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Roubaix

 | 
Michel David
, 
Bruno Duriez
, 
Rémi Lefebvre
, 
et al.

Chapitre 2. La ville renouvelée

La mutation des politiques urbaines

Pierre Lemonier

Texte intégral

1Les observateurs et les acteurs de la politique roubaisienne soulignent souvent que la transformation urbaine de Roubaix s’adosse sur une utilisation systématique de l’ensemble des dispositifs d’action publique de l’État dans les domaines de la rénovation urbaine et de la politique de la ville.

2L’objet de cet article est d’évoquer synthétiquement en quoi la mutation des politiques urbaines répond à une évolution structurelle de la ville de Roubaix, dans une série de périodes où, tournant la page de la ville industrielle, elle doit en assumer l’héritage. Le recours aux procédures nationales est daté et il a induit des formes particulières de rapport à l’État et de démocratie locale : comment les acteurs publics et certains acteurs associatifs ont-ils joué l’innovation pour mobiliser les procédures et les moyens nationaux ?

3En termes de réflexion stratégique pour l’avenir, il s’agit aussi d’analyser en quoi le cycle actuel des politiques urbaines reste pertinent et comment une page à nouveau se tourne dans ces années 2000. L’histoire singulière des politiques urbaines de Roubaix qui marque la période des cinquante dernières années et l’imaginaire de ses édiles qui sont plongés dans la logique de la ville renouvelée posent plusieurs questions qui devraient conduire à réévaluer les dynamiques du présent pour projeter de nouvelles voies possibles de l’avenir.

1950-1990 : du logement au développement social

La question du logement

4Depuis longtemps, de très nombreux travaux d’hygiénistes, de politologues, de chercheurs, ont identifié et décrit la question du logement comme l’une des grandes questions produites par l’industrialisation du XIXe siècle. À Roubaix, on sait que l’industrialisation textile a produit un rassemblement humain sans commune mesure avec le noyau urbain d’origine, qu’elle a façonné l’espace de la ville, la faiblesse de son centre et l’importance de ses quartiers. Elle a surtout produit les courées, un habitat ouvrier particulièrement précaire et insalubre dans ses caractéristiques constructives, sa surface et son absence d’équipements et de confort.

  • 2 Habitation à bon marché, première forme de ce que seront les offices publics d’HLM
  • 3 Voir la contribution de Bruno Duriez.

5La question du logement, avec la question de l’exploitation des ouvriers dans l’usine (durée et conditions de travail), a produit des affrontements très violents entre le patronat et la population. Dans un contexte national en évolution sur la politique du logement, avec les premières habitations à bon marché (HBM)2, la question du logement a été à Roubaix après l’occupation de 1939-1945, l’objet d’un compromis entre le patronat, les syndicats et la municipalité3.

  • 4 Comme en témoigne le film passé durant le colloque.

6Ce compromis qui fonde une nouvelle politique du logement moderne et du financement du logement, avec le 1 %, recouvre bien, dans la conscience des acteurs, dès l’origine, le double enjeu de la construction neuve et de la résorption de l’habitat insalubre, des courées et du logement ouvrier de la période initiale de l’industrialisation de Roubaix4.

7À Roubaix comme au plan national, on tente au début des années 1950 de conduire les deux chantiers de front, comme en témoigne la première rénovation urbaine Édouard Anseele, lancée dès 1954, et les premières opérations de modernisation des courées par le PACT de Roubaix, à côté des opérations du CIL au sud de Roubaix. Mais il est plus facile de construire sur des terrains vierges que de réhabiliter l’habitat ancien ou de le démolir pour le reconstruire sur place. Des freins puissants limitent la portée et la vitesse de réalisation des interventions.

8Il y a d’abord le morcellement de la propriété, la lourdeur des procédures d’expropriation, les coûts de la démolition et des terrains, le frein social au relogement pour les ménages les plus démunis, etc.

9Cette première série de freins est vite repérée et pour répondre aux enjeux quantitatifs, la période des années 1950-1970 est finalement, à Roubaix comme au plan national, tournée vers la construction neuve. L’essentiel des forces publiques et privées s’investissent sur les terrains libres du sud de la ville, pour réaliser un habitat moderne du nouvel âge : des cités-jardins, maisons individuelles salubres, aérées, confortables. Puis, pressés par l’enjeu quantitatif, les grands ensembles prennent le relais, comme la ZUP des Trois Ponts (et, au-delà du finage communal, la ZUP de Beaulieu à Wattrelos ou le quartier des Hauts-Champs Longchamp à Hem).

  • 5 On sait maintenant que l’immigration de la pauvreté est rarement réversible et, de fait, les mesur (...)

10Il y a une autre difficulté, qui sera peu explicitée dans le discours des acteurs mais qui pourtant apparaîtra très fortement sur le terrain, notamment au travers des luttes urbaines des années 1970. Dès la fin des années 1940, l’industrie textile embauche des populations immigrées de la péninsule ibérique et d’Afrique du nord (d’Algérie principalement). L’habitat ancien et les courées vont être réutilisés pour loger cette population, à titre transitoire puisque c’est une population dont les responsables politiques et économiques ont longtemps cru qu’elle retournerait au pays5. Le renouvellement du parc des logements et la résorption de l’habitat insalubre vont donc être freinés par la pression de la demande de logements des nouveaux arrivants, en provenance de pays pauvres et qui se satisfont dans un premier temps de ces logements en courées, leur redonnant, de ce fait, une nouvelle utilité. Pour certains acteurs, il devient moins urgent de résorber les courées.

11De plus, quand il va s’agir de reloger les ménages immigrés (après le regroupement familial, il devient inévitable), une partie de ces ménages, dont la composition familiale, les modes de vie et les ressources ne sont au demeurant pas forcément adaptés aux logements offerts à cette époque, va être rejetée par les Roubaisiens de souche. De consensuelle, la question du relogement va à nouveau devenir conflictuelle à un autre niveau.

12Le projet de moderniser l’habitat, conçu comme un système fermé de transfert de population vers un habitat neuf, permettant de démolir et reconstruire un habitat ancien dégradé, vidé de ses occupants, ne correspond pas à la réalité des mouvements de la population et de l’immigration. Le peuplement réel met en tension le renouvellement du parc des logements dans un système ouvert au sein duquel les ménages ont des trajectoires qui ne sont pas prises en compte par l’arithmétique statique des politiques publiques locales. En fait, le vieux parc de la ville industrielle roubaisienne apparaît clairement comme un endroit où entrent (et s’intègrent) des populations initialement non résidentes à Roubaix. Ce parc joue ainsi un rôle dans des ensembles plus vastes qu’il est difficile d’appréhender à la seule échelle de la commune.

13La mauvaise prise en compte de cette réalité de la question du logement de Roubaix va rendre encore plus complexe la liquidation de l’héritage de la ville industrielle et de ses carences graves en matière d’habitat.

La question du logement induit celle de l’espace et de l’aménagement urbain

14L’un des problèmes structurants de Roubaix est la faible superficie de son territoire au regard de ses besoins de desserrement et d’extension dès lors que la municipalité s’attache à renouveler la ville industrielle ancienne.

15De fait, dès le milieu des années 1950, la rénovation urbaine, déployée par la loi en 1952 sous l’impulsion du ministère de la Reconstruction (devenu ensuite le ministère de l’Équipement), a été mise en œuvre à Roubaix relayée dans les années 1970 par les dispositions de la loi Vivien (1970) de résorption de l’habitat insalubre (RHI).

  • 6 L’opération Édouard Anseele.

16Elle a été engagée dans le centre de Roubaix6 et a fait disparaître une partie de la rue de Lannoy et la rue des Longues Haies, lieu de l’habitat du prolétariat le plus pauvre (et aussi haut lieu des luttes ouvrières).

  • 7 Les bilans de l’aménageur, la SARE devenue la SAEN, ne seront clôturés qu’à la fin des années 1970
  • 8 Résorption de l’habitat insalubre.
  • 9 Recensement de l’ORSUCOMN de 1975.
  • 10 Zone d’aménagement concertée – Loi d’orientation foncière de 1967.

17Cette opération difficile à mettre en œuvre7 est relayée par le gigantesque chantier de la RHI8 qui s’appliquera à 13 000 des 15 000 logements en courées9, déplaçant sur près de vingt ans plus du tiers de la population de la ville. Dans les quartiers à forte concentration de courées, la RHI est adossée, en terme d’aménagement, sur des ZAC10 de restructuration urbaine engagées sur deux périmètres : l’Almagare et l’Alma-centre. Mises en place au début des années 1970, ces deux opérations conduiront à elles seules au relogement de cinq mille personnes en quatre ans. Elles vont être contestées dès 1975 au travers de la fameuse lutte urbaine de l’Alma-gare qui, avec quelques autres en France, marquera les années 1980-1990.

De l’aménagement au développement

  • 11 1975-1978.

18La lutte urbaine de l’Alma-gare11 pose d’abord avec éclat la question de la production de la rénovation urbaine et notamment la question de la concertation et de la participation des habitants à la définition du projet urbain et à la conception des logements, habituellement confisquées par les élus, les aménageurs, les administrations occultant le lien nécessaire entre les concepteurs et les habitants, entre les habitants et l’avenir de leur cadre de vie. C’est là l’essentiel de la première expérimentation qui se met en œuvre réellement entre 1977 et 1980, transformant la nature de l’intervention des aménageurs, des architectes et du rôle des élus dans la production du cadre bâti.

19Mais la lutte urbaine de l’Alma-gare fait aussi émerger, à propos de la rénovation urbaine, la question sociale dans l’ensemble de ses dimensions, bien au-delà de la seule question de l’aménagement et du logement. Elle révèle la réalité sociale d’aujourd’hui, héritée de la ville industrielle d’hier, qui n’est pas inscrite que dans la pierre mais aussi dans la vie des habitants, dans la permanence et la reproduction intergénérationnelle de leurs difficultés (santé précaire, illettrisme et difficultés scolaires, employabilité et manque de formations, etc.). Elle fait émerger les questions de l’absence de gestion des populations adaptée à la situation des immigrés, à leur pérennité dans l’espace urbain, à leur démographie, à la prise en compte de leurs racines culturelles et sociales, de leur déracinement et finalement les carences des politiques pour faciliter leur inscription dans l’espace public français (alphabétisation, intégration, citoyenneté, lutte contre la discrimination).

  • 12 Mais, contrairement à la question nationale de ces années post-soixante-huitardes qui est principa (...)

20Cette lutte urbaine d’Alma-gare rencontre d’abord les interrogations de l’administration centrale de l’État sur la question de la participation12. Le bureau des études sociologiques et la recherche urbaine du ministère de l’Équipement et du Logement financent des dispositifs expérimentaux de participation des habitants (Atelier populaire d’urbanisme, aide technique aux habitants).

  • 13 Maire de Grenoble, militant des GAM (Groupe d’action municipale). Grenoble est le principal labora (...)
  • 14 Habitat et vie sociale, procédure de transformation des grands ensembles mise en place en 1977.

21Mais la mutation économique et sociale des années 1980 accroît la précarité qui semblait, dans les années 1970, à l’Alma-gare comme un reste d’une situation en voie de résorption. Les réflexions collectives des habitants, des techniciens, des élus de Roubaix apparaissent comme une réponse possible aux difficultés qui surgissent partout en France ; elles sont relayées par Hubert Dubedout13, chargé par le gouvernement de 1981 de réformer les opérations HVS14. L’État institutionnalise les dispositifs expérimentaux d’Alma-gare élaborés de 1978 à 1982, dans le développement social des quartiers (1983-88) puis (à partir de 1988) par l’action de la Direction interministérielle à la ville, les PLDS (Plan local de développement social), les contrats de ville, les GPU, etc.).

22En conclusion, on voit bien que dans la politique urbaine de Roubaix, entendue comme politique publique sur l’espace urbain, la question du logement et de l’habité est la question essentielle du renouvellement de la ville industrielle et de la liquidation de son héritage. Elle fonde l’envie d’habiter de la population en place et de la population à venir sur le marché résidentiel de l’agglomération et de la région. Elle fonde la qualité des entrepreneurs, des actifs, des créateurs, des jeunes, etc., qui font la qualité du lieu et sa capacité à porter un projet de territoire.

23La violence et la misère que l’industrie a laissées sur place marquent de façon rémanente l’espace urbain et mettent Roubaix en face d’un gigantesque chantier de renouvellement de son cadre de vie et de son patrimoine bâti. Mais elles marquent aussi durablement la vie des Roubaisiens et la question de la liquidation de cet héritage social est concomitante au renouvellement de son espace urbain.

24Depuis la question première du logement, la politique roubaisienne a débouché sur l’aménagement urbain puis sur la question sociale qui liait le tout en un seul et même projet à trois faces. Pionnière, avec l’Alma-gare, d’une politique transversale, Roubaix est devenue référence pour la politique de l’État qui s’affrontait aux limites d’une politique du logement uniquement mobilisée sur le quantitatif et l’innovation technique sur la construction et la conception architecturale. Roubaix, à la recherche à l’externe, de moyens qu’elle ne trouvait plus à l’interne, a joué pleinement, à partir de 1983, sa relation à l’État.

Le fonctionnement de l’assemblage État-Municipalité

25La municipalité et l’État sont aujourd’hui rompus au travail commun. Roubaix est depuis de longues années, un dossier national, une des villes où les interventions sont les plus lourdes et durables. En retour, l’État, avec la complicité de la municipalité, a fait de Roubaix un terrain d’expérimentation des innovations de politiques publiques et de test de ses politiques centrales.

26Mais ce rapport, aujourd’hui familier aux Roubaisiens et à son équipe municipale, est apparu tardivement dans l’histoire des cinquante dernières années.

De l’indépendance revendiquée à la dépendance assumée

27Les mandats de Victor Provo (de l’après-guerre jusqu’à 1976), correspondent au projet urbain des partenaires du 1 %. L’essentiel est la construction neuve sur les parties non urbanisées dans le sud de la ville avec le concours du CIL. Cette politique profite à la partie la plus ancienne de la population populaire roubaisienne et aussi à la plus intégrée économiquement et la plus apte à la mobilité (qui est aussi largement la clientèle politique de la municipalité socialiste-MRP de cette période).

28Cette époque de compromis paritaire et de reconstruction avec les moyens locaux est plutôt vécue comme doublement positive : une nouvelle ville émerge, au sud, avec un objectif de qualité de vie qu’on voit se concrétiser ; de plus, le sentiment persiste d’une économie locale toujours forte, d’une élite patronale et sociale attachée au développement de la ville et qui croit à l’avenir de celle-ci.

  • 15 L’Organisation pour la suppression des courées de la métropole Nord, association pilotée par les C (...)

29À l’inverse, l’opération de rénovation urbaine d’Édouard Anseele puis le lancement, en fin de période, des opérations de RHI de l’ORSUCOMN15 dans les quartiers anciens du nord et du centre de la ville ne sont pas crédibles d’autant qu’elles génèrent des tensions en se heurtant au rôle d’habitat-refuge de ce parc pour les populations les plus pauvres et les immigrés. Mais surtout, les difficultés opérationnelles et financières de ces opérations, les tensions que les relogements induisent en fin de période, la difficulté de mobiliser les concours de l’État à la bonne échelle, développent la réticence de la municipalité à s’attaquer aux quartiers dégradés du nord de la ville et sa méfiance vis-à-vis d’un État qui n’est pas fiable pour assumer la responsabilité politique et financière des opérations.

30Roubaix compte principalement sur les ressources de son économie locale pour définir et mener le projet qu’elle déploie sur le sud de la ville. Elle s’inscrit de loin dans le mouvement national de croissance de la production de logement que connaît l’ensemble de la France mais elle compte sur son partenariat local plus que sur le concours de l’État.

  • 16 Avec l’union de la gauche au plan national, qui provoque une rupture de l’alliance d’après guerre (...)
  • 17 La mutation des entreprises du textile est bien engagée, l’attitude des patrons du textile est plu (...)
  • 18 Voir le texte de Fabien Lesage sur les rapports entre Roubaix et la communauté urbaine.
  • 19 Sur le mandat de Pierre Prouvost, voir le texte de Pierre Dubois.

31Le mandat de Pierre Prouvost de 1977 à 1982 est doublement un mandat charnière : il correspond à un changement d’alliance politique16 ; il correspond aussi à la prise de conscience du déclin économique de la ville textile et de l’impasse dans laquelle elle se trouve pour son développement et dans son rapport de force avec ses rivales de l’agglomération17. Le recours à l’État est sollicité par une municipalité pourtant peu familière des circuits de négociation à construire. Il en est de même des articulations avec la Communauté urbaine qui est juridiquement compétente pour prendre en charge l’aménagement urbain mais dont la présence sur le terrain n’est pas souhaitée par les maires des grandes villes qui veulent garder intact leur pouvoir d’initiative et d’action18. La municipalité de Pierre Prouvost met logiquement l’accent sur le développement économique et sur la puissance de la ville alors que les luttes urbaines sur la question du logement focalisent le débat social et politique et l’attention de l’État. La politique du maire, moderniste et visionnaire mais coupée de la réalité, est mal comprise de sa base électorale et de la population en difficulté dans les quartiers nord19. Les opérations de rénovation urbaine marquent le pas, la construction neuve aussi, sauf dans l’Alma-gare, qui est de plus en plus isolée dans la ville même si elle explore puissamment les réseaux de l’État, et les connivences avec les autres villes innovantes françaises en marge de la municipalité.

32Les mandats d’André Diligent et René Vandierendonck (de 1983 à 2000) reviennent sur la rupture politique de 1977 en mettant en avant le particularisme roubaisien (« D’abord Roubaix ») plutôt que le clivage gauche-droite (de sorte que cette période hésite sur sa recomposition politique en référence aux clivages nationaux). En revanche, elle prend en charge clairement la reconquête urbaine des quartiers nord grâce au concours de la solidarité nationale de l’État-Providence et de la politique de la ville qui est mobilisée avec opportunisme et de plus en plus d’intelligence.

33Le réseau d’intercesseurs professionnels entre État central et la municipalité qui avait opérationnalisé de façon tout à fait remarquable la collaboration entre le local et l’État dans l’opération Alma-gare, est activé sur l’ensemble de la ville, donnant à Roubaix une puissance de mobilisation des moyens externes dont le résultat est maintenant tout à fait visible.

  • 20 De fait, Roubaix ne dégage plus au sein de son économie locale, les moyens non seulement de son dé (...)

34Prenant progressivement acte de son déclin de ville industrielle20, la municipalité de Roubaix identifie qu’elle a besoin de l’État et de la solidarité nationale et se prête, d’abord avec réticence, puis avec opportunisme et intelligence aux injonctions de procédures et d’innovations de l’administration parisienne, en prenant l’initiative de promouvoir ses crises urbaines successives comme terrain privilégié de l’expérimentation urbaine et sociale nationale. Pour ce faire, la municipalité attire et maintient un réseau professionnel et une ingénierie de projet, relayés par le maire, qui lui permettent de rester articulée sur les dispositifs de l’État et de renouveler en permanence sa compétence distinctive.

Le projet roubaisien

35Le développement des procédures de solidarité nationale et la dépendance de Roubaix par rapport à elles, conduisent à se demander s’il y a eu une trop grande instrumentalisation de l’action de l’État au détriment du projet sur Roubaix. La municipalité de Roubaix poursuit-elle, dans la continuité de ces chantiers successifs, un seul et même projet de reconversion et renouvellement urbain ?

36Il est clair que, vu du local, l’État produit des opportunités successives par le renouvellement incessant des politiques nationales (RU, RHI, DSQ, Banlieue 89, Contrat de Ville, ZFU, GPU, GPV, etc.). Roubaix s’en saisi avec gourmandise mais en les mettant en général au service du projet local.

37Pour autant, les procédures appelées les unes après les autres par la municipalité répondent plutôt aux crises à répétition, qui marquent le déclin de la ville industrielle tant sur le plan de son bâti que de sa sociologie et de son économie, plutôt qu’elles ne soient mises au service d’un projet à long terme défini de façon rigide et affiché publiquement.

  • 21 Les opérations Mc Arthur Glen, magasins d’usine, le centre commercial Casino, le cinéma en multipl (...)
  • 22 Le musée de la Piscine et la Condition publique.

38Il semble plutôt que la municipalité, en prenant appui sur ces opportunités pour répondre à ses besoins immédiats, dégage progressivement et pragmatiquement son projet global. Celui-ci semble s’expliciter à partir des années 1990 avec l’engagement d’un projet pour du centre-ville et la livraison des grandes opérations commerciales21 et culturelles22.

L’avenir du projet roubaisien entre dépendance et autonomie.

39Cet assemblage État-municipalité, qui coproduit la politique urbaine roubaisienne, reste-t-il pertinent aujourd’hui ? Et demain, pourra-t-il continuer à fonctionner ?

40Pour penser son avenir, Roubaix doit évaluer l’évolution de l’État sur la longue durée. Celui-ci ne poursuit-il pas, avec la seconde décentralisation, son désengagement de la politique sociale, urbaine et de l’habitat, devenant de ce fait un interlocuteur moins essentiel à la stratégie roubaisienne de renouvellement urbain et rendant nécessaire de repenser les réseaux et les dispositifs de connivence construits depuis plus de trente ans avec l’appareil central de l’État ?

  • 23 Et la création de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (loi du 1er août 2003).

41Le lancement par le ministre de la Ville du programme national de rénovation urbaine23 fait plutôt l’affaire de Roubaix, à la fois parce qu’il réactive le chantier du logement qui marquait le pas depuis quelques années et parce qu’il reconduit l’utilité d’une relation directe à l’État dans laquelle Roubaix excelle. Mais il faut aussi observer que ce programme national se présente à contre-courant d’une décentralisation des aides à la pierre qui est inévitable à moyen terme.

42Demain, qui sera l’interlocuteur-clé pour Roubaix ou quels seront-ils ? La Région prendra-t-elle le relais sur le même mode de l’assistance au projet au travers de procédures de solidarité régionalement définies ? Ou est-ce l’agglomération qui le fera ? Est-ce que le Département, dans son rôle de chef de file des politiques sociales, pourra être acteur et partenaire du projet roubaisien ? La coopération, voire la gouvernance du projet roubaisien avec l’État, malgré tout lointain, fonctionnait. Qu’en sera-t-il avec des partenaires proches, directement acteurs sur le terrain ? Quels dispositifs, quels relais dans l’administration et l’équipe municipale ?

43Une autre question se pose : le registre de la solidarité nationale comme ressource essentielle d’un projet de renouvellement urbain seulement fondé sur la coopération public-privé pourra-t-il être prolongé ? Le projet roubaisien est assez peu articulé sur les acteurs économiques, en dehors des actions ponctuelles tentant de freiner la fermeture d’entreprises ou de mobiliser les aides immédiates aux personnels mis au chômage. Est-il reconductible en l’état ? Le projet roubaisien, pour trouver ses ressources et sa durabilité ne doit-il pas s’interroger sur la question de la mobilisation du privé et, dès lors, sur la question économique du retour sur investissement du projet de renouvellement urbain ? Quelle est la figure de la gouvernance d’un projet public-privé et quelle est l’ingénierie d’un tel projet ?

44Ces questions renvoient à la faisabilité du projet roubaisien dans l’avenir. Au fur et à mesure que la réparation du passé est traitée, la question du futur se pose plus crucialement, ainsi que la question d’un nouveau projet de ville post-industrielle. Quel est l’avenir du projet roubaisien entre action publique et développement privé ? Entre dépendance et autonomie ?

la nouvelle frontière de la participation des habitants

45L’une des spécificités de l’histoire roubaisienne récente, soulignée par les acteurs locaux, est le rapport de concertation-participation entre les pouvoirs municipaux et les habitants sur la rénovation urbaine. Dans le discours, l’innovation alma-garienne est devenue l’alpha et l’oméga affichés du projet roubaisien.

  • 24 Contrairement à d’autres villes, à la même époque où prédomine la reconquête de la centralité et l (...)
  • 25 Les projections de 1977 indiquaient déjà que la population d’origine algérienne passerait de 7 500 (...)

46Le gigantesque chantier de résorption de l’habitat insalubre, dont la dimension quantitative n’avait d’équivalent nulle part en France, et les luttes urbaines ont contraint la municipalité à produire des dispositifs de concertation et de participation. La question de l’habitant-habiter dominait le projet de la rénovation urbaine à Roubaix24. Celle-ci, au travers de la RHI, touchait directement la vie des habitants et notamment la survie de ceux qui sont les plus dépendants des solidarités de voisinage et les moins aptes (économiquement et culturellement) à la mobilité. La rénovation urbaine rencontrait aussi la question de l’immigration et de la recomposition sociale de la ville induite notamment par les communautés étrangères et singulièrement la population kabyle et nord-africaine et son dynamisme démographique naturel25.

47Tout cela a produit une participation des habitants principalement motivée par la problématique du « maintien sur place » (ateliers de peuplement…), c’est-à-dire d’une logique localiste et de survie de la population résidente déstabilisée par le chantier du logement.

48Mais cette participation marque le pas sur les autres dimensions du projet de renouvellement urbain de Roubaix, comme on le voit pour le projet du centre-ville et les projets culturels pour lesquels les Roubaisiens sont plus invités à consommer qu’à concevoir en amont.

49Pourtant, la question de la dimension économique et sociale du projet de renouvellement urbain est incontournable même si, la plupart du temps (et singulièrement dans la politique de la ville), elle est occultée derrière le projet urbanistique et la question de la modernisation de l’habitat et du traitement social de la crise, comme si une simple réparation pouvait seulement asseoir durablement cette rénovation urbaine.

  • 26 François Ascher remarque qu’il n’y a pas de grande métropole dans le monde qui ne soit qu’une vill (...)

50Tout projet de ville se pense en articulant développement endogène et développement exogène. La ville se développe comme lieu d’habitat et cadre de vie aménagé pour les populations résidentes mais aussi comme lieu où « l’étranger est l’avenir de la ville », un lieu où se joue le rapport à l’échange, au commerce et aux peuples étrangers, à l’économie monde (« au global », dirait-on aujourd’hui). Ce retour vers un modèle de développement lié à l’échange est aussi le résultat du déclin mondial du modèle de la ville industrielle telle que l’a été Roubaix26.

51Il faut donc aujourd’hui s’interroger pour savoir si un projet pour l’avenir d’une ville est dans la seule réponse aux questions de sa population en place.

52Qu’en serait-il, alors, du débat public et de la participation s’il s’agissait d’aborder les autres dimensions du projet de renouvellement urbain (reconversion économique, reconquête de la centralité et du rayonnement, etc.), en particulier la prise en compte d’acteurs externes qu’il faut attirer sur le territoire ou de dynamique de mobilité et d’ouverture ?

53La concertation et la participation des habitants à la conception du projet de la ville, dont ils sont les citoyens, se limitent-elles à la question du logement et aux enjeux de l’habitant-habiter ? Comment organiser le débat citoyen sur les autres dimensions du projet de renouvellement urbain : l’urbain et l’habitat, mais aussi le développement et l’attractivité économique de la ville ?

  • 27 Les débats du premier atelier de peuplement en 1978 à l’Alma-gare avaient abordé cette question de (...)

54Comment les habitants en place peuvent-ils porter l’objectif de la transformation du peuplement et de la mixité sociale et le changement économique et social27 ?

55N’est-ce pas le défi qui s’offre à la capacité d’innovation et d’expérimentation sociale de Roubaix aujourd’hui : identifier et expliciter le projet économique, social et culturel de la ville et organiser le débat public roubaisien sur ces nouvelles dimensions du projet de ville qui prolongerait celui de la transformation du logement et du cadre de vie ?

Notes

2 Habitation à bon marché, première forme de ce que seront les offices publics d’HLM

3 Voir la contribution de Bruno Duriez.

4 Comme en témoigne le film passé durant le colloque.

5 On sait maintenant que l’immigration de la pauvreté est rarement réversible et, de fait, les mesures de regroupement familial prises par l’État à la fin des années 1960, vont être massivement mise à profit par les immigrés roubaisiens. Dans le cas de Roubaix, l’immigration et la mutation économique, qui débutent avec la crise pétrolière de 1973, vont renforcer encore les handicaps structurels hérités de la ville industrielle.

6 L’opération Édouard Anseele.

7 Les bilans de l’aménageur, la SARE devenue la SAEN, ne seront clôturés qu’à la fin des années 1970.

8 Résorption de l’habitat insalubre.

9 Recensement de l’ORSUCOMN de 1975.

10 Zone d’aménagement concertée – Loi d’orientation foncière de 1967.

11 1975-1978.

12 Mais, contrairement à la question nationale de ces années post-soixante-huitardes qui est principalement de prendre en compte les aspirations participatives de la classe moyenne, à Roubaix, la question est plutôt de co-produire de solutions innovantes et adaptées à l’héritage social laissé par la ville industrielle dans la mise en œuvre de la rénovation urbaine dont la légitimité et la nécessité ne seront jamais remise en cause ; cette revendication spécifique des Roubaisiens concernés prend la forme du slogan « la rénovation des quartiers, oui, mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain ».

13 Maire de Grenoble, militant des GAM (Groupe d’action municipale). Grenoble est le principal laboratoire urbain des années 1970. Hubert Dubedout sera en charge de réunir une commission de maires, de chefs de services de l’administration centrale de l’État et de représentants des principaux mouvements associatifs. Cette commission mettra en avant trois notions-clés pour l’intervention dans la ville et pour les habitants : la participation des citoyens, la transversalité de l’action des services publics et la décentralisation du pilotage des opérations, confié aux maires, représentants élus les plus proches du terrain et des citoyens.

14 Habitat et vie sociale, procédure de transformation des grands ensembles mise en place en 1977.

15 L’Organisation pour la suppression des courées de la métropole Nord, association pilotée par les CIL et les municipalités a la charge de coordonner le programme global de résorption de l’habitat insalubre. Elle intervient massivement à Roubaix mais aussi à Lille, à Tourcoing, etc.

16 Avec l’union de la gauche au plan national, qui provoque une rupture de l’alliance d’après guerre entre socialistes et démocrates-chrétiens.

17 La mutation des entreprises du textile est bien engagée, l’attitude des patrons du textile est plutôt au désengagement par rapport au territoire de la ville, d’abord en termes de résidence, ensuite en termes de localisation de leurs nouvelles activités en relation avec l’émergence d’une nouvelle économie de la VPC, du commerce de masse et de la déterritorialisation progressive des entreprises. Une nouvelle génération d’élus et de professionnels émergent au sein de la municipalité et dans l’environnement des outils techniques de celle-ci : SEM, OP HLM, etc.

18 Voir le texte de Fabien Lesage sur les rapports entre Roubaix et la communauté urbaine.

19 Sur le mandat de Pierre Prouvost, voir le texte de Pierre Dubois.

20 De fait, Roubaix ne dégage plus au sein de son économie locale, les moyens non seulement de son développement mais aussi de sa régulation urbaine, confrontée au titanesque chantier de la reconversion industrielle et urbaine d’une ville de 100 000 habitants. Avec une économie industrielle en crise, les capitalistes roubaisiens se désengagent de leur implication dans le projet de la ville. Cette prise de conscience ne sera pas assumée explicitement par Tourcoing, d’où son retard actuel par rapport à Roubaix dans les politiques de renouvellement urbain.

21 Les opérations Mc Arthur Glen, magasins d’usine, le centre commercial Casino, le cinéma en multiplexe, le tout pour environ 35 000 m2.

22 Le musée de la Piscine et la Condition publique.

23 Et la création de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (loi du 1er août 2003).

24 Contrairement à d’autres villes, à la même époque où prédomine la reconquête de la centralité et la modernisation des fonctions économiques et culturelle de la ville (ses commerces, ses services de ville-centre, la tertiarisation de ses emplois et de son économie locale, etc.).

25 Les projections de 1977 indiquaient déjà que la population d’origine algérienne passerait de 7 500 en 1975 à 30 000 dans les années 1990. Ces travaux ont été plus tardivement entendus et reçus quant aux conséquences qu’elle aurait sur l’émergence des priorités politiques exprimées par les électeurs.

26 François Ascher remarque qu’il n’y a pas de grande métropole dans le monde qui ne soit qu’une ville industrielle et que le développement durable de la ville ne peut se fonder seulement sur le développement industriel.

27 Les débats du premier atelier de peuplement en 1978 à l’Alma-gare avaient abordé cette question de la mixité du peuplement, de l’accueil des nouveaux habitants ; il avait d’ailleurs été posé un objectif quantitatif de nouveaux habitants à accueillir dans les nouveaux logements.

Auteur

Directeur du Grand Projet de Ville Lille Métropole.

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