dans lequel le rapport de ce qui vaut à ce qui est ne cesse de se reproduire » la construction des nombres complexes à partir des réels, ceux-ci à partir des rationnels et en remontant au niveau logique des classes dont les cardinaux finis sont classes de classes. Que, ici, le jeune Carnap, attaché au problème de la constitution de la connaissance objective du monde sensible, centre le dépassement qu’il entend proposer des thèses de Rickert sur le seul point de la fixité d’une opposition dont la nouvelle logique a montré quel fruit la théorie de la connaissance de l’objet mathématique avait pu tirer de sa relativisation, est une chose bien claire. Qu’il n’ait pas été, lui lecteur de Husserl ouvert au programme des Recherches Logiques, mais surtout assumant au plan philosophique la méthode des Ideen, jusqu’à opposer au programme de Rickert les objections que faisait valoir un Emil Lask dans son ouvrage de 1910, qu’il envoya on le sait à Husserl, cinq ans avant de mourir à quarante ans à la guerre sur le front de l’Est46, c’est peut-être ce qui est moins sûr, puisque ce sont les Ideen et seulement les Ideen qu’il cite, en lesquelles il reprend ce que la suspension de l’attitude naturelle accorde à bien des objections du jeune Lask à la thèse encore trop dogmatique des deux mondes, sensible et intelligible, qu’il vise au-delà de Platon lui-même dans tout un aspect du néo-kantisme entre Cohen, Natorp, et le jeune Husserl lui-même.

  • 47 Ainsi J. Vuillemin, op. cit., § 54, p. 271-272, discutant Goodman, op. cit., chap. V, § 4.
  • 48 Telles sont, sans doute exagérément simplifiées, les conclusions respectives de Vuillemin et de Gr (...)

29On peut d’autant plus incliner à creuser cette hypothèse d’une présence du Husserl des Ideen, celui même que cite l’Aufbau, qu’elle est très fortement et très clairement enfin visible en un des points, si ce n’est le point stratégique, où s’opère la suture du transcendantal et du formel dans l’esthétique de l’Aufbau, le concept de relation fondée, qui est avancé entre guillemets, au § 154. Il s’agit d’envisager les conditions d’élimination des relations fondamentales en tant qu’uniques objets non logiques du système, et en particulier de l’unique relation de ce type admise comme nécessaire, la relation de rappel de ressemblance, à propos de laquelle Carnap en vient à distinguer les propriétés purement formelles et la « naturalité » des relations, leur « Erlebbarkeit ». L’indéfinissabilité de la Fundiertheit pose alors un problème pour un système de caractérisation structurale du vécu, que Carnap avait parfaitement identifié. On a pu douter que la solution avancée par Nelson Goodman d’une distinction entre considérations logiques et épistémiques puisse résoudre le problème structural47. Mais il n’est pas sûr que les conclusions consistant à voir dans ce défaut l’effet du prix non payé des synthèses a priori kantiennes, ou d’une forme non assumée d’admission de « contenus formels »48, soit ici ce qui est en jeu, mais plutôt la difficulté pour Carnap de tenir ensemble ce concept husserlien de Fundiertheit et le programme d’une constitution logique, jusqu’au bout neutre, de la subjectivité intentionnelle comme subjectivité non constituante.

30On voit bien alors sans doute ce que l’Aufbau pouvait hériter, en commun avec ce qui est aussi un héritage néo-kantien pour le premier Husserl, de la relecture initiée par Hermann Cohen de l’esthétique kantienne, et combien peut-être cet héritage a pesé lourd dans la mise à distance conjointe en réalité, chez les deux auteurs, de la référence kantienne originale.

  • 49 Nous renvoyons aux traductions d’É. Dufour et J. Servois, parues aux éditions du Cerf en 2001 pour (...)
  • 50 J. Vuillemin, L’Héritage kantien et la révolution copernicienne. Fichte – Cohen – Heidegger. Paris (...)

31Les éditeurs français des récentes traductions du Commentaire de Cohen et de la Théorie kantienne de l’expérience de 1871 ont attiré l’attention sur le contexte historique qui fut celui de la publication de ce dernier ouvrage, la controverse longue qui s’anima entre Trendelenburg et Kuno Fischer quant à la cohérence et la complétude de l’Esthétique de la première Critique49. Jules Vuillemin, en son mémorable ouvrage consacré à l’héritage kantien et la révolution copernicienne, avait déjà souligné le rôle que l’interprétation de Cohen entendait prendre dans la clarification du sens de l’esthétique en son articulation à l’analytique50. La substitution résolue du transcendantal au métaphysique peut seule pour Cohen laver la Critique du reproche d’obscurité ou de confusion de l’a priori avec le psychologique incapable de fonder la science. Cette substitution permet d’abord de purifier, pense-t-on définitivement, de leur malheureuse connotation psychologique ce que le Husserl des Recherches Logiques nommera les mots-clés de l’a priorisme, et leur « double sens fatal », que revêt en effet sans cela le vocabulaire des facultés subjectives, tantôt description des états et moments d’une subjectivité empirique, tantôt condition de possibilité d’une science objective a priori c’est-à-dire universelle et nécessaire. Mais surtout elle est née d’un désir d’appliquer à Kant la méthode philologique dont Trendelenburg avait montré le profit dans le cas d’Aristote. On n’aura garde d’oublier que si l’interprétation de Marbourg fut durablement, et légitimement, associée en son contenu à la thèse d’une centralité, pour la Critique tout entière, du thème des grandeurs intensives et d’un centre de gravité à chercher dans l’Analytique des Principes, et non dans une Esthétique incapable de répondre seule d’elle-même, c’est bien d’abord en vue d’une défense contre les objections montrées dogmatiques, ou métaphysiques, de Trendelenbourg, de cette Esthétique rétablie en sa cohérence propre, que Hermann Cohen fut conduit à écrire sa grande Théorie kantienne de l’expérience. Et il le fit précisément faute d’avoir été convaincu par la défense de Kant par Kuno Fischer qui croyait défendre l’objectivité de l’espace chez Kant contre la thèse imputée par Trendelenbourg à Kant d’une intuition exclusivement subjective, en faisant des intuitions spatiales des concepts non génériques, sans pour autant avoir justifié leur caractère non conceptuel. Et le primat de l’exposition transcendantale sur la métaphysique met seul aux yeux de Cohen le texte de l’Esthétique à l’abri des objections du réaliste métaphysicien dogmatique tout autant que de l’empiriste.

32Cette substitution du transcendantal au métaphysique tant inné que a priori permet d’autre part de clarifier l’articulation de l’esthétique au logique. Et tel est bien le sillon que creusera Natorp en voyant dans le kantisme un dépassement du dualisme, tel que cité et retenu par le Carnap de l’Aufbau. Cohen lui-même devait dans la Postface à la dernière édition de la Théorie kantienne de l’expérience en 1918 aller très loin en ce sens :

  • 51 Hermann Cohen, La Théorie kantienne de l’expérience. Postface de l’édition de 1918, trad. É. Dufou (...)

La distinction entre sensibilité et pensée forme l’un des slogans, même pour les partis d’aujourd’hui. Cependant cette formulation traduit déjà un mot d’ordre qui est obscur et induit en erreur. Il faudrait plutôt distinguer l’intuition pure et la pensée pure.51

  • 52 Cohen, op. cit., p. 602.

33Plutôt qu’user de mots d’espace et temps repris à la métaphysique il faut en saisir le contenu « dévoilé par les fondements logiques de la science mathématique de la nature »52. Mais en ce primat de l’interprétation objective se fait inéluctablement jour la nécessité d’une révision du kantisme qui aille jusqu’à la suppression de la séparation des deux formes, intuition pure et pensée pure, révision dont Cohen va jusqu’à dire qu’il l’avait pressentie dès ses premières réponses aux objections des objectivistes à la Trendelenburg ou à la Herbart.

  • 53 Ibid., p. 602-603.

Le chemin qui mène de l’Esthétique transcendantale à la Logique transcendantale serait un saut brutal s’il ne trouvait pas sa médiation dans l’homogénéité accomplie, en sa pureté, entre les éléments formels de l’intuition et ceux de la pensée […] c’est-à-dire que la pureté ne pourrait pas arriver à un accomplissement total et véritable si la pensée ne pouvait pas absorber en elle les éléments de l’intuition pure.53

  • 54 Le premier texte contient un appendice consacré à « la doctrine kantienne de la construction des c (...)

34Par là pouvait bien, donc, se frayer la voie d’un retour à Kant contre Hegel, mais triomphant des objections faites au concept kantien d’intuition a priori hors toute signification transcendantale par les philosophes des mathématiques tels le Bolzano des Contributions à une exposition des mathématiques sur de meilleurs fondements (1810) ou le Bolzano posthume des pamphlets antikantien et anti-hégélien que devait publier Prihonsky en 185054. À condition toutefois d’admettre, ce qui semble échapper à Cohen même en 1918, et, malgré ses références à la théorie des groupes, aussi en partie à Cassirer, que la mathématique de la fin du 19e siècle est, au moins autant que la parenté entre elles de toutes les formes de connaissance pure, ce qui permet d’écarter la définition de l’universalité objective des mathématiques par la limitation aux conditions spatio-temporelles, et que cela le jeune Bolzano pionnier de l’intellectualisation de l’Analyse et défenseur de Leibniz contre Kant à ce titre l’avait vu dès son Rein analytischer Beweis. Et à condition d’admettre aussi que la nouvelle logique dont le grand œuvre de 1837, la Wissenschaftslehre de Bolzano devait donner un premier exemple, rentrait aussi mal sous les conditions qu’assignait Kant à la logique formelle que le fera celle de Frege. Husserl et Carnap ont dit l’un et l’autre ce qu’ils avaient lu dans ces logiques, et leur stimulation à renouveler l’idée d’ontologie formelle à distance du partage entre sensibilité et entendement, mais non sans renvoi à la constitution d’un donné d’un nouveau genre, que ce soit avec ou sans les moyens de la logique formelle au sens mathématique nouveau, avec ou sans la prétention de reprendre la tâche d’une élucidation transcendantale du logique.

35Mais n’avait-on pas par là très clairement, même si diversement, quitté tant la forme de l’espérance déçue en une logique générale élargie au sensible, que la forme que la philosophie critique devait trouver en son sein, après l’avoir trop vite écartée, d’une application du logique au jugement réfléchissant sur le sensible pur ?

3) Renoncement ou retour à l’espérance déçue ?

  • 55 K.R.V., A 246/B 303 ; T. P., p. 222.

36En se plaçant d’emblée à un niveau de plus grande généralité et radicalité de la forme de l’objet en général, qui pourrait faire fonds sur les nouvelles logiques héritées de Bolzano ou de Frege au moment même où se trouvait desserrée par la mathématique la liaison avec les données spatio-temporelles que Kant avait crue définitoire de cette science, les constitutions logiques du sensible, qu’elles soient logiques comme chez Carnap ou transcendantales comme chez Husserl, pouvaient bien revendiquer un retour à Leibniz, autant et plus qu’un retour à Kant ! Et il nous faut en ce troisième moment d’autant y insister que ce retour, qui peut paraître reprendre au moins le langage de l’ontologie et de la logique générales qui ont servi à formuler l’espérance déçue de Baumgarten, se fait très précisément en la place exacte où Kant avait estimé nécessaire de s’en séparer. Et cela doublement, puisque sa propre Esthétique transcendantale valait comme paradigme pour une tout autre espérance en une logique tout autre que la logique générale, et qu’elle creusait assez irréversiblement la différence entre l’esthétique et la logique, entre le sensible et l’intelligible, pour n’accepter en matière d’ontologie générale que le modeste substitut qu’offre une Analytique de l’entendement pur55.

  • 56 Kant, Kritik der Urteilskraft [désormais : K.U.], Introduction, § II, III, IX ; Erste Einleitung, (...)
  • 57 Kant, Fortschritte der Metaphysik, Akademie-Ausgabe, XX, p. 273. Trad. Guillermit, Paris : Vrin, 1 (...)

37Louis Guillermit avait su montrer en quel sens complexe et profond Kant avait pu tout à la fois 1 ) partager lui-même l’espérance déçue qu’avait fait lever Baumgarten, 2 ) y renoncer et préconiser d’y renoncer comme à un effort condamné à être vain une fois en possession de sa première Esthétique, celle de la faculté de connaître, et 3 ) pour finir achever sa propre œuvre critique en faisant place à une toute nouvelle forme d’esthétique et d’Analytique du Beau, et du sublime, où le jugement est d’abord et uniquement subjectif en tant qu’il porte sur le sentiment, mais sans pour autant perdre ses prétentions logiques à l’universalité et à la nécessité, et sans surtout renoncer en sa déduction au fil conducteur de la table des catégories. Mais la satisfaction donnée à l’espérance d’une appréciation critique du Beau soumise à des principes rationnels n’était pas advenue où l’attendait Baumgarten. Loin qu’il ait fallu suivre les incitations à développer une logique élargie au sensible, il avait fallu d’abord, et irréversiblement, prendre acte de l’abîme qui sépare le sensible du suprasensible, et de l’irréductibilité des sources sensible et intelligible. Nulle ontologie n’est pensable qui puisse transgresser (Überschritt) cette frontière entre les deux mondes, entre lesquels seul est pensable le passage (Übergang) de la manière de penser selon la nature à la manière de penser selon la liberté56, et qui ne peut se donner comme « un passage continu dans le même ordre de principes »57.

  • 58 Kant, Annonce du Programme des Leçons pour le semestre d’hiver 1765-1766. Akademie-Ausgabe, II, 31 (...)
  • 59 K.R.V., A 132/B 171.
  • 60 Kant, Logique. Introduction, 8, p. 15 ; trad. Guillermit, Paris : Vrin, 2de éd., 1970, p. 14.
  • 61 Le texte de la Reflexion est cité par Guillermit, L’Élucidation critique du jugement de goût selon (...)

38Que Kant ait partagé l’espérance déçue s’atteste au fil de textes des Reflexionen et dans le Cours de Logique, dont l’Annonce du Programme des Leçons pour le semestre d’hiver 1765-1766 avait indiqué un éclairage mutuel de la Logique et de l’Esthétique attendu de l’affinité des matières, ici la culture de l’entendement commun mais actif et sain (gesunder Verstand)58 que l’Introduction à l’Analytique des Principes évoquera à nouveau au moment de substituer la dénomination de « Doctrine de la faculté de juger » à la précédente, ou Analytique des Principes59. Mais que Kant y ait précisément renoncé sous la forme baumgartenienne s’atteste dans ces mêmes Leçons de Logique, qui préfèrent la dénomination d’un Home pour l’Esthétique du Beau comme « Critique » à celle de Baumgarten d’une Esthétique comme science60. Et c’est surtout ce que montre la toute nouvelle forme de satisfaction que Kant a d’abord trouvée pour l’espérance en une science de l’universalité formelle de la sensibilité. C’est ce qu’offre l’Esthétique transcendantale. De nombreuses Réflexions prennent alors acte par anticipation des thèses de la Critique de la faculté de juger. Ainsi la réflexion 653, qui prend acte de ce que ce n’est pas l’agrément qui plaît dans le goût, mais « ce qui vaut universellement dans le phénomène », donc « la règle universelle du sentiment »61. Ainsi surtout la réflexion 702 qui cherche explicitement à comparer les invariants formels récemment découverts pour la sensibilité dans l’espace et le temps avec l’exercice du goût :

  • 62 Texte plus extensivement cité par Guillermit, op. cit., p. 25.

Puisque l’espace et le temps sont les conditions universelles, c’est à ce qui s’accorde de façon nécessaire avec toute sensibilité, donc au goût, qu’il appartient de produire l’accord du phénomène ou de la sensation dans les rapports d’espace et de temps avec la loi universelle des sujets selon une telle représentation de la forme. Au contraire l’accord avec la sensation est seulement contingent […]. Ce qui plaît dans l’objet et ce que nous considérons comme une propriété de celui-ci, doit consister en ce qui plaît à quiconque.62

39Enfin que cette espérance de légitimation de l’universelle nécessité du jugement esthétique ait reçu satisfaction dans la Critique de la faculté de juger supposait que soit portée à sa plus claire formulation, et prise selon une force plus nettement affirmée, la double thèse d’égale dignité de la sensibilité comme faculté de connaissance et d’irréductibilité du sentiment à la raison, la définition wolffienne de la beauté comme représentation confuse de la perfection se trouvant plus fortement encore récusée que l’erreur symétrique qui avait conduit à réduire la sensibilité à la misérable fonction de confondre et déformer les représentations de l’entendement.

  • 63 K.U., § 57, fin du paragraphe, trad. Philonenko p. 239 ; p. 285-286 de la traduction Guillermit, q (...)
  • 64 K.U., § 38, trad. Philonenko p. 151 ; p. 250 de la traduction Guillermit. C’est au § 9, p. 28, qu’ (...)

40C’était bien dire en quel sens puissant Kant entendait certes faire jouer la pureté découverte des formes de la sensibilité (Sinn), en tant qu’en elles il voyait bien ces invariants formels que retient l’interprétation de Cohen qui a pu intéresser Carnap autant que Husserl, mais aussi en-deçà de quelle frontière absolument tracée il entendait bien se tenir, en refusant toute intellectualisation, ou rationalisation prise en ce sens, du sentiment esthétique (Gefühl), autant que de la sensibilité à l’objet de connaissance (Sinn), qui puisse permettre d’en revenir au rêve d’un monde enchanté de l’ontologie générale et de la logique générale élargie, au mépris de la distinction du sensible et du suprasensible. En témoigne puissamment au sein même de la Critique de la faculté de juger le passage cherché, et trouvé, entre le Beau et le Bien, ou la culmination de la déduction atteinte seulement après la résolution de l’antinomie et la définition du génie comme faculté des Idées esthétiques, qui fait voir en le sujet le substrat suprasensible de nos facultés dit alors « Vereinigungspunkt », point de convergence au fondement commun de la nature et de la liberté63, et non au simple niveau de l’universalité du « Beziehungspunkt », acquise dès l’analytique du Beau par la mise en évidence de « ce subjectif que l’on peut supposer en tout homme comme indispensable à toute connaissance en général »64.

41Si donc l’interprétation marbourgienne avait cru pouvoir lever l’obscurité, voire le double sens fatal, des « mots-clés de l’a priorisme » exprimé en termes de facultés psychiques, en leur substituant la considération des formes pures de la sensibilité entendues comme conditions de possibilité de la science, et par là promises au destin de la réunification de toutes les formes pures en une nouvelle logique apte à dépasser le dualisme instable de l’architectonique kantienne dans la Critique de la raison pure, on voit bien que tel n’était pas l’élargissement que Kant attendait de la maxime de la faculté de juger, penser en se mettant à la place de tout autre, ou pensée élargie non par dépassement de la pensée d’objet (ou pensée mondaine ou scientifique) en une pensée de l’objet en général, mais par désintéressement de cette faculté subjective, et uniquement subjective, de toute prise tant théorique que pratique sur l’objet de la connaissance et du désir.

42Si en cette ultime libération de la critique par rapport à la doctrine Kant avait avec le goût fait retrouver à la critique sa terre natale, c’était bien en la conjonction, non la disjonction, du sentiment et du jugement, de la sensibilité et de la raison critique. Il est alors bien difficile de prétendre que la purification transcendantale de l’a priori métaphysique pourrait sans dommage réduire d’une part le vocabulaire sensible des facultés subjectives à une question de mots en réalité anticipant, les conditions devenant de simples Vorbedingungen, les synthèses logiques, elles-mêmes œuvre des sciences effectives. Et cela d’autre part non pas seulement, comme le reprocheront Husserl puis Heidegger à Cohen, parce que c’est céder à une sorte de positivisme transcendantal dont Kant lui-même avait marqué qu’il était étranger à son intention : la laborieuse déduction des catégories étant inutile à la science tout autant que la critique du goût demeure indifférente en tant que telle à la possibilité de sa déduction. Mais parce que si c’est dans l’intérêt d’une autre science, la métaphysique, qu’est nécessaire cette critique et cette science des limites de la sensibilité, c’est précisément dans la mesure où se trouve préservée l’aspiration de la raison à l’inconditionnel.

Conclusion

  • 65 Kant, Dissertation de 1770, § 7.
  • 66 Cf. aussi Prolégomènes, § 32. Trad. L. Guillermit, Paris : Vrin, 1993, p. 85.
  • 67 Nous n’avons en effet évoqué ici que le premier volet des triptyques consacrés par Cohen aux trois(...)

43Kant avait de son vivant su et dû se défendre de ses amis spéculatifs, et refuser de franchir, en matière d’articulation de l’esthétique et du logique, les limites de l’idéalisme critique. N’aurait-il pas été tout aussi réticent à suivre… les ennemis de ces amis, et les esthétiques délivrées du sensible subjectif, intuitif ou sentimental, supposées montrer ce que l’idéalisme spéculatif conserve de psychologie, et ne fondant plus que dans un acte de foi extra-philosophique, l’aspiration tant théorique que pratique de la métaphysique au suprasensible ? Bref, aurait-il pu, lui qui déplorait dans les distinctions, voire les minuties logiques des modernes, et de l’école de Wolff, opposant la confusion du sensible et la distinction de l’intelligible65, l’effacement des profondes distinctions d’origine des sensibles et des intelligibles telles que les avaient introduites les Écoles de l’Antiquité66 – reconnaître le véritable sens de l’Esthétique dans les déplacements que Marbourg autant que Carnap, E. Lask autant que Husserl font subir au concept de forme universelle du sensible ? Au risque d’effacer précisément cette distinction des deux mondes, qu’un E. Lask avait bien identifiée comme le platonisme profond de Kant, ou d’admettre comme le fait Cohen dès la philosophie théorique67 une lignée platonicienne en un kantisme voué de l’intérieur à dépasser son moment empiriste, résidu des effets sur lui de son siècle anglais ?

  • 68 Aufbau, § 183. Le texte indique plusieurs raisons de répondre négativement à la question-titre du (...)

44Il semble qu’on puisse sans verser dans la divination se tenir assuré du contraire. Il suffit de mesurer la place qu’occupe chez Kant, dans la maturation de l’idée de principes a priori pour le sentiment dans le jugement de goût, sentiment seul capable de lever les obstacles qui se dressaient au-devant de l’espérance déçue, la découverte du respect et de l’effet de la Loi sur l’état de l’esprit, dont Kant lui-même fera rétrospectivement le paradigme de la découverte du sentiment de plaisir pur. Si la Raison pratique fournit bien chez Kant la clé de voûte du système critique, ne lui était-il pas nécessaire de consacrer l’antique distinction des noêta et aisthêta, d’une part, qu’aucune ontologie générale ne peut neutraliser qu’en rêve, et de s’accorder au moins sur un point avec Baumgarten dans la formulation de l’espérance déçue d’une esthétique comme science : le pouvoir d’une appréciation de la logique de la faculté de connaître, inférieure ou sensiblement affectée, par la raison pure ? Cette raison pure dont il avait d’abord cru l’exercice compromis par la prégnance des mobiles de l’action et des sources du goût, et qu’il n’a jamais cessé d’opposer absolument à l’empirique, entendait bien s’appliquer à elle-même la question critique – mais au nom d’un idéalisme auquel il était peut-être aussi essentiel d’aspirer à une fondation dans le suprasensible que de proclamer un héroïsme copernicien de la subjectivité sensiblement affectée. C’est bien à ce sens du « rein » dans la raison pure, entendue comme spontanéité d’une pensée subjective inconditionnée par des sources sensibles, qui n’a pas grand-chose de commun avec la libération carnapienne ou marbourgienne d’une forme pure tant du donné que du formel en général dans la connaissance, que tenait ce que Carnap voit bien devoir refuser à sa constitution logique du sensible : un rationalisme68. Et c’est en cela peut-être qu’il avait dû renoncer, tant dans son héritage que dans sa critique de l’esthétique kantienne, à ce qui faisait tout l’enjeu de l’espérance ouverte par Baumgarten dans la philosophie classique allemande de l’esthétique, celle qui mène moins de Kant à Carnap que de Leibniz à Hegel.

Notes

1 Kant, Kritik der reinen Vernunft [désormais : K.R.V.], A 21/B 35, note. Trad. Trémesaygues et Pacaud, p. 54 [désormais : T.P.]. Nous citons la traduction de Louis Guillermit, dans son ouvrage posthume : L’Élucidation critique du jugement de goût selon Kant. Texte établi par J. Vuillemin, É. Schwartz, Paris : Éditions du CNRS, 1986, p. 16 : « Les Allemands sont les seuls à user aujourd’hui du terme : ‘Esthétique’ pour désigner ce que d’autres nomment : critique du goût. La raison profonde en est une espérance déçue, celle que conçut l’éminent analyste BAUMGARTEN de soumettre l’appréciation critique du beau à des principes rationnels et d’en élever les règles à la dignité d’une science. Mais cet effort est vain. »

2 Cf. Dissertation de 1770, § 3 et 7.

3 Nous renvoyons à la présentation de la note et de ses variantes par Guillermit, op. cit., p. 16 sq.

4 « Die Deutschen sind die einzigen, welche sich jetzt des Worts Ästhetik bedienen ».

5 « was andere Kritik des Geschmacks heissen ».

6 Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, 1719.

7 Elements of criticism, 1762. Traduit en allemand en 1763-1766 sous le titre « Grundsätze der Kritik ».

8 « die kritische Beurteilung des Schönen unter Vernunftprinzipien zu bringen » ; « die Regeln derselben zur Wissenschaft zu erheben ».

9 Élève de Wolff cité par Guillermit, op. cit., p. 18, au titre de ses Dilucidationes philosophicae de Deo, anima humana, mundo et generalibus affectibus.

10 « Allein diese Bemühung ist vergeblich ».

11 « sie derjenigen Lehre aufzubehalten, die wahre Wissenschaft ist ».

12 K.R.V., A 21. Trad. Guillermit, op. cit., p. 16-17.

13 Ainsi le texte de la Refl. 702, commenté par Guillermit p. 25. Nous y revenons infra § 3.

14 K.R.V., A 21 /B 35 : « Eine Wissenschaft von allen Prinzipien der Sinnlichkeit a priori nenne ich die transzendantale Aesthetik ».

15 Cf. L. Guillermit, op. cit., 2de Partie, chap. 2, § 2, p. 68 ; ainsi que « Esthétique et critique », in : Sinnlichkeit und Verstand in der deutschen und französischen philosophie von Descartes bis Hegel. Bonn : Bouvier Verlag Herbert Grundmann, 1976, p. 129.

16 K.R.V., A 55 /B79 : T.P., p. 79.

17 Ibid.

18 K.R.V., A 46 /B 63. Trad. Guillermit, op. cit., p. 68. Guillermit rectifie ici la traduction de Trémesaygues et Pacaud, qui rendent fâcheusement, p. 70, « scheinbare » par « universelle ». Les traductions récentes ont corrigé l’erreur.

19 K.R.V., A 43.

20 K.R.V., A 276/B 332.

21 Pour une analyse de cette symétrie, cf. Guillermit, « Esthétique et critique », p. 133, et le commentaire du texte de la Première Introduction à la Critique de la faculté de juger, VIII, Anm., p. 226 sq. ; trad. Guillermit, Paris : Vrin, 1968, p. 49 sq.

22 Nous pensons en particulier à ses ouvrages consacrés au Cercle de Vienne et à Carnap : Reconsidering Logical Positivism, Cambridge U.P, 1999, et : A parting of the Ways : Carnap, Cassirer, Heidegger. Chicago / La Salle : Open Court, 2000. La contribution de l’auteur au Cambridge Companion to Carnap, Cambridge U.P., 2007, ne nous est parvenue qu’après le colloque clermontois qui s’est tenu la même année. L’auteur avait en revanche donné à Clermont une communication intitulée « Coordination, Constitution and Convention : Carnap and the Evolution of the A Priori » lors du colloque consacré à l’Aufbau, sous le titre « Le premier Carnap : postérité et traditions », 10/12 octobre 2002. Une partie des communications de ce colloque est à paraître chez Vrin dans un ouvrage dont la visée était précisément celle d’une sorte de Companion à l’usage des lecteurs francophones.

23 En particulier dans l’ouvrage paru en 1971, La Logique et le monde sensible, Paris : Flammarion. Le chapitre consacré à l’Aufbau contient une discussion de celui de N. Goodman dans The Structure of Appearance, ouvrage auquel est consacré le dernier chapitre. Une version antérieure de cette analyse avait été publiée dans la revue L’Âge de la Science, Paris : Dunod, 1969, vol 4, p. 303-333.

24 « Le problème de la construction logique du monde », in : Revue Internationale de Philosophie, 37e année, fasc. 2, 1983 ; et : « Logisch-Philosophische Abhandlung et Logischer Aufbau der Welt », in : Akten des 9. Internationalen Wittgenstein Symposiums, August 1984, Kirchberg ; Wien : Hölder-Pichler-Tempsky, 1985.

25 Carnap, Der logische Aufbau der Welt. Berlin : Weltkreis, 1928. Cité d’après la réédition Meiner, p. 117, et la traduction française de T. Rivain, révisée et introduite par É. Schwartz, Paris : Vrin, 2002, p. 169 [désormais : Aufbau].

26 Aufbau, § 83, p. 169 de la traduction française. Nous citons désormais les doubles références d’abord dans l’édition allemande, puis dans la traduction.

27 Aufbau, § 42, p. 56 : « über die übliche Auffassung von Seiendem und Geltendem geht die Konstitutionstheorie dadurch hinaus » ; trad. fr., p. 111.

28 Ibid.

29 Frege, Grundlagen der Arithmetik, § 48. Trad. C. Imbert, Les Fondements de l’arithmétique. Paris : Seuil, 1969, p. 177.

30 Aufbau, p. X : « die Möglichkeit der rationalen Nachkonstruktion von Begriffen aller Erkenntniss-gebiete auf der Grundlage von Begriffen, die sich auf das unmittelbar Gegebene beziehen » ; trad. fr., p. 45.

31 Ibid. : « scheint mir immer noch eine der wichtigsten Augabe der Philosophie zu sein ».

32 Ibid. (1er alinéa de cette seconde Préface) : « inbesondere, wenn sich sie auf die Hauptkategorien des menschlichen Denkens bezieht ».

33 Aufbau, première Préface, p. XVIII et p. 53.

34 Ibid. : « Dies Buch will einen Schritt auf diesem Wege gehen und damit zu weiteren Schritten in dieser Richtung aufforden »).

35 Aufbau, seconde Préface, p. X : « aus sich selbst heraus (‘a priori’) neuen Gehalt erschaffen könne » ; trad. fr. p. 46.

36 Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à deux textes de communications à paraître, et données initialement lors du colloque de Clermont en 2002 : celle de J. English, « La 3e Recherche logique de Husserl et l’Aufbau », et la nôtre : « Méthodes logiques et systèmes philosophiques dans l’Aufbau : de la neutralisation du concept à la neutralité du langage de la constitution ? ». L’idée, alors encore assez risquée, d’une remarquable proximité textuelle entre les deux auteurs, qu’une longue habitude tend, du moins en France, à répartir entre deux traditions susceptibles de nourrir des échanges, mais établies d’abord comme étrangères l’une à l’autre, nous semble plus encore qu’en 2002, ou lors du colloque de 2007 ici publié, n’avoir pas encore fait tout le plein de son sens. Nous renvoyons pourtant à l’ouvrage issu d’une thèse publiée chez Ashgate en 2008 par G. E. Rosado Haddock, sous le titre : « The young Carnap’s unknown Master. Husserl’s influence on Der Raum and Der logische Aufbau der Welt ». L’ouvrage de A.W. Carus, Carnap and Twentieth-Century Thought. Explication as Enlightenment (2007) ne va pas jusqu’à reconnaître en Husserl un maître, inconnu ou non, pour le jeune Carnap, mais il en restitue l’influence au sein de ce qu’il continue de nommer le « Carnap’s early neo-Kantianism » (p. 128 sq.). Sans indiquer les éléments historiques factuels et détaillés qu’on pourra lire dans le texte de J. English, A. Carus cite le démenti manuscrit apporté par Carnap sur son exemplaire de l’édition séparée des Scheinprobleme en 1966, à l’affirmation de Patzig selon laquelle Carnap n’aurait, vivant pourtant près de Fribourg entre 1919 et 1926, pas cherché à entrer en contact avec Husserl et son cercle.

37 Aufbau, § 64, p. 86 : « Zu Beginn des Systems sind die Erlebnisse einfach so hinzunehmen, wie sie sich geben » ; trad. fr. p. 138.

38 « Realsetzungen und Nichtrealsetzungen werden nicht gemacht ».

39 Ibid. : « es wird also die phänomenologische Enthaltung (epoche) im Sinne Husserls ausgeübt ».

40 Aufbau, § 83, p. 117 et p. 169.

41 Aufbau, § 75, p. 105 et p. 157.

42 E. Cassirer, Substanzbegriff und Funktionsbegriff. Untersuchungen über die Grundfragen der Erkenntniskritik. Berlin : Bruno Cassirer, 1910 ; 2 1923.

43 Aufbau, § 162, p. 225 et p. 270.

44 Ibid. Carnap cite ici le texte de l’Allgemeine Psychologie nach kritischer Methode (Tübingen : J. C. B. Mohr, 1912).

45 Aufbau, § 42, p. 56 et p. 111.

46 Emil Lask, Die Logik der Philosophie und die Kategorienlehre, 1910. Nous citons la traduction française : La Logique de la philosophie et la doctrine des catégories, par J.-F. Courtine, M. de Launay, D. Pradelle, P. Quesne, parue chez Vrin en 2002.

47 Ainsi J. Vuillemin, op. cit., § 54, p. 271-272, discutant Goodman, op. cit., chap. V, § 4.

48 Telles sont, sans doute exagérément simplifiées, les conclusions respectives de Vuillemin et de Granger.

49 Nous renvoyons aux traductions d’É. Dufour et J. Servois, parues aux éditions du Cerf en 2001 pour la Kants Theorie der Erfahrung, et 2000 pour le Commentaire de la Critique. C’est dans l’introduction d’Éric Dufour, seul traducteur pour ce Commentaire, que se trouve analysé très en détail le contexte de la controverse entre Trendelenburg et Kuno Fischer.

50 J. Vuillemin, L’Héritage kantien et la révolution copernicienne. Fichte – Cohen – Heidegger. Paris : P.U.F. 1954 ; Deuxième Partie.

51 Hermann Cohen, La Théorie kantienne de l’expérience. Postface de l’édition de 1918, trad. É. Dufour, p. 601.

52 Cohen, op. cit., p. 602.

53 Ibid., p. 602-603.

54 Le premier texte contient un appendice consacré à « la doctrine kantienne de la construction des concepts par les intuitions », dont l’ouvrage de J. Laz : Bolzano critique de Kant (Paris : Vrin, 1993) offre une traduction française. Le second, Le nouvel anti-Kant, est paru avec une introduction dans la traduction de S. Lapointe (Paris : Vrin, 2006). Les deux commentateurs se reconnaissent en cet anti-kantisme bolzanien. La traduction plus récente, en 2008, chez le même éditeur, de la correspondance entre Bolzano et Exner, introduite par J. Sebestik et C. Maigné, offre un tableau très précis de cette autre opposition à l’idéalisme allemand, commune cette fois à Bolzano et Herbart.

55 K.R.V., A 246/B 303 ; T. P., p. 222.

56 Kant, Kritik der Urteilskraft [désormais : K.U.], Introduction, § II, III, IX ; Erste Einleitung, Akademie-Ausgabe, XI, p. 246-247. Trad. Guillermit, Première Introduction à la Critique de la faculté de juger et autres textes, Paris : Vrin, 1968, p. 78.

57 Kant, Fortschritte der Metaphysik, Akademie-Ausgabe, XX, p. 273. Trad. Guillermit, Paris : Vrin, 1968, p. 27.

58 Kant, Annonce du Programme des Leçons pour le semestre d’hiver 1765-1766. Akademie-Ausgabe, II, 311.

59 K.R.V., A 132/B 171.

60 Kant, Logique. Introduction, 8, p. 15 ; trad. Guillermit, Paris : Vrin, 2de éd., 1970, p. 14.

61 Le texte de la Reflexion est cité par Guillermit, L’Élucidation critique du jugement de goût selon Kant, chap. 1, p. 24.

62 Texte plus extensivement cité par Guillermit, op. cit., p. 25.

63 K.U., § 57, fin du paragraphe, trad. Philonenko p. 239 ; p. 285-286 de la traduction Guillermit, qui propose cette traduction originale pour « Vereinigungspunkt ».

64 K.U., § 38, trad. Philonenko p. 151 ; p. 250 de la traduction Guillermit. C’est au § 9, p. 28, qu’est présenté le Beziehungspunkt (« point de référence »), terme dont Guillermit avait proposé en 1981 cette traduction originale en place du terme de « moment », et depuis reprise dans le texte de la Pléiade. L’explication de ce double principe de la Déduction, et de son achèvement requérant la solution de l’Antinomie, est l’un des résultats les plus frappants de l’ouvrage de Guillermit (chap. 5, § 2 à 5).

65 Kant, Dissertation de 1770, § 7.

66 Cf. aussi Prolégomènes, § 32. Trad. L. Guillermit, Paris : Vrin, 1993, p. 85.

67 Nous n’avons en effet évoqué ici que le premier volet des triptyques consacrés par Cohen aux trois Critiques, et à sa propre conception de leurs trois moments.

68 Aufbau, § 183. Le texte indique plusieurs raisons de répondre négativement à la question-titre du paragraphe : « Rationalismus ? ». Non parce que les propositions de la science renvoient pour la théorie de la constitution à l’expérience, puisque cette théorie valorise le composant formel qui la distingue d’un empirisme grossier ; mais parce que la dimension pratique échappe à la connaissance. Le résumé final sera plus clair encore : « La conception présentée n’est pas un rationalisme puisqu’elle n’exige de pure rationalité que pour la science ; pour la vie pratique en revanche, elle reconnaît l’existence et la signification des autres sphères, les sphères irrationnelles ».

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