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Au risque de l’évaluation

 | 
Marie-Christine Bureau
, 
Emmanuelle Marchal

Introduction

Marie-Christine Bureau et Emmanuelle Marchal

Texte intégral

1Qu’il s’agisse d’un examen, d’une période d’essai, d’un entretien d’évaluation ou de la rencontre avec une personne influente, les parcours professionnels sont jalonnés de temps forts au cours desquels est mise en jeu la valeur des personnes, parfois même leur place au sein de la société. Au-delà des épreuves instituées mises en scène et encadrées par des règles, dont le prototype est le concours, l’évaluation est aussi une activité plus diffuse de la vie sociale. Elle peut prendre la forme de notations ou de mesures permettant directement la comparaison et le classement, mais aussi d’appréciations laissant subsister une large zone d’incertitude. Pourtant, même lorsque les jugements sont faiblement argumentés, ils sont capables d’infléchir la carrière et la vie des personnes.

2L’évaluation du travail a toujours été une affaire d’importance. La mesure de la valeur est, en effet, un problème fondamental de l’économie politique, présent dès les textes fondateurs, indissociable d’un objectif de rationalité économique : comment mesurer la valeur des biens et services et, par conséquent, celle du travail nécessaire pour les produire ? L’activité d’évaluation contribue d’autre part à produire de la hiérarchisation sociale en différenciant la valeur des activités et des personnes qui les exercent. Enfin, la reconnaissance par les autres de la valeur de son travail contribue à construire la personnalité et constitue, pour la plupart des individus, un enjeu personnel fort. Lorsque les règles de l’évaluation n’apparaissent pas légitimes, elles provoquent d’ailleurs un sentiment d’injustice et d’arbitraire. Face à l’ampleur de ces enjeux, notre démarche consiste à ouvrir la boîte noire en regardant de près comment s’élaborent les évaluations. Les jugements au lieu d’être acceptés comme tels, deviennent eux-mêmes objet d’étude (Becker, 1963).

3Or, quoi de neuf dans l’évaluation du travail et des personnes ? Les pratiques d’évaluation font de plus en plus souvent l’objet de tentatives d’objectivation. La demande de description des activités et des compétences se fait plus pressante tant sur le marché du travail qu’au sein des entreprises, induisant une formalisation croissante des épreuves d’évaluation. De telles épreuves ne sont plus réservées aux cadres, ni conçues comme des examens de passage permettant de consolider la valeur des personnes. Elles affectent toutes sortes de publics (jeunes en insertion, ouvriers d’usines, demandeurs d’emplois qualifiés ou non, employés) qui peuvent être soumis à des épreuves à répétition (voir encadré). Cette double extension s’accompagne souvent d’une prise en compte de nouveaux indicateurs liés au comportement ou à la personnalité de ceux qu’on évalue, relativisant, du même coup, le rôle joué par les critères traditionnels tels que la formation, les diplômes ou l’expérience professionnelle.

La multiplication des entretiens d’évaluation et leur formalisation
Pour apprécier l’extension des entretiens d’évaluation, sur le marché du travail ou dans les entreprises, ainsi que la progression de leur outillage, il nous faut recourir à un faisceau d’indices.
Sur le marché du travail :
La mise en place des projets d’action personnalisés (PAP) depuis 2001 génère une augmentation formidable de la pratique des entretiens à l’ANPE. En 2003, 17,5 millions d’entretiens (+18,5 % par rapport à 2002) ont été menés par des agents avec des demandeurs d’emploi. Les seules « évaluations professionnelles, en entreprise ou en situation de travail » ont augmenté de 40,7 % entre 2002 et 2003 pour concerner plus de 205 900 demandeurs d’emploi. Le même mouvement affecte l’accompagnement des jeunes en insertion sociale et professionnelle. En 2002, 750 000 jeunes ont été reçus en entretien par des conseillers en mission locale ou en permanence d’accueil (PAIO).
À l’intérieur des entreprises :
Les données sur les pratiques des entreprises sont peu fournies. On sait néanmoins, qu’à la fin des années 1990, environ la moitié du personnel des entreprises industrielles de plus de 50 salariés passait un entretien annuel d’évaluation et que cette pratique touche toutes les catégories d’emploi. De tels entretiens portent dans leur grande majorité sur des critères précis et mesurables et conduisent à élaborer des « grilles d’évaluation » identiques pour tous les personnels des entreprises concernées.
Un autre indice de la formalisation croissante des pratiques d’évaluation nous est fourni par le développement des bilans de compétence, qui concernent majoritairement des ouvriers et employés ainsi que des demandeurs d’emploi. Depuis leur création en 1986, ces bilans se sont diversifiés comme le montre la palette des prestations proposées : « bilans de compétences approfondis », « bilans-accompagnement renforcés », « examens de capacité professionnelle », « bilans d’orientation », etc. À titre indicatif, les « bilans de compétences approfondis » sous-traitées par l’ANPE ont augmenté de 28 % entre 2002 et 2003 pour concerner 150 900 demandeurs d’emploi.
Sources : Site ANPE (www.anpe.fr), Premières synthèses (Dares no 20-2 2001, no 30-2 2004), Enquête COI 1997 (www.enquetecoi.net)

4C’est autour des tensions générées par les pratiques d’évaluations et de leurs incidences que nous avons organisé cet ouvrage. Une large gamme de situations dans lesquelles est éprouvée la valeur de personnes au travail y sont explorées, que ces personnes soient en milieu scolaire ou en entreprise, en cours d’insertion ou en quête d’emploi. L’objectif n’est pas de recenser les pratiques d’évaluation avec un souci d’exhaustivité mais de donner la mesure des enjeux : nous considérons l’évaluation du travail comme une activité à haut risque, susceptible de produire des exclusions à la suite d’évaluations négatives réitérées, et de répandre un sentiment d’insécurité en raison de remises à l’épreuve de plus en plus fréquentes.

Des épreuves peu controversées

5De telles évolutions ne font pas l’objet de réels débats dans l’espace public, alors même qu’elles génèrent tensions et sentiments d’injustice. Ce silence contraste avec ce que l’on observe dans le cadre des épreuves sportives par exemple, où des controverses émergent périodiquement sur la définition et l’interprétation des règlements (Duret, Trabal, 2001). Le monde du travail apparaît, à cet égard, plus refermé sur lui-même : les litiges ne sortent guère de l’entreprise, sauf lorsqu’ils font l’objet d’un recours en justice, sous forme d’une plainte pour discrimination ou de contestation d’un licenciement. Chaque cas met alors en présence une multiplicité de protagonistes ayant chacun son mot à dire sur ce qu’il considère être la bonne évaluation, les épreuves pertinentes et la juste interprétation des situations (Chateauraynaud, 1991).

  • 1 Cet accord a été signé en 1990 par le Groupement des entreprises sidérurgiques et minières et les o (...)

6À l’intérieur des organisations, les représentants du personnel ne sont guère associés à la réflexion sur les modalités d’évaluation des tâches, et ce, même lorsqu’est en jeu la mise en œuvre d’une nouvelle grille de classification (Sandoval, 1998). L’expérience de l’accord A. CAP 20001 montre que la prise en compte des compétences dans les classifications professionnelles ne suffit pas à rendre l’évaluation discutable. La validation des compétences au moyen d’entretiens d’évaluation menés avec le supérieur hiérarchique, au cours duquel le salarié se retrouve seul face à l’autorité du jugement de son supérieur, tend à devenir un instrument de gestion personnalisé (Stroobants, 1998). D’une manière générale, la négociation des procédures d’évaluation est une arme à double tranchant qui met souvent les syndicats en difficulté.

  • 2 Certes, il existe des tentatives pour diffuser de « bonnes pratiques » d’évaluation. Par exemple, l (...)

7Sur le marché du travail, la façon dont sont évalués les demandeurs d’emploi et les épreuves auxquelles ils sont soumis font encore moins l’objet de discussions2. L’appréciation de l’inaptitude au travail, encadrée par la jurisprudence et par l’expertise médicale, constitue un cas-limite d’épreuve pouvant conduire au retrait définitif du marché de travail (Omnès et Bruno, 2003). Mais en deçà de cette qualification juridiquement construite, il existe une vaste zone d’incertitude dans laquelle les demandeurs d’emploi sont en danger constant d’être considérés de fait comme des « inemployables », sans que les critères n’en soient jamais explicités.

8Paradoxalement, bien que l’évaluation occupe une place centrale au sein de la société, les conditions dans lesquelles sont élaborées tant les épreuves que les jugements sur les personnes et leur travail ont donc une très faible visibilité publique.

Les enjeux d’une analyse des épreuves d’évaluation

  • 3 C’est le cas, par exemple, de « l’insécurité linguistique au travail » due à l’illettrisme face à l (...)

9Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999) considèrent que l’analyse du caractère plus ou moins juste de la sélection sociale permet de décrire la société et la façon dont elle évolue. La tendance récente est marquée d’une part, par une multiplication des épreuves dont le rythme s’accélère, et de l’autre par un accroissement du nombre de personnes incertaines de leur « valeur » sur le marché du travail ou à l’intérieur de leur entreprise. La plupart des auteurs du présent ouvrage partagent ce constat de l’insécurité qui affecte nombre de personnes soumises aux aléas du jugement : élèves confrontés à la nécessité de leur orientation, jeunes et chômeurs soumis à l’injonction de s’engager dans une démarche d’insertion (ou de réinsertion) professionnelle, candidats à l’emploi, salariés fragilisés par leur statut, déstabilisés par des réorganisations d’entreprises ou sommés de s’adapter à de nouvelles exigences auxquelles ils ne sont pas préparés3.

  • 4 De tels outils encadrent les évaluations, leur fixant limites et contraintes, et obligent souvent l (...)

10L’observation du travail de consultants en recrutement montre que les experts en évaluation sont eux-mêmes amenés à douter constamment de la pertinence de leurs diagnostics (Eymard-Duvernay, Marchal, 1997, 2000). Ils cherchent à stabiliser leur jugement en multipliant les regards portés sur la compétence, les étapes de la sélection et le recours à des outils4. Les évalués sont ballottés entre différents points de vue et peuvent se trouver bien ou mal orientés, intégrés ou exclus, valorisés ou dévalorisés selon les dispositifs et les institutions qui encadrent les épreuves auxquelles ils sont soumis.

11La variété des cas étudiés présentés dans notre ouvrage permet de réfléchir aux éléments qui contribuent à accroître ou à réduire les incertitudes. L’accent mis, par exemple, sur l’analyse du comportement et de la personnalité des évalués contribue à renforcer les aléas du jugement. Aucun outil ne semble en fait capable d’objectiver et de stabiliser l’analyse de la personnalité. Mieux équipée, l’évaluation serait-elle pour autant plus juste ? La qualité d’une épreuve tient-elle à celle des outils qui y sont mobilisés ? La critique portée par certains psychologues du travail repose sur cette idée que nous ne partageons pas. Il nous semble, en effet, que l’objectivité des évaluations ne tient pas tant à la fiabilité des outils qu’à la possibilité d’argumenter le jugement, de le discuter ou de le critiquer. Dans cette perspective, un outillage excessif des épreuves peut contribuer à accroître l’insécurité des personnes, dans la mesure où il les prive de toute emprise sur l’issue de l’épreuve.

Une tradition critique focalisée sur la fiabilité des outils

  • 5 Institut national de la recherche pédagogique, Association pour le développement des méthodologies (...)

12Il semble que le milieu scolaire ait été de longue date le lieu de l’élaboration des critiques les plus virulentes à l’égard des pratiques d’évaluation. Cette tradition perdure et l’on trouve toujours une abondante littérature dans le domaine de la recherche pédagogique. L’interrogation centrale porte sur la qualité des méthodes que l’on cherche à tester, critiquer et perfectionner, en faisant varier les supports, les stratégies et les situations sociales d’évaluation (INRP, Admee, Cepec5).

  • 6 Cette dernière idée motive aussi la critique de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1970) qui (...)

13Comme de nombreux auteurs l’ont montré, ces critiques ont été particulièrement virulentes au temps de l’école des psychotechniciens dans les années 1930 (Reuchlin, 1971, Huteau, Lautrey, 1979). Ces derniers avaient alors dans l’idée que le jugement professoral était injuste et conduisait à reproduire les inégalités sociales6. Les travaux mettent l’accent sur les désaccords entre les correcteurs, sur leur partialité aussi bien que sur leurs limites. Les résultats scolaires sont considérés comme tout à fait insuffisants pour décider d’une orientation étant donné la faiblesse de leur validité prédictive. Cette critique docimologique milite en faveur de l’administration de tests psychologiques afin d’assurer la neutralité et l’objectivité des évaluations grâce à la standardisation des procédures. Un des critères majeurs de la fiabilité des psychotechniques tient précisément à la constance de leurs résultats qui ne sauraient varier avec les évaluateurs, le temps ou la nature de la méthode employée. Le recours aux psychotechniques s’inscrit de la sorte en opposition à d’autres formes d’évaluation qui misent sur la confrontation entre points de vue divergents pour assurer l’équité du jugement. Il est, au moins en théorie, exclusif du recours à tout autre indicateur de performance, mesuré par exemple à l’occasion d’essais professionnels sur le lieu de travail.

14La question de la fiabilité des outils d’évaluation reste une préoccupation majeure pour de nombreux psychologues du travail qui jugent l’opportunité du choix de telle ou telle méthode dans les recrutements à l’aune de sa validité scientifique (Lévy-Leboyer, 1990, Balicco, 2002). Or, si l’on suit ce point de vue, les pratiques d’évaluation telles qu’on les observe dans les entreprises ne sont pas satisfaisantes. Cela conduit certains auteurs, des ergonomes en particulier, à préconiser l’abandon de toute tentative d’évaluation basée sur des tests ou des épreuves de personnalité (Montmollin, 1972). La validité prédictive des méthodes, autrement dit leur capacité à prédire la réussite professionnelle, semble rarement mesurée. Lorsqu’elle l’est, celle-ci reste faible, même pour les tests réputés les plus sérieux. Or de tels tests, élaborés sur mesure, se sont raréfiés, parce qu’ils sont coûteux et réclament une analyse très fine des situations de travail, peu compatible avec les exigences de la sélection. Ils ont donc laissé place, chez les praticiens en recrutement notamment, à des tests « omnibus » prêts à l’emploi qui circulent d’une entreprise à l’autre, d’un cabinet à l’autre, voire d’un pays à l’autre. La plupart de ceux qu’utilisent aujourd’hui les consultants en recrutement sont importés des États-Unis et ne subissent que des transformations mineures pour être adaptés en France (Eymard-Duvernay, Marchal, 2000).

La prise en compte de l’activité des évaluateurs

15Un autre ensemble de critiques formulées à l’égard des méthodes a trait, non plus à leur validité, mais à leur « fidélité ». On entend par là la capacité plus ou moins maîtrisée des évaluateurs à donner la juste mesure de la qualité du travail en valorisant l’ensemble de ses dimensions. Ce décalage entre la réalité du travail et sa représentation est analysé très finement par Christophe Dejours (2003). L’auteur répertorie d’un côté toutes les raisons pour lesquelles la description du travail est nécessairement incomplète : déficit sémiotique, sous-évaluation des savoirs ouvriers et paysans, des savoirs corporels, invisibilité du travail des femmes… Il relie, d’un autre côté, le développement de certaines pathologies observées dans le monde du travail aux transformations de l’évaluation des salariés : l’isolement et l’insécurité générées par les nouvelles pratiques seraient en cause dans le phénomène récent des suicides sur le lieu de travail ainsi que dans l’accroissement des pathologies de surcharge. Cette analyse, menée en termes de déficit et d’incomplétude de l’évaluation, laisse entendre que la mise en œuvre de moyens très puissants pourrait permettre d’améliorer la description des activités ou de donner la mesure exacte de l’importance du travail et des efforts consentis par les travailleurs. De leur côté, de nombreux sociologues du travail se sont attachés à mettre en évidence la dévalorisation du travail qui résulte du décalage entre le prescrit et le réel. Cette dévalorisation a été interprétée en termes de « déqualification ».

16Plusieurs travaux menés au Centre d’études de l’emploi (CEE) ont exploré par le passé des situations d’évaluation des personnes par des intermédiaires du marché du travail, professionnels de l’insertion, du service public de l’emploi ou des cabinets de recrutement. Dans la sphère de l’insertion, l’une des expériences les plus éprouvantes vécues par les personnes est sans doute leur mise à l’épreuve répétée : comme la plupart d’entre elles ne peuvent s’appuyer, à partir de leur cursus scolaire et professionnel, sur des signes aisément visibles de leurs compétences tels qu’un diplôme ou une qualification reconnue, il leur faut, au gré des dispositifs, refaire sans cesse la preuve de leur valeur, dans des contextes différents (Baron, Bureau, Leymarie et Nivolle, 1998). Dans les agences publiques de l’emploi où se pressent en grand nombre les chômeurs, deux critères sont mobilisés pour apprécier leur employabilité : celui de leur autonomie dans les démarches de recherche d’emploi, et celui de leur motivation à travailler ou à retravailler (Benarrosh, 2000). Dans la sphère du recrutement, nous l’avons dit, l’interprétation des repères d’évaluation fait constamment problème. Ces différents travaux montrent aussi que le résultat des évaluations n’est pas indépendant des conditions dans lesquels elles se déroulent. Lorsque la pression du marché s’accroît, les agents du service public, tout comme les consultants en recrutement, sont tentés de déplacer et durcir leurs critères de sélection. Ils anticipent des rejets possibles de la part des entreprises dont ils interprètent les exigences. Le durcissement et la formalisation des critères de sélection sont également visibles dans les annonces d’offre d’emploi françaises (Marchal, Torny, 2003).

La quête d’objectivité

17L’incidence des conditions dans lesquelles se déroulent les évaluations reste largement ignorée par les tenants d’une analyse « objectivée » du travail, qui tentent d’isoler la description de celui-ci du contexte dans lequel il prend place : il s’agit de lister et circonscrire les tâches et missions imparties à chacun, ainsi que les compétences nécessaires à leur accomplissement. La démarche doit permettre de rationaliser les évaluations, d’anticiper les besoins, de repositionner les emplois et les individus. Elle semble se répandre actuellement pour plusieurs raisons.

18Au sein des entreprises, l’accord national interprofessionnel du 20 septembre 2003 a donné à l’entretien d’évaluation des salariés un cadre légal. L’évaluation tend à devenir un outil central pour la gestion des carrières, d’autant que le développement de la formation professionnelle « tout au long de la vie » et l’introduction de référentiels de compétences réclament un intense travail de description, de mise en équivalence (Tanguy, 1998). La logique de la compétence est « censée procurer un calibrage plus précis des emplois tout en le circonscrivant plus étroitement au périmètre de chaque entreprise. » (Menger, 2002) En outre, les innovations technologiques, les mouvements d’externalisation et de délocalisation, les situations de fusions/acquisitions accréditent l’idée d’une obsolescence rapide des compétences, la nécessité de leur réévaluation permanente, entraînant le travail d’objectivation dans une sorte de fuite en avant.

19Au niveau européen, les demandes de normalisation et de certification, la lutte contre les discriminations, induisent des procédures de recrutement et de sélection de plus en plus formelles. Des modes managériales, comme les « démarches compétences » ou la demande de certification de qualité, reposent sur la nécessité d’un « tout à l’écrit », lourd de conséquences sur la mise en valeur des activités. Comme le souligne Jack Goody (1993) qui insiste tout particulièrement sur les effets de la mise en mots, en liste ou en catégories, de telles inscriptions éloignent de ce que mettait en valeur la parole ; dans le monde du travail, l’écrit modifie les méthodes de recrutement et les aptitudes requises. Les relations deviennent plus impersonnelles, davantage réglées par des consignes abstraites et l’on accorde moins d’importance à la présence en face à face des partenaires.

20Sur le marché du travail, la demande est générée par l’augmentation des flux de main-d’œuvre (accroissement du chômage et raccourcissement des contrats) et le développement de la politique de l’emploi. L’un et l’autre induisent un besoin de « catégoriser » les personnes et leurs compétences pour rechercher les offres qui leur correspondent ou décider de leur entrée dans des programmes de politique publique. La demande d’évaluation de l’action publique induit celle des personnes bénéficiaires : pour mesurer l’action des organismes chargés de mettre en œuvre les politiques d’insertion, il faut d’abord « profiler » le public auquel ils s’adressent.

La valorisation de la personnalité et du comportement

21L’importance croissante prise par l’analyse de la personnalité et du comportement dans les pratiques d’évaluation s’inscrit dans cette logique. Elle offre une réponse à une demande renforcée d’évaluation dans des contextes professionnels instables ou en dehors de tout contexte professionnel. Plusieurs raisons semblent militer en faveur de cette mise en valeur de la personnalité.

  • La difficulté de connaître le travail réel, telle qu’elle a été soulignée par les ergonomes, et l’incertitude qui pèse sur son évolution imposent un travail d’objectivation particulièrement coûteux. En raison de cette ignorance relative et du coût que représenterait une objectivation plus fine de situations de travail diverses et mouvantes, les méthodes d’évaluation font la part belle à l’appréciation des qualités personnelles.

  • La concurrence s’est exacerbée sur le marché du travail et se fait souvent à diplômes et expériences professionnelles équivalents ; l’évaluation de la personnalité est alors mobilisée pour « faire la différence » entre les candidats. Cette prise en compte est considérée comme d’autant plus légitime que les activités professionnelles sont tournées vers la satisfaction de clients.

  • De nombreuses évaluations sont réalisées « à distance » des situations de travail, en particulier les évaluations des demandeurs d’emploi. Dans la sphère de l’insertion, la notion d’employabilité s’est imposée au niveau européen. L’employabilité tend à devenir une qualité intrinsèque des personnes, indépendamment de toute référence à telle ou telle situation de travail concrète. Or, en l’absence de diplômes et/ou d’une expérience professionnelle reconnue, son appréciation se réfère principalement à des normes de comportement telles que l’autonomie, la motivation ou le respect de certaines règles.

22Dans ces conditions, la reconnaissance de l’expérience revêt un enjeu particulièrement important. Les démarches de Validation des acquis de l’expérience (VAE), qui doivent donner aux salariés la possibilité de faire reconnaître les compétences acquises dans l’exercice de leur travail, vont dans ce sens. Mais il est trop tôt pour savoir si la VAE tiendra ses promesses : malgré une rapide montée en charge, elle reste à ce jour concentrée sur un petit nombre de titres (Bonaïti, 2004).

23En suivant des itinéraires d’évaluation, il est possible de rendre compte de la stabilité ou de l’instabilité des jugements portés sur les personnes. En se centrant sur les outils de l’évaluation et sur les épreuves mises en place, on aperçoit davantage leurs effets sur la valorisation de telle ou telle qualité personnelle ou professionnelle. Ces deux points de vue sont adoptés successivement dans les deux parties qui composent cet ouvrage. De nombreuses observations mettent en relief les risques et incertitudes inhérents aux opérations d’évaluations, ce qui conduit à aborder dans un chapitre conclusif la question de leur équité. Les contributions des auteurs sont bien entendu plus riches que ne le laisse entendre cette simple présentation. En les rassemblant, rappelons-le, nous n’avons pas cherché à rendre compte de la variété des pratiques d’évaluation ou de la façon dont elles évoluent. Notre objectif est de nourrir la réflexion sur les précautions à prendre pour éviter que ne se diffusent des pratiques génératrices d’exclusion et d’insécurité professionnelle.

24Au terme de ce parcours, on voit ainsi se dessiner un modèle d’évaluation dont plusieurs contributions de l’ouvrage s’attachent à montrer les risques : une évaluation déconnectée des situations de travail concrètes, instrumentée par des outils et portant sur des repères individualisés tels que les traits de personnalité. D’autres contributions explorent différentes alternatives à ce modèle : des formes d’évaluation qui engagent les évaluateurs voire les amènent à nouer une relation de confiance avec les évalués, des évaluations différées dans le temps et/ou réparties de façon diffuse entre un grand nombre d’évaluateurs (exemple de la réputation au sein d’un milieu professionnel).

25L’importance des enjeux justifierait que l’évaluation des salariés et des candidats à l’emploi sorte du cercle confiné des spécialistes et accède largement au débat public. Dans les affaires humaines, nous dit Hannah Arendt (1983), la construction de l’objectivité ne peut faire l’économie de la dispute et de la confrontation entre des perspectives différentes dans un espace commun. Aucun outillage, aussi raffiné soit-il, aucune norme de qualité, aussi éthique soit-elle, ne saurait remplacer la vitalité de ces espaces publics.

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Notes

1 Cet accord a été signé en 1990 par le Groupement des entreprises sidérurgiques et minières et les organisations syndicales (à l’exception de la CGT).

2 Certes, il existe des tentatives pour diffuser de « bonnes pratiques » d’évaluation. Par exemple, l’association Larpe organise des colloques professionnels sur ce thème et propose une charte de déontologie de l’évaluation, animée par des principes éthiques tels que le respect de la dignité humaine, le secret professionnel ou l’équité. De telles tentatives pour moraliser l’acte d’évaluer et limiter la dissymétrie de la relation évaluateur/évalué érigent de salutaires garde-fous. Pour autant, elles ne parviennent pas à susciter un débat au-delà des milieux professionnels sur les effets des différentes pratiques de sélection et d’évaluation des personnes au travail.

3 C’est le cas, par exemple, de « l’insécurité linguistique au travail » due à l’illettrisme face à la montée de l’écrit (El Hayeck, 2000).

4 De tels outils encadrent les évaluations, leur fixant limites et contraintes, et obligent souvent les évaluateurs à adopter un vocabulaire prescrit ou des critères qu’ils ne mobiliseraient pas spontanément.

5 Institut national de la recherche pédagogique, Association pour le développement des méthodologies d'évaluation en éducation., Centre d’études pédagogiques pour l’expérimentation et le conseil.

6 Cette dernière idée motive aussi la critique de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1970) qui considèrent l’évaluation scolaire comme un instrument de reproduction sociale dans lequel peuvent se lire les rapports de domination. De même, les travaux de Catherine Mathey-Pierre au Centre d’études de l’emploi (CEE) [1983] montraient comment, à résultats scolaires équivalents, les enfants de milieux populaires faisaient l’objet d’appréciations moins favorables de la part des enseignants et étaient plus souvent orientés vers des cycles courts que les enfants des classes supérieures.

Auteurs

Socio-économiste, chargée de recherche CNRS. Elle poursuit au Centre d’études de l’emploi des travaux dans le domaine de l’évaluation des politiques publiques de l’emploi, de l’insertion professionnelle et de l’action culturelle. Co-auteur de plusieurs ouvrages, elle a notamment publié Les feux follets de la démocratie (1998) et Les emplois-jeunes dans la culture (2001).

Sociologue, chargée de recherche CNRS. Elle exerce ses activités au Centre d’études de l’emploi. Auteur de nombreux articles, elle a publié en collaboration deux ouvrages (Façons de recruter, 1997 ; Des marchés du travail équitables, 2001) portant sur les professionnels du recrutement, les filières d’embauche et les méthodes d’évaluation des compétences.

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