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L’unification allemande et ses conséquences pour l'Europe, 20 ans après

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Stephan Martens

III. Les conséquences de l'unification allemande pour l'Europe

La nouvelle géopolitique européenne

Stephan Martens

Texte intégral

1L’unification allemande et la fin de la bipolarité du système international, ainsi que l’interdépendance et la globalisation croissante des économies ont remis en cause les repères fondamentaux qui prévalaient en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui avaient, par ailleurs, largement influencé l’intégration européenne elle-même et ses modalités. Lorsque le continent européen était divisé en deux et que sa plus grande partie se trouvait encore sous la dénomination soviétique, la vocation de l’Europe occidentale était assez claire : défendre les valeurs démocratiques, grâce à une meilleure coopération entre les États, notamment dans la sphère économique, en éliminant tout conflit les opposant. L’Europe occidentale disposait aussi d’un ennemi commun tout désigné pour cimenter son unité – l’Union soviétique (URSS), et l’on sait combien dans le processus de délimitation d’un groupe, la définition « contre » est vecteur de cohérence interne.

2Il est désormais commun d’affirmer à quel point la fin de l’opposition idéologique Est-Ouest et la dislocation de l’URSS ont radicalement modifié l’environnement politique et stratégique des Européens. La menace a disparu avec la fin de la Guerre froide et le monde est devenu différent, nettement plus compliqué. Le début des années 1990 avait soulevé de nombreux espoirs, dont l’avènement d’une nouvelle Europe, plus unie et moins autocentrée, plus tournée vers son voisinage et le reste du monde. À bien des égards, cependant, la construction européenne est en panne, l’Union européenne (UE) doute des modalités et des limites ultimes de son extension et elle reste un acteur politique incertain sur la scène internationale.

La recomposition géopolitique inachevée

3Pendant près de quarante ans, le contexte idéologique et stratégique avait limité les ambitions européennes à la partie occidentale du continent, à la « petite Europe ». Avec la chute du Mur de Berlin, c’est toute la question de l’architecture paneuropéenne qui se retrouve sur le devant de la scène de la construction européenne.

  • 2 Cet espoir fait écho aux idées développées par les intellectuels dissidents. Cf., notamment, Istvá (...)
  • 3 Milan Kundera, « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat, novembre 19 (...)
  • 4 Le processus d’élargissement de l’UE est lancé au conseil européen d’Essen (décembre 1994). Au con (...)
  • 5 Cf. Karl W. Deutsch, Political Community and the North Atlantic Area : International Organization (...)

4Pour les dissidents de l’ancien bloc de l’Est, le terme « d’Europe centrale » était en premier lieu un véhicule intellectuel destiné à surmonter le système communiste, une métaphore instrumentale pour lutter contre les revendications de domination de l’Union soviétique. L’Europe centrale est perçue comme lieu et source d’un possible redressement de l’identité européenne, et cela précisément parce qu’elle y a été menacée2. L’idée, perceptible également dans les milieux intellectuels occidentaux à partir du début des années 1980, est celle d’une réintégration de la région « est-européenne » dans une Europe sans adjectif. C’est ce qui ressort notamment de l’article du Morave émigré Milan Kundera intitulé « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », dont la revue française Le Débat se fit, de manière pionnière, l’écho3. La volonté des peuples de l’Europe centrale d’un « retour » à l’Europe a donné au principe de l’élargissement une dynamique inédite. La chute du Mur a permis à la réunification de l’Europe de devenir réalité : l’adhésion à l’UE de dix nouveaux États membres le 1er mai 2004 ainsi que celle de la Bulgarie et la Roumanie le 1er janvier 2007 marquent la fin de la division de l’Europe4. L’UE a une nouvelle frontière orientale, qui court de la mer Egée à la mer des Barents. Elle prend la configuration d’une union continentale. Les acteurs politiques européens, dans leur ensemble, sont convaincus que l’élargissement de l’Europe communautaire vers l’Est était nécessaire, pour des raisons de devoir moral comme pour le maintien de la stabilité politique et économique du continent. De l’Ordre de paix européen – slogan des dirigeants allemands dans les années 1970 –, jusqu’au Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est – adopté en juin 1999 par les États membres de l’UE après la guerre du Kosovo –, en passant par la « Maison commune européenne » (Mikhaïl Gorbatchev), ces concepts s’inspirent du système imaginé à la fin des années 1950 par le politologue Karl W. Deutsch : celui d’un groupe de pays pour lequel l’emploi de la force est devenu impensable pour régler des conflits éventuels5.

  • 6 Cf., notamment, Laure Delcour, Elsa Tulmets, Pioneer Europe ? Testing European Foreign Policy in t (...)

5Les raisons découlent des leçons de l’après-guerre : ce qui a été fait après 1945 pour l’Ouest et après 1989 pour l’Est, la communauté occidentale doit le faire pour le reste de l’Europe. Elle doit assurer une pacification durable du continent dans son ensemble, en le soudant aux institutions européennes, en développant un réseau plus ou moins dense d’intégration qui rende impossible un conflit armé entre États voisins, en visant l’inclusion de tous les pays « européens » dans un système d’engagements multilatéraux. L’UE a en effet établit entre ses membres une paix structurelle, de sorte que les questions d’ordre militaire ne se posent pas et que toute guerre devient inconcevable entre pays membres de l’UE. Malgré un conflit sanglant en Yougoslavie, la perspective du « toit européen » a ainsi facilité, à partir de 1999, un ajustement relativement paisible en Europe centrale. Afin d’étendre le modèle européen de sécurité et de stabilité aux régions qui se situent dans son voisinage à l’Est et au Sud, l’UE accorde à la Turquie, en 1999, le statut officiel de candidat à l’adhésion – les négociations avec Ankara débutant en 2005. Elle élabore en outre, à partir de 2003, une Politique européenne de voisinage (PEV), et à partir de 2009, une Politique orientale, destinées à faciliter la convergence économique, sociale et juridique des États voisins. L’objectif est ni de fermer ni d’ouvrir les portes de l’adhésion éventuelle, mais de proposer des réformes effectives6.

  • 7 Cf. Gaïdz Minassian (éd.), Eurasie. Au cœur de la sécurité mondiale, Paris, Autrement, 2011.
  • 8 Le 1er septembre 1994, plusieurs députés du groupe parlementaire CDU/CSU, dont Karl Lamers et Wolf (...)
  • 9 Cf. Krzysztof Pomian, « Après la crise constitutionnelle. Quelle Union ? Quelle Europe ? », Le déb (...)

6En l’espace de vingt ans, la donne géopolitique en Europe est ainsi totalement transformée. Rien qu’entre 1990 et 1993, dix-sept nouveaux États sont apparus à l’Est. Un véritable sixième continent a surgi brusquement, avec une profusion de problèmes de tous ordres. Certains sont inédits, comme le démontage des économies planifiées, d’autres, fort archaïques, inspirés de l’idéologie « sang et sol » et ses identifications mystiques régressives qui provoquent dans les Balkans et dans le Caucase, les effroyables « guerres ethniques ». Enfin, à cheval sur l’Europe et l’Asie, l’Eurasie – espace sociohistorique sans unité politique, ni stratégique – renferme une mosaïque de conflits multiples et divers tout en se trouvant au cœur de la sécurité énergétique mondiale7. Ces bouleversements ne sont pas sans effet sur l’Ouest du Vieux continent. Ils contraignent à repenser la solidarité et la confrontent, simultanément, au retour du nationalisme et à une crise du socialisme. Les citoyens des États membres s’interrogent finalement sur la construction européenne, dont ils viennent à se demander si elle n’est pas simplement une créature de la Guerre froide qui, comme celle-ci, aurait fait son temps. Selon eux, le bon fonctionnement des institutions, mises en place depuis les années 1950, ne suffit pas à légitimer l’idée de la pertinence d’une union politique générale. La décennie 1990 constitue une rupture à cet égard, la césure étant symbolisée par le remplacement emblématique, en 1992, du terme de « Communauté » par celui d’« Union ». Le débat a fait une percée dans les médias au début des années 2000, après que Joschka Fischer, alors ministre allemand des Affaires étrangères, se soit prononcé, lors d’un discours à l’Université Humboldt de Berlin, le 12 juin 2000, en faveur d’une « Fédération européenne », invitant les autres dirigeants européens à exprimer leurs positions respectives – et cela juste avant que ne s’ouvre la Convention sur l’avenir de l’Europe, chargée de préparer un projet de traité constitutionnel. Mais depuis le « non » français (et hollandais) au référendum de juin 2005 sur le traité constitutionnel européen, l’Allemagne ne porte plus comme avant l’ambition d’une union politique. La dernière initiative en ce sens, celle de 19948, à laquelle la France n’avait même pas répondu, a fait long feu et Berlin ne reviendra pas aux conceptions anciennes de « noyau dur ». Il ne s’agit plus d’identifier la stratégie de l’intégration à la supranationalité, l’intégration ne visant plus à créer un super-État européen. L’Union est sur la voie d’une troisième voie, entre l’intergouvernemental et le supranational, une Union fondée sur un pacte évolutif entre des nations, où l’on partage des compétences par des objectifs explicites. C’est bien là que l’Europe semble aujourd’hui marquer le pas : elle est parvenue à la paix, puis à la prospérité, mais elle hésite à franchir la porte ultime, celle de la finalité politique – alors qu’il y a urgence à faire bouger l’échiquier européen9.

La faiblesse du projet européen

7À quoi renvoie aujourd’hui le mot « Europe » ? Est-ce une zone géographique, une réalité économique ou un projet métaphysique ? L’Europe-concept peut paraître un artifice idéologique, à géométrie variable, qu’on ne peut définir selon des critères géographiques ou historiques précis, mais simplement en fonction des nécessités politiques immédiates. Mais on peut affirmer qu’il existe un « modèle européen », que ses valeurs humanistes permettent de donner une définition plus précise de l’Europe, la « civilisation européenne » servant de socle là où la géographie et l’histoire sont insuffisantes – aspiration au rassemblement comme héritage de la Chrétienté et expérience démocratique héritée des Lumières. Ainsi, le sentiment d’appartenance à l’Europe se forge dans la défense d’un certain nombre de valeurs. À partir des années 1950, l’Europe (occidentale) a constitué, en effet, un espace communautaire à l’intérieur duquel la paix a été assurée, les droits de l’Homme garantis et les injustices sociales combattues pour promouvoir la prospérité pour tous.

  • 10 Cf. Jürgen Habermas, Après l’État nation, une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 200 (...)
  • 11 Cf. Stephan Martens, « L’Europe, communauté de destin ? », dans M. Koopmann, S. Martens (éds.), L’ (...)
  • 12 Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales en Europe XVIIIe – XXe siècle, Paris, Seu (...)

8Un projet européen – qui doit prendre appui sur des règles (acquis communautaire) et des valeurs politico-juridiques (pluralisme démocratique) à respecter, soit des critères permettant de définir ce qu’est l’Europe, et donc ce qu’elle n’est pas – ne peut évidemment se traduire dans le postulat d’une Europe sans frontières, à moins que l’UE ne grandisse à l’infini et ne se répande un jour dans les lointaines steppes de l’Asie et au Moyen-Orient. Les frontières de l’Union doivent être définies en fonction d’un objectif de cohésion interne, car plus l’Europe s’élargit, plus « l’identité européenne », au sens où ce concept – dans l’air du temps – traduirait une volonté de vivre et d’avancer ensemble, s’avère une illusion. L’identité (politique) européenne – loin, dans les années 1950 à 1970, de préoccuper les Européens – renvoie aussi à la question du sentiment s’appartenance à la communauté politique européenne. Cette problématique est liée à la précédente dans la mesure où l’affiliation à un « objet politique non identifié » ne coule pas de source. De nombreux intellectuels qui se penchent sur la question – tels Jürgen Habermas ou Jean-Marc Ferry – s’accordent pour dire que l’appartenance à l’UE ne peut être pensée à partir des mêmes catégories de l’appartenance nationale. J. Habermas, notamment, développe une théorie du patriotisme constitutionnel, d’un patriotisme au-delà des nationalismes qui inspire, depuis une dizaine s’années, les débats sur la citoyenneté et la démocratie européennes10. Mais il faudra beaucoup de temps pour transformer une alliance de raison en une véritable communauté fondée, selon le critère de Max Weber, sur les sentiments et non plus seulement sur des intérêts plus ou moins bien perçus par les populations11, et l’élaboration d’une identité commune « ne fera pas sens si elle n’est pas associée à un véritable projet politique proposant aux ressortissants de l’Union de redevenir acteurs de leur destin »12.

  • 13 Cf. Steve Wood, Wolfgang Quaisser, The New European Union : Confronting the Challenges of Integrat (...)
  • 14 Cf. Pascale Joannin, L’Europe en 2025 : géant économique, nain politique ?, Géoéconomie, été 2009, (...)

9Sur l’agenda européen, les dernières années du XXe siècle resteront comme celles qui ont vu la Communauté européenne, puis l’UE, franchir un nouveau seuil d’intégration marqué par l’avènement de l’Union économique et monétaire (UEM), de l’euro et l’ébauche d’une union politique de l’Europe. L’UE possède ainsi des atouts indéniables, principalement dans le champ économique, elle est en effet la première puissance commerciale au monde. L’affirmation croissante de l’euro sur la scène économique en fait une monnaie d’échange crédible et concurrente face au dollar notamment. Il est vrai que cette période restera marquée par l’européanisation des politiques qui symbolisaient le plus les pouvoirs régaliens des États : la monnaie et la politique étrangère et de la défense. Cependant, seule la mise en œuvre rapide de l’UEM et d’adoption de l’euro comme monnaie unique par plusieurs États membres correspondent à une réelle communautarisation d’un domaine très important13. En d’autres termes, l’Union est un géant économique, mais qui ne trouve pas (encore) de traduction pleine et entière dans le domaine politique14.

  • 15 Cf. Thierry Chopin, Maxime Lefebvre, Après le traité de Lisbonne : l’Union européenne a-t-elle enf (...)

10Pour la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), qui avait été présentée comme un progrès essentiel du traité de Maastricht de 1992 et qui devait marquer la mise en place d’une Europe politique, elle a souffert des divisions et des impuissances européennes dans les Balkans avant même son lancement officiel. Ses échecs originels ont mené à une adaptation progressive marquée par certains ajustements judicieux comme la création du poste de Haut représentant pour la PESC, la nomination d’envoyés spéciaux ou l’instauration de stratégies communes – vis-à-vis de la Russie ou de l’Asie du Sud-Est. Le traité de Lisbonne de 2009 qui doit œuvrer à une prise de décision plus efficace et à une image plus unie de l’UE vers l’extérieur, a créé le poste d’un « Haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité ». Ce nouveau chef de la politique étrangère est habilité à proposer des mesures en matière de sécurité et défense et est chargé de la création du Service européen d’action extérieure (SEAE) – vaste réseau mondial de diplomates qui doit soutenir la nouvelle administration. L’Europe doit être en mesure d’afficher une position claire vis-à-vis de ses partenaires internationaux. Cependant, la difficile répartition des compétences et la coopération délicate actuelle entre Catherine Ashton, le président de la Commission européenne et la présidence tournante du Conseil de l’UE ne simplifie pas l’exercice de la puissance européenne. De plus, malgré les progrès effectués en matière de PESD – rebaptisée Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne –, les modalités régulant la prise de décision dans ce domaine demeurent particulières et très complexes – le processus décisionnel devant intégrer les intérêts souvent contradictoires de nombreux acteurs que ce soit au niveau des États, des institutions communautaires ou du parlement européen. Enfin, à la différence de l’UEM, les avancées de la PESC restent soumises à des pratiques intergouvernementales et les questions diplomatiques restent soumises à l’unanimité. Si l’UE parvient à s’exprimer d’une seule voix sur de nombreux dossiers, ses États membres peuvent aussi se diviser sur des sujets de politique étrangère très importants15. Il est clair d’ailleurs que plus les pays européens qui sont réunis sont différents, plus les perspectives sur l’Europe sont différentes. Les perspectives des pays d’Europe centrale et orientale sur l’Europe ne sont pas les mêmes que celles des pays fondateurs. Cette remarque vaudrait sûrement déjà à propos de la Grande-Bretagne.

  • 16 Cf. Krzysztof Soloch, « Les pays d’Europe centrale entre solidarité européenne et préférence atlan (...)

11Les avancées récentes, pour impressionnantes qu’elles soient dans certains cas, sont le résultat d’une adaptation somme toute assez pragmatique des États membres à leur nouvel environnement continental et mondial plus qu’une réelle ambition européenne. L’engagement même d’un certain nombre de nouveaux États dans le projet de construction européenne est ambigu, car il faut convenir que la plupart des pays membres ont considéré, et considèrent, leur politique européenne comme le prolongement de la défense de leurs propres intérêts. Les conséquences en sont évidentes, surtout en matière de politique extérieure commune. La crise yougoslave au début des années 1990, les réactions à l’intervention américaine en Irak en 2003 ou celles à l’intervention d’un certain nombre de pays membres de l’OTAN en Lybie en 2011, montrent que les attitudes des États membres de l’Union sont difficilement conciliables, puisqu’elles touchent à leur culture historique et stratégique. L’amorce d’union politique affichée dans le traité de Maastricht traduit plus une réponse à la disparition de l’ordre de Yalta et aux craintes et incertitudes qu’elle a suscitées, que le lancement d’une phase d’impulsion décisive dans la construction de l’Europe. « Il a bien fallu que tout change pour que tout puisse rester comme avant » : la célèbre phrase du héros du Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa aurait très bien pu être prononcée à propos des vieilles nations européennes et de leur attitude vis-à-vis du processus d’intégration. C’est avant tout pour conserver des avantages et une influence sur leur propre destin que les États membres ont accepté récemment de renoncer à certains pans de leur souveraineté et de leur autonomie, et non par ambition vers un but ultime commun – dont certains ne veulent pas. Tout a changé sur la forme – puisque les États membres gèrent en commun des secteurs de plus en plus importants de leurs politiques, y compris des domaines aussi essentiels et symboliques que la monnaie. Mais rien ne change sur le fond – le principal but des États membres restant la protection et la promotion de leurs intérêts propres et non la construction d’un projet commun ambitieux. On constate même depuis quelques années une dérive vers une multipolarité qui n’a pas que des caractères positifs. Cela se traduit par un affaiblissement de sa dynamique et de sa cohérence. Il existe d’abord une multipolarité au sein des institutions communautaires, avec différents pôles : le président, le président de la Commission, la Haute représentante pour la politique étrangère, les commissaires et le parlement. L’UE donne l’impression d’être devenue une polyarchie institutionnelle, ce qui ne fait que renforcer le rôle des États membres. Quant aux États membres, ils sont eux-mêmes assez divisés. La crise économique et financière aidant et l’Europe d’élargissant, on constate depuis une décennie le retour d’une géopolitique interne au continent faisant renaître des attitudes de méfiance, de compétition, voire des retournements d’alliances qui s’étaient beaucoup estompés depuis cinquante ans. Le couple franco-allemand se trouve également affaibli – par l’Allemagne qui essaie de redevenir un pôle médiateur, par la Grande-Bretagne et la Pologne qui tentent de jouer un rôle plus important, par les pays de l’Europe du Nord et les nouveaux membres qui ont une vision plus atlantique qu’européenne des relations internationales16. Tout cela créé un flou artistique permanent, entretenu souvent pour des raisons politiques et stratégiques, et brouille les cartes.

La « Grande Europe » ou la quadrature du cercle

12Si l’Union est plus ou moins aisément identifiable, avec ses vingt-sept États membres, les marges orientales le sont moins, c’est pourquoi les États du voisinage européen se caractérisent par une crainte de l’exclusion, à la fois en termes d’identité et de stratégie. Leur inconfort est le fruit de deux décennies de profonds changements sociaux, concomitants à une réorganisation géopolitique du continent et à l’attraction qu’exercent sur eux les modèles rivaux des États-Unis, des pays européens et de la Russie. De plus, les anciennes solidarités ne disparaissent jamais totalement, elles renaissent bien vite au gré des contacts humains, des complémentarités géographiques ou des transactions économiques. Le mot d’ordre du « retour à l’Europe » des années 1990 a cédé sa place au « retour à l’Est » des pays centre-européens, montrant le déplacement de leur attention de l’intégration dans les structures européennes et atlantiques vers les marges orientales de l’Europe. L’Ukraine – dont le nom même signifie « pays des confins » –, est l’un des enjeux principaux de la politique étrangère polonaise, qui essaie de faire partager sa perspective au niveau européen.

13Cette (re)construction de l’interdépendance entre l’UE et les marges orientales vise à transformer le voisinage et promeut donc l’exportation du modèle de l’Union. Les accords de libre-échange approfondi entre l’UE et les pays du Partenariat oriental sont l’illustration parfaite de ce phénomène, puisque leur objectif essentiel n’est pas tant d’abolir les droits de douanes que d’encourager l’adoption de normes techniques communautaires. En un sens, le facteur économique doit favoriser le rapprochement des marges orientales avec l’UE et agir comme un catalyseur de réformes politiques.

  • 17 Cf., notamment, András Inotai, « Droht der Big Bang ? Die Erweiterungsstrategie ist unegenügend du (...)
  • 18 Cf. Lucien Febvre, L’Europe. Genèse d’une civilisation, Paris, Perrin, 1999.
  • 19 Claudio Magris, Danubio, Milan, Garzanti, 1986, p. 190.
  • 20 Cf. Heinrich August Winkler, « Wir erweitern uns zu Tode », Die Zeit, 07.11.2002.

14Les élargissements passés ont été la principale réussite en politique extérieure. La force d’attraction (et la puissance d’émission) de l’Union a été un fantastique moteur de progrès en Europe centrale et orientale, même si les élites politiques non-libérales d’Europe centrale et orientale ont pu percevoir l’inclusion dans l’UE comme un vecteur de lissage de leurs « personnalités nationales ». L’utilisation efficace de la conditionnalité par l’UE lors du processus d’adhésion a joué un rôle clef pour aider à la consolidation démocratique. La démocratie et les droits de la personne ont été fixés comme étant des exigences absolues et non négociables. Il reste que l’extension telle qu’elle a été conduite signale un processus non maîtrisé et accroît indéfiniment la difficulté de circonscrire le propos européen17. Les citoyens des États membres refusent une fuite en avant, se polarisant sur la question du périmètre, alors que pendant deux décennies la plupart des dirigeants européens ont œuvré pour un processus d’élargissement de l’UE a priori indéfini. Les élargissements provoquent un regain d’angoisses, qui se manifestent à la fois au travers d’un « retour de la géographie », de la question des frontières et au travers d’un réveil du débat sur les valeurs culturelles. Selon de nombreux intellectuels, dans une perspective historique, les frontières de l’Europe s’appréhendent comme des marges fluctuantes et non comme un tracé linéaire immuable. Les limites de la « civilisation européenne » ont évolué depuis l’empire de Charlemagne et ont fluctué en fonction de la vitalité – notamment démographique – des Européens et des agressions externes18. Ils mettent ainsi en évidence la porosité et la bigarrure de l’Europe au travers des siècles : « Cette rencontre entre l’Europe et l’empire ottoman est le grand exemple de deux mondes qui, en se combattant et en se déchirant, finissent par s’entre pénétrer imperceptiblement, et s’enrichir réciproquement. Le plus grand écrivain occidental de la rencontre entre ces deux mondes, Ivo Andrić, n’a pas été par hasard fasciné par l’image du pont […] symbolisant une voie de communication étroite et difficile jetée par-dessus l’obstacle de fleuves indomptés et d’abîmes profonds, de races et de croyances »19. Mais il se trouve beaucoup de voix pour rappeler l’identité religieuse de l’Europe, pour opposer Europe augustinienne et monde byzantin. La « question turque » suscite un retour sur l’Histoire, qui fait se superposer l’Europe des limes de l’empire romain, celle circonscrite par l’aire de diffusion de l’architecture baroque ou encore celle de l’empire habsbourgeois20.

  • 21 Cf. Jean-Arnault Dérens, « Interminables fiançailles entre Bruxelles et les Balkans », Le Monde di (...)
  • 22 Cf. Jacques Rupnik, « In Search of a New Model », Journal of Democracy, janvier 2010, no 1, p. 105 (...)
  • 23 Le conseil européen de Copenhague, des 21 et 22 juin 1993, a élaboré des critères d’adhésion à l’U (...)

15Compte tenu des affres dans lesquels est plongée l’UE à s’attaquer à la réforme de sa gouvernance et à la redéfinition de son projet, il est généralement admis qu’un élargissement supplémentaire – mise à part l’entrée de la Croatie – ne figure pas sur l’agenda dans un avenir proche21, ce d’autant qu’il existe d’autres types de relations que l’Union développe avec ses périphéries. Pour l’Ukraine, la Moldavie ou les pays du Caucase, la PEV ou le Partenariat oriental sont les seules alternatives offertes, du moins à moyen terme. Mais le « pouvoir transformateur » de l’UE pourra-t-il aider efficacement à la démocratisation des anciennes républiques soviétiques si l’adhésion à l’Union n’est pas un objectif plausible ? Certains commentateurs des nouveaux États membres ont parlé d’une « adhésion sans appartenance »22. En même temps, il faut veiller à la question essentielle de la « capacité d’absorption » de l’UE – notion qui figure parmi les critères de Copenhague, fixés en 199323. Le parlement européen estime même, dans sa résolution votée le 16 mars 2006, sur le « Rapport sur le document de stratégie pour l’élargissement 2005 », qu’il est « essentiel, pour saisir la notion de capacité d’absorption, de définir la nature de l’Union européenne, en ce compris ses frontières géographiques ».

16Aucune grille d’analyse – politique, géoculturelle ou économique –, ne permet d’apporter de réponses définitives pour arrêter les contours de l’Union élargie et de l’Europe. Il n’existe pas de définition qui s’impose de manière indiscutable à partir d’une combinaison de critères géographiques, culturels ou religieux. La réflexion sur les frontières de l’Union doit cependant partir d’un constat : cette interrogation est essentielle dans une perspective qui dépasse largement la seule question de l’élargissement. Délimitant un territoire, la frontière manifeste une relation d’appartenance tout autant qu’elle constitue l’autre, l’étranger. Il existe deux types de frontières : la limite, qui présuppose que l’autre existe et avec lequel on entretient une interaction, et la borne, à savoir la négation de l’autre, on ferme et on est entre soi. En cela, la frontière confronte les citoyens des États membres à la question de leur propre identité, du contenu de leur projet européen et de ses finalités ultimes. Le territoire qu’ils peuvent ainsi se fixer ne devrait-il pas être l’espace sur lequel ils ont prise pour réaliser leur dessein ? Les frontières de l’Union renverraient aux limites que les Européens assignent à leur projet et aux instruments de cette entreprise. Mais cette conception est-elle satisfaisante ?

  • 24 Cf. Rainer Poeschl, « Das geopolitische Kleeblatt. Europas Bündnisse », Das Parlament, 20.12.2010  (...)
  • 25 Wolfram Weimer, « Der Mauerfall Arabiens », Focus, 31.01.2011, p. 3 ; Jean Pisani-Ferry, « Méditer (...)
  • 26 Cf. Salomé Zourabichvili, « Fermer Yalta », Cahier de Chaillot, mai 2007, no 102, p. 54-70.
  • 27 Vladimir Poutine, « Von Lissabon bis Wladiwostok », Süddeutsche Zeitung, 25.11.2010.
  • 28 Cf. Régis Debray, Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010.

17En ce sens, il s’agit d’essayer de dépasser la logique binaire dans laquelle les débats restent souvent enfermés : être « dedans » ou « dehors ». L’enjeu consiste à imaginer des formules adaptées d’européanisation (statut avancé, partenariat privilégié ou État associé) dans l’intérêt d’une stabilisation de l’ensemble des pays de l’Europe. C’est tout l’enjeu d’une véritable politique de voisinage, de la définition de ce que pourrait être une relation privilégiée avec certains grands partenaires – la Turquie, mais aussi la Russie qui joue sur le canal des relations bilatérales et continue à raisonner en termes de « rapports de force » –, et plus généralement des liens avec les marches de l’Union24. Les capitales européennes ne peuvent plus faire l’impasse sur la problématique du Sud. Pour l’Europe, la Méditerranée demeure avant tout un bassin, un « champ magnétique » qui met en relation des États riverains et ne doit pas devenir une ligne de fracture irrémédiable avec le monde arabo-musulman. Que serait l’ambition de l’Europe si elle renonçait, au moment où le Mur tombe au Sud, à exercer ses responsabilités en Méditerranée et au Proche-Orient, en commençant par donner une dimension nouvelle à la coopération entre les deux rives qui a souvent pris la forme d’une assistance du Nord au Sud ?25 En ce sens, lors de son allocution télévisée du 27 février 2011, le président français Nicolas Sarkozy a insisté sur le fait que l’Union pour la Méditerranée, fondée le 13 juillet 2008, « doit permettre à tous les peuples de la Méditerranée de bâtir enfin une destinée commune ». L’UE a un intérêt évident à une coopération organisée. De même, avec la Russie, il s’agit pour l’UE de définir une méthode pour parvenir à une interdépendance organisée26 – voire à une « communauté d’économies harmonisée de Lisbonne à Vladivostok », selon la proposition récente du premier ministre russe Vladimir Poutine27. Mais les frontières de l’Union dépendent fondamentalement de la nature du projet européen. Plus celui-ci a de la consistance politique, plus la question des frontières est importante28. C’est dans cet esprit que la notion de « capacité d’absorption » doit être rendue opérationnelle dans toutes ses dimensions institutionnelles, financières et évidemment politiques tant l’adhésion des peuples est désormais impérative. En claire, cela signifie que l’Union doit pouvoir dire « non » à un pays candidat, même s’il satisfait à tous les critères, si elle-même considère ne pas être prête.

18Ouvert par l’élargissement issu de la chute du Mur de Berlin, le débat sur les frontières de l’Europe n’est pas un exercice rhétorique, mais un impératif politique. Certes, les Européens ont de grandes difficultés à parler de frontières, parce que, historiquement, les frontières orientales de l’Europe ont toujours été floues et parce qu’eux-mêmes se sont construits par la suppression des frontières. Mais les évidences, spontanément et implicitement partagées, qui ont présidé depuis l’origine à la construction européenne se sont évanouies. Le dessein européen ne peut pas s’inscrire indéfiniment dans un avenir sans horizon, ni dans un espace indéterminé. Il se réduirait alors littéralement, à une utopie incertaine. L’Union élargie ne doit pas être affaiblie dans son ensemble, elle doit parvenir à se situer dans le monde du XXIe siècle.

Une Europe affaiblie dans le monde

  • 29 Cf. George Mink, « La réconciliation polono-russe : vers un changement de paradigme ? », Politique (...)

19L’idée européenne est une conversion à des relations pacifiques harmonieuses dans lesquelles les querelles du passé ne déterminent pas l’agenda politique. La France et l’Allemagne en particulier ont dépassé un siècle de conflits pour entrer dans une logique de coopération et de rapprochement. Après la réconciliation entre la France et l’Allemagne et celle entre l’Allemagne et la Pologne, l’actuel rapprochement entre la Russie et la Pologne29 est-il en train de confirmer le statut de l’Europe comme le « continent de la réconciliation » ?

  • 30 Le concept de « puissance civile » a été lancé dans les années 1970 par François Duchêne, historie (...)
  • 31 Cf., pour le concept de « puissance normative », Ian Manners, « Normative Power Europe. A Contradi (...)
  • 32 Cf. Martin Hüfner, Europa. Die Macht von morgen, Munich, Hanser, 2006 ; T. R. Reid, The United Sta (...)
  • 33 Mark Leonard, Perpetual Power. Why Europe Will Run the 21st Century, New York, Harper Collins, 200 (...)

20L’Europe (de l’Ouest), longtemps terrain privilégie de la Machtpolitk et de l’équilibre des puissances, a su, après la Seconde Guerre mondiale, construire un véritable modèle alternatif à la loi du plus fort, en décidant d’y renoncer pour construire un monde où les conflits sont réglés par la conciliation. L’instrument militaire n’est plus admis qu’à la condition que tous les autres moyens de faire respecter le droit aient échoué. La force de l’UE est celle d’une communauté fondée sur la primauté consentie du droit. La dévalorisation de la puissance – en tant que telle – est au cœur même de la politique européenne d’après-guerre La construction européenne entreprise après 1945 se lit ainsi comme un moyen de canaliser les souverainetés européennes afin de garantir la paix et la stabilité sur le vieux continent. L’entreprise européenne est un renoncement explicite des formes traditionnelles de la puissance, avec la revendication – allemande au départ et progressivement assez largement répandue – d’une identité de « puissance civile »30 pour la nouvelle Europe en voie de (ré)unification. L’expérience géopolitique européenne est donc très positive et relativement unique au monde, l’art depuis plus de soixante ans de faire coexister les nations à visions différentes et à l’histoire conflictuelle dans un mécanisme qui produit du compromis et qui permet de gérer des désaccords. Dans la recherche de solutions aux grands problèmes du monde, l’UE peut précisément apporter une contribution essentielle, parce que depuis des décennies les Européens ont appris à exercer leur force de manière retenue et à pratiquer entre eux cette coopération nécessaire qui est la base de la construction européenne. L’UE privilégie donc la « puissance par la norme », sa politique extérieure reposant sur une vision du droit, où l’établissement de normes communes et de partenariats pacifiques – capables d’organiser le monde, de discipliner le jeu des acteurs, de développer chez eux le sens de la responsabilité collective – passe toujours avant l’usage de la force31. De nombreux observateurs européens, voire américains, y voient une véritable force32, l’analyste britannique Mark Leonard lui octroie même un vrai pouvoir d’influence qui ne s’arrête pas aux frontières de l’UE, mais concerne un espace qui compte près de deux milliards d’être humains – une « eurosphère » parmi laquelle figurent les États d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Europe orientale33. Mais au plan international, si les Européens veulent que leur modèle rayonne, s’ils souhaitent faire progresser le multilatéralisme et faire reculer la violence dans le monde, il faudra bien se résoudre à donner à l’Union un véritable poids politique international.

  • 34 Pierre Lellouche, « La défense européenne, un défi pour la nouvelle Europe », Mondes. Les Cahiers (...)
  • 35 Cf. Sebastian Santander (éd.), L’émergence de nouvelles puissances. Vers un système multipolaire ?(...)
  • 36 Védrine : il faut oublier « l’Europe puissance », Marianne Carte blanche, 01.07.2010 ; http//www.m (...)
  • 37 Christian Saint-Étienne, La puissance ou la mort. L’Europe face à l’empire américian, Paris, Seuil (...)
  • 38 En ce sens, cf., notamment, Laurent Cohen-Tanugi, Quand l’Europe s’éveillera, Paris, Grasset, 2011 (...)

21En ce début de XXIe siècle, le monde traverse deux révolutions majeures. Révolution intellectuelle, d’abord, avec l’effondrement de nombre de croyances et des principes qui ont structuré l’histoire des dernières décennies et qui se révèlent comme autant d’illusions, l’écroulement du mythe de l’autorégulation des marchés faisant pendant à l’enfouissement de l’utopie d’une fin de l’histoire sous les ruines du World Trade Center. Révolution géopolitique, ensuite : si la mondialisation tend à favoriser la paix par l’interdépendance commerciale et le caractère global des défis contemporains, elle alimente aussi les passions, reformule tant les luttes que les rivalités et bouleverse la hiérarchie des nations et des continents, placés sous le signe du déclin relatif de l’Occident et des États-Unis, d’une part, le rattrapage accéléré des nouvelles puissances de l’Est et du Sud, d’autre part. Ainsi, les Européens ont dû se rendre à l’évidence que le mélange brumeux d’abstraction et d’ingénuité bien intentionné qui caractérise les visions européennes du monde depuis la fin de l’URSS a ses limites. Suite au sommet de Copenhague sur le changement climatique, des 7 au 18 décembre 2009, la Chine et les États-Unis ont superbement ignoré l’Europe et ont écrit à deux, appuyés par l’Inde et l’Afrique du Sud, le communiqué final sur le climat. Pierre Lellouche, alors secrétaire d’État à la Défense, constatait qu’« avec les désillusions du sommet de Copenhague sur le climat, le rêve postmoderne d’une Europe unie, qui par sa seule exemplarité morale parviendrait à convaincre les autres grands de la nécessité d’un comportement vertueux, n’a pas tenu devant la réalité des rapports de force et des intérêts bruts »34. L’UE ne fut pas audible, elle fut ignorée, la leçon est brutale et peut se résumer ainsi : on ne peut pas avoir l’ambition d’être un modèle si l’on n’est plus perçu comme un acteur. En minimisant des réalités géopolitiques, les Européens prennent acte avec beaucoup de retard de la nouvelle situation du monde : la compétition multipolaire. L’Europe se retrouve aujourd’hui en position de fragilité dans un contexte de mutation des équilibres globaux à la faveur de « puissance émergentes »35. Hubert Védrine se méfie ainsi de « l’irrealpolitik » européenne : « Les Européens ont collectivement renoncé, après 1945, à se penser comme des acteurs du jeu mondial. Ils ont répudié l’idée de puissance qui, estimaient-ils, les avait conduits à deux suicides collectifs. Puis ils se sont abrités sous la houlette américaine. Depuis lors, ils ont voulu croire que le monde serait posttragique. Et comme ils rejettent la puissance, ils feignent de croire que la puissance n’existe plus. Mais le monde n’est pas l’Europe. Ils voudraient vivre dans une communauté internationale régie par le droit international, alors même que le monde multipolaire qui s’impose à nous n’est pas un monde architecturé, paisible et stable, mais une foire d’empoigne davantage tributaire de la loi de la jungle que de toute autre considération morale, même si toutes les nations du monde sont interdépendantes et doivent travailler ensemble »36. La question qui se pose pour chacun des peuples européens est de savoir quel prix ils sont prêts à payer pour exister et préserver leur prospérité dans la compétition mondiale et dans un monde dangereux. Le président de l’Institut France Stratégie, l’économiste Christian Saint-Étienne, considère que le monde futur n’accordera guère de place à ceux qui prônent exclusivement l’idéal kantien de paix perpétuelle. Il faut construire une puissance européenne capable de favoriser simultanément l’essor du droit et l’équilibre des puissances sur la scène internationale37. L’enjeu est double, en réalité : il suppose une volonté singulière de peser dans l’histoire et une disponibilité à accepter que des moyens soient mutualisés et gérés au niveau européen. Le sens du projet européen c’est de permettre aux Européens de compter dans la mondialisation face à cette redistribution des cartes, à ce retour de la géopolitique38.

  • 39 « Projet pour l’Europe à l’horizon 2030. Les défis à relever et les chances à saisir ». Rapport du (...)

22Pour devenir cet acteur majeur, les Européens profondément engagés dans cette compétition chaotique, tant pour défendre leurs principes que leurs intérêts vitaux, doivent se résoudre à sortir d’une situation dans laquelle ils trouvent un certain confort : la puissance de l’économie sans le souci d’une stratégie planétaire. Pourtant, tous les autres grands acteurs, États-Unis, Russie, Chine, Inde, projettent sur le reste du monde leur propre vision géopolitique à partir de laquelle ils analysent les rapports de force et définissent leur approche des relations internationales. De nombreuses difficultés actuelles s’expliquèrent aussi par le fait que l’imaginaire politique européen depuis cinquante ans s’est construit, en raison des conflits précédents, non pas dans un regard sur le monde, mais dans un regard sur l’Europe. La tendance à l’auto-centrisme demeure un sérieux obstacle à une Europe véritablement « globale ». Ainsi, les Européens n’ont pas vraiment pris acte des bouleversements de l’après Guerre froide dans d’autres régions du monde. L’Europe se trouve bien aujourd’hui à un tournant de son histoire. Les douze sages, sous la présidence de Felipe Gonzales, auteurs, en 2010, du « Projet pour l’Europe à l’horizon 2030 », admettent que les Européens « ne surmonteront les défis qui les attendent que si tous, responsables politiques, citoyens, employeurs, salariés, sont capables de se rassembler autour d’une vision commune nouvelle, définie en fonction des impératifs de leur époque »39.

  • 40 Cf. Philippe Herzog, Une tâche infinie. Fragments d’un projet politique européen, Paris, Éditions (...)

23Le sens même de la construction européenne a été de s’unir afin de se solidariser pour abolir la violence. Après la chute du Rideau de fer, l’Union a pacifié son voisinage en proposant l’entrée à d’autres peuples européens et, au-delà, en projetant son droit et son modèle de « communauté plurinationale ». Il faut désormais redonner du sens à la marche européenne, faut de quoi l’Union est minée par l’indifférence et le repli. Il y a besoin de s’interroger sur les limites de l’Union actuelle et de bâtir une identité politique40. Aux Européens de travailler à un renouvellement qualitatif profond.

Notes

2 Cet espoir fait écho aux idées développées par les intellectuels dissidents. Cf., notamment, István Bibó, Misère des petits États d’Europe de l’Est, Paris, L’Harmattan, 1986.

3 Milan Kundera, « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat, novembre 1983, no 27, p. 3-22.

4 Le processus d’élargissement de l’UE est lancé au conseil européen d’Essen (décembre 1994). Au conseil européen d’Helsinki (décembre 1999), la Turquie reçoit le statut de candidat officiel à l’adhésion, tout comme, au conseil européen de Thessalonique (juin 2003), les Balkans occidentaux (Albanie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Serbie, Monténégro, Macédoine).

5 Cf. Karl W. Deutsch, Political Community and the North Atlantic Area : International Organization in the Light oft Historical Experience, Princeton, Princeton University Press, 1957.

6 Cf., notamment, Laure Delcour, Elsa Tulmets, Pioneer Europe ? Testing European Foreign Policy in the Neighbourhood, Baden-Baden, Nomos, 2008 ; Jacques Rupnik, Les Banlieues de l’Europe. Les politiques de voisinage de l’Union européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2007 ; George Christou, « European Union security logics to the east : the European Neighbourhood Policy and the Eastern Partenership », European Security, septembre 2010, no 3, vol. 19, p. 413-430.

7 Cf. Gaïdz Minassian (éd.), Eurasie. Au cœur de la sécurité mondiale, Paris, Autrement, 2011.

8 Le 1er septembre 1994, plusieurs députés du groupe parlementaire CDU/CSU, dont Karl Lamers et Wolfgang Schäuble, publiaient un document, intitulé « Réflexions sur l’avenir de l’Europe », défendant l’idée d’une stratégie d’intégration plus renforcée, autour d’un « noyau dur » franco-allemand.

9 Cf. Krzysztof Pomian, « Après la crise constitutionnelle. Quelle Union ? Quelle Europe ? », Le débat, mai-août 2006, no 140, p. 50-65.

10 Cf. Jürgen Habermas, Après l’État nation, une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000 ; Jean-Marc Ferry, Europe, la voie kantienne. Essai sur l’identité postnationale, Paris, Éditions du Cerf, 2005. Cf., aussi, Thomas Meyer, Die Identität Europas, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2004 ; David M. Green, The Europeans : Political Identity in an Emerging Polity, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 2007 ; Tzvetan Todorov, La peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Paris, Laffont, 2008, p. 243-281.

11 Cf. Stephan Martens, « L’Europe, communauté de destin ? », dans M. Koopmann, S. Martens (éds.), L’Europe prochaine. Regards franco-allemands sur l’avenir de l’Union européenne, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 43-56.

12 Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales en Europe XVIIIe – XXe siècle, Paris, Seuil, 1999, p. 289.

13 Cf. Steve Wood, Wolfgang Quaisser, The New European Union : Confronting the Challenges of Integration, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 2008.

14 Cf. Pascale Joannin, L’Europe en 2025 : géant économique, nain politique ?, Géoéconomie, été 2009, no 50, p. 79-88 ; Simon Robinson, Where Did Europe Go ? The EU needs to decide if it wants to be a world power, Time, 08.03.2010, p. 14-18.

15 Cf. Thierry Chopin, Maxime Lefebvre, Après le traité de Lisbonne : l’Union européenne a-t-elle enfin un numéro de téléphone ?, Questions d’Europe, Fondation Robert Schuman, 30.11.2009, no 151 ; Stefani Weiss, Europas Auswärtiger Dienst : Viel Lärm um nichts, Spotlight Europe, Bertelsmann Stiftung, juin 2010, no 5.

16 Cf. Krzysztof Soloch, « Les pays d’Europe centrale entre solidarité européenne et préférence atlantique », Politique étrangère, mars 2009, no 3, p. 541-551.

17 Cf., notamment, András Inotai, « Droht der Big Bang ? Die Erweiterungsstrategie ist unegenügend durchdacht », Internationale Politik, janvier 2002, no 1, p. 27-32 ; Pierre Manent, La Raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe, Paris, Gallimard, 2006.

18 Cf. Lucien Febvre, L’Europe. Genèse d’une civilisation, Paris, Perrin, 1999.

19 Claudio Magris, Danubio, Milan, Garzanti, 1986, p. 190.

20 Cf. Heinrich August Winkler, « Wir erweitern uns zu Tode », Die Zeit, 07.11.2002.

21 Cf. Jean-Arnault Dérens, « Interminables fiançailles entre Bruxelles et les Balkans », Le Monde diplomatique, novembre 2009, p. 14-15. Il reste que les pays des Balkans occidentaux sont manifestement engagés à passer du statut actuel de protectorat européen à l’adhésion en tant que membre à part entière de l’UE.

22 Cf. Jacques Rupnik, « In Search of a New Model », Journal of Democracy, janvier 2010, no 1, p. 105-112 ; Oliver Schmidtke, Serhy Yekelchyk, Europe’s Last Frontier ? Belarus, Moldova and Ukraine between Russia and the European Union, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2008.

23 Le conseil européen de Copenhague, des 21 et 22 juin 1993, a élaboré des critères d’adhésion à l’Union. Toute candidature est soumise à un ensemble de conditions préalables : institutions politiques stables et démocratiques, économie de marché et capacité d’assumer les obligations d’adhésion – notamment de souscrire aux objectifs de l’UEM.

24 Cf. Rainer Poeschl, « Das geopolitische Kleeblatt. Europas Bündnisse », Das Parlament, 20.12.2010 ; Sedef Arat-Koç, « Constesting or Affirming Europe ? European Enlargement, Aspirations for Europeanness and New Identities in the Margins of Europe », Journal of Contemporary European Studies, juin 2010, no 2, vol. 18, p. 181-191.

25 Wolfram Weimer, « Der Mauerfall Arabiens », Focus, 31.01.2011, p. 3 ; Jean Pisani-Ferry, « Méditerranée, un mur tombe », Le Monde, 08.03.2011.

26 Cf. Salomé Zourabichvili, « Fermer Yalta », Cahier de Chaillot, mai 2007, no 102, p. 54-70.

27 Vladimir Poutine, « Von Lissabon bis Wladiwostok », Süddeutsche Zeitung, 25.11.2010.

28 Cf. Régis Debray, Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010.

29 Cf. George Mink, « La réconciliation polono-russe : vers un changement de paradigme ? », Politique étrangère, 2010, no 3, p. 607-619.

30 Le concept de « puissance civile » a été lancé dans les années 1970 par François Duchêne, historien et collaborateur de Jean Monnet, puis repris, au début des années 1990, par le politologue Hanns W. Maull afin de souligner le caractère nouveau de la notion de « puissance » dans des pays comme l’Allemagne ou le Japon, dépourvus d’ambitions militaires ou impériales et donnant la priorité à la prévention civile des conflits ; cf. François Duchêne, « The European Community and the Uncertainties of Interdepandance », dans Max Kohnstamm, Wofgang Hager (éds.), A Nation Writ large ? Foreign Policy Problems before the European Community, Londres, Macmillan, 1973, p. 1-21 ; Hanns W. Maull, « Germany and Japan. The New Civilian Powers », Foreign Affairs, hiver 1990-1991, no 5, vol. 69, p. 91-106. Cf., aussi, Bernard Adam, Europe, puissance tranquille ? Rôle et identité sur la scène mondiale, Bruxelles, Complexe, 2007.

31 Cf., pour le concept de « puissance normative », Ian Manners, « Normative Power Europe. A Contradiction in Terms ? », Journal of Common Market Studies, 2002, no 2, vol. 40, p. 235-258 ; Zaki Laïdi, La norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.

32 Cf. Martin Hüfner, Europa. Die Macht von morgen, Munich, Hanser, 2006 ; T. R. Reid, The United States of Europe. The New Superpower and the End of American Supremacy, New York, Penguin Press, 2004 ; Jeremy Rifkin, The European Dream. How Europe’s Vision of the Future is Quietly Eclipsing the American Dream, New York, Tarcher/Penguin, 2004.

33 Mark Leonard, Perpetual Power. Why Europe Will Run the 21st Century, New York, Harper Collins, 2005.

34 Pierre Lellouche, « La défense européenne, un défi pour la nouvelle Europe », Mondes. Les Cahiers du Quai d’Orsay, hiver 2010, no 2, p. 6.

35 Cf. Sebastian Santander (éd.), L’émergence de nouvelles puissances. Vers un système multipolaire ?, Paris, Ellipses, 2009.

36 Védrine : il faut oublier « l’Europe puissance », Marianne Carte blanche, 01.07.2010 ; http//www.marianne2.fr/Vedrine-il-faut-oublier-l-Europe-puissance_a194685.html

37 Christian Saint-Étienne, La puissance ou la mort. L’Europe face à l’empire américian, Paris, Seuil, 2003. D’après certains observateurs, l’UE ne peut d’ailleurs plus être considérée comme une « puissance civile » ; cf. Karen Smith, The End of Civilian Power EU : a Welcome Demise or a Cause for Concern ?, The International Spectator, t. XXXV, no 2, 2000, pp. 11-28.

38 En ce sens, cf., notamment, Laurent Cohen-Tanugi, Quand l’Europe s’éveillera, Paris, Grasset, 2011 ; Robert Chaouad, « Les fins possibles de l’Europe », La revue internationale et stratégique, hiver 2010, no 80, p. 126-137 ; Franck Petiteville, « L’Union dans les relations internationales : du soft power à la puissance ? », Questions internationales, mai-juin 2004, no 7, p. 63-72.

39 « Projet pour l’Europe à l’horizon 2030. Les défis à relever et les chances à saisir ». Rapport du groupe de réflexion au conseil européen, 08.05.2010, p. 3.

40 Cf. Philippe Herzog, Une tâche infinie. Fragments d’un projet politique européen, Paris, Éditions du Rocher, 2010.

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