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Les assises logiques et épistémologiques du progrès scientifique

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Noël Mouloud

Première partie. La logicité en question. Ses instances et ses fonctions

Chapitre IV. Le savoir dans ses phases de genèse et de normalisation

Texte intégral

A. Règles et concepts d’une logique épistémique

1Les deux chapitres par lesquels nous avons abordé la critique logique peuvent paraître consommer une coupure, si on les lit en accentuant les antithèses. Le développement des théories formelles en logique confirme en la diversifiant la puissance normative de la rationalité, le pouvoir des légalités qui ont des contenus ou des modèles, mais qui n’ont pas de contextes. Au contraire, l’adoption du point de vue pragmatique remet la pensée dans ses contextes, et avec ceux-ci reparait la particularité des intentions des connaissants : leur situation, leurs perspectives, leurs intérêts. D’une manière générale, une distance a été prise par la théorie contemporaine des langues de connaissance vis-à-vis de la dogmatique traditionnelle : elle se marque quand on adjoint au caractère réglé et normatif des langues les indices d’une fonctionnalité, les raccords entre la téléologie des régulations et leur instrumentalité. Mais ce terme de « fonctionnalité » est lui-même équivoque ou multivoque : il nous dirige vers des effectuations qui diffèrent les unes des autres en nature ou par leur niveau. La fonctionnalité des systèmes logiques est au service d’une rationalité strictement contrôlée par le calcul, qui multiplie les règles de la composition des valeurs de vérité et de l’articulation des modèles, sans abandonner le telos d’une cohérence garantie du discours et d’une universalité inconditionnée des énoncés. Au contraire, la fonctionnalité d’un discours pragmatique est au service des fins de l’attente et de l’obtention, de la communication et de l’échange, et sous cette finalité qui s’exprime en termes de consensus et de coopération, les garanties de vérité perdent leur priorité. Les penseurs de la pragmatique d’ailleurs, comme le sont W. James ou C.S. Peirce, cherchent à substituer au critère ultime de validité un critère plus proche de celui des actes de langage, celui de l’efficacité d’une procédure ou de sa capacité de réalisation, qui ne concerne pas seulement la connaissance mais l’action.

2La logique de la science, axée sur la valeur de vérité et de vérification, qu’elle obtient après une longue pratique et au niveau d’un accord entre formes et contenus, ouvre un autre ordre : elle ne peut se contenter des critères de cohérence formelle que lui offre et que renouvelle le calcul logique, mais elle ne peut se contenter non plus de critères occasionnels de consensus en situation que lui propose une pragmatique pure. D’autre part, elle ne peut, comme le fait une logique formelle-objectale, « mettre en suspens » les attitudes ou démarches par lesquelles un corps de locuteurs approche de la formulation du vrai, mais elle ne peut non plus comme le ferait une pragmatique générale laisser les attitudes des co-locuteurs à l’état d’une dispersion anormale ou d’une normalisation instable et sans garantie. Ainsi le champ épistémique s’ouvre-t-il, aux yeux mêmes d’une doctrine transcendantale du savoir, comme un champ intermédiaire : nous voulons dire le champ où s’exerce la fonctionnalité du savoir comme démarche orientée vers l’acquisition des vérités dans les contextes de rencontres ou des recherches, et telle que les attitudes marquantes du comportement cognitif — croyance ou connaissance — s’exercent sous le signe des assertions organisées et garanties. Cette région médiatrice, plus large qu’une théorie des formes logiques et plus étroites qu’une théorie des formes linguistiques, comporte, comme on va le voir, des repères originaux, des concepts qui comportent soit une fondation, soit une dérivation épistémique : ils s’agira du régime de l’extension des possibles, de la transformation des paradigmes dans les modèles. Il s’agira aussi d’une ordonnance des propositions qui se soumette à la finalité d’une compréhension élargie et approfondie plutôt qu’à celle d’une rigueur déductive. Et le parcours de ce domaine nous sera indispensable pour entrer dans les débats de l’épistémologie contemporaine.

  • 1 Cf. N. Rescher, « On Alternatives in Epistemic Logic », chap. VI de Studies in Modalities ; J. Hint (...)

3Nous ferons cependant une remarque préalable, qui restera à l’état de remarque : une technique des formulations s’est édifiée, sous le nom de « logique épistémique », qui a été traitée par de nombreux auteurs1. Le formalisme conjugue dans sa structure les entités propositionnelles, p, q, avec les indices de référence au locuteur a, b, avec l’expression des modalités du croire et du savoir :

Kap : p tient, dans la mesure du savoir de a
Bap : p tient, selon la conjecture de a
Pap : p est possible, selon les informations de a
Cap : p est concevable, selon les croyances de a

  • 2 Citons la formule :
    M Kap si et seulement si M’(MRaMet M’p)
    le savoir d’une certaine propositi (...)
  • 1 Cf. supra, p. 39.
  • 3 Une logique épistémique normale « qui admettra Kap p, prendra le savoir dans un sens plus fort qu (...)
  • 4 Une définition comme « a croit p veut dire : il le sait, sous réserve d’une erreur dans quelqu’une (...)
  • 5 Les théoriciens qui disjoignent le pouvoir de la croyance de celui de la connaissance, n’admettent (...)

4sont les formules de base des compositions épistémiques. L’objet interne d’une logique épistémique est de développer les thèses, axiomatiquement fondées, qui régissent les attitudes propositionnelles2. Prise comme telle, une logique épistémique est l’un des exemples de cette spécification du calcul logique dont on a fait état au chap. I1 : le calcul fonctionnel s’approprie à des domaines de validité qui lui sont soumis par les applications sémantiques et qu’il soumet à un code de lois. On remarquera aussi, ce qui va dans le sens de cette appropriation sémantique, qu’il n’y a pas de système unique de la logique épistémique, mais que les formalismes varient en partie selon la force que l’on attribue aux opérateurs de cette logique. On ne peut traiter les valeurs « pour autant que a le sait, p » ; « a a le savoir effectif que p » ; « il est connaissable pour tout x que p », avec les mêmes axiomes3. Une des tâches essentielles d’une logique épistémique est de respecter la hiérarchie des valeurs plus faibles de la croyance, et des valeurs plus fortes du savoir, bien que cette tâche soit diversifiée par le fait qu’on peut traiter la croyance (dans un but d’unification épistémique) comme un savoir affaibli, et relatif4, ou qu’on peut la considérer comme une attitude foncièrement différente de la connaissance, moins liée que cette dernière aux consistances linguistiques de l’argument, plus liée au contraire aux attentes et aux visées de l’action5.

  • 6 Nous pensons principalement au paradoxe de Moore, qui exclut la forme « Aap ~ Bap » : « a affirme (...)

5Enfin, une logique épistémique est tenue à coordonner les modalités de la croyance et du savoir avec l’existence de ces formes publiques de l’expression que sont les assertions. Un usage normal des catégories épistémiques requiert une correspondance de principe entre les attitudes intentionnelles et la position des assertions, dont les secondes sont les garanties objectates de l’existence effective des premières. Mais on discutera la nature de cette correspondance, selon qu’on la justifie par l’existence d’une norme déontologique du langage, ou qu’on la justifie plus directement par les conditions pragmatiques de l’expression, qui doit enfermer un titre de validité ou de crédibilité sauf à se détruire elle-même comme assertion6.

6Un système de la logique épistémique est donc en lui-même une théorie formalisée qui renferme, sous ses clauses, des indications concernant les modes et les niveaux de l’acte de pensée, en rapport avec les actes de langage. Nous ne retiendrons, dans les notations qui suivent, que les implications sémantiques de ce formulaire et de son niveau catégoriel, en lui empruntant, selon les besoins, quelques repères. Deux points principaux retiendront notre attention : l’établissement d’un registre épistémique est affiné avec un traitement génétique des possibles et des modèles, qui sont les corrélatifs inévitables d’une croyance fondée, d’un savoir en expansion éclairant sa marche ; d’autre part, les agencements propositionnels se laissent repenser dans le cadrage épistémique, ils obéissent à des conditions d’ordre et de dépendance plus proches des existences de la conception ou de la compréhension que de celles de la déduction conforme. On entrera ainsi dans une sphère de concepts qui sont à la jonction de la logique du langage et de la méthodologie des sciences.

B. Les possibles et les conditions épistémiques du savoir

  • 7 Nous restons ainsi au niveau de constitution des systèmes logico-mathématiques et physiques. Quels (...)

7La notion de mondes possibles, si on veut en faire un usage signifiant pour l’épistémologie, doit recevoir des caractéristiques supplémentaires, qui n’apparaissaient pas de manière indispensable lorsque, dans le chapitre II, nous utilisions cette notion comme l’appui possible d’une théorie des propositions qui répartissent leurs valeurs de vérité sur des domaines variables de satisfaction, ou qui justifient leurs modalités par la confrontation de leurs modèles. Pour éclaircir ces notions, nous opérions sur des « systèmes de modèles » dont nous n’avions pas à considérer la genèse, pourvu qu’ils exhibent des lois d’appartenance et de composition définies pour leurs éléments, et qu’ils assurent toutes les combinaisons d’éléments, de prédicats et de classes compatibles avec ces lois7. L’épistémologue, au contraire, conservera l’idée de systèmes ou de sous-systèmes, mais il aura à les intégrer, comme produits et comme directives, à l’entreprise de connaissance conduite par les agents individuels ou collectifs du savoir.

  • 8 C’est ainsi que Hintikka, dans The Intentions of Intentionality, op. cit., pp. 21-28, revient sur l (...)

8Le connaissant, avec ses attitudes propositionnelles, est impliqué dans l’agencement des mondes possibles, ce qui veut dire d’abord que ceux-ci ne sont plus les pensables d’un sujet logique pris en général, mais qu’ils sont bien des complexes accessibles à un agent concret de connaissance en liaison avec le foyer de perspectives qui l’installe dans le monde actuel. C’est pour un agent qui a d’abord, avec l’aide de son propre corps ou des outils élémentaires de la traction ou du levier, à déplacer les objets de son monde environnant, que se présente l’éventualité d’une computation et d’une conjugaison des forces physiques entrant dans un système mécanique, c’est-à-dire d’un système assurant le déplacement réglé des objets matériels8.

9Un complexe de mondes possibles, recevant cette charge épistémique, représente les décentrations successives d’un monde initialement centré, et fait ressortir ou explicite les comportements de celui-ci. Deux caractères nous sembleront directement liés à cette installation des mondes possibles dans le champ épistémique. Ils attestent que la connaissance ne procède pas de manière parcellaire (un fait isolable s’ajoutant à un autre fait), mais qu’elle est sous l’empire d’un langage unifiant assurant la consistance d’un complexe de propositions qui affrontent comme telles le domaine de l’expérience, qui émettent, vis-à-vis de celle-ci, des prétentions auxquelles il répond, soit en consolidant le système, soit en altérant quelqu’une de ses parties. Mais il est attesté aussi que la consistance des systèmes de possibles est une valeur relative, c’est-à-dire que l’échange entre les systèmes articulés, ou l’intégration de tels systèmes dans des systèmes plus complets, change les conditions de la consistance. Une mécanique galiléenne distribue la théorie des mouvements de telle manière qu’elle concilie, d’une manière compatible, le mouvement accéléré de la chute des corps avec l’inertie circulaire qui assure le mouvement copernicien des planètes, mais les deux admissions sont devenues incompatibles pour une mécanique newtonienne qui reprend la mécanique sur les bases conjugées du mouvement inertial rectiligne et des forces attractives.

  • 9 Hintikka prend comme axiome principal d’une logique épistémique (Knowledge and Belief, op. cit., pp (...)

10Si nous tirons les conséquences les plus directes de cette présentation épistémique des possibles comme systèmes progressivement décentrés autour des axes initiaux de la croyance, nous nous donnons l’idée d’une progression du savoir qui se fait « de proche en proche », par des organisations qui à la fois constituent et contestent les organisations préétablies9. C’est une manière de légitimer la transition temporelle du savoir, qui ne peut abréger ses phrases intermédiaires. Pour garder le même exemple, l’élaboration par Galilée de la notion de mouvement inertial, dans les cas particuliers du mouvement rectiligne uniforme, de la chute des corps et du mouvement des projectiles, était, malgré son contexte plus conservateur, une étape indispensable de l’analyse généralisée de Newton. En ce sens, la conception d’une genèse des mondes possibles nous met en garde contre deux déviations possibles de l’épistémologie : celle qui croit à un progrès dû à la cumulation de vérités empiriques locales, et celle qui, trop fidèle après coup à l’esprit cartésien ou leibnizien, partirait, comme garants de la vérité, des principes les plus généraux et les plus immuables, dont les instances locales de la connaissance seraient des applications. La genèse des mondes possibles comporte au contraire un mouvement de la particularité vers la généralité, appuyé d’ailleurs sur une démarche double d’unification et de spécification.

11Ce sont des généralités sur la signification épistémique des possibles qu’il faudrait resserrer quelque peu pour montrer comment elles affectent l’extension et la confirmation des propositions, le placement des objets qui satisfont à celles-ci, l’usage coordinateur des schèmes opératoires, et, corrélativement à ce renouvellement des schèmes, comment l’articulation des mondes possibles est appui et contrepartie pour les directives intentionnelles de la raison et pour la concordance des visées intentionnelles d’un groupe d’agents. Tous ces aspects contribuent à faire de l’existence des mondes possibles une instance effective et non pas seulement idéale ou fictive de l’épistémologie, et c’est pourquoi nous les rassemblerons dans notre commentaire.

  • 10 Le savoir de a justifie le passage d’un monde μ à un monde μ’alternant dans la mesure où une propos (...)

12Le chaînage des mondes possibles, interprété comme une démarche prospective qui met en relief et qui généralise le tissu des relations fonctionnelles, comporte des astreintes logiques : l’alternance des modèles se tient dans les limites où les relations entre individus sont reproduites, ce qui se fera si la valeur de vérité des propositions est reconduite, ou si elle est restituée par un procédé de reprise récurrente10. D’autre part, une certaine ambiguïté affecte l’identité des individus qui passent d’un monde à l’autre par alternance. Leur identité, qui est préalable à leur transfert, est aussi le résultat de ce transfert, qui permet de les viser sous une multiplicité de perspectives. C’est-à-dire que l’opération sur les possibles ouvre déjà des débats sur le mode de confirmation des assertions et le mode d’identification de leurs référents.

13Ainsi, la transitivité des vérités qui est inhérente à la succession alternante des mondes n’assure pas par elle-même leur réversibilité, car le transport des déterminations d’un monde M dans un monde M’s’accompagne normalement d’une nouvelle acquisition d’information qui ne figurait pas dans le monde M. La génération des possibles requiert cette clause — dont nous ferons usage sur le terrain méthodologique de la seconde partie de cet ouvrage — que l’acquisition d’une nouvelle information par l’élargissement de contexte des lois s’accompagne d’équivalences restituées et reconstruites.

  • 11 C’est la thèse fondamentale soutenue par Saül Kripke dans Naming and Necessity (Oxford, 1971, 1980  (...)
  • 12 Cette thèse idéaliste, selon laquelle nous concevons l’objet de monde à monde parce que nous dispos (...)
  • 13 « Les lignes de monde dépendent des propriétés et des relations qui tiennent dans les mondes possib (...)

14Mais finalement la question du mode de transition entre les possibles retombe sur l’invariance même des objets, ou des individus, dont la permanence permet, précisément, de considérer ces possibles comme alternants. La tentation est forte d’assumer que les propriétés essentielles des objets persistent à travers les variations contextuelles et assurent que l’alternance est effective. On peut d’ailleurs donner une garantie plus réaliste à cette permanence (la chose garde son identité matérielle sous le changement des propriétés par lesquelles on la décrit)11. Ou bien une garantie plus idéaliste : l’objet garde son identité conceptuelle sous les relations externes qu’il acquiert avec d’autres objets12. Cependant, les garants apportent une limite à l’extension des référentiels en fonction desquels l’identité des objets est reconstruite, et un auteur comme Hintikka pense que l’on peut écarter la sujétion des objets préfabriqués pourvu que l’on puisse, en parcourant les univers possibles selon des lignes de connexion continues (des lignes de monde), assurer la reconnaissance ou l’équivalence fonctionnelle des objets13.

  • 14 Nous l’avons développée dans l’article : « La logique et son ontologie ».
  • 15 L’électron qui reçoit une mesure de charge quasi directe dans les techniques de l’électrolyse, retr (...)

15Sans doute cette argumentation présuppose-t-elle toute une épistémologie14. A défaut de la permanence substantielle des objets, on peut, comme le suggéraient les réflexions pragmatiques du chapitre précédent, faire fond sur la reprise des références dans des contextes normaux de référence. A défaut d’arrêter les caractéristiques de l’objet par des définitions principielles, il suffira que les définitions qui se suivent, se régénèrent en tenant compte des conditions spécifiées dans le contexte15.

  • 16 Il vient à l’idée de Rescher (in A Theory of Possibility, Oxford, 1975) de définir les objets possi (...)
  • 17 On pourrait appliquer ce schéma général à la reconnaissance d’un individu Μ. X, que l’on retrouve d (...)

16Le problème fondamental que soulève le traçage des lignes de monde est celui de la restitution et de la reconnaissance des objets ou des types d’objets dans la variation de leurs contextes. C’est ainsi une question qui touche aux procédures opératives de la pensée et de la pratique, plutôt qu’à la formulation des lois assurant la consistance des événements du monde : « l’analogie », c’est-à-dire la restitution de la forme sur des matériaux différents, l’emporte sur la « nomologie », c’est-à-dire sur la caractérisation des objets par des structures relationnelles préfixées16. On en reviendra ainsi, tant sur le plan concret où les figures de l’objet sont supportées par les liaisons de la perception, de la mémoire, de l’imagination, que sur le plan abstrait où les objets théoriques sont engendrés par les lois d’une géométrie ou d’une dynamique, à saisir un ensemble de transformations sous le jour de la continuité (qui entretient par étapes l’existence d’un item) ou sous le jour de la similitude structurale (qui place le déterminable dans un tissu restitué de relations). Cette procédure générale commence au niveau du contrôle des contextes concrets : reconnaître un individu dans des circonstances discontinues de présence ou de situs, c’est en général concevoir un déplacement virtuel de celui-ci, qui connecte ses présences au-delà des continuités phénoménales, et aussi retrouver des traits communs aux instances particulières de sa présence17.

17Mais le problème de la reconnaissance de l’objet physique, non phénoménal, dans les configurations spatio-temporelles de l’univers, exige une conjugaison des raisons dynamiques (causales) et des raisons géométriques (structurales), qui nous conduiraient à l’emprise des groupes de transformation, qui maintiennent des propriétés d’ordre et de disposition dans les changements de situation. L’électron, on le sait, n’est pas un objet dont on peut définir statiquement les propriétés : il entretient, ou il complète, ses valeurs vectorielles et quantiques dans les déplacements qui modifient ses rapports au champ.

  • 18 Ce serait se donner une image très artificielle de la construction de la mécanique céleste élaborée (...)
  • 19 C’est ce que pense J. Hintikka : Knowledge and the Known, op. cit., p. 88. En même temps qu’il prod (...)

18Cette démarche qu’est la reconstruction des objets au long de lignes de monde plus ou moins étendues, qui peuvent s’arrêter ou bifurquer selon le contexte de corrélations ou d’interactions où elles pénètrent, est un rappel aux épistémologies de la « production », qui donne à la connaissance la dimension pratique du « faire » en même temps que la dimension théorique du « définir ». A parler autrement, la détermination du « savoir » reste incomplète, suspendue aux nécessités logiques ou physiques préétablies, si on ne lui ajoute pas la détermination du « pouvoir » c’est-à-dire l’exercice par le connaissant des règles qu’il invente en même temps qu’il poursuit l’exploration du monde. Cette conception est fille d’un long héritage, que l’historien peut faire remonter à Aristote, et qu’il retrouve chez Bacon, et surtout dans la doctrine kantienne de la connaissance constructive. Cependant, nous devons faire attention ici à ce qu’une doctrine pleinement développée des « possibles » ajoute à cette tradition. Il ne suffit pas de dire que le connaissant procède à partir des schémas et des lois dont il a la disposition pour produire des effets qui sont ainsi prédéterminés. Il faut ajouter qu’il exerce une liberté supplémentaire en choisissant le terme de sa visée, et en infléchissant les moyens dont il dispose pour réaliser aussi complètement que possible la satisfaction de cette visée : c’est-à-dire que le corrélatif du « faire » est bien une intentionalité qui projette une existence virtuelle dont elle reprend en charge et réexamine les conditions18. La continuité des réalisations se développe à l’intérieur de la discontinuité des structurations, de l’organisation des systèmes de relations, et c’est ainsi que le pouvoir d’expliquer oscille constamment entre les appuis de l’effectivité et les sollicitations du possible19.

19On pourra renforcer l’aspect intentionnel d’une logique des possibles en soulignant une différence qui n’apparaît pas toujours nettement dans les complexes d’une investigation. C’est que l’objet concerné par la croyance, ou par le savoir, n’est pas nécessairement un être dont l’existence soit certaine, et dont on explore les propriétés. Ce peut être une entité dont l’existence est en question, ou est potentiellement admise, et qu’on cerne par les propriétés qui la rattacheraient à des existants connus si le possible était effectué. Le pragmaticien nous fera remarquer, à ce propos, que le dialogue entre les connaissants prend une forme érotétique lorsque précisément la question qui se pose est quel être, que l’on ne peut actuellement désigner, pourra satisfaire à telle ou telle condition, qui fait partie des réquisits du complexe de locuteurs, du champ de leur besoin, de leur vouloir comme de leur savoir. Ainsi, des interlocuteurs s’interrogent sur qui pourra être le futur président des Etats-Unis ; une telle question coordonne des références multiples, car elle ne porte pas seulement sur lequel, parmi les candidats connus, obtiendra la candidature, mais sur les aptitudes ou les qualités de l’homme qui satisfera aux conditions de la candidature : devra-t-il améliorer l’état de l’économie, des droits sociaux, ou redresser la politique extérieure ? Le « x » qui sera le possible correspondant à ces conditions se trouvera au point de convergence, s’il y en a, des multiples possibles qui correspondent aux perspectives, croyances, et attentes des différents locuteurs. Mais la connaissance scientifique, en dépit de son objectivité, n’est pas exempte de ce type de démarche qui part d’une existence hypothétique, d’un ensemble de réquisits, pour installer un objet dans le monde réel. La question de savoir si un fluide universel, un éther, était concevable, s’il devait être le support des processus mécaniques connus, et quelle devrait être dans ce cas sa nature, matérielle ou spirituelle, traverse comme un postulat indéterminé les débats des cartésiens, des newtoniens, des leibniziens, ou d’un postulat qui n’est déterminé que par les requisits d’une explication.

  • 20 Une part des débats logiques entre Quine et Hintikka porte sur ce sujet : si les entités problémati (...)

20En somme, si l’on veut installer pleinement la notion des possibles dans l’épistémologie, il ne suffit pas de dire, ce qui est l’état le plus objectif de ses caractéristiques, que les connaissants descendent ou remontent des lignes de monde qui sont constamment occupées par des objets, il faut ajouter que les lignes du déterminable traversent les champs perspectifs et les problématiques des connaissants, et accompagnent, à ce point de vue, les modes de représentation ou d’élocution qui sont les guides de cette activité intentionnelle. C’est parce que la notion de possible a ces assises, d’ailleurs, qu’elle est refusée, en elle-même et dans les formulations qu’elle peut recevoir, par les théoriciens les plus réalistes, qui associent toute connaissance effective à une détermination de facto. Elle est acceptée au contraire par les théoriciens qui admettent plus largement les échanges entre une connaissance de dicto et une connaissance de facto20.

21Le concept très discuté des objets, des mondes possibles, prend donc une seconde justification dans le vocabulaire de l’épistémologue, mais à condition de lui donner les précisions souhaitables. Croyance et savoir atteignent les propositions isolées par l’intermédiaire des totalités enchaînées de la conception et du discours, partiellement élargies et reprises. L’examen de la texture de celles-ci nous fait passer de la consistance logique des systèmes à leur constitution opératoire, qu’il est commode de reconnaître dans l’édification des lignes de monde. L’épistémologue retrouve ainsi l’aspect de la production du savoir dans lequel les dispositions de l’objet sont liées le plus étroitement aux pouvoirs et aux intentions des agents, et qui recoupe le plus directement l’axe problématique des questions et des anticipations. Ainsi, par cet ensemble de considérations, on pourra replacer dans la dynamique de la connaissance les constituants essentiels du discours logique, propositions et thèses, inférences qui les unissent, et refermer sur certains points le cercle de la logique et de l’épistémie.

C. Ordre apodictique et contextes épistémiques

22Les liaisons que l’on a soulignées entre les procédures de recherche et les contextes de possibles marquent sur un point important l’écart entre une justification strictement logique des propositions ou des assertions d’une science, et leurs insertions épistémiques. En effet, la proposition, articulant le discours du savoir, et la décision entre le vrai et le faux qui la transforme en assertion, est une pièce fondamentale et autonome des doctrines logistiques de la vérité. Celles-ci ont besoin des expressions primitives, fondées dans une évidence sensible ou une nécessité axiomatique, et il est indispensable que les propositions-thèses, dotées d’une vérité non strictement empirique, entrent dans les agencements apodictiques de la déduction, pour obtenir leurs valeurs de conséquences justifiables et de points d’appui des vérifications médiates. Mais les notations épistémiques ajoutent une autre dimension à l’existence des propositions, qui participent à la fois de l’ordre apodictique et de l’ordre problématique, pour autant que l’énoncé est d’abord possibilisé dans le corps d’un savoir prospectif avant d’être effectué ou spécifié dans le cadre d’une preuve.

23Et il importera à la présente analyse que nous considérions cette médiation sous les aspects les plus marquants. Les énoncés n’atteignent l’acceptabilité que par une épreuve qui les met en concurrence et les soumet au choix : leur vérité est affectée par là d’une relativité fondamentale. D'autre part, toute leur rationalité n’est pas définie par leur insertion dans les chaînes déductives : elle ressort d’une articulation du champ de l’enquête, qui rajeunit et remet en honneur pour l’épistémologue les aspects de l’analyse et de la synthèse. Ou enfin, l’ordre temporel de la pensée qui accède aux propositions valables n’est pas d’abord celui qui va du certain au certain, il est celui qui va du contenu conjecturé vers ses conditions : et de cette manière les aspects nécessitants de l’assertion, seuls retenus par une logique pure, se conjuguent de manière complexe avec les aspects téléonomiques. En regroupant ces aspects, on approchera des significations optionnelles de la rationalité.

  • 21 Formellement les axiomes d’une logique épistémique : Kap → p, (Bap → p), ou même, dans une logique (...)
  • 22 Ce sont les traits sur lequels insiste R. Chisholm (dans « Epistemic Statements and the Ethics of B (...)

24Revenons d’abord sur les bases d’une relativité essentielle. On aura à renoncer à l’idée qu’une évidence décisive puisse être attachée à des énoncés pris en particulier, bien que cette notion d’évidence soit le moyen le plus direct de conjuguer l’existence d’un savoir à l’existence d’une vérité21. C’est en fait une synthèse artificielle, qui laisse place dans les situations concrètes aux épreuves de la concurrence entre les énoncés différents, au maximum contradictoires, et aux obligations de la décision ou du choix. Les assertions se présentent à la connaissance d’un informateur avec la valeur du « soutenable », qui s’intercale entre les pôles de l’inadmissible, par quoi elle est annulée, et la valeur de l’admissible, par quoi elle est confortée. Mais ces valeurs affectent en général des éventualités concurrentielles, et elles sont marquées d’un moins ou d’un plus. A la limite, une proposition isolée rendant compte d’un état de choses est évaluée comme plus acceptable que sa contradictoire. Dès lors, arrêter une assertion est prendre une décision motivée, qui résulte de la confrontation des thèses concurrentes avec une information accessible, entre elles, et avec les préalables inscrits dans le savoir du locuteur22. Il est évident dans ce cas qu’une assertion puisse passer par des phases de préférence, d’affaiblissement, ou d’indifférence, qu’elle reste fonction du progrès de l’information et des instances dans lesquelles elle est portée. D’autre part, cette entrée relativiste dans la doctrine de la proposition introduit des ingrédients qui, échappant aux garanties a priori ou instantanées, importeront au méthodologiste ou au théoricien de la connaissance effective. Le choix qui est motivé par des critères relève en même temps d’une déontologie du savoir, qui suspend les assertions jusqu’à la rencontre d’une plus grande garantie — il y a une « éthique de la croyance » (ethics of belief). La connaissance remplace normalement les garanties d’évidence, qui ne sont que limites, par des « garanties probabilitaires », dans lesquelles entrent en compte non seulement les conditions discriminées qui sont favorables ou défavorables à une thèse, mais les considérations de consistance ou de vraisemblance, et derechef les déplacements des contextes de l’évaluation qui peuvent modifier ces dernières. Une méthodologie comme celle de K. Popper, dont nous aurons à examiner les imports et les incidences, donne toute leur portée à ces préalables épistémiques.

25Mais si l’on creuse plus avant les points délicats d’un raccord entre la logique de la proposition et son épistémologie, on se heurtera presque nécessairement à l’ambiguïté de la valeur de « consistance », dont elles se réclament l’une et l’autre, l’une pour insérer la proposition dans l’ossature des chaînes déductives, l’autre pour lui faire place dans les totalités organisées des contenus pensables — qui correspondent à un savoir possible, sinon vérifié. Une autre loi des logiques épistémiques est en cause, celle qui pose que si p — q est une séquence logiquement fondée (tautologique), alors Kap → Kaq. On peut objecter que cette clause accorde au sujet une forme d’omniscience : la capacité de suivre toutes les conséquences logiques des prémisses données. Mais si l’on supprime cette prétention, si l’on adopte la mesure de la connaissance, sous la forme [Ka(p → q) Kap] → Kaq, ne va-t-on pas aboutir à une trivialité, ou consommer la dualité relativiste entre ce qui est connexion pour une raison objective et ce qui est connexion dans les perspectives d’un agent connaissant ?

  • 23 Cf. dans Intention of Intentionality, op. cit., chap. 9 : « Knowledge, Belief and Logical Consequen (...)

26Peut-être la difficulté soulevée est-elle en fait double : il s’agit d’abord de conjuguer deux plans différents de liaison, l’un qui est « objectif » — la connexion formelle des structures de proposition —, l’autre qui est « subjectif» — l’étendue de la compréhension qu’un connaissant possède sur un état de choses. Mais il s’agit aussi de bifurcations possibles dans la texture du formalisme : si l’inférence est vraiment tautologique, c’est-à-dire si elle se laisse suivre par la seule explicitation des formules ou des concepts contenus dans les prémisses, on pourra émettre la prétention de principe qu’un sujet doté des dispositifs inhérents à une langue normale, ou des règles rassemblées par une logique élémentaire des propositions, soit en mesure de l’effectuer. Mais il n’est pas certain qu’une inférence rationnellement fondée se ramène à une tautologie, et n’exige pas une information supplémentaire. Les deux difficultés, qui nous mettent en garde l’une contre les inférences trop longues, l’autre contre les inférences qui se développent sur des plans trop complexes, peuvent se recouvrir dans des cas épistémiques fréquents, et un logicien comme Hintikka les envisage tour à tour23. Mais pour mieux concevoir et justifier ces convergences, il sera nécessaire peut-être de se placer à ce carrefour des problèmes que renferme un usage épistémique de la notion d’« analyse », ou de « procédure analytique». La discussion sur ces points reste ouverte depuis Pappus, Descartes ou Kant, et a été récemment renouvelée. L’« analyse » est articulation d’une configuration proposée à l’enquête : elle n’est pas d’emblée séquence formelle. Et c’est pourquoi, précisément, elle est éclairante. Elle n’est pas seulement réduction de formules, ou explicitation de concepts. Elle accroît l’information du connaissant sur l’objet, et pour cela, elle peut requérir un véritable processus d’investigation. Et enfin, elle n’opère pas uniquement sur des liaisons conceptuelles ou propositionnelles ; elle peut jouer sur des complexes hétérogènes de concepts, de faits, de pratiques. C’est pour ces multiples raisons que sa mise en œuvre peut échapper aux paradoxes de l’omniscience, ou à celui des formalismes non effectuables.

27Dans la tradition de la méthode analytique, le connaissant part du résultat demandé, et forge un chemin régressif jusqu’à ce qu’il tombe sur une vérité déjà établie. Mais cette caractérisation reste ambiguë, tant que sa nature n’a pas été explicitée par l’épistémologue. On ne doit pas penser en une déduction inversée, qui partirait de propositions-conséquences, elles-mêmes définies et claires, pour en dériver les conditions qui sont des propositions déjà établies par le savoir. Cette représentation, qui a été retenue et soutenue par les cartésiens, est simplificatrice car elle ne nous montre pas comment se constituent les termes mêmes du problème. Le géomètre, le mathématicien, puisque ces techniciens ont fourni le modèle de l’analyse, travaillent sur des réseaux de connexions précises, de conditions solidaires, que l’analyse fait passer du stade implicite au stade explicite, et c’est ainsi qu’ils distribuent les conditions avant de les approfondir et de fixer leur principe. Le géomètre, qui utilise les « parallélismes » pour transférer les valeurs angulaires d’un point à l’autre de l’espace, est amené à se donner une version opératoire du parallélisme, associée à la rotation des angles autour d’axes de référence et de points fixes. La théorie des courbures de l’espace, qui généralise la géométrie euclidienne, est ainsi l’aboutissement d’une explication des conditions opératoires de l’usage quasi-intuitif des parallélismes.

28Dans la mesure où l’analyse est recherche de la structure d’une configuration, elle n’aboutit pas nécessairement, selon la tradition cartésienne, à des principes immuables, préfigurés, que va simplement rassembler la démarche inverse, la synthèse ; elle peut aboutir à des concepts et à des principes nouveaux, comme dans le cas des géomètres du XIXe siècle qui pensent la construction des figures dans des cadres topologiques et métriques non euclidiens. Mais cet élément de « novation » atteint une des caractérisations les plus classiques de l’analyse, qui serait réductrice en ce sens qu’elle dérive une formule d’une autre selon des règles préfixées, ou qu’elle découvre que les concepts constituant les propositions-conséquences sont déjà contenus dans les concepts constituant les propositions-principes. Toute la méthodologie logistique ou néopositiviste repose sur une doctrine « analytique » de l’inférence et de la preuve, qui se distingue de toute démarche empirique par cette procédure totalement intrinsèque aux règles ou aux concepts. Or, si nous prenons l’analyse au sens épistémiquement élargi d’une exploration d’un réseau de conditions, il n’est plus interdit de penser qu’elle introduise de nouveaux concepts, de nouveaux objets, qu’elle débouche sur une synthèse qui n’est pas simplement rassemblement de principes préconstitués, mais renouvellement de l’architecture des fondations. Le géomètre dont nous parlions ne peut plus définir une somme angulaire ni définir une aire polygonale, sans sortir des déterminants directs de la figure, c’est-à-dire du nombre des côtés, et sans introduire des notions, telles le rayon de courbure de l’espace autour des points caractéristiques, qui n’étaient pas contenues dans l’énoncé du problème.

  • 2 Développement perdu, cf. supra, p. 39.
  • 24 J. Hintikka aborde ce sujet de l’emploi de la méthode analytique en logique même, dans l’article «  (...)

29En fait, ces remarques qui concernent les méthodologie et la pratique de l’analyse concernent assez profondément les notions mêmes de la logique. Elles sont en conformité avec la présentation que nous avions faite, en traitant des logiques modernes, de la fonction des ensembles-modèles2. On avait observé que les règles logiques peuvent être conçues comme les règles d’une pratique opératoire, qui contrôle une diversité objectale et la fait entrer sous des ensembles structuralement bien définis dont la composition satisfait aux formules d’une langue fonctionnelle. Ou que la mise en œuvre d’une preuve qui explore des conditions qui ne sont pas comprises dans les prémisses renferme toujours des éléments synthétiques. Ces traits apparaissent, étendus et liés aux méthodes d’investigation, dans une épistémologie de la preuve. Une considération destinée à rassembler ces démarches complémentaires de la méthode sous des procédures astreintes aux lois rigoureuses de la construction logique, pensera à la méthode dite sémantique, qui consiste à exhiber les structures ensemblistes sous-jacentes à l’adoption ou au refus d’une inférence, jusqu’à ce que les termes de l’inférence apparaissent sous le jour d’une contradiction ou d’une équivalence manifeste24. En soulignant ces analogies, nous avons tenu à marquer dans le présent la liberté étendue dont dispose le mathématicien dans la construction de ses ensembles de référence, puisqu’il opère à nouveau sur les agencements relationnels qui font pour lui problème, en construisant des conditions qui transgressent le contenu conceptuel de ceux-ci.

30Au reste, on pourrait donner à la procédure épistémique d’analyse sa portée la plus étendue, en remarquant qu’elle ne porte pas nécessairement ou exclusivement sur des ensembles de concepts qui donnent lieu à des propositions définies ; elle opère sur tout un contexte de perceptions ou de pratiques qui servent de suggestions ou d’inducteurs pour la constitution de l’ossature logico-mathématique de la connaissance. L’historien qui se penche sur l’œuvre de Galilée peut témoigner que celui-ci s’approche de la notion mathématique d’infinitésimal, à travers sa théorie des mouvements accélérés et décélérés, et d’une réflexion générale sur les limites, sans disposer des ressources du calcul différentiel.

D. La logique épistémique et les problèmes d’une méthodologie

  • 25 J. Hintikka (in Logic, Language-games and Information, op. cit., pp. 229-230 et passim) établit un (...)

Ces considérations sur la portée et la diversité des méthodes de l’analyse nous ont dégagé des paradoxes épistémiques dans lesquels nous nous étions enfermé dès l’abord, en imposant à l’inférence des conditions de consistance a priori. En fait, la consistance, dans la mesure où elle intéresse les structures du connaissable, la mise en œuvre des preuves et des inférences, se développe sur des couches graduelles de l’information. Il arrive qu’une formule ou qu’une inférence qui est consistante à un certain niveau de l’analyse des constituants, se révèle inconsistante à un niveau plus complet, ou vice-versa, de sorte que la consistance d’une preuve apparaît, comme une valeur limite, inscrite dans un langage et établie sur un réseau de conditions qui échappe aux formulations initiales. On sait ainsi qu’il est apparu comme évident aux mathématiciens du XIXe siècle que toute fonction continue était dérivable, en attendant que l’école de Weierstrass dissocie la continuité (le fait que l’expression Image 10000000000000BE0000001CBCAA430996011A21.jpgest correcte en tout point de l’intervalle) de la dérivabilité (le fait que la courbe-fonction admet une tangente de direction définie en tout point de l’intervalle). La cohérence analytique est fonction de l’élaboration des concepts fondateurs, et elle dépend ainsi d’une valeur épistémique que l’on peut appeler le « degré d’information » des connaissants, relativement à un état de choses25. On pourrait dire en un mot que l’usage de la grandeur information lève la coupure entre la valeur formelle d’une inférence et la richesse matérielle de ses références : elle marque le point de conversion des garanties analytiques et des garanties synthétiques.

  • 26 C’est la conception d’une critériologie sélective qu’expose Hintikka dans Knowledge and the Known, (...)

31En remettant à jour la vue méthodologique qui associe l’analyse à une méthode de recherche, on est conduit assez loin de la conception linéaire de la preuve, parcourant la même chaîne de propositions dans la direction des conséquences aux conditions, et des conditions aux conséquences ; en fait, les rapports entre l’argument régressif et l’argument progressif sont médiatisés par ce qui est l’essentiel de la démarche rationnelle : à savoir la démarche d’investigation qui développe les conditions d’une solution problématique en complétant le registre des structures opérantes, et en éclairant la situation problématique elle-même par l’alternance, la convergence, ou la divergence des voies de solution. L’examen des situations problématiques nous met à distance de la procédure déterminante sur laquelle se fixe le logicien, à savoir l’inférence des conséquences vraies de principes dont la vérité a été assurée. Il nous replace dans le contexte téléonomique d’une pensée qui circule entre les objectifs et les visées de la connaissance, et les instruments ou moyens opératoires ou pratiques de celle-ci26. Un certain nombre d’instances épistémologiquement importantes semblent pouvoir être rassemblées autour de cette téléonomie de la recherche.

  • 27 On sait que la substitution du modèle héliocentrique au modèle géocentrique, au XVIe siècle, ne s’a (...)

32On rappellera d’abord qu’une présomption, une traite sur le possible, joue le rôle d’un véritable point de départ pour une recherche, même scientifique. Un état de croyance, guidé par certaines évaluations pertinentes, est la forme initiale de l’accès à un nouveau type de vérité27. C’est-à-dire que l’épistémologue n’aura pas beaucoup à voir avec la stratification statique des états de savoir et des états de croyance dont nous faisions état au début de ce chapitre, ou même avec les distinctions plus raffinées qui dirigent le savoir vers les assurances discursives ou logiques, et la croyance vers les confiances existentielles. Dans l’ordre heuristique, un facteur de croyance et un facteur de connaissance opèrent sur un même contexte, le premier accompagnant la saisie d’un paradigme et les attentes qu’il suggère, le second esquissant la résolution du paradigme dans une technique productive ou dans un discours explicatif.

  • 28 On pourrait utiliser à nouveau l’origine de la mécanique céleste moderne, impulsée par le schéma hé (...)

33On concevra aussi que l’épistémologie puisse opposer à la conception standardisée de la certitude (la certitude logico-référentielle du logicien), un régime de bicertitude, et finalement de multicertitude. Nous insisterons sur la bicertitude pour marquer cette réciprocité dans laquelle l’éclaircissement va tour à tour des effets aux moyens et des moyens aux effets, de sorte que le savoir est renforcé causalement en même temps qu’il est renforcé dans son projet. L’épistémologue sera en droit de parler de multicertitude, non seulement pour marquer la complexité des voies de conditionnement qui accompagnent, comme on l’a vu, le développement de l’analyse, mais pour marquer que les garanties ne tombent pas sous un ordre univoque. La connaissance « vérifie des thèses », c’est-à-dire qu’elle accroît leur portée empirique, ou les connexions principes-conséquences. Mais aussi bien elle reconstruit les résultats et les conséquences par des procédés opératoires plus complets et plus affinées ; elle modifie non seulement la liaison des thèses mais la méthode par laquelle elles sont connectées28.

  • 29 Dans L’analyse et le sens, op. cit., nous avons développé quelques aperçus concernant la méthode «  (...)

34On pourrait dire, en schématisant, qu’une mise en œuvre des concepts épistémiques permet de replonger la relation sur laquelle s’appuie le logicien pour diversifier les règles du calcul, c’est-à-dire la relation basale d’inférence, dans le contexte dynamique et polémique des argumentations. Les bases causales de la mécanique céleste, dès la révolution du XVIIe siècle, ont été longuement argumentées, cartésiens, newtoniens, leibniziens, fournissant des versions antagonistes du mécanisme générateur, jusqu’au point où de manière provisoire, la mécanique newtonienne été adoptée comme la seule à expliquer avec précision le tracé des trajectoires. Seulement, l’argumentation, telle que la pratique une discipline rationnelle complexe comme la science, est une conduite à multiple directives. On ne peut récuser cet aspect fondamental de l’argumentation tel que le caractérise le prag-maticien : une confrontation des langages interprétatifs qui, par exploration des sens et des références, aboutissent à une convenance commune qui est un consensus. On retrouvera ce régime de consensus dans les admissions scientifiques prévalentes, mais on les verra aussi soumises à une procédure essentiellement critique, qui est l’exposition des objections et des contre-indications, qui se poursuit jusqu’à ce que la thèse chargée de l’onus probandi se trouve provisoirement délivrée des contre-exemples. Il appartient à la méthodologie de faire de cette procédure critique une procédure objective qui se dégage des préconceptions29. D’autre part, on n’oubliera pas que les confrontations que la science exerce sous l’arbitrage de langages interprétatifs ont par ailleurs l’aspect d’un travail sur le langage : c’est-à-dire que le langage dans lequel a été formulé le problème est transgressé par le langage dans lequel celui-ci est résolu. L’interaction des masses à distance, bien que contestée initialement pour des raisons de vraisemblance, a fourni aux problèmes et aux débats du XVIIe siècle une langue explicative de succès durable.

35Sans doute aussi ne peut-on donner sa mesure épistémique au champ du savoir sans penser aux limites mobiles qui séparent la part de celui-ci qui est incluse dans des systèmes déductifs et opératoires rigoureux, et cette autre part qui est contrôlée par des analogies, des admissions incomplètement effectuées. La première part émerge de la seconde, et lui fournit ses noyaux les plus fermes, à mesure que se développe le champ de l’argumentation. Ainsi les systèmes fortement charpentés sont-ils encadrés par des champs de présomptions et de présuppositions, qui ne sont pas pleinement actualisés mais qui peuvent être l’amorce de systèmes plus puissants et plus étendus. Ainsi l'euclidianité, l’infinité, l’homogénéité de l’espace est le grand présupposé novateur à partir duquel est construite la physique céleste du XVIIe siècle, avant que ce présupposé ne devienne au XIXe siècle le foyer de l’interrogation géométrico-physique, qui a trouvé de nouveaux départs possibles dans les propriétés de la propagation de la lumière. Nous trouverions à nouveau, dans cette structure des champs épistémiques, une justification des formalismes élargis de la logique moderne. Celle-ci, sous les espèces des logiques libres, déchargées des présupposés d’existence, fait la distinction, comme on l’a montré quand nous caractérisions ces dernières, entre les rapports stricts de l’implication, qui jouent entre les valeurs du vrai et du faux, et les rapports de présupposition qui développent tout le rapport conjectural enveloppant un corps de thèse, et qui reviendront à un statut d’implication quand les présupposés auront reçu une valeur de vérité dans l’ordre des thèses. C’est une manière de marquer comment les règles d’une logique épistémique s’enchaînent sur celle d’une logique aléthique sans réduire le domaine d’efficacité de ces dernières.

E. La logique épistémique et les préalables d’une méthodologie

36Une logique épistémique fait autre chose que nous ouvrir à des domaines anti-logiques ou paralogiques, soutenus par des analogies non rationalisables, comme pouvaient le craindre les constructeurs de la logique classique, qui réalisaient une coupure drastique entre logique et psychologie, ou comme pourraient aussi l’espérer les partisans d’un traitement linguistique, sans astreinte méthodologique, des schèmes formateurs du savoir. Nous avons adossé les caractères épistémiques à un mouvement de l’intentionalité connaissante, qui circule entre le dessein d’un univers en projet et les procédures instrumentales pour le construire. Et dans ce cadre nous avons étayé constamment le procès épistémique sur des méthodes d’investigation qui ont des aboutissements définis dans le registre logique : ainsi l’ensemble des méthodes qui résolvent un problème par analyse et synthèse de ses conditions, ou la méthode directive générale qui procède de la postulation des possibles à la régression vers leurs conditions d’existence. Sur ces trajets prennent place les épreuves de complètement, de réfutation ou de correction qui font partie intégrante de toute logique de la recherche. On sera donc sur la voie des médiations, c’est-à-dire qu’on aura à penser le domaine de la logique déductive comme s’établissant au niveau des langues-produits, dont la logique épistémique décrit les conditions de formation, ou bien encore on aura à intercaler tout le domaine des procédures opératoires de complètement des systèmes, entre les plans d’une compréhension qui se développerait sans loi et le plan où les lois de l’inférence sont contrôlées et réduites par les clauses analytiques. D’une manière générale, une certaine fonction des possibles, eux-même canalisés par l’élargissement des pratiques du connaissant, nous a semblé s’imposer dans le registre épistémique, et entretenir une concurrence avec la notion des « faits rationnels » qui retenait seule l’attention des épistémologies dogmatiques. En effet, avec la fonction des possibles, les complexes du connaissable se dégagent des relations de facto ou des relations codées dans une axiomatique ; ils s’installent sur le chemin qui raccorde l’unité des modèles d’une langue rationnelle à la multiplicité des instanciations, ou qui par ailleurs raccorde l’objectivité des modèles avec la particularité des perspectives.

  • 30 Michel Meyer, Découverte et justification en science, op. cit.

37En d’autres termes encore, on ne peut majorer le sens épistémique des mondes possibles sans revenir sur le vieux conflit qui oppose, depuis Russell ou Carnap, les défenseurs d’un rationalité analytique — armée des procédés réducteurs et de l’idéal de la preuve axiomatique — à l’admission des vues d’un rationalisme dialectique. Les termes du débat se sont en effet déplacés, dans la mesure où le moment dialectique n’est plus rattaché à une certitude rationnelle inhérente à la productivité des concepts, mais où il s’installe dans la même trame rationnelle qui porte les connexions de l’inférence et de la vérification. Il s’agit de la constante dissociation et du constant raccordememt du langage des objectifs et du langage des moyens, ou de la constante bifurcation des langages de l’interprétation, dont la confluence porte les admissions de la science à des niveaux toujours décalés et reliés après coup. On approchera de ce domaine médiat en observant que la science ne progresse pas de vérité en vérité, mais de visées problématiques en réalisations apodictiques, qui elle-mêmes ouvrent des phases problématiques30. Mais nous verrons le ressort dialectique le plus fort dans la pluralité des voies possibles de rationalisation qui se rejoignent après s’être combattues, et dans la récupération des divergences, qui fait qu’il n’y a pas de liaison linéaire, même prospective, allant des thèses aux thèses, mais un mouvement de redistribution incessant des parties dans les touts, des conditions dans les sphères de l’explication.

38La logique, la pragmatique modernes font émerger des concepts, caractérisant la diversification des codes et le mouvement récurrentiel de codification du savoir, qui fournissent une base aux discussions méthodologiques. Comme on va le dire maintenant, les procédures et les titres de la rationalité sont entrés dans des discussions qui partagent les théories du savoir. Nous les aborderons avec une idée des axes de la logicité que nous aurons formée dans cette enquête préalable.

Notes

1 Cf. N. Rescher, « On Alternatives in Epistemic Logic », chap. VI de Studies in Modalities ; J. Hintikka, Knowledge and Belief. An Introduction to the Logic of the Two Notions, Ithaca, N.Y., 1962 ; U. Blau, Glauben und Wissen, Diss. Munich, 1969 ; L. Apostel, Matière et forme. Introduction à un épistémologie réaliste (notamment tome 2, livre 2 : « Causalité et connaissance »), Gand, 1974. Nous avons précisé quelques notions formelles dans notre article, « Les concepts épistémiques : codes logiques et admissions philosophiques », in Langage, connaissance et pratique, Lille, P.U.L., 1982, pp. 43 s.

2 Citons la formule :
M Kap si et seulement si M’(MRaMet M’p)
le savoir d’une certaine proposition équivaut à l’existence d’un certain monde alternant avec le monde réel, accessible au sujet, et qui vérifie cette proposition : cette clause relie le calcul épistémique au champ de déploiement du possible.

3 Une logique épistémique normale « qui admettra Kap p, prendra le savoir dans un sens plus fort qu’une logique restrictive, qui admet que Kap puisse être compatible avec ~ p, mais dans un sens plus faible qu’une logique « idéale » qui admettra la conversion p ⊃∃ xKxp « toute vérité est accessible à quelqu’un ».

4 Une définition comme « a croit p veut dire : il le sait, sous réserve d’une erreur dans quelqu’une de ses croyances », fixe cette hiérarchie simple des valeurs.

5 Les théoriciens qui disjoignent le pouvoir de la croyance de celui de la connaissance, n’admettent pas la transcritpion d’une formule aléthique comme :
[Καp Λ Ka (p → q)] → Kaq
dans une formule comme :
[Bαp Λ Ba (p → q)] → Baq
car il est possible d’avoir deux croyances contradictoires : que fumer est à la fois agréable et néfaste à la santé, et que cependant le fumeur peut conserver la santé avec le plaisir de fumer. Ou le dilemme de Hegel : « le maître croît l’esclave nécessaire — le maître pense pouvoir conserver l’esclavage avec le respect de l’esclave ». Dans tous ces cas, les valeurs de croire sont étroitement liées à celles de désirer ou de vouloir.

6 Nous pensons principalement au paradoxe de Moore, qui exclut la forme « Aap ~ Bap » : « a affirme p sans le croire ». La forme n’est pas psychologiquement paradoxale, mais elle contient une interdiction qui écarte une assertion se détruisant elle-même. On pourrait trouver tout un ensemble d’impossibilités ou d’obligations que l’on pourra justifier sur le terrain pragmatique : « Ka Kbp → Kap », qui confirme le pouvoir du savoir communiqué sur le savoir propre. Ou même Kap Ka Kap, qui simule une réflexivité du principe de la conscience, mais qui signifie peut-être simplement que tout savoir, pour être assuré, doit être soutenable, c’est-à-dire avoir conscience de ses raisons.

7 Nous restons ainsi au niveau de constitution des systèmes logico-mathématiques et physiques. Quels sont les types d’ordonnance ou de composition qui peuvent tomber sous les lois de groupe, et quelles sont leurs projections formelles différentielles : par exemple la commutativité ou la non-commutativité, la nature et la répartition des sous-groupes. Ou bien encore, quelles sont les lois géométriques et dynamiques qui constituent un système mécanique comme tel, et quelles sont les lois (celles par exemple de l’invariance des éléments ou de la priorité des forces centrales) qui peuvent être dissociées d’autres lois.

8 C’est ainsi que Hintikka, dans The Intentions of Intentionality, op. cit., pp. 21-28, revient sur la solidarité de la conception des mondes possibles avec les attitudes propositionnelles ou performatrices d’un agent b donné : « pour une attitude propositionnelle A, attribuée à b, les A-alternatives (en regard de b) à un monde donné W sont tous les mondes possibles qui sont compatibles avec la présence de cette attitude A dans b (en tant que membre de W). Ceux-ci peuvent être tous les mondes compatibles avec le fait que b sait ce qu’il sait en W (alternatives épistémiques), ou tous les mondes compatibles avec ce qu’il croit en W (alternatives doxastiques).

9 Hintikka prend comme axiome principal d’une logique épistémique (Knowledge and Belief, op. cit., pp. 16 s.) que la cohérence de l’ensemble :
{Kap1,..., Kapn, Paq} enchaîne la cohérence de l’ensemble :
{Kap1,..., Kapn, q}
En d’autres termes, l’attestation autonome de q n’entraînera, si l’hypothèse est vérifiée, aucune modification dans le système des admissions. Dans le cas contraire, le système aura à se reconstruire.
La pensée antique admettait que la suppression de toute force motrice amène le repos des mobiles, parce que cette proposition est conforme à tout le savoir physique concernant les mouvements entretenus par différentes causes. Mais le remplacement du repos par le mouvement inertial ébranle à l’inverse le système des forces et des causes.

10 Le savoir de a justifie le passage d’un monde μ à un monde μ’alternant dans la mesure où une proposition attestée dans μ restera attestée dans μ’ : “Kap” εμ “Kap” εμ’. Toutefois, il sera normal d’attendre que la vérité de p, dans cette transformation, reçoive d’autres fondations, ou d’autres limitations. C’est pourquoi certains théoriciens des possibles posent cette condition plus générale que si p est une thèse de μ, il se présentera dans μ’ une thèse p’ telle que p’ p ou p’ ~ p (une nouvelle décision est acquise concernant p). On aura élargi par ces clauses le renouvellement des garanties de vérité qui touchent à l’intégration successive des systèmes.

11 C’est la thèse fondamentale soutenue par Saül Kripke dans Naming and Necessity (Oxford, 1971, 1980 ; en fr. La logique des noms propres, Paris, Ed. de Minuit, 1982).

12 Cette thèse idéaliste, selon laquelle nous concevons l’objet de monde à monde parce que nous disposons de son concept, a été soutenue par N. Rescher dans : A Theory of Possibility.

13 « Les lignes de monde dépendent des propriétés et des relations qui tiennent dans les mondes possibles multiples que l’on considère. Elles deviennent manifestes seulement à la suite des comparaisons entre les mondes possibles. Pour cette raison, on ne peut partir des individus. On ne peut arriver à ceux-ci qu’à la suite des comparaisons entre les mondes. » (The Intentions of Intentionality, p. 33).

14 Nous l’avons développée dans l’article : « La logique et son ontologie ».

15 L’électron qui reçoit une mesure de charge quasi directe dans les techniques de l’électrolyse, retrouve cette charge dans les mesures plus indirectes de la chambre de Wilson. Le concept de l’électron comme particule émettant de l’énergie est reconstruit dans la théorie de l’atome, bien que celle-ci associe la particule à un recoupement d’ondes et qu’elle multiplie les valeurs de radiation ou d’échange énergétique associées aux mouvements et emplacements possibles de l’électron.
Il est à remarquer, d’une manière générale, qu’une doctrine comme celle de Hintikka, qui réclame que les entités soient constitutives de proche en proche par resserrement de leur contexte relationnel, exige que la nécessité d’une clause soit justifiée par l’existence d’individus attestés dans les mondes alternants et y conservant la même valeur fonctionnelle. Ainsi le passage de □ (a = a) à ∃ x □ (x = a) ne sera possible que si a est tenu non comme un terme multiréférentiel, dénotant des individus distincts dans les divers mondes alternants, mais comme un terme uniréférentiel, dénotant toujours l’individu unique qu’il désigne en fait, dans le monde actuel : on fait simplement appel à notre aptitude à reconnaître un individu comme identique à lui-même dans des circonstances distinctes.
On concevra que justifier la thèse qu’il est nécessaire qu’un système mécanique comporte des éléments matériels stables et invariants par la thèse que tout système mécanique contient de tels éléments, nous renvoie à une induction indéfinie ou à une pure convention théorique concernant de tels systèmes. Au contraire, la pratique de l’analyse comparée qui permettra de faire varier le référentiel de la loi : molécules, collections de molécules formant des mobiles continus, particules inframoléculaires, en rétablissant les lois fondamentales de la mécanique des chocs ou des attractions, est une assurance existentielle pour la clause de composition qui est en question.

16 Il vient à l’idée de Rescher (in A Theory of Possibility, Oxford, 1975) de définir les objets possibles par les lois de type conventionnel ou causal sous lesquelles elles tombent : x (Fx → Gx). Mais cette procédure consiste toujours à partir d’objets prédéfinis de manière générale pour en constituer des mondes, plutôt qu’à mesurer l’extension des mondes à la persistance de leurs constituants.

17 On pourrait appliquer ce schéma général à la reconnaissance d’un individu Μ. X, que l’on retrouve dans le métro tous les matins aux mêmes stations et dans le même compartiment. Mais un psychologue piagétien nous rappellerait les conditions fondamentales de l’inscription d’un objet dans l’espace : un carré en vue frontale est une « possibilité d’objectivité », qui se déterminera comme une surface sans profondeur ou comme la face d’un cube selon les mouvements que l’on réalisera à son égard et selon le rythme régulier de dévoilement de sa structure.

18 Ce serait se donner une image très artificielle de la construction de la mécanique céleste élaborée par Newton, que de partir des lois fondamentales qui contrôlent l'interaction attractive et compulsive des masses pour les appliquer à des données d’observations comme les orbites de Kepler. Newton a d’abord à articuler la figure du monde, à concevoir programmatiquement les relations qui le constituent, et qui régissent planètes, satellites et comètes, à trouver l’équivalent mathématique d’une loi des accélérations périodiques imprimées aux masses, pour que le schéma de l’attraction universelle, ébauché par Hooke, devienne une procédure explicative.

19 C’est ce que pense J. Hintikka : Knowledge and the Known, op. cit., p. 88. En même temps qu’il produit le résultat dans un sens purement causal, l’agent crée, grâce à sa connaissance, ses croyances, ses attentes, une sorte de cadrage dans lequel le résultat peut être discuté lors même que l’agent échoue à l’obtenir. Je ne vois pas qu’il soit interdit, selon ces lignes, de rendre compte de la connaissance intentionnelle comme d’un savoir du constructeur informé.

20 Une part des débats logiques entre Quine et Hintikka porte sur ce sujet : si les entités problématiques peuvent tomber sous les mesures rationnelles du savoir, et en particulier sous les quantifications. Peut-on passer de la forme Ka [B x φ x] (a sait qu’il existait en 1936 un dictateur au Portugal) à la forme ∃ x Ka (φ x) (il existe un x dont a sait qu’il était en 1936 dictateur au Portugal). Quine refuse ce dernier type de forme, qui quantifie sur des contextes opaques, en les écartant du domaine du savoir objectif stricto sensu. Hintikka les place au contraire au centre de la doctrine des savoirs, ce qui est une manière d’admettre le mouvement des contenus potentiels aux contenus effectifs, et toute la marge des questions ou des discussions, la marge « érotétique » qui accompagne ce mouvement.

21 Formellement les axiomes d’une logique épistémique : Kap → p, (Bap → p), ou même, dans une logique très forte : p → Kap, c’est-à-dire une thèse vraie est reconnaissable comme telle, ne font que consacrer, in abstracto, ces liaisons principielles.

22 Ce sont les traits sur lequels insiste R. Chisholm (dans « Epistemic Statements and the Ethics of Belief », Philosophy and Phenomenological Research, XVI, pp. 447-460). Considérons l’argumentation d’un locuteur qui juge vraisemblable que les U.S.A. étaient gouvernés en 1975 par un républicain, en se réclamant du fait que Eisenhower gouvernait en 1955, et de l’admission que le parti républicain a été solidement installé au pouvoir entre cette date et 1980. C’est un argument soutenable avec des restrictions qui sont : la connaissance de l’existence de mouvements d’opinion qui ont suspendu le monopole républicain entre ces dates ; l’intervention de facteurs qui ne sont pas de l’ordre des faits, mais de l’ordre de l’interprétation — fidélité de la mémoire du locuteur, ou interpolations historiques concernant les états de choses s’intercalant entre des repères sûrs. Cet exemple peut illustrer quelques-unes une des composantes évaluatives d’une admission.

23 Cf. dans Intention of Intentionality, op. cit., chap. 9 : « Knowledge, Belief and Logical Consequence », le fameux exemple, qui met en branle et en question l’objectivisme mathématique de Frege : la racine d’un nombre premier est irrationnelle ; cependant, Thalès, qui savait que 2 est un nombre premier, ne lui supposait pas de racine irrationnelle. On peut mettre en avant la limitation historique de la compréhension des concepts. Et l’on peut aussi mettre en avant que la notion des racines irrationnelles, et la théorie qui la supporte, n’était pas comprise analytiquement dans la conception des nombres divisibles ou premiers.

24 J. Hintikka aborde ce sujet de l’emploi de la méthode analytique en logique même, dans l’article « An Ancient Geometrical Analysis and Modern Logic », in Essays in Memory of Imre Lakatos, Dordrecht, 1976, pp. 253-276.

25 J. Hintikka (in Logic, Language-games and Information, op. cit., pp. 229-230 et passim) établit un schéma théorique qui explicite la croissance d’une information, depuis l’état où une « information de surface » permet d’esquisser une liaison inférentielle, vers l’état où une « information profonde » explicite cette liaison inférentielle. Soit une formule F sous forme normale disjonctive. Quand on accroît la « profondeur » de F en développant ses constituants (la profondeur est définie par le nombre de variables distinctes qui sont quantifiées), l’information de surface s’accroît. A la limite, c’est-à-dire lorsque la profondeur devient infinie, information de surface et information profonde coïncident.
On pourrait approcher d’une autre manière la notion d’information, en mesurant la force d’une inférence A — B à l’étendue des modèles de A qui contiennent également B. L’information considérée de cette manière réduit le champ des possibles, c’est-à-dire élimine les modèles où A et B se présentent séparément. C’est ce qui permet à Ackermann de définir la grandeur d’une information relativement à une formule F, Z(F), comme étant l’inverse d’une probabilité, — logP F).

26 C’est la conception d’une critériologie sélective qu’expose Hintikka dans Knowledge and the Known, p. 88. Outre que l’agent met en œuvre des résultats dans un sens purement causal (lorsqu’il réussit), il crée, avec ses connaissances, ses croyances, ses attentes, une sorte de cadre à l’intérieur duquel le résultat peut être discuté lors même que l’agent a échoué. Je ne vois pas comment on peut éviter, dans ce cas, de rendre compte d’une connaissance intentionnelle comme de la connaissance d’un constructeur informé (informed maker). Il est clair en tout cas que dans la notion d’une connaissance constructrice, est implicite l’idée que la connaissance des moyens qui conduisent au but souhaité doive de quelque manière être dépendante, et même dérivée, de la connaissance employée pour juger de la fin.

27 On sait que la substitution du modèle héliocentrique au modèle géocentrique, au XVIe siècle, ne s’appuie pas sur des preuves décisives, mais sur une nouvelle vision de l’espace cosmique. Les premières assurances positives, comme la corrélation entre les périodes de révolution et la distance des planètes au soleil, ébauchées par Copernic, ne sont que le point de départ d’un long travail de validation.

28 On pourrait utiliser à nouveau l’origine de la mécanique céleste moderne, impulsée par le schéma héliocentrique. La découverte des orbites elliptiques et périodiques de Kepler, rapprochant les propriétés observables des trajectoires, d’une liaison définie au foyer solaire, fait passer progressivement l’hypothèse au nombre des thèses vérifiées. Mais il faut attendre la genèse mathématique des mouvements accélérés sur la double base dynamique et mathématique de Newton (il s’agit de l’application du schéma différentiel) pour que cette mécanique, déjà conçue et vérifiée dans ses traits essentiels, atteigne le principe, unificateur et fondateur, d’une méthodologie mathématique explicite.

29 Dans L’analyse et le sens, op. cit., nous avons développé quelques aperçus concernant la méthode « dialogique » ; elle est une forme d’analyse, qui après avoir formulé les thèses contradictoires, munit celles-ci d’ensembles-témoins, dont la consistance ou l’inconsistance décide de la thèse retenue.

30 Michel Meyer, Découverte et justification en science, op. cit.

Notes de fin

1 Cf. supra, p. 39.

2 Développement perdu, cf. supra, p. 39.

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