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Déviance scolaire et contrôle social

 | 
Christophe Andréo

Trois aspects du maintien de l’ordre hors des cours : la demi-pension, la gestion des intrus et l’absentéisme

Texte intégral

1Maintenir la discipline et assurer le respect des normes scolaires en dehors des classes consiste à exécuter un certain nombre de tâches fonctionnelles dans un établissement. Il est nécessaire de les aborder une par une pour saisir les difficultés concrètes des surveillants, des appelés et des CPE face aux élèves et les obstacles rencontrés dans le processus de contrôle social. Ce chapitre sera l’occasion de voir comment les agents de la vie scolaire vivent les situations qui s’y rattachent. Il nous renseignera aussi sur la manière dont ils concilient les objectifs de leur action avec la contestation des normes.

La prise en charge des élèves demi-pensionnaires

  • 1 Cette situation rappelle le travail de William F. Whyte sur la restauration, notamment le problème (...)

2Au LP Pascal, la restauration implique une véritable division technique du travail. Les pions et les appelés y jouent un rôle important, ils sont chargés de faire entrer les élèves en contenant les flux, de surveiller le bon déroulement des repas (éviter les chahuts, les bagarres, s’assurer que les élèves débarrassent leur plateau, etc.). La cantine est un lieu, ou plutôt un contexte privilégié de confrontation avec ces derniers. Leur contrôle occasionne quelques tensions, quelques conflits, avec les autres agents impliqués dans le service, comme le cuisinier, généralement à cause du recensement quotidien des effectifs, qui sert à la prévision du nombre de repas, et de l’attente liée au service. Je ne m’en tiendrai qu’au dernier point car il concerne directement le contrôle des élèves. Une petite description de l’organisation du service s’avère nécessaire pour bien comprendre : dès que la sonnerie de midi retentit, l’ensemble du personnel (surveillants, cuisinier, agents de service), est censé se tenir prêt pour faire face aux élèves qui ne tardent guère à arriver. Les pions et les appelés attendent que le cuisinier donne son « feu vert ». Ils commencent par filtrer les élèves prioritaires (participant aux activités socioéducatives) en les faisant entrer par la porte du hall de la cour intérieure et par où les enseignants entrent aussi. Ensuite ils ouvrent une ou deux portes donnant directement sur la cour intérieure pour faire entrer petit à petit les autres et éviter une queue trop importante. Pendant ce temps, le cuisinier, aidé par quelques agents de service, sert les plats. Du rythme auquel il sert, dépend l’attente des élèves à l’extérieur. Cela suscite évidemment des tensions, car les surveillants et les appelés reprochent au cuisinier de s’attarder quand il sert, de discuter cuisine avec les enseignants ou le personnel administratif, en bref de traîner et de prolonger l’attente1. Ils lui reprochent également de tarder à donner le signal pour ouvrir les portes. Quand le service est plus long, par exemple quand il y a des plats composés, et que les élèves, nombreux, s’impatientent ou deviennent pénibles, les surveillants et les appelés échangent des commentaires vraiment acerbes. Il est même arrivé qu’ils incitent les élèves à se plaindre et à faire pression sur la direction du lycée. Ils expriment aussi des critiques à l’égard des CPE, notamment lorsqu’ils estiment que ces derniers ne répondent pas à leurs doléances en usant de leur pouvoir pour améliorer leurs conditions de travail à la cantine. En cours d’année, les surveillants ont fini par agir eux-mêmes plutôt que d’attendre d’éventuelles solutions de la direction de l’établissement. Ils ont, en quelque sorte, improvisé, en ouvrant deux portes au lieu d’une, c’est-à-dire en partageant les flux de façon à rendre moins pénible le filtrage des élèves…

3Enfin, l’état dans lequel les élèves laissent la cantine suscite parfois des échanges vifs avec les agents de service qui rendent les surveillants et les appelés responsables de les avoir laissés faire. On voit ainsi combien la prise en charge d’un grand nombre d’élèves, dans un contexte difficile (ils sont mélangés, affamés) se traduit davantage par des conflits, des tensions entre les agents scolaires, que par la solidarité et la coopération harmonieuse.

  • 2 Il faut dire qu’au LP Pascal le cuisinier s’échine à préparer des plats de qualité, voire originau (...)

4Dans le chapitre précédent, j’ai évoqué l’assiduité des élèves demi-pensionnaires. Or, malgré tout, même s’ils reconnaissent bien manger, il ne faudrait pas croire pour autant que tous ont choisi de bon gré la demi-pension2. Ce choix est souvent imposé par les parents. Sans doute pour de simples raisons économiques, par commodité, ou parce par les agents de l’établissement qu’ils rencontrent au moment des inscriptions les incitent à le faire, car l’effectif des demi-pensionnaires contribue à déterminer le nombre de postes de surveillants qu’un établissement scolaire peut obtenir. En général, la direction d’un lycée a intérêt à ce que beaucoup d’élèves s’inscrivent à la demi-pension.

  • 3 Les CPE pensent que le jeûne diurne est propice aux conflits et aux accrochages entre élèves.

5Un autre point important, caractéristique des élèves demi-pensionnaires, tient à l’importance de ceux qui suivent le ramadan chaque année. Ce n’est pas vraiment la dimension culturelle et religieuse de cette pratique qui pose problème au personnel mais plutôt ses conséquences dans l’organisation de la surveillance3. Bien que le ramadan vide la cantine d’une part substantielle de ses effectifs, de nombreux élèves traînent dans le lycée au lieu de manger. En effet, ils ne sortent pas en ville faire un tour (le lycée est excentré, il leur faut prendre le bus), ils ne peuvent pas non plus boire un verre dans un bar. Au final, ils attirent des élèves externes qui mangent habituellement en ville et n’ont alors plus rien à faire. Le règlement intérieur stipule que les externes doivent quitter le lycée durant les heures de la demi-pension. Mais, toute la période de jeûne, l’année de mon observation, les demi-pensionnaires et les externes sont restés ensemble dans le lycée, cherchant des activités ludiques pour s’occuper avant la reprise des cours. La direction l’a toléré exceptionnellement, n’ayant pas organisé suffisamment d’activités pour occuper tout le monde. En théorie, les surveillants devaient surveiller davantage les différents espaces de l’établissement. En pratique, ils ne pouvaient garder un œil sur tout le monde. Pour autant, et malgré leurs craintes, les agents scolaires n’ont pas dû faire face à une recrudescence des incidents, les élèves livrés à eux-mêmes se sont plutôt bien comportés.

  • 4 Cette observation a eu lieu huit ans avant la polémique de l’hiver 2003-2004 relative à une loi co (...)

Une attitude variable à l’égard de la religion
Le ramadan offre au sociologue la possibilité de recueillir des observations et des indices sur l’attitude des élèves devant la coutume et la pratique religieuse. Au LP Pascal, la motivation et l’attitude devant le respect strict de la pratique paraissent diversifiées. Les élèves observés ne font pas tous le ramadan par conviction religieuse, ils le font aussi par habitude, par respect pour les parents, ou parce que ceux-ci le leur imposent. Beaucoup d’entre eux semblent vivre le ramadan comme une habitude culturelle et un marqueur d’identité sociale.
Certains élèves ne le prennent pas au sérieux, même s’ils le suivent rigoureusement, et plaisantent devant les pions et les appelés sur les conséquences (divines) de leur mauvaise conduite pendant cette période. Cependant, d’autres élèves, comme Nadia et Sally (TCAS), par exemple, disent suivre le ramadan par conviction religieuse. Ces élèves croyantes pratiquent discrètement. Je ne les ai jamais entendues émettre de jugement de valeur religieux sur tel ou tel autre élève, sur telle ou telle conduite. Elles ne portent pas de signes extérieurs distinctifs comme le voile ou le foulard. Elles semblent avoir le même rapport à la religion que Nadia (surveillante à temps partiel) qui n’en fait pas un emblème ou une caractéristique « identitaire » forte, mais donne l’impression de pratiquer ses traditions d’une manière intime, personnelle. Au quotidien, la surveillante et ces deux élèves travailleuses ont un esprit assez ouvert, ne se montrent pas arrogantes, ni hostiles envers l’école… On peut alors se demander quel lien (complexe) il y a entre cette façon d’être, à l’école et avec les autres, et le rapport à la religion ou à la tradition ? La question du voile en 2003 a sans doute occulté la diversité des pratiques religieuses et des manières de vivre la foi au sein des populations scolaires converties à l’islam4.

  • 5 Ce genre de situation me dérangeait : chaque intervention entérinait, en quelque sorte, la situati (...)

6Les incidents qui surviennent à la cantine n’ont pas seulement pour origine des élèves turbulents dont les jeux tournent mal (lorsqu’un élève fauche le dessert d’un autre, lorsqu’ils se poursuivent, ou bien quand une fille et un garçon chahutent, que celle-ci lui jette de la nourriture au visage parce qu’il vient de la pincer, ou qu’il riposte en lui tordant le bras…), les incidents découlent aussi des rapports de prédation. Je ne reviendrai pas là-dessus, mais il me paraît important de signaler que les manières de se comporter à la cantine varient selon que les élèves appartiennent à tel ou tel type de filière. En général, ceux des filières cotées se montrent discrets, patients, se tiennent à l’écart de la bousculade et cherchent à éviter la promiscuité avec les autres. Par exemple, beaucoup d’élèves de PHOTO viennent en dernier à la porte, même s’ils ont faim. Ils attendent que la cantine se vide pour pouvoir manger entre camarades à la même table, sans être obligés de s’asseoir à côté d’élèves turbulents, à cause du manque de places. Quand le hasard et les circonstances de la répartition les obligent à partager une table avec les élèves agités des filières dévalorisées, les signes d’un malaise sont clairement perceptibles. Ils se font encore plus discrets, qu’ils soient seuls ou en groupe. Les surveillants et les appelés laissent les rapports entre ces élèves s’exprimer librement, hormis quand ceux-ci s’enveniment. Ils n’interviennent pas systématiquement, mais guettent le moment où le harcèlement et la moquerie deviennent virulents5.

7Pour les pions et les appelés, « faire la porte », c’est-à-dire faire entrer les élèves demi-pensionnaires au compte-gouttes, est, sans aucun doute, le moment le plus pénible. Il leur faut gérer les élèves non prioritaires, en fait, la majorité, qui doivent patienter plus longtemps et se montrent pénibles car exposés à l’inconfort (courant d’air, entrée étroite où ils s’entassent, etc.). La division en deux groupes, élèves prioritaires effectuant des activités socio-éducatives avant la reprise des cours et élèves non prioritaires, suscite des contestations énergiques mais aussi des tentatives de fraudes de la part des derniers. Il faut, en outre, fréquemment lutter contre les dérives de ce système. Ainsi, nombreux sont les élèves prioritaires qui se présentent quotidiennement coté hall (celui qui leur est réservé), alors que leur activité et la priorité à laquelle elle donne droit ne concerne, en fait, qu’un jour dans la semaine. D’autres se présentent avec un mot signé par un enseignant demandant à ce qu’on les laisse passer pour telle raison exceptionnelle. En bref, le contingent des exceptions tend souvent à grossir, tandis que l’autre partie des demi-pensionnaires râle, à l’instar de certains enseignants gênés par la présence de ces élèves qui passent avec eux.

  • 6 La plupart des surveillants, des aides-éducateurs, des appelés du service ville et même des éducat (...)

8L’impatience et l’agitation font que les surveillants et les appelés vivent cette tâche comme une véritable corvée. Bien qu’ils constituent une masse indifférenciée, agglutinée à chaque porte, certains élèves se révèlent plus pénibles que d’autres. Il y a, par exemple, un groupe habituel très turbulent d’élèves scolarisés dans différentes classes. Plusieurs d’entre eux se retrouvent à attendre au même moment, à passer ensemble à la même porte, ce qui les rend téméraires, provocateurs, donc difficiles à gérer. Ils tentent fréquemment de se mettre en valeur devant les autres et se défoulent en harcelant, sous forme de jeu, les agents de la vie scolaire. Sous la pression du groupe, il arrive même que des élèves d’ordinaire peu délurés les imitent. Face à ces situations les surveillants et les appelés sont partagés entre la nécessité de s’imposer par la force et la tentation de les amadouer afin de limiter les conflits et de rendre plus viable leur travail à la demi-pension. Ce dilemme n’est pas évident à résoudre, car bien que le conflit soit désagréable, il apparaît souvent comme la solution la plus simple et la plus radicale, coupant court à des tergiversations interminables. Pour autant, la tentation de laisser passer rapidement les élèves les plus pénibles, afin de s’en débarrasser et terminer au plus vite, reste forte. Mais succomber trop souvent à celle-ci comporte le risque d’être interprété comme de la faiblesse. Résoudre les problèmes posés par les élèves à la cantine, particulièrement quand il s’agit d’élèves pénibles, s’avère donc très difficile. D’où l’utilisation de tactiques variées pour les faire patienter et pour les contenir : la menace, la fermeté, les « coups de gueule », mais aussi l’humour, la conversation qui occupe leur esprit et détourne leur attention de l’inconfort de l’attente. Les surveillants décrivent le menu, plaisantent sur son contenu, interviennent dans les échanges verbaux (par exemple quand les filles parlent de garçons), en bref s’appuient sur leur proximité avec la jeunesse…6 Ils accordent aussi des faveurs, en permettant, par exemple, à un élève d’attendre son tour à l’intérieur, sur le côté, à condition qu’il reste calme. Ou bien, les jours où il y a peu de monde, ils ferment les yeux sur les fraudeurs, mais ne prennent pas ce risque quand la cantine est pleine, de peur de susciter un fort sentiment d’injustice. Ce type de faveur apparaît, en fait, comme une perche tendue, afin d’inciter les élèves à se tenir tranquille. Dans la suite du livre, j’analyserai plus en détails les implications des tactiques des surveillants pour contrôler les élèves, dont les faveurs sont une illustration.

Faire face aux éléments extérieurs

9Les éléments extérieurs, que je vais appeler intrus, constituent pour les agents de la vie scolaire un vrai problème. L’établissement n’a quasiment aucune prise sur eux, ils ne risquent pas de sanctions scolaires. Ils amènent aussi le spectre menaçant de la violence physique associée à l’impunité et à l’anonymat. L’anxiété ou l’inquiétude des pions et des appelés est perceptible dans leurs pratiques quotidiennes, et ils s’arrangent très souvent pour être à deux au portail ou pour être eux-mêmes surveillés de loin. Durant mon observation, j’ai essayé d’identifier les caractéristiques les plus courantes des intrus : ils viennent rarement seuls et forment des petits groupes de deux ou trois personnes, la plupart du temps ce sont des jeunes du même âge que les élèves (mais quelquefois plus jeunes, des collégiens par exemple, ou plus vieux), enfin, ils ne viennent pas sans raison. Leurs motifs, divers, définissent autant de catégories d’intrus : stagiaires attendus mais qui traînent ensuite dans l’établissement, copains de quartier venus voir des élèves, membres de la famille s’étant déplacés pour des histoires de famille ou des problèmes à régler, anciens élèves nostalgiques revenus saluer des camarades ou des enseignants, élèves d’autres établissements qui font « l’école buissonnière » et maraudeurs attirés par les motos, les scooters, ou par les filles. D’ailleurs, pour certaines filles, le lycée constitue un endroit où elles ont la possibilité de voir des garçons en échappant à la surveillance familiale…

10Il est fréquent que les problèmes extérieurs et/ou familiaux des élèves rejaillissent sur la vie du lycée, dont les intrusions ne sont qu’un avatar. Sans qu’il y ait présence physique, les coups de téléphone indus perturbent aussi la routine quotidienne. Ce type de situation est d’autant plus embarrassant que le personnel de l’établissement a une certaine responsabilité lorsqu’il livre des informations sur les élèves, un manque de vigilance pouvant avoir de graves conséquences : incident à l’extérieur du fait de révélations par téléphone à un inconnu, parents de l’élève qui se retournent ensuite contre le lycée, etc.

11La confrontation avec des intrus implique de maîtriser sa peur, sa colère, pour pouvoir les aborder dans les meilleures conditions. Les pions et les appelés utilisent des tactiques relationnelles, afin de contrôler les interactions, en minimisant les risques d’une situation qui dégénère. Ils s’efforcent, par exemple, d’être diplomates, plutôt que de les refouler froidement, et de satisfaire partiellement leurs requêtes si ces derniers insistent pour voir un élève, mais en limitant l’étendue de leurs exigences. Il n’est pas rare qu’ils tiennent des propos de ce genre : « Attends à la grille jusqu’à ce que ça sonne, et dès que ça sonne je vais chercher ton collègue pour qu’il vienne te voir. Mais là, on peut pas te laisser entrer, si la proviseur te voit, elle va te pourrir. » En d’autres termes, ils procèdent par un contrôle en douceur, sur fond de marchandage. Dans ce type de réponse la stratégie est claire : le pion ou l’appelé répond partiellement à la demande des intrus afin de s’en débarrasser au plus vite. On remarque au passage la menace fondée sur l’autorité de la proviseur et l’utilisation des affinités juvéniles qu’expriment le tutoiement spontané et un vocabulaire adéquat (« elle va te pourrir »), ceci afin de créer l’illusion d’une solidarité entre jeunes, à travers une certaine forme d’empathie (je suis un jeune comme toi, je fais mon boulot, j’ai pas le choix, etc.). Mais les intrus prennent quelquefois de vitesse leurs interlocuteurs, comme l’illustre la situation suivante :

Un après-midi, à la récréation, un jeune Maghrébin, âgé d’environ 17 ans, se présente à la grille.
Pion : « Tu peux pas entrer, on n’a pas le droit. »
Intrus : « Mais je reste cinq minutes, juste cinq minutes pour dire un truc à un collègue* ; je me mets dans un coin pour ne pas me faire remarquer par la proviseur, elle me verra pas. »
* À Marseille le terme « collègue » est souvent utilisé dans le sens de copain.

12Dans cet échange l’intrus anticipe le genre d’argument évoqué plus haut et le contourne avec une répartie habile, pour obtenir un droit de passage. Les intrus qui ont déjà eu affaire aux surveillants et aux appelés sont, en effet, capables de s’adapter à leurs tactiques de contrôle. Quand ces derniers cèdent aux requêtes, ils ne relâchent pas pour autant leur attention, bien au contraire, restant à proximité des intrus pour ne pas qu’ils ne s’attardent trop, ne les quittant pas des yeux, scrutant les alentours et guettant la proviseur ou les CPE. Ces concessions comportent des risques étant donné l’imprévisibilité des éléments extérieurs : rixe qui éclate avec un élève, intrus voulant rester plus longtemps ou assister à un cours, manque de discrétion qui attire l’attention des adultes… Lorsqu’elles sont accordées, c’est que bien souvent les agents de la vie scolaire ne peuvent plus faire barrage et se sont laissés déborder (l’intrus est déjà à l’intérieur).

13Répondre partiellement aux requêtes des intrus n’est donc pas sans poser de problèmes, même quand ceux-ci font preuve de bonne foi (rien n’empêche les élèves d’être à l’initiative des incidents avec eux). Cependant, cette tactique se révèle relativement efficace pour éviter les accrochages à l’entrée. Jouer le jeu et répondre partiellement aux requêtes permet aux surveillants d’ôter à ceux qui mentent et baratinent le prétexte de rester.

14En général, les intrus ne recherchent pas l’affrontement direct. Les pions et les appelés sont, par ailleurs, attentifs à ne pas offrir l’occasion d’une telle dérive. Mais ils se trouvent démunis quand ils ont en face d’eux des individus entêtés, fermement décidés à ne pas accepter de compromis, à ne pas céder. En appeler aux CPE ou à la proviseur, c’est-à-dire recourir à l’autorité des représentants officiels de l’institution, permet de se dégager d’une négociation impossible mais risque de radicaliser l’interaction et de la transformer en conflit ouvert. Il arrive alors qu’ils préfèrent fermer les yeux. Fred (appelé) avait souvent ce commentaire : « Ils veulent pas sortir, j’ai tout essayé. Je vais quand même pas me battre pour ici ! Tu crois que ça en vaut la peine ? »

15Les pions et les appelés se servent également de leur familiarité avec certains élèves pour neutraliser l’hostilité probable ou réelle des intrus à leur égard. Ils montrent qu’ils connaissent ces élèves, s’entendent bien avec eux, etc. En fait, chaque surveillant a sa propre façon de faire lorsqu’il gère l’interaction et cherche à ne pas apparaître comme un ennemi. Mais dans certaines situations les surveillants et les appelés ne négocient pas, c’est le cas lorsqu’ils ont, par exemple, la certitude qu’un intrus va poser des problèmes (attitude menaçante, belliqueuse). Ils reprennent un principe connu par ceux qui exercent un métier où il s’agit de filtrer des clients à l’entrée (comme celui de videur de boîte de nuit) : mieux vaut un affrontement à l’extérieur plutôt qu’à l’intérieur…

  • 7 Ces maladresses sont fréquentes les premiers temps pour un surveillant néophyte qui applique les c (...)
  • 8 La fréquence des intrusions est variable, mais pas une semaine ne passe sans intrusion. Il n’y a p (...)

16L’adoption d’une attitude variable (faire des concessions ou, à l’inverse, se montrer intraitable), suivant l’appréciation de la situation et la gestion de l’interaction, les amène à commettre des erreurs, comme de laisser entrer quelqu’un d’imprévisible, de refuser une personne conciliante et sans histoire (se montrer intraitable peut envenimer l’interaction, alors que l’intrus faisait preuve de bonne foi et ne demandait qu’un menu service)7. Afin de pallier tous ces désagréments, les surveillants, mais aussi les CPE, tentent de faire pression et de raisonner les élèves qui contribuent à faire venir des éléments extérieurs. Même s’il n’y a pas de caractère d’exclusivité, ce sont souvent, en l’occurrence, des élèves des filières « de relégation », car les intrusions et leur fréquence découlent, en partie, de la sociabilité et du genre de vie des jeunes de quartiers populaires. Certains intrus bénéficient de la complicité active, directe, d’élèves qui s’entêtent à vouloir les faire entrer. Lorsque les agents de la vie scolaire menacent de les sanctionner ceux-ci nient, la plupart du temps, ou prétendent ne pas connaître les visiteurs. De leur côté, les intrus refusent de révéler le nom de leurs copains. Il faut donc que les agents de la vie scolaire fassent véritablement pression et soient sur le point de mettre leurs menaces à exécution pour espérer obtenir un quelconque effet dissuasif. Malgré les mesures mises en œuvre, le phénomène ne s’est pas tari l’année de mon observation. Ainsi le manque d’efficacité des stratégies et des mesures déployées en amont oblige les pions et les appelés à faire face aux éléments extérieurs, en utilisant des tactiques qui paraissent leur céder du terrain, mais s’évertuent surtout à les contenir, à défaut de pouvoir les empêcher de venir au lycée8.

17Quand les agents de la vie scolaire vivent des incidents désagréables, ils deviennent généralement anxieux et finissent par scruter le portail de leur bureau pour anticiper d’éventuelles intrusions et se préparer à les affronter. Le rôle du portail dans le contrôle des entrées génère souvent de petits accrochages avec la concierge. Celle-ci occupe, en effet, un poste clef concernant l’accès du lycée. Les pions et les appelés lui reprochent de l’ouvrir facilement à n’importe qui et de laisser entrer les élèves pendant les intercours. Des tensions affectent également leurs relations avec les CPE, car ces derniers ne les accompagnent pas toujours lorsqu’il faut faire sortir les visiteurs. Ces tensions avec les CPE, mais également avec la proviseur quand elle vient troubler, par ses injonctions et ses interventions inopinées, les arrangements avec les intrus pour mieux les contrôler, révèlent surtout la différence de perspective entre ceux qui donnent les ordres ou participent occasionnellement à leur exécution, et ceux qui sont censés les exécuter, mais dont l’appréciation des risques n’est pas la même. Une direction n’aime guère que les subalternes s’arrangent avec les consignes de manière à rendre plus viable leur travail quotidien. Tandis que la proviseur veut punir, sanctionner pour dissuader, attraper les intrus et leur faire peur, les surveillants et les appelés s’évertuent à maîtriser la situation sans faire de vague, à limiter les risques de dérapage, d’affrontement… Davantage exposés que les autres agents scolaires, puisqu’ils doivent assurer le filtrage, ils cherchent à minimiser les risques et les désagréments en modifiant les conditions concrètes du contrôle à l’entrée.

La lutte contre l’absentéisme des élèves

18Dans un établissement scolaire l’absentéisme est une autre forme de déviance difficile à maîtriser. Aujourd’hui, le phénomène concerne la plupart des établissements, contrairement à jadis. Dans les établissements les plus touchés, la gestion administrative des absences prend un temps considérable. Des personnes en CES (contrat emploi solidarité) sont employées pour la saisie informatique des absences, afin de libérer les CPE et les surveillants.

19L’absentéisme n’affecte pas de la même façon les élèves des différentes filières : il est généralement plus élevé dans les filières dévalorisées. Les auteurs de l’enquête administrative citée en encadré remarquent qu’il y a même des différences à l’intérieur de chaque type de filières et au sein de chaque lycée. Ainsi en LP les taux sont importants pour les 4e et 3e technologiques, tandis qu’en BEP et en BAC professionnels la situation est plus contrastée : les taux d’absences semblent d’autant plus élevés que l’orientation n’a pas été désirée.

  • 9 Un rapport estime que « 10 % des heures de cours ne sont pas assurés dans le secondaire », Le Mond (...)
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  • 11 On peut alors se demander quel temps reste-t-il vraiment pour l’enseignement sur les neuf ou dix m (...)
  • 12 Signalons aussi qu’en 2003 le dispositif cinquantenaire permettant à la CAF de supprimer ou de sus (...)

L’absentéisme : un phénomène répandu
On ne peut se poser la question de « l’école buissonnière », et surtout du temps de présence des élèves au lycée, sans tenir compte des enseignants qui sont absents et des cours qui « sautent »9. Il y a, sans doute, un lien complexe entre l’absentéisme des élèves et celui des enseignants. Une synthèse de l’inspection générale de l’Éducation nationale explique que la grande majorité des proviseurs voit comme une évidence la corrélation entre les absences des enseignants et l’absentéisme des élèves : « On est d’ailleurs impressionné par les chiffres cités, en particulier dans les lycées techniques et les lycées professionnels : tel proviseur explique qu’avec 40 enseignants, il compte 140 jours de formation continue, 82 jours de formation en entreprise au cours de l’année scolaire ; tel autre indique qu’il n’est pas exceptionnel que la moitié des enseignants d’une classe soit au même moment en stage ! À ces convocations externes s’ajoutent les convocations internes : beaucoup de conseils de classe se tiennent pendant les heures de classe. »10
D’après les auteurs de cette synthèse, les absences des enseignants entraîneraient une certaine démobilisation des élèves. Des élèves s’absenteraient aussi pour se venger. Ils cibleraient leurs propres absences en fonction des différents cas de figure : des heures de cours mal placées et un enseignant absent les inciteraient à « sécher » le reste de la journée. Un enseignant souvent absent offrirait, en outre, l’occasion d’une bonne excuse, du genre : « On avait cru que le prof n’était pas là ! » En bref, les élèves ne manqueraient pas d’exploiter les absences de leurs enseignants. J’ai constaté des choses analogues au LP Pascal : élèves disant être découragés, ne rien apprendre avec tel enseignant trop souvent absent, et qui finissent par admettre qu’il ne sert à rien de venir à son cours, élèves profitant de cette opportunité pour « sécher » d’autres cours avec un bon prétexte… Les motifs sont par ailleurs divers : absentéisme par défaut de motivation, par confort (la veille des vacances scolaires) et qui implique souvent la complicité des parents, par esprit consumériste (les élèves choisissent les enseignements « à la carte »), pour « récupérer » par rapport à un emploi du temps trop chargé, par nécessité économique (c’est-à-dire pour travailler à côté), pour fuir les cours, etc. Je pense qu’il faut sans doute rajouter à cela les absences et la suppression des heures de cours qui découlent de nombreux impondérables, comme les grèves des personnels de l’Éducation nationale et/ou les grèves des transports en commun. Ainsi, l’année de mon observation, de nombreux éléments se sont greffés à l’absentéisme volontaire des élèves : absentéisme des enseignants, temps consacré en fin d’année à l’organisation de la surveillance des examens, grèves des bus (trois ou quatre cette année-là, allant d’une journée à plusieurs jours), grève des élèves (en octobre pendant quinze jours), temps consacrés aux réunions générales telles que les conseils pédagogiques, après-midi ludiques et sportives pour occuper les élèves la veille des vacances scolaires et qui évitaient aux enseignants de faire cours dans des conditions difficiles (excitation des élèves, etc.), stages en entreprise qui n’étaient pas forcément une expérience pédagogique enrichissante (certains patrons occupaient les stagiaires à des tâches sans rapport avec leur formation, des élèves désertaient leur stage), retards, mais aussi sorties précoces de cours…
Tout cela constitue en quelque sorte la face cachée du phénomène11. Depuis le début des années 2000, les pouvoirs publics et les institutions éducatives tentent de trouver des solutions efficaces, même si elles ne tombent pas facilement d’accord. Par exemple, en 2004, le ministre de l’Intérieur a lancé l’idée de créer un poste spécifique (un poste de « correspondant absentéisme »), suscitant l’inquiétude parmi les syndicats quant au devenir des CPE, alors que depuis 2002 des expériences sont menées dans certains établissements (absences enregistrées grâce à des codes barres, logiciel gérant les absences au jour le jour, SMS envoyés par le proviseur directement aux parents pour éviter le détournement des lettres d’absences par les élèves, etc.)12.

20Globalement, le LP Pascal n’échappe pas à ces constats. L’absentéisme se remarque d’abord de visu : hormis les premières semaines de la rentrée des classes, l’établissement est rarement plein. Progressivement il se vide, ce dont les pions et les appelés se rendent compte pendant les récréations. Ces derniers l’observent aussi en passant faire le décompte des élèves pour la demi-pension le matin dans les classes (places vides, etc.). Les élèves disposent d’une marge de manœuvre importante pour s’absenter. D’où cette réflexion désabusée de Mme Béa (CPE), un après-midi, devant les pions : « On est submergé, dépassé. L’année dernière c’était pire. Là au moins, on nous ramène les lettres d’absences qu’on envoie. L’année dernière on a supprimé les bourses à ceux qui manquaient trop. Ça a été un tollé général chez les parents. Ceux-là même qui se plaignaient au téléphone du trop plein d’absences de leur enfant prenaient sa défense contre nous, le soutenaient… Ça a été terrible, la mauvaise foi, l’agressivité… ».

21Cette latitude, dont les élèves disposent, s’appuie sur l’impunité liée à l’ampleur du phénomène, mais également sur la limite des sanctions et sur les rapports de force entre les élèves, leur famille et le personnel, rapports de force qui ne tournent pas toujours à la faveur de ce dernier. Un autre élément d’explication ramène à l’ambiguïté et à l’absence de consensus clair entre les différentes catégories d’agents de l’établissement. C’est concernant les retards, qui sont le corollaire du manque d’assiduité des élèves et qui se transforment parfois en absences quand ces derniers sont refusés en cours, que cette ambiguïté et cette absence de consensus se font le plus sentir. La grève des élèves en octobre est, de ce point de vue, révélatrice des difficultés rencontrées par la proviseur pour maintenir une cohésion interne suffisante entre les agents et pour obtenir un soutien des instances supérieures locales :

  • 13 D’autant que quand on lit le règlement intérieur, on constate qu’aucune durée n’est précisée. Ce d (...)

22Au mois d’octobre 1996, la proviseur décrète que le portail doit fermer ses portes cinq à dix minutes après la sonnerie. Cette décision drastique a pour objectif de lutter de manière efficace contre les retards endémiques. Il s’agit d’appliquer strictement le règlement intérieur qui stipule que la présence des élèves dans le lycée est obligatoire quelques minutes avant l’entrée en cours. La mesure suscite de vives protestations chez les élèves, beaucoup disent avoir des problèmes de transport. Ils entament alors une grève soutenue par certains enseignants (qui profitent, selon les CPE, de l’occasion pour régler un contentieux avec la proviseur). La grève mobilise presque tout l’effectif du lycée. La proviseur décide d’y mettre un terme, en renvoyant tous ceux qui ne viennent plus en cours et en leur demandant de se réinscrire (en présence des parents pour les mineurs). Mais, finalement, elle cède, et au bout de quinze jours les élèves regagnent les cours après avoir obtenu satisfaction. J’ai appris plus tard, de la bouche des CPE et du chef d’établissement, que le rectorat lui avait demandé de ne pas faire de vagues. Je pense qu’autrement la proviseur, une femme quinquagénaire très autoritaire, à cheval sur les règlements, et dont la conception de l’enseignement passe par le strict respect de la discipline, n’aurait pas cédé. La fin de la grève a eu pour conséquence principale un flottement dans la définition du seuil de tolérance des retards (à partir de quel moment le personnel devait-il accepter ou refuser un élève qui arrivait en retard puisqu’il n’était pas possible d’appliquer des mesures draconiennes)13.

  • 14 Ce qui laisse une marge importante. D’ailleurs, le logiciel utilisé pour les absences et les retar (...)

23À défaut d’une ligne de conduite officielle claire, depuis cet épisode, les CPE considèrent qu’il ne faut plus faire de billets de retard quand un élève arrive quarante minutes après le début des cours14. Évidemment, plus les pions et les CPE envoient de retardataires en cours et moins ils en ont à surveiller en salle de permanence. Bien que dans l’ensemble les enseignants acceptent de se conformer à cet usage, celui-ci n’a aucune légitimité, et d’ailleurs la prise en charge des retardataires est susceptible de varier suivant le professeur, l’élève, et suivant le résultat de leur négociation. L’application d’une norme officieuse par les agents de la vie scolaire n’est donc pas sans poser de problèmes et repose surtout sur le sentiment général que les élèves sont toujours mieux en cours qu’en salle de permanence. Cela étant, les limites de l’action d’un établissement scolaire dans sa lutte contre l’absentéisme ne sont pas non plus indépendantes des contraintes du traitement administratif, de l’enregistrement des données, et des interactions entre les pions et les élèves. C’est ce que nous allons voir.

1- Limites et contraintes du traitement administratif

  • 15 Les retards ne concernent pas exclusivement les premières heures du matin ou de l’après-midi. Les (...)
  • 16 A l’époque de l’enquête je n’ai pas pensé à compter ou à peser le nombre de billets remis par les (...)
  • 17 L’année de mon observation les surveillants ont utilisé six ou sept carnets d’environ cent pages d (...)

24Le traitement des absences et des retards est assez lourd. La proviseur évalue à environ 20-25 % l’effectif des élèves en retard ou absents chaque matin15. Les surveillants et les appelés passent ainsi une bonne partie de leur journée à enregistrer les billets bleus (retard) et les billets roses (absence), même si le nombre d’heures que cette activité administrative occupe dans leur emploi du temps varie suivant les circonstances (jours calmes, freinage des surveillants vis-à-vis de cette tâche, ou bien volonté de s’y consacrer davantage, de rattraper le retard administratif, impossibilité de le faire à cause d’interruptions répétées…)16. Normalement, les billets doivent être remplis et signés par les élèves (mais pour les mineurs ce sont les parents qui signent les billets roses). Ensuite, les pions apposent le cachet de la vie scolaire et classent les parties détachables pour les saisir ensuite sur ordinateur. Les élèves conservent la souche sur leur carnet de correspondance et la montrent aux enseignants. Un carnet de correspondance contient quarante billets d’absence et vingt billets de retard (quantité généralement insuffisante compte tenu du manque endémique d’assiduité). Ce qui explique pourquoi les élèves disent « oublier » leur carnet afin d’obtenir un mot (de retard le plus souvent) sur une feuille volante17. Parfois, ils prétendent l’avoir perdu et en réclament un nouveau. Ils veulent économiser, sans l’avouer, leur capital de billets disponibles afin de pouvoir continuer à justifier leurs retards et leurs absences toute l’année. Le manque de billets concerne surtout les retards, plus difficiles à épargner que les billets d’absence. Les élèves peuvent, en effet, inscrire plusieurs absences sur un seul billet rose, même si cela fait râler les surveillants, ou bien justifier une absence de plusieurs jours. En revanche, un billet de retard est rempli sur le champ, afin de permettre l’entrée en cours. Il n’est donc pas possible de les accumuler. Le caractère courant de ces pratiques laisse à entendre que beaucoup d’enseignants, mais aussi de surveillants, tolèrent, malgré tout, les billets galvaudés et leurs souches. Cela laisse aussi à penser que le dispositif de gestion des absences et des retards est susceptible d’inciter les élèves à la fraude et n’entrave en rien leurs pratiques absentéistes.

2- Un enregistrement « douteux »

  • 18 « Les enseignants ont des attitudes extrêmement variées, allant de la plus grande régularité dans l (...)

25Le suivi informatique de l’absentéisme passe par un double enregistrement : les feuilles d’appel remplies par les enseignants et les billets des élèves qui les justifient. Les feuilles d’appel sont considérées comme prépondérantes et relativement fiables. La gestion des absences repose, en fait, sur elles. L’enregistrement n’est pas une simple opération de recensement, elle implique que les informations soient codées. Les agents de la vie scolaire rentrent ainsi les informations écrites dans des catégories pré-établies par le logiciel. Or, cette activité de codage ne va pas de soi. Les enseignants et les élèves écrivent parfois de manière illisible, ils oublient de tout remplir, ou bien les élèves donnent des motifs peu clairs, ambigus, au point que les pions et les appelés ne savent pas dans quelles catégories les classer. Ces derniers demandent alors l’avis des CPE ou décident eux-mêmes d’une affectation sémantique. Bien qu’étant relativement fiable, la gestion informatique de l’absentéisme comporte certains biais et laisse aux agents une certaine marge de manœuvre dans l’interprétation des données (sans compter les erreurs de saisie). L’écart entre la réalité et l’enregistrement n’est pas négligeable, de sorte qu’il y a probablement une sous-évaluation du phénomène. En plus des fraudes, des oublis dans l’enregistrement, des limites du logiciel utilisé, des absences jamais justifiées, il faut prendre en compte la négligence de certains enseignants. Si certains se montrent consciencieux, d’autres ne le sont pas du tout. Ils paraissent même résister à cette formalité, peut-être parce qu’elle offre à la vie scolaire et au proviseur la possibilité d’évaluer, en partie, ce qui se passe dans leurs classes18. En effet, les feuilles d’appel fournissent implicitement des indications sur les problèmes des enseignants avec telle ou telle classe (absentéisme de certains élèves qui ne se comportent pas ainsi dans les autres cours par exemple). Le fait que certains écrivent sur ces feuilles des messages à destination des CPE atteste qu’ils se doutent que les feuilles d’appel constituent un instrument de surveillance indirect et partiel de leur activité pédagogique. En général, qu’ils soient minutieux ou pas, ils manifestent à l’égard de cette formalité un net désintérêt.

3- La pression des élèves pour modifier le traitement des données

26Les élèves ont, à propos du traitement des absences par la vie scolaire, une vision erronée et semblent croire qu’en omettant de donner leurs billets roses ils ne seront pas comptés absents, bien que les pions et les appelés leur expliquent que l’enregistrement repose surtout sur les feuilles d’appel remplies par les enseignants (mais certains, attentifs et malins, comprennent que les agents de la vie scolaire ne mentent pas et ont parfois le culot de leur demander des falsifications informatiques…). Toutefois les pions et les appelés y trouvent à l’occasion leur compte en utilisant cette méconnaissance pour couper court à toute négociation (« C’est à cause de l’ordinateur qui fait des erreurs », est une répartie classique).

  • 19 Les lettres d’absences amènent quelquefois des parents au lycée, à la satisfaction des CPE, qui se (...)

27À la fin de chaque trimestre, la vie scolaire envoie aux familles les listings récapitulant les absences et les retards des élèves. Ce sont les fameuses « lettres d’absences », souvent postées dans la même enveloppe que les bulletins de notes. En envoyant ces lettres, les CPE espèrent susciter des réactions chez les parents. Cette stratégie ne récolte pas toujours les résultats escomptés19. Il faut dire que l’empressement des élèves à justifier les absences signalées aux parents n’encourage pas vraiment un changement d’attitude. Quand ils reçoivent les lettres d’absences, ils reviennent les jours suivants avec leurs billets roses pour justifier des absences depuis longtemps périmées. Ils ne paraissent pas concevoir l’absentéisme comme une forme de manquement grave, l’important étant de trouver des prétextes à servir aux parents, qu’ils savent manipuler pour certains d’entre eux, en interceptant le courrier, par exemple, ce dont ils ne se cachent pas, venant même s’enquérir auprès des surveillants et des appelés pour savoir quand sont postées les lettres. Ces derniers ne dissimulent d’ailleurs pas cette information. D’une part, cela leur permet de donner aux élèves un gage de bonne foi peu coûteux et censé faciliter les relations ordinaires, d’autre part, ils considèrent que ce n’est pas leur problème si ceux-ci « sèchent » et mentent.

28Les lettres envoyées suscitent aussi de vives réactions, particulièrement chez les élèves des filières « de relégation », qui font souvent un petit esclandre, en forçant l’indignation ou la colère, en jouant la comédie, afin d’obtenir des modifications susceptibles d’étayer le baratin qu’ils servent à leurs parents (par exemple, un mot signé par un pion ou par un CPE, un coup de tampon sur la lettre, en bref quelque chose d’officiel). Généralement, les agents de la vie scolaire leur font face en confrontant leurs doléances avec les feuilles d’appel des enseignants. L’échange suivant est typique de la manière dont les surveillants et les appelés s’efforcent de résister à la pression des élèves :

Après l’envoi des lettres aux parents, les élèves viennent chicaner. Ils veulent obtenir que les surveillants annulent des absences ou reconnaissent qu’ils ont fait des erreurs (c’est plus simple et moins risqué de négocier avec eux qu’avec les CPE).
Pion : « Désolé, mais sur la feuille d’appel t’es noté absent. » Élève : « C’est pas vrai, la prof elle invente ! »
Pion : « Eh ben va voir avec elle, qu’est-ce que tu veux que je te dise. » Le pion renvoie l’élève à l’enseignante pour couper court à la discussion et s’en débarrasser. Il sait aussi que l’élève qui ment n’ira pas et sape ainsi ses arguments.

  • 20 Seulement pour les mineurs (certains imitent la signature des parents). Les majeurs disposent d’un (...)
  • 21 Certains élèves viennent demander aux surveillants de consulter l’ordinateur, afin de savoir quell (...)
  • 22 Les motifs dérisoires inscrits sur les billets roses sont quelquefois désopilants : « Malade à cau (...)
  • 23 Ils réussissent assez bien et ne manquent pas d’inspiration : mentir pour transformer une absence (...)

29L’année de mon observation, les agents de la vie scolaire ont perdu beaucoup de temps à vérifier les protestations des élèves, à corriger d’éventuelles erreurs, à exiger la lettre signée par les parents20. Puis, ils sont devenus moins rigoureux, moins pointilleux. Au deuxième trimestre, ils n’ont plus corrigé les lettres d’absences, car les élèves avaient fini par ne plus utiliser leurs billets roses mais par rendre ces lettres, parfois plusieurs jours ou plusieurs semaines en retard, surchargées d’annotations… L’envoi des lettres d’absences apparaît donc non pas comme un instrument de contrôle efficace, mais comme une simple formalité que les élèves se rappellent de remplir pour éviter quelque ennui21. Beaucoup des motifs invoqués sont par ailleurs fallacieux22. Malgré tout les CPE considèrent qu’il s’agit d’un progrès. En effet, l’année précédent mon observation, les élèves ne remplissaient plus leurs billets au bout de quelques mois, et le retard accumulé dans la gestion de l’absentéisme avait atteint une telle proportion que toute la vie scolaire s’y penchait encore en juillet… Les CPE pensent, qu’à défaut d’être efficace et dissuasif, l’envoi de lettres d’absences aux familles oblige les élèves à s’acquitter de formalités administratives, et, d’une certaine façon à rendre des comptes. On peut cependant s’interroger sur l’efficacité réelle de la mesure, dont la lourdeur administrative n’est pas négligeable au point que les agents de la vie scolaire finissent par être plus attentifs à la mise à jour des listings qu’à la lutte concrète contre l’absentéisme, étant donné que les élèves font des tentatives permanentes pour fausser l’enregistrement des données et continuent à « sécher » impunément23.

  • 24 Le recours des agents scolaires à la Police dans de nombreux établissements en est le corollaire. (...)

30Dans les pages qui précèdent, il a été question de montrer que les agents de la vie scolaire ont un rôle central qui consiste à contrôler les élèves dans un espace propice à la confrontation et au chahut, à protéger l’établissement des éléments qui lui sont extérieurs, et à combattre le manque d’assiduité (car l’école ne fonctionne que tant que les élèves acceptent d’y venir). La situation quotidienne, parfois tendue, ne ressemble pas au portrait catastrophique que les médias en donnent, mais les agents semblent davantage faire l’effort de s’adapter aux élèves que ceux-ci d’accepter de se plier aux normes. Ainsi, bien que les surveillants et les appelés assurent leur service, ils sont tentés de s’arranger avec les tâches qui leur incombent à défaut de pouvoir les maîtriser. Par exemple, ne sachant pas clairement comment faire face aux intrusions, ils improvisent, tâtonnent, adaptant leur comportement à la situation en essayant de limiter les risques, sans se laisser trop déborder24. Parallèlement, en matière d’absentéisme, ils appliquent des mesures, décidées par d’autres, dont l’efficacité reste discutable, la lutte contre l’absentéisme consistant essentiellement à imposer certaines formalités administratives faute de pouvoir imposer la ponctualité (les élèves se contentent ainsi de donner une excuse sous la pression des agents de la vie scolaire qui les obligent à se justifier, comme si l’exécution de ces formalités constituait une barrière ultime et nécessaire au maintien des apparences…).

Notes

1 Cette situation rappelle le travail de William F. Whyte sur la restauration, notamment le problème de l’attente qui génère des conflits entre employés : ceux qui font face à la clientèle (les serveuses) et ceux qui n’ont qu’un rapport indirect avec elle (les cuisiniers). Whyte F. W., « The social structure of the restaurant », American journal of sociology, 1949, Vol. LIV (4), p. 302-311.

2 Il faut dire qu’au LP Pascal le cuisinier s’échine à préparer des plats de qualité, voire originaux, afin de rompre avec la routine culinaire de la restauration collective.

3 Les CPE pensent que le jeûne diurne est propice aux conflits et aux accrochages entre élèves.

4 Cette observation a eu lieu huit ans avant la polémique de l’hiver 2003-2004 relative à une loi contre le voile à l’école. En 1996, je n’ai pas vu de filles voilées dans l’établissement. Peut-être que le comportement religieux des élèves a sensiblement changé, car un rapport récent de l’inspection générale dresse un bilan inquiétant de la montée des communautarismes à l’école : « Un rapport s’alarme de la montée des communautarismes à l’école. 61 collèges et lycées « sensibles » ont été étudiés », Le Monde, 10 juillet 2004, p. 8.

5 Ce genre de situation me dérangeait : chaque intervention entérinait, en quelque sorte, la situation de domination physique subie par les élèves des filières « de pointe » (ou, implicitement, leur incapacité à se défendre seul).

6 La plupart des surveillants, des aides-éducateurs, des appelés du service ville et même des éducateurs, en contact avec ce type de public, dans l’Éducation nationale ou bien ailleurs, développent une théorie sur la manière dont il faut s’y prendre avec les jeunes. Ils affirment que c’est ce qui guide leur conduite. Mais est-ce bien cela qui la rend efficace (lorsqu’elle l’est) ? Rien n’est moins sûr, car ce genre de théorie se fonde souvent sur des jugements de valeur, des analyses rapides, en plus d’une expérience empirique et/ou d’une origine sociale susceptibles de faciliter les choses.

7 Ces maladresses sont fréquentes les premiers temps pour un surveillant néophyte qui applique les consignes à la lettre (confondre un élève avec un intrus par méconnaissance des élèves est un exemple de bourdes dans le travail de contrôle des intrusions).

8 La fréquence des intrusions est variable, mais pas une semaine ne passe sans intrusion. Il n’y a pas beaucoup de maraudeurs, car le LP Pascal n’est pas situé dans un environnement défavorisé et n’est pas non plus facile à trouver (ce qui explique pourquoi la plupart des intrus viennent pour les élèves). Cet isolement géographique relatif protège, en partie, l’établissement d’une fréquence plus élevée d’intrusions.

9 Un rapport estime que « 10 % des heures de cours ne sont pas assurés dans le secondaire », Le Monde, 30 janvier 1998, p. 9. Le rapport fait état d’une demi-année perdue sur l’ensemble de la scolarité dans le second degré. Pour l’année scolaire 1996-1997 sur 100 heures d’enseignements annoncées, 10,5 n’auraient pas été assurées. Les heures manquantes seraient les plus nombreuses en LP. Au LP Pascal, la proviseur estimait à 4100 heures l’ensemble des cours non assurés pour l’année scolaire 1996-1997.

10 L’Absentéisme des lycéens, Les rapports de l’inspection générale de l’Éducation nationale, Hachette/Éducation, 1998, p. 46. Le phénomène aurait connu une progression notable au cours des années 1980 et 1990. Il concernerait plus les LP que les lycées d’enseignement général, technologique et polyvalent. Ce serait aussi un phénomène dont l’ampleur dépendrait de la taille de l’établissement.

11 On peut alors se demander quel temps reste-t-il vraiment pour l’enseignement sur les neuf ou dix mois de cours ? Peut-être des études (sociologiques ?) devraient-elles s’intéresser à la différence entre le temps effectif et le temps théorique consacré à l’enseignement dans les établissements scolaires accueillant des publics difficiles, afin de compléter les explications existantes sur la moins bonne acquisition des connaissances.

12 Signalons aussi qu’en 2003 le dispositif cinquantenaire permettant à la CAF de supprimer ou de suspendre les allocations familiales aux parents des élèves trop absents a été abrogé, il est question de le remplacer par une amende de 750 euros (un décret de 1966 prévoyait déjà une amende équivalente à 150 euros). Des cellules de soutien aux pères et aux mères en « panne » d’autorité devraient être créées pour les aider à réagir, avant d’en arriver à la sanction. « Un dispositif mesuré contre l’absentéisme scolaire », Le Monde, 27mars 2003, p. 17.

13 D’autant que quand on lit le règlement intérieur, on constate qu’aucune durée n’est précisée. Ce dernier évoque le problème des absences mais pas celui des retards, sinon qu’un élève doit être à l’heure…

14 Ce qui laisse une marge importante. D’ailleurs, le logiciel utilisé pour les absences et les retards enregistre les retards importants dans une catégorie floue : retard de plus de vingt minutes.

15 Les retards ne concernent pas exclusivement les premières heures du matin ou de l’après-midi. Les élèves arrivent en retard toute la journée, même quand ils sont déjà dans le lycée (ils traînent dans les couloirs, prolongent les intercours, s’efforcent de gagner du temps, etc.).

16 A l’époque de l’enquête je n’ai pas pensé à compter ou à peser le nombre de billets remis par les élèves sur une certaine période, pour avoir une idée précise de leur volume (car le « poids » du travail administratif sur les agents est aussi une réalité quantifiable).

17 L’année de mon observation les surveillants ont utilisé six ou sept carnets d’environ cent pages doublées avec du carbone, afin de pouvoir faire des mots sur feuilles volantes.

18 « Les enseignants ont des attitudes extrêmement variées, allant de la plus grande régularité dans le relevé des absences à l’abstention totale dans ce domaine, qui peut s’expliquer à la fois par des raisons techniques _étendue du lycée, horaires compliquées des langues ou de l’enseignement technique_ et idéologiques : l’enseignant peut considérer que c’est un problème entre l’élève et lui, qui en exclut l’administration ! Ainsi des enseignants "oublient" ou sont "étourdis", parfois par principe ("ce n’est pas mon affaire, mais celle de la vie scolaire"), ou pour cacher l’absentéisme qui règne dans leur propre classe. », in L’Absentéisme des lycéens, Les rapports de l’inspection générale de l’Éducation nationale, op. cit., p. 64.

19 Les lettres d’absences amènent quelquefois des parents au lycée, à la satisfaction des CPE, qui se montrent généralement affables et n’hésitent pas à les flatter. Ces situations offrent, en outre, l’occasion de confondre l’élève, s’il a menti.

20 Seulement pour les mineurs (certains imitent la signature des parents). Les majeurs disposent d’une marge de manœuvre assez grande, du fait de leur majorité.

21 Certains élèves viennent demander aux surveillants de consulter l’ordinateur, afin de savoir quelles sont les absences qu’ils n’ont pas encore justifiées. Une fois informés, ils remplissent autant de billets roses que nécessaire pour se mettre en règle. Je pense qu’ils espèrent ainsi recevoir les lettres avec des absences déjà excusées, donc davantage excusables aux yeux des parents…

22 Les motifs dérisoires inscrits sur les billets roses sont quelquefois désopilants : « Malade à cause du sandwich mangé la veille au snack », « Mal au ventre à cause de la fondue de samedi soir » (même élève, que le CPE a voulu convoquer), « Mal au poignet » (pour une absence en plein après-midi), « Fatigue du Futuroscope » (de retour d’un séjour d’agrément organisé pour toute la classe, l’élève m’a soutenu être exténué suite au voyage) Même si toutes les excuses ne sont pas infondées, de tels exemples montrent que le moindre inconfort est une raison suffisante pour s’absenter.

23 Ils réussissent assez bien et ne manquent pas d’inspiration : mentir pour transformer une absence en retard de quarante minutes, donner aux surveillants le nom des copains de classe pour transformer un billet individuel en billet collectif et excuser tout le monde, etc.

24 Le recours des agents scolaires à la Police dans de nombreux établissements en est le corollaire. Les syndicats enseignants sont cependant très méfiants à l’égard de toute forme d’ingérence de la force publique, ainsi que l’atteste les réticences formulées publiquement au mois de février 2004 face à la proposition du ministre de l’Intérieur d’affecter un policier permanent dans les établissements secondaires sensibles.

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