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Le roman comme laboratoire

 | 
Anne Barrère
, 
Danilo Martuccelli

Deuxième partie. Faire, défaire, refaire le personnage

Chapitre 4. Un nouvel âge du personnage : les régimes d’énergie

Texte intégral

1Répondons d’abord aux justes objections du lecteur. Bien évidemment, les personnages du roman du vingtième siècle ne peuvent nullement se réduire aux trois grands modèles dont nous venons de préciser la liquidation. Mais elles ont tout de même été les plus influentes et les plus significatives. La deuxième objection est encore plus pertinente. Il va de soi que cette liquidation est toute relative et que nombre de romanciers contemporains, parmi les plus talentueux, continuent à mobiliser ces trois démarches descriptives. Mais en dehors de tout jugement de valeur sur leur talent, et du plaisir que nous pouvons avoir à les lire, le constat principal, pour nous, tient dans celui de l’absence de perspective nouvelle à l’heure d’y chercher des stimulations possibles pour le regard sociologique. Pour en revenir à notre corpus, nous avons essayé de montrer, dans ce qui précède, tout ce qu’il pouvait tirer malgré tout du jeu avec ces perspectives, dans les formes diverses prises par les romans choisis. Nous en venons maintenant à ce que nous y trouvons de nouveau, y compris en lisant entre les lignes – ce que nous assumons sans aucune gêne puisque c’est une des règles de l’herméneutique inventive que nous suivons dans ce livre..

  • 1 Marthe Robert, Livre de lectures [1977], Paris, Le Livre de poche, 1983, p. 101.

2Mais qu’est-ce que le nouveau en littérature ? « A tout prendre, le nouveau en littérature n’a jamais que deux façons de se manifester : ou bien il déclare l’ancien périmé et se substitue à lui sans autre forme de procès ; ou bien il le maintient d’abord solidement en s’inspirant de ses thèmes et de ses procédés, non pour en confirmer une fois de plus l’immuabilité, mais au contraire pour les forcer à produire au grand jour ce qu’ils ont de faux et de caduc sous leur airs d’éternité »1. La synthèse de Marthe Robert résume avec précision notre double stratégie. Nous venons bien en effet d’essayer de comprendre la mise en œuvre de la deuxième procédure. Les romanciers choisis ont littéralement mis en abîme les trois principaux registres descriptifs du personnage tout en leur faisant, en apparence, acte d’allégeance. C’est à un démontage par imitation auquel ils se sont ainsi véritablement attelés.

3Mais, aux anciennes formes, ils substituent, plus ou moins nettement, une autre forme d’exploration. Comment décrire l’individu lorsque le personnage social apparaît comme insuffisant ? Comment cerner l’intériorité lorsque la voie introspective est clôturée ? Comment dessiner un horizon pour l’interrogation existentielle lorsque le sens se dissipe ? La réponse est aussi simple qu’efficace, mais elle constitue un véritable infléchissement dans le regard romanesque. L’énergie remplace désormais la position, la conscience et le sens. Dans les romans que nous étudions, et sans doute dans bien d’autres, c’est l’énergie qui devient le foyer central du dispositif romanesque de saisissement du personnage. Son intensité est plus importante que les formes. Le problème de ses sources retient l’attention, qu’il s’agisse de la société, de la nature ou de soi-même. Subrepticement, l’énergie remplace les autres modèles.

4Le personnage, c’est l’énergie. Où en puiser suffisamment pour tenir ? Comment se ressourcer ? Quels usages et dosages en faire ? Telles sont leurs questions. Peut-être ne sont-elles pas les bonnes. Mais elles sont bien les leurs. Et au fond, tout de même, aussi les nôtres. La question est moins désormais de savoir que faire que comment faire ; surtout lorsque l’énergie ne va plus de soi. Le dispositif procède moins du constat d’un affaiblissement généralisé de l’énergie individuelle et collective, que de son infinie dispersion. S’il n’y a, pour cette question, aucune solution positionnelle, intérieure ou existentielle probante, nos romanciers vont montrer qu’il existe par contre des branchements différentiels plus ou moins énergétiques dans le monde. C’est la manière extrêmement contemporaine de rendre compte de la dissociation propre de l’expérience moderne entre l’objectif et le subjectif. Il faut à terme que l’énergie remplace la position, la conscience, la situation. Mais de quelle manière ?

I. L’énergie et ses régimes

5Cette nouvelle proposition descriptive exige de sortir de toute servilité – implicite ou explicite – envers la psychanalyse. De prendre ses distances avec l’idée qu’il suffit de comprendre cette énergie comme une variante du combat entre la Loi et la pulsion pour parler comme Freud, entre Apollon et Dionysos pour emprunter les mots de Nietzsche. On pourrait d’ailleurs, même si nous ne l’avons pas fait et ne le ferons pas non plus maintenant, se servir de l’œuvre d’Annie Ernaux pour montrer l’actualité d’une interprétation de ce type. Après tout, où se trouve, sinon dans la sexualité - et l’énergie qui lui est associée – la source ultime de ce mystérieux hors social qu’elle s’efforce moins d’explorer qu’elle n’est contrainte, à son corps défendant, de le donner à voir ? La sexualité tient une place prépondérante dans ses textes et scande sa vie tout autant que l’ombre portée du social. Adolescente déjà, elle était « vicieuse », dit-elle, elle aimait « trop » les garçons ; c’est par la sexualité qu’elle découvre la « honte », et le châtiment de l’avortement, et c’est toujours par la sexualité qu’elle fait la preuve de l’inanité du langage social pour parler de certaines choses. À côté de l’arrimage sans faille de ses récits au regard sociologique de Pierre Bourdieu, Annie Ernaux consent à reconnaître qu’il existe un autre regard sur l’homme, celui de Freud, du sexe, du ça, de la libido – bref, d’une énergie pulsionnelle explosive.

  • 2 Georg Simmel, La tragédie de la culture et autres essais, Paris, Rivages, 1988 ; Michel Ange et Ro (...)

6Mais il faut aussi malgré tout prendre des distances, à ce propos, avec la façon dont le vitalisme a pendant longtemps rendu compte de l’expérience moderne. Nous ne sommes plus, plus du tout, dans l’univers de la tragédie de la culture cher à Simmel. Rappelons-en l’équation fondamentale : l’impulsion vitale, en dynamisant sans arrêt les formes, maintient leur mouvement ; et en même temps, les formes, en se stockant, permettent à la vie de se développer et de continuer. Mais la distance inévitable entre eux, source même de leur possibilité réciproque, devient abyssale dans la modernité. La culture objective, en s’autonomisant, se détache de la culture subjective. La distance entre le sujet et l’objet est irréconciliable – et signe à tout jamais la tragédie de la culture moderne (et non plus seulement sa crise). Ce combat entre la vie, l’énergie subjective, et les formes, la culture objective, rend compte d’œuvres aussi diverses que celles de Michel Ange ou de Rodin2.

  • 3 Gilles Deleuze, Felix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972 et Mille plateaux, Paris, Minuit (...)
  • 4 Bien sûr, de multiples influences sont repérables du côté du vitalisme bergsonien ou simmelien, du (...)
  • 5 En tout cas, et à ce niveau, ce serait une interprétation possible de l’éloge de Michel Foucault a (...)

7La focalisation sur l’énergie des romans étudiés vient modifier le problème. La question centrale cesse d’être l’égarement de soi – la vie – dans le monde – les formes – et va devenir l’existence même de l’énergie, son intensité, et la durée incertaine des connections au monde qui lui permettent de circuler. La question de l’ambivalence du sens propre à la modernité passe alors au second plan. C’est l’énergie qui devient problématique. Le lien pourrait être établi avec la crise du Sujet historique et les avatars de la « révolution libidinale » qui secoue la France de l’après mai 68 (et les résurgences de certaines de ses variantes dans le mouvement d’alter-mondialisation)3. Pourtant, si on peut voir là une possible matrice d’inspiration, le lecteur ne trouvera pas dans les romans étudiés de définition précise ou d’éléments de théorisation de l’énergie, tels que pouvait les chercher Pierre Bayard, mais une minutieuse description des états d’excès ou de panne – et de leurs transformations4. Ce que nos romanciers décrivent, étudient, ce sont des régimes d’énergie. Pourquoi des régimes ? Parce que ce sont surtout les différentiels d’investissements et de ressourcements énergétiques dont les individus font preuve qui les intéressent, les dénivelés entre eux, et leurs conséquences. Les personnages sont alors porteurs d’états énergétiques au-delà de la simple division, désormais trop simple et réductrice, d’un dedans et d’un dehors, de l’intérieur et de l’extérieur, de la subjectivité et de l’objectivité, du vital et du social. Cette ligne de fracture peut rester centrale, à condition de prendre acte de la complexité d’états irréductibles à l’un ou l’autre des bords, mais naissant d’une myriade d’interfaces possibles. Le recours à l’énergie signe à tout jamais la fin de cette frontière étanche car elle est constamment alimentée et consommée par un ensemble de phénomènes extérieurs, comme si chaque individu, par des connexions avec des objets, des gens, des situations, des affects, des souvenirs, renouvelait – ou non – son énergie dans un processus à l’épreuve constante de pannes, de court-circuits, mais aussi de sur-générations ou d’explosions. L’agencement immanent des flux cède ainsi le pas à un dispositif romanesque qui, en le désorganisant, permet aussi, à de nouveaux frais, de penser et de décrire le personnage5. Et si l’imagination sociologique a eu au fond de la peine à trouver un terrain d’entente avec la philosophie des flux, elle peut, croyons-nous, trouver une synergie analytique fructueuse avec la connaissance romanesque des régimes d’énergie.

8Les régimes d’énergie posent la double question de la source et du ressourcement. Pour certains, et ce sera la véritable tragédie de la modernité contemporaine, le système social nous contraint toujours davantage à puiser de l’énergie en nous-mêmes. Pour d’autres au contraire, elle est dans le monde, chaque individu se devant systématiquement d’y trouver des ressources, au moment de l’entrée dans une société s’appuyant de plus en plus sur la circulation de l’information dans des réseaux multiples. En fait, tout individu est un mélange des deux – d’une énergie vitale et d’une énergie sociale – et le propre de la connaissance romanesque sera de décrire les personnages au travers de ce jeu constant.

  • 6 En ce qui concerne cette dernière perspective, il s’agit moins de la saisir du coup comme une arti (...)

9D’ailleurs, comme on le verra, c’est autour de cette dialectique que se joue le différentiel de profils entre personnages. En fait, autour d’un jeu croisé de dialectiques. L’énergie en soi ou dans le monde, et toutes les combinaisons possibles entre elles, n’est pas ainsi, à terme, la même chez tous les personnages. Et du coup, la source énergétique n’ayant pas la même origine ni surtout la même intensité, les états subjectifs ébauchés seront de différente nature, de même que leur devenir, leur mouvement, en quelque sorte le rythme lui-même qu’ils donnent aux personnages, pour un temps plus ou moins long. L’énergie et ses régimes, voilà le problème, le véritable problème. C’est au sein de cette problématique générale, que d’autres interprétations plus circonscrites pourront retrouver une signification, qu’il s’agisse du conflit entre la pulsion et le sur-moi ou des difficultés d’implication des acteurs dans le monde6. Du coup, la difficulté d’agir ne procède presque jamais, chez les auteurs analysés, d’un conflit direct opposant les principes et les passions ou signalant forcément un désinvestissement social. Ils ne sont pas, bien entendu, à exclure. Mais ils ne sont plus sur le devant de la scène. Tout se passe comme si l’interrogation sur le bien et le mal, et surtout, sur l’investissement lui-même de l’énergie avait cédé la place au problème « charnel » et concret, de la recherche d’énergie afin de faire face aux événements de la vie.

  • 7 Si certains états d’aboulie ou d’hyperactivité, ou certains états humoraux sont bien conçus comme (...)

10À l’énergie débordante des personnages du XIXe (comment ne pas penser, par exemple, à l’égotisme des personnages de Stendhal, capables de par leur force, voire leur démesure énergétique, de traverser toutes les épreuves du siècle), s’opposent presque à la caricature les personnages des romans étudiés, assaillis, eux, par des fatigues multiples, des découragements plus ou moins passagers, et fréquemment confrontés au sentiment de vide. On connaît la grande fortune de cette équation de base : les individus sont fatigués. C’est d’ailleurs ce constat qui peut immédiatement mener à des interprétations s’ingéniant à y trouver les traces de l’ancienne mélancolie ou, si l’on préfère, de l’actuelle dépression. Or, le côté pathologique intéresse peu les romanciers, même si la frontière entre santé et maladie, en particulier mentale, est parfois l’objet de longues descriptions. Quelques protagonistes des romans étudiés sont de toute évidence porteurs d’états cliniques associables à la dépression, mais ce n’est pas comme maladie d’époque qu’elle est véritablement au centre de leur connaissance romanesque7. Le cœur de la description n’est pas là mais bien plutôt dans le constat d’un problème central d’énergie. Et d’ailleurs, à bien y regarder, la panne et la fatigue ne sont, au fond, qu’un détail d’époque renforcé par des lunettes déformantes. D’autant plus que l’excès énergétique est présent dans leurs romans ; d’autant que l’énergétisme collectif sera de retour demain. Ou après demain. L’essentiel est ailleurs : dans la volonté de connaître et de décrire un personnage par le biais de ses régimes d’énergie.

11Peut-on vraiment affirmer que les régimes d’énergie définissent un dispositif romanesque d’un nouveau genre ? Ne faut-il pas plutôt penser qu’il a été bien davantage le propre du dix-neuvième siècle et de la société industrielle ? Peut-on à ce point faire fi de l’énergie débordante et dévorante qui anime la littérature, et plus largement l’art, depuis le dix-neuvième siècle ? L’affirmation n’enferme aucun paradoxe dès le moment que l’on comprend que ce qui a changé, n’est pas l’accentuation de la fatigue d’aujourd’hui face à la force conquérante d’hier, mais le décentrement du regard sur la problématisation même de cette question. Le vrai changement est bel et bien là. Les personnages de Balzac ou de D. H. Lawrence ne sont jamais aux prises avec des soucis énergétiques : l’ambition ou la pulsion se suffisent à elles-mêmes. Rien de tel chez les romanciers étudiés. Désormais, l’énergie ne va plus jamais de soi. Elle les intrigue ; elle fait partie de l’intrigue. Autant dire qu’elle irrigue totalement leur regard sur le personnage.

12Tel est l’espace descriptif de l’analyse, tel qu’on peut le reconstituer : d’un côté, des irruptions non maîtrisées d’énergie, vers le haut ou vers le bas, de l’autre côté, leur dissipation, ou leur conservation, leur refroidissement plus ou moins rapide, participant à des sensations différentielles d’épuisement ou de régénération. Car il existe aussi, bien sûr, différentes adversités énergétiques, et différents dispositifs d’absorption ou d’extinction, qu’ils soient au fond de soi-même (on retrouve la litanie contemporaine des diverses figures de la dépression), dans le monde social (la différence mystérieuse entre ce qui nous empêche ou nous permet d’agir), dans leur rencontre toujours problématique (et que la sociologie, se détournant du tragique, a pendant si longtemps voulu ignorer).

  • 8 Chez quelqu’un comme Echenoz, on pourrait même dire que presque tous les personnages sont comme tr (...)

13Il est clair que les romans étudiés n’abordent que certains des régimes d’énergie qu’ils pourraient décrire, et non la totalité d’entre eux. Il est bien possible qu’il y ait au fond peu de conquérants dans nos personnages ni même d’individus en vitesse de croisière régulière, alors qu’ils étaient bien mieux représentés dans l’univers du roman social, dans des trajectoires d’ascension ou dans leurs capacités à découvrir le monde… ou à s’explorer eux-mêmes. Mais à tout prendre, et malgré l’importance des protagonistes en panne ou épuisés, ils ne sont pas, forcément, la figure principale du corpus. La clé de la réflexion s’établit plutôt dans un va-et-vient entre euphorie et implosion, entre épanouissement et dissolution ou évanescence, sans qu’il soit véritablement possible de parler d’un état normal, voire d’équilibre, sinon sous la forme (notamment chez Toussaint) d’une espèce d’ataraxie quotidienne8. Un certain nombre d’entre eux vivent dans « l’espérance d’une vie intime à l’abri du tumulte extérieur », d’une énergie bien régulée. Mais ils y rencontrent constamment l’ennui, le vide, de puissants adversaires énergétiques qui les rejette vers l’extérieur. En fait, les individus sont à la fois omnipotents et insuffisants. En excès et en déficit. En roue libre ou en panne. Nous avons pu distinguer, à partir du corpus, quatre grands types de régimes d’énergie.

II. Baisses de régime

  • 9 En France, c’est bien sûr Ehrenberg qui a le mieux exploré cette filiation. Cf. Alain Ehrenberg, L (...)
  • 10 Norbert Alter, L’innovation ordinaire, Paris, P.U.F., 2000.

14Il faut le reconnaître. Dans certains romans, le souci de la moindre dépense énergétique est omniprésent. Les personnages n’agissent pas, ou plus, et leurs mouvements étriqués trahissent une faiblesse constante d’intensité émotionnelle. Il n’est que trop évident que les protagonistes de nos romans sont souvent fatigués. Mais sont-ils vraiment fatigués d’être eux-mêmes ? Certes, il est toujours possible d’en revenir à la dépression comme un souci extrême d’épargne énergétique de paroles, d’actes, de sentiments. Lorsque l’individu est un « boulet », un « poids », une « masse » dans une société du « flux » et de la « circulation », elle apparaît largement comme un revers de l’accélération de rythmes promu par la société contemporaine, dans une interprétation indissociablement sociale et psychologique9. Mais au fond cette fatigue tient plus d’une usure que d’une panne, plus d’un déficit de « combustion » que d’une crise véritable dans l’implication10. C’est pourquoi ce n’est pas vraiment une implosion sur soi, mais plutôt un déficit chronique et récurrent d’énergie vitale qui est décrit dans le corpus. Bien des personnages ne sont pas déprimés : ils n’ont tout simplement pas ou plus assez d’énergie pour répondre aux sollicitations du monde.

« Je suis fragile et fatiguée. Je suis lasse des affrontements. J’aimerais, un court moment, que le désir soit un volcan éteint, et que nous soyons une prairie indistincte à son flanc noir et fertile » (Desplechin, Trop sensibles, p. 200).
« J’avais pris une année sabbatique, un congé sabbatique, un congé sans solde, je ne faisais rien de mes journées, j’étais trop fatigué pour m’y atteler. Je me disais que peut-être on pourrait partir quelques jours, avec Marie et les gosses, descendre vers le soleil, trouver une maison au bord de l’eau et ne rien faire que regarder le bleu, je me disais que j’avais besoin de me reposer vraiment, qui pouvait comprendre ça » (Adam, À l’Ouest, p. 18).

  • 11 Pour une lecture étudiant cette relation à partir d’un regard à la confluence de la psychanalyse e (...)
  • 12 « Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et des périls (...)

15L’individu est ce qu’il fait ; mais pour faire, il faut de l’énergie. Pourtant, la dépense énergétique ne présage en rien, étrangement, d’une quelconque affirmation de soi. C’est ici d’ailleurs que la fatigue se glisse. Entre l’énergie vitale et le monde, s’immisce le doute du bien-fondé des dépenses à engager. À quoi bon ? Dans ce sens alors, nous ne sommes pas loin, effectivement, de la jouissance dépressive, visant à établir le sujet dans le manque et la mélancolie, à résister au travail inévitable des deuils dont est faite la vie, et à garder la présence de l’objet (ou de l’être) absent au travers d’une identification narcissique qui permet de s’installer, longtemps, dans l’inertie du moment de la perte11. Nous ne sommes pas non plus très loin d’une fatigue induite par l’ensemble des injonctions normatives auxquelles sont soumis aujourd’hui les individus. Et pourtant, ce qui est décrit est plus simple. En fait, un constat autrement plus fondateur. Les baisses énergétiques confrontent au temps vide. Et face à ces pannes d’énergie, la solution pascalienne – demeurer en repos – n’est pas si vite écartée par certains de nos personnages. Si tout le malheur du monde vient de ce que l’homme ne sait pas rester en paix et solitude, comme il l’affirmait, on trouvera chez nos romanciers bien des démentis vécus. En effet, beaucoup de nos héros se font un point d’honneur d’essayer, comme Pascal le suggérait, de rester dans leur chambre12.

16La salle de bains de Jean-Philippe Toussaint en propose sans doute un exemple fameux et ironique, en mettant en scène un homme qui refuse obstinément, pendant toute une partie du roman, de quitter sa baignoire et ses alentours. Cependant, en fait, « ne rien faire, contrairement à ce que l’on pourrait s’imaginer un peu vite, exige méthode et discipline, ouverture d’esprit et concentration » (Toussaint, La télévision, p. 11). Toute une gymnastique intérieure se met alors en place, une ascèse, souvent évoquée de manière ironique (Echenoz, Le méridien de Greenwich, p. 45 ; Roberts, Les bêtes curieuses, p. 14).

« Quant aux deux heures qu’il me restait avant de me rendre aux guichets de la gare, je n’en tuais qu’une. Elle se défendit crânement. Hautaine, cette heure, provocatrice. C’est avec moi que tu commences la journée, me disait-elle. Je me ferais bien plus tardive, mais je n’y peux rien, c’est dans ma nature. Tout dépend de toi. Défends-toi, mon vieux. Résiste, si tu es un homme. Essaie. Distrais-toi. Tu vas bien voir si je passe.
Elle passa. J’étais fourbu. Face à la deuxième heure, la huitième en temps normal, j’abandonnai le terrain. Je quittai la chambre et pris la direction de la gare » (Oster, Mon grand appartement, p. 120).

17Les personnages décrits malgré tout comme pathologiques et ceux dont on ne le précise pas se ressemblent alors étrangement, au travers de la paralysie progressive qui gagne leur existence. Alors, se reposer, dormir, peut-être ? Pourquoi pas, mais ici, à rebours, l’insomnie guette. Les récits en rendent compte comme d’une sorte de production indésirable d’énergie, à l’intérieur même de ce qui est censé permettre d’en récupérer un certain volume. Alors qu’elle n’est relayée ni à l’externe, faute d’occupation, ni à l’interne, faute d’épaisseur subjective, elle est alors une sorte d’intranquillité parasitaire, un état intermédiaire entre panne d’énergie et activité :

« Elle s’est battue avec ça, avec les murs, avec ce qu’il y avait aux murs, des cadres et dans les cadres des abstraits reproduits en couleurs allant avec le reste, la lumière électrique, l’envie de l’appeler, la peur de le réveiller, l’envie de dormir, non, pas de se tuer, d’ouvrir la fenêtre, ce qu’elle fit avant de se mettre au lit, elle voulait entendre le bruit de la rue, l’écouta, arpentant, moins seule sur ce fond de trafic, un fond de whisky, histoire de se rappeler qu’avec lui, mais pas de se tuer, non, juste une seconde quand elle ouvrit, du cinquième ça fait peur, une grande fenêtre ; haute, large, juste un frisson d’effroi, de froid, la referma » (Gailly, L’incident, p. 213).

Focale. La vie insupportable des personnages de Régis Jauffret
L’œuvre de Jauffret présente une description méticuleuse des régimes d’énergie à basse intensité. Le sens de la vie y fait moins défaut que ne s’y impose la certitude que la vie insupporte et épuise… même et surtout sans rien faire de spécial.
« Cette journée qui commençait à peine, l’embarrassait. Elle ne savait que faire de toutes ces heures qu’il allait falloir vivre une par une, minute par minute jusqu’à la dernière seconde. Il fallait d’abord qu’elle procède à des ablutions, qu’elle prenne le temps de s’habiller, de se coiffer et de se maquiller plus ou moins. Il serait alors à peine dix heures et demie, la matinée ne serait même pas terminée/…/L’après-midi arriverait ensuite, plate, longue, sans échappatoire d’aucune sorte » (Sur un tableau noir, p. 31).
L’ennui peut faire préférer n’importe quel événement, et même n’importe quelle souffrance : un doigt pincé dans une porte (Fragments de la vie des gens, p. 37), ou n’importe quel rapport sexuel, une passe (ibid., p. 96)… ou même un inceste (ibid., p. 311). L’essentiel c’est d’échapper à : « l’ennui de chaque jour qui s’étendait du matin jusqu’au soir, s’étirait comme du sucre filé et dont on ne voyait jamais la fin » (ibid., p. 196). Mais aussi tout simplement à soi et à sa propre conscience : « Elle passerait la journée dans une succession de cinémas afin d’essayer de se projeter sur l’écran à la place des images et de disparaître dans la conscience des spectateurs » (Univers, univers, p. 396).
Changer la vie, recommencer son existence n’est pas un problème en soi, c’est même sans doute possible et souhaitable. Mais l’énergie manque. Pour en sortir, pour échapper à l’ennui, il faudrait, comme le dit un personnage de Jauffret, « changer de psychisme » (Fragments de la vie des gens, p. 238). Quant au suicide, il suppose un excès énergétique inenvisageable : « Je voudrais m’éliminer comme un déchet, même si le suicide n’est pas une joie, même si ce geste anodin oblige à s’arc-bouter une dernière fois avant que la conscience ne s’anéantisse » (Autobiographie, p. 105). En bas régime d’énergie, il n’est pas, il ne peut même plus être une solution : « Je laisse le suicide aux gens qui toujours se sont crus heureux, à ceux qui un jour tombent de haut » (Les jeux de plage, p. 121).

III. Flotter, dériver, se faire porter : le mouvement comme pompe à énergie

18Le pendant le plus marquant aux baisses de régime n’est pas à chercher, dans nos romans, du côté de l’excès d’énergie, même si nous en décrirons quelques occurrences, mais bel et bien dans la découverte, par les personnages, de prises énergétiques disséminées dans le monde, auxquelles ils se rattachent pour en accumuler de nouveau. Ce qu’ils décrivent en effet ce sont surtout les états intérieurs particuliers des individus lorsqu’ils sont en train de la stocker. La scène matricielle des régimes d’énergie a de quoi surprendre : des individus rechargeant la pompe à énergie vitale. Comment puise-t-on de l’énergie dans le monde ? Ou plutôt, et pour rester au plus près des descriptions de nos romanciers, qu’est-ce qui se déclenche, pour le personnage lui-même, lors de ces processus de stockage ? En fait, il s’agit d’une série de réconciliations entre les mouvements du monde et les siens. L’énergie des autres – ou du monde – agresse, attire, stimule, blesse, interpelle alors davantage qu’elle ne fatigue. Les itinéraires énergétiques possibles sont bien différents, mais tous sortent du cadre d’une inactivité arc-boutée autour d’un intense rapport à soi.

  • 13 Pour une analyse plus exhaustive de ce point à partir d’une perspective historique, cf Anne Barrèr (...)
  • 14 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle [1935], Paris, Cerf, 1989, surtout p. 434 et suiv. (...)

19En tout cas, parmi toutes les prises possibles, l’une d’entre elles est largement plébiscitée dans le corpus – le mouvement13. Si le thème n’est pas véritablement absent des analyses sociologiques, le corpus souligne bien la dimension proprement énergétique de la mobilité. Le fait qu’elle comporte quelque chose de très charnel, moins le « droit de s’en aller », comme disait Baudelaire, que le droit de bouger, et de bouger pour bouger. Y compris lors de pérégrinations minimales. Être dehors, y rester un peu plus longtemps, devient l’élément déterminant d’une gestion ordinaire de la fatigue, du stress, de la tristesse et surtout, un plaisir. Dans la figure classique du flâneur de Walter Benjamin, ce qui prime c’est l’œil, puisque l’essentiel est ce qu’on est censé pouvoir observer – justement la ville elle-même14. En cela, la flânerie urbaine était déjà différente de la promenade bucolique. Mais désormais, la mobilité signale une nouvelle inflexion : elle est moins prisée pour ce qu’elle nous apporte de l’extérieur (grâce à l’œil) que pour ce qu’elle libère à l’intérieur de nous en nous mettant en prise avec le monde. Elle est dans un seul et même mouvement une dépense et une recharge d’énergie. C’est presque une sorte d’utopie à portée individuelle (partir !) ; le mélange du désir manifeste d’être ailleurs et du plaisir de la découverte ; un rêve de mobilité que l’industrie du tourisme prend en charge de manière efficace d’un point de vue économique et sans doute plus maladroitement d’un point de vue culturel. Ce qui intéresse le regard romanesque ce n’est donc pas tellement la source – la genèse – de l’énergie que les multiples possibilités de recharge disséminées dans le monde.

20Le ressourcement énergétique que la mobilité permet d’éprouver se caractérise avant tout par un état d’apesanteur. Les individus flottent, dérivent, se font porter par le mouvement du monde, dans un basculement de leur centre de gravité. L’énergie n’est plus censée être en soi où menacent les baisses de régime, mais à l’extérieur – dans les autres et dans le monde. L’individu n’est plus une pile électrique à stock limité ; mais une pile solaire en quête permanente d’énergie. Un des branchements énergétiques privilégiés par nos auteurs est alors celui qui provient du mouvement des êtres et des objets, qu’on le contemple, ou, mieux encore, qu’on y participe. Le mouvement est décrit comme favorisant une sorte d’ataraxie cinétique en général heureuse, qui permet d’agir dans le monde à bas régime d’énergie, tout en absorbant certaines de ses ressources.

21Le voyage est décrit comme le lieu par excellence de ce processus. La mobilité en fait, plus que le voyage. Car ce ne sont ni le départ, ni la vitesse à proprement parler qui sont ici centraux. Et ce n’est pas non plus la destination. La désinvolture des romanciers à cet égard est même assez remarquable : le voyage est une donnée romanesque banale, qui ne jouit d’aucun privilège descriptif ou narratif particulier. Beaucoup de personnages ne cessent de « bouger », soit pour des motifs professionnels, des conférences ou rendez-vous à l’étranger – c’est souvent le cas dans les romans de Jean-Philippe Toussaint, parfois dans ceux d’Annie Ernaux, soit pour des motifs personnels, liaisons ou fuites sentimentales, dans les romans de Chistian Oster par exemple, soit pour des affaires compliquées qui empruntent un peu aux deux types de registre, en particulier dans les romans de Jean Echenoz. Dans bien des romans, ce sont aussi les promenades urbaines, ses embouteillages ou même ses flux de passants anonymes qui favorisent ces moments énergétiquement salvateurs.

  • 15 Marc Augé, Non-lieux, Paris, Seuil, 1992. Le lien entre le non-lieu de Marc Augé, et la descriptio (...)

22Mais en aucun cas, ces mobilités quotidiennes ou extraordinaires ne sont synonymes de dépense d’énergie pour un but désirable, un lieu, une situation, une quête. La mobilité du héros ne transforme guère le monde et encore moins lui-même. Elle leur permet par contre de glisser dans le monde, de se glisser dans le monde, d’une manière bien particulière. Ce qui importe alors du coup, c’est le temps de la mobilité proprement dit. Ce sont les espaces eux-mêmes du transit. Ils sont décrits longuement dans les romans, non-lieux, aires d’autoroute, halls d’aéroport, espaces urbains dévorés par la circulation. Peut-être sont-ils dépourvus de signification anthropologique, saturés par la transition et la circulation, réduits à leur seule fonctionnalité15. Mais ils sont pourtant des lieux où l’on vit et s’active, où on pratique le tir à l’arc… (Oster, Paul au téléphone, p. 159 ; p. 50). Ils sont tour à tour réenchantés – lorsque tout ce qui est associé à la mobilité est « magique » – une autoroute qui remet une femme paralysée en mouvement (Holder, L’homme de chevet, p. 145) ou décriés comme lieux de « nulle part », un hôtel d’aéroport choisi par un père comme lieu de rencontre pour Noël (Roberts, Les seins de Blanche-Neige). Mais ils sont d’autant plus investis affectivement qu’ils sont aussi le lieu de cette ataraxie cinétique très particulière, où les individus puisent un supplément permanent d’énergie.

23C’est elle qui est en fait décrite avec un grand luxe de détails dans les romans. Son paradoxal ralentissement. Ses ratés qui en allongent la temporalité, trains que l’on rate (Gailly, Un soir au club), accidents divers (Echenoz, Nous trois ; Je m’en vais), embouteillages (Bernheim, Vendredi soir), problèmes de stationnement (Oster, L’aventure), bagages que l’on attend (Echenoz, L’équipée malaise, p. 99), pneu que l’on crève et répare (Oster, Paul au téléphone)… Surtout, l’état existentiel particulier, que suscite la circulation : une flottaison, une dérive heureuse, où l’on bouge sans effort dans le monde :

« Dans la nuit du train, il y avait le bruit des rails et les respirations, à côté de moi, ça a bougé, quelqu’un est sorti du compartiment, il y a eu la lumière du couloir et le bruit des portes coulissantes. Le train roulait dans la nuit, il roulait dans le Sud et j’écoutais les respirations. » (Adam, Poids léger, p. 86).
« Plongé dans l’obscurité de la voie rapide, seul dans la nuit où les phares avancent, perdu dans la soûlographie de cette voiture, il se laisse emporter/…/Etre un voyageur sur une route, dans la nuit » (Duteurtre, Les malentendus, p. 157).

24Des descriptions particulièrement fournies concernent la manière dont, lors de ces flottements, l’introspection connaît des formes spécifiques, plus rassurantes et calmes, que l’habituel emballement réflexif qui accompagne bien des activités quotidiennes. Flotter délivre des circonvolutions de la réflexivité creuse ou improductive (Gailly, L’incident, p. 210 ; Adam, Je vais bien, ne t’en fais pas, pp. 47-48 ; Echenoz, Je m’en vais, pp. 12-13). En fait, au travers de ces moments précis où le protagoniste est installé dans le voyage et porté par un moyen de transport, c’est un état de paix intérieur d’un type particulier qui se dessine. L’individu est sans doute bercé par le mouvement mais surtout, au calme, il sent qu’il est en train de s’approprier de l’énergie.

25Certes, parfois, les bienfaits du flottement sont rapidement connexes à l’inquiétude de la perte de soi, du vide, du creux ou à des états d’intranquillité, pouvant aller jusqu’à la panique (Toussaint, Autoportrait à l’étranger, p. 98). Le flottement a pour revers l’absorption, toujours possible, dans l’insignifiance et l’inconsistance du monde ; la disparition dans l’espace devient alors le sentiment d’un vide intérieur désagréable, à soi-même et aux autres. Les personnages sont alors menacés de devenir des sortes d’« individus-sas » comme dit Jean-Marc Roberts (Les seins de Blanche-Neige, p. 67), réduits à des carrefours entre deux mobilités et sans réelle consistance.

26Mais dans l’ensemble, la sérénité que procure la mobilité est inséparable de l’expérience simultanée d’épargne énergétique, de neutralisation momentanée de l’introspection par le mouvement et de promesse d’accumulation de réserves d’énergie. En se laissant porter, en devenant une « côte flottante dans le corps du monde » (Echenoz, Nous trois, p. 23), l’individu s’économise et se ressource à la fois.

Focale. Les personnages à la dérive de Patrick Modiano
Les personnages de Modiano flottent. Ils le reconnaissent eux-mêmes :
« J’accepte comme ceux qui défilent en procession lente le long de la promenade, qu’un ressort soit cassé en moi. Je suis délivré des lois de la pesanteur. Oui, je flotte avec les autres habitants de Nice » (Dimanches d’août, p. 108).
« Je n’avais connu une telle chaleur à Paris, et cela augmentait encore le sentiment d’irréalité que j’éprouvais au milieu de cette ville fantôme. Et si le fantôme, c’était moi ? Je cherchais quelque chose à quoi me raccrocher/…/ J’avais beau me le répéter à voix basse, je flottais dans cette ville » (Quartier perdu, p. 11).
« Nous flottions./…/ J’étais étonné de découvrir chez Yvonne une telle aptitude à l’abandon. Chez moi, cela correspondait à une horreur du mouvement, une inquiétude vis-à-vis de tout ce qui bouge, ce qui passe et ce qui change, le désir de ne plus marcher sur du sable mouvant, de me fixer quelque part, au besoin de me pétrifier. Mais chez elle ? Je crois qu’elle était simplement paresseuse. Comme une algue » (Villa Triste, p. 178).
Comme on le voit au travers de ces citations, ce régime d’énergie prend dans cet univers romanesque des caractéristiques bien particulières. D’une part, il est au moins autant lié aux changements urbains eux-mêmes, et à la marque du temps sur les lieux, qu’à la mobilité du personnage lui-même. Flotter permet aussi de mettre à distance le mouvement du monde, de s’en immuniser, d’y participer tout en s’en défendant. D’autre part, il n’est pas seulement bienheureux, mais il procure aussi une sorte de malaise, en intégrant le sentiment du flux temporel, et en rejoignant aussi, de facto, un rapport bien particulier au réel. La bienheureuse dérive se double d’un soupçon étrange sur le monde et sur soi-même :
« D’ailleurs, il m’a demandé si j’éprouvais cette sensation désagréable de flotter, comme si un courant vous emportait et que vous ne pouviez vous raccrocher à rien.
Oui, c’était à peu près ce que j’éprouvais. Les jours succédaient aux jours sans que rien ne les distingue les uns des autres, dans un glissement aussi régulier que celui du tapis roulant de la station Châtelet. J’étais emportée le long d’un couloir interminable et je n’avais même pas besoin de marcher » (La petite bijou, p. 36).
Si le bonheur du détachement existe aussi lors de ces mobilités quotidiennes : « Sur le trottoir, je me sentais léger, détaché de tout » (Un cirque passe, p. 108), ce n’est pas forcément lui qui l’emporte, dans une dérive tour à tour libératrice et inquiétante.
Mais on trouve aussi chez Modiano la présence d’autres régimes d’énergie, en particulier celui que nous analyserons plus bas comme prenant pour centre le départ défensif :
« Non, nous ne pouvions pas rester en France, dans ce petit pays étouffant, parmi ces ‘taste-vin’ congestionnés, ces coureurs cyclistes et ces gastronomes gâteux qui savaient faire la différence entre plusieurs espèces de poires. Je m’étranglais de rage. Nous ne pouvions pas rester une minute de plus dans ce pays où l’on chassait à courre. Fini. Jamais plus. Les valises. Vite » (Villa Triste, p. 202).
Et de fait, bien des personnages des romans de Patrick Modiano sont en fuite, pour des raisons chaque fois singulières, et parfois plus ou moins opaques. Parfois rapportées strictement à la guerre (Dora Brudder), ou la plupart du temps comme un écho assourdi d’une période révolue mais qui garde un très grand pouvoir d’angoisse. Des jeunes filles fuguent (Des inconnues), des personnages apatrides disparaissent et réapparaissent (Rue des boutiques obscures), franchissent souvent les frontières, et se cachent en Suisse (Villa triste ; Un cirque passe), en Angleterre (Quartier perdu ; Du plus loin de l’oubli). Ils migrent parfois vers le sud de la France (Dimanches d’août) ou celui des Tropiques (Vestiaire de l’enfance).
Mais fuite et flottaison sont, comme dans d’autres univers romanesques, des dynamiques en partie externes au personnage, des impulsions cinétiques qui peuvent le laisser, tôt ou tard, en baisse de régime : « Je ne sortirai pas ce soir. Il vaut mieux rester immobile une bonne fois pour toutes. Où aller désormais. Ici, je suis arrivé au bout du monde et le temps s’est arrêté » (Vestiaire de l’enfance).

IV. Les différentiels d’énergie : déflagrations et polarisations

  • 16 Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur, Paris, Payot, 1998, pp. 17-18.

27Les individus n’ont pas tous la même énergie. C’est ce différentiel énergétique qui est au cœur d’un troisième descriptif romanesque, ouvrant aussi de nouvelles portes à l’analyse de la manière dont nous nous comparons aux autres. Si, pour en rendre compte, les sciences sociales, comme le langage commun, ont une large panoplie de notions : envie, jalousie, reconnaissance, respect, statuts, groupe de référence, distinction… l’énergie en est de facto un nouvel étalon. Ce n’est pas vraiment une nouveauté sociologique. Les différentiels d’énergie, internes et bien entendu externes, dont disposent les individus, sont sans doute, dans les sociétés capitalistes, des éléments particulièrement significatifs. Et l’on pourra même trouver chez un sociologue, certes inclassable et aussi hérétique que Pierre Sansot, une réflexion acérée à ce propos. « Ce qui me scandalise chez ceux que je nomme les infatigables, c’est que leur énergie ne s’épuise jamais. Nous devrions disposer, les uns les autres, d’une quantité plus ou moins importante, mais de toute manière limitée, d’énergie. A la suite d’une débauche d’efforts, elle diminuerait, quitte à se reconstituer après une période de latente. Je n’ai pas remarqué un tel processus chez mes infatigables et les explications de ce phénomène demeurent incertaines. Le mental peut-il avoir chez un individu une telle importance ? L’ivresse de se dépasser, joies et douleurs mêlées, ouvrirait des vannes d’énergies supplémentaires, et ce serait alors une crue, et non point la sécheresse attendue »16.

  • 17 Hier encore, à l’ombre des métaphores de la société industrielle, toutes les dépenses énergétiques (...)

28Néanmoins, là où le sociologue s’interroge, à terme, sur la source de cette énergie, les romanciers, eux, vont s’intéresser, plus et mieux, aux mécanismes subjectifs par lesquels l’énergie des autres nous atteint et surtout à ceux qui nous protégent de leurs excès17. Deux d’entre elles retiennent l’essentiel de l’attention romanesque. Les déflagrations, les polarisations. Elles n’ont ni la même dignité, ni la même ampleur.

  • 18 Cf. l’émouvant récit de Stefan Zweig, « L’Elégie de Marienbad », in Les très riches heures de l’hu (...)

29C’est sans doute, évidemment pourrait-on dire, dans la description de la passion que ces moments de surplus énergétique sont le mieux décrits – et sans doute, le mieux tolérés. On en trouvera un récit émouvant, par exemple, dans Bienvenue parmi nous, un roman d’Eric Holder, où un vieux peintre trouve une accalmie provisoire dans une échappée tendre (mais platonique) avec une jeune femme un peu perdue qui lui permet de renouer avec des velléités refoulées de peintre. L’errance chaotique de l’une remet l’autre en mouvement. Certes, la littérature regorge des histoires de ce type. Peut-on vraiment oublier le tremblement existentiel de la dernière histoire d’amour du vieux Goethe et l’Elégie de Marienbad qui s’en est suivie ?18 Mais le cadre de la perception n’est pas entièrement le même. Ce n’est plus seulement avec une vocation de soi qu’il s’agit de renouer ; c’est aussi une déflagration énergétique dont il faut accepter l’émergence. Dans le premier cas de figure, l’énergie prend la forme de l’amour nous permettant alors de nous retrouver ; dans le deuxième, l’amour prend plutôt la forme d’un volcan qui vomit de l’énergie. Encore une fois, cette énergie reste mystérieuse pour le regard romanesque. Improbable. Elle surgit. Elle plie et terrasse les personnages. Inutile de penser s’y adosser, inutile de faire semblant qu’elle ramène à soi, à un autre, à un sens. Elle se contente de surgir. De plier et de terrasser les personnages. Le régime d’énergie est ainsi à proprement parler celui d’une explosion.

30C’est cela, sans doute, qui est le plus marquant dans les romans de Christian Gailly. Le retour d’une passion amoureuse, l’irruption d’une passion musicale que l’on pensait, l’une et l’autre, éteintes à tout jamais, submergent les personnages. La vocation et l’énergie. À terme d’ailleurs, la première se dissout dans la seconde. C’est, sans doute, un des éléments majeurs de son saisissement des personnages : épuisés, ils ont en vérité une fêlure secrète, le sentiment de porter une flamme éteinte à tout jamais qui, tout d’un coup, et d’un seul coup, se réveille en eux. C’est cela dont parle au fond La passion de Martin Fissel-Brandt, mais aussi, et peut être surtout, Be-bop – l’histoire d’un musicien amateur de jazz qui survit en faisant de petit jobs ; sa rencontre aléatoire avec un musicien ex-presque-professionnel qui n’a pas joué pendant vingt ans et qui un soir, se lance, et retrouve le bonheur du jazz. Le premier, Lorettu, joue comme Parker ; l’autre, Paul, comme Coltrane. Et pourtant, chacun se sent progressivement soi-même repris par une énergie nouvelle.

« Ça revient, doucement, progressivement, il retrouve, la peur se retire, s’estompe, se dissipe, ce qu’il avait perdu, croyait avoir perdu, convaincu de l’avoir perdu, se retrouve, on lui offre le premier solo, il le prend, allons-y, il y va, il se lance, au début il patauge un peu mais très vite ça va mieux, il joue de mieux en mieux, c’est bien, c’est même pas mal du tout, ça étonne Lorettu qui se retourne, regarde les autres, l’air de leur dire, il joue plutôt pas mal le vieux, il joue même bien, et comment qu’il joue bien, un peu trop coltranien mais bon, ça fait rien, ça fait rien, ça fait plaisir, c’est vrai qu’on dirait Coltrane, le même phrasé, merci, Paul, merci pour John (Coltrane)/…/ » (Be-bop, pp. 150-153).

31Mais, à côté de cette irruption massive, existe une forme plus ordinaire d’écart énergétique entre nous et les autres, d’ailleurs interprété de façon bien plus critique. L’autre, dans ses excès, fait preuve de dépenses non maîtrisées. La déflagration énergétique illimitée qui le portait se transforme en démesure. Le personnage est parfois totalement obsédé par une unique préoccupation qui frôle l’obsession, support d’un investissement qui, évidemment, décrit de l’extérieur, apparaît d’autant plus arbitraire qu’il peut porter sur un objet inessentiel. Orienté vers un élément noble, le surplus énergétique s’appelle passion, aventure ou exploit. Mais aimanté par un but insignifiant, il devient une obsession ridicule. Un élément de la vie, une activité, un but sans grande valeur, prédominent soudain sur le reste de l’existence, et la polarise, tout simplement, au détriment du reste. S’esquisse alors une autre variante de ce même régime d’énergie, où l’action, concentrée sur un objectif dérisoire, réorganise le rapport à soi. Mais c’est justement le côté dérisoire de l’objectif qui est important car c’est lui qui rend cet excès supportable pour les autres. La perception de la polarisation maniaque d’autrui est le rempart, et quel rempart !, contre les effets des infatigables sur nous…

32On ne peut ici qu’en revenir à quelques intrigues romanesques pour se faire mieux comprendre. Ces focalisations peuvent être décrites comme de « petites folies » dans une vie trop sage : un personnage devient un marathonien (Delerm, Monsieur Spitzweg s’échappe), une enseignante de français développe une addiction au casino (Carrère, Hors d’atteinte ?). D’autres fois, les polarisations sont plus explicitement des manières de lutter contre l’implosion dépressive. C’est le cas dans Le Portique, un livre de Philippe Delerm qui évoque comment un enseignant, au bord de la dépression, concentrera toute son énergie existentielle sur son jardin, et la construction d’un portique permettant de supporter une tonnelle. Ce qui lui reste de désir et d’énergie vitale trouve en quelque sorte refuge dans ce projet. Une fois le danger dépressif écarté, un enfant le détruira sans qu’il y trouve rien à redire. Dans Volley-ball, par un jeu de circonstances fortuites et saugrenues fort courant dans les romans de Christian Oster, un homme se trouve à devoir gérer simultanément le décès d’un voisin, les relations avec sa veuve, la voisine et… une subite envie de faire partie d’une équipe de volley-ball. Il se trouvera que le mort était lui-même un volleyeur, cette coïncidence n’expliquant d’ailleurs nullement l’engouement du personnage… La tranche de vie décrite est sous le signe du volley-ball, un point, c’est tout. Le rapport au monde est réorganisé par cette obsession. Quant au narrateur de La télévision de Jean-Philippe Toussaint, son combat contre l’addiction télévisuelle a pour conséquence l’envahissement de toute sa vie par son refus. L’absence de télévision, sa nécessité, sa difficulté structurent désormais l’espace et le temps, cependant qu’il se regarde avec humour relever ce défi à la fois dérisoire et considérable.

33L’obsession peut-être proche de la fixation fétichiste lorsqu’un personnage élabore une histoire entière à partir de son admiration des motifs de la jupe d’une femme, comme dans Les fleurs de Christian Gailly. Mais elle peut être aussi proche en apparence des formes les plus courantes du culte ordinaire des stars. C’est Sylvester Stallone qui structure, par exemple, la vie d’un personnage d’Emmanuèle Bernheim, dans le roman du même nom, Stallone, avant tout parce qu’il lui a donné, à un moment décisif de sa vie, la clé de son énergie vitale. C’est en effet, en regardant un film de Stallone, qu’elle décide du sort de sa vie. C’est là, seule face aux images, qu’elle trouve l’énergie nécessaire pour réorienter sa vie, alors que sa famille se moque plutôt de ses désirs d’ascension sociale.

« Comme Rocky Balboa au début du film, elle se laissait aller, elle se laissait glisser. Elle repoussa sa tasse, se leva. Elle ne tenait plus en place.
Elle allait faire comme lui, elle allait tout recommencer. Elle avait vingt-cinq ans. C’était maintenant ou jamais.
Comme Rocky Balboa, elle allait travailler. Travailler encore et encore. Elle allait reprendre ses études de médecine. Et cette fois, elle irait jusqu’au bout. Sa décision était prise.
Elle deviendrait médecin » (Bernheim, Stallone, p. 16).

  • 19 Randall Collins, The Sociology of Philosophies, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University (...)
  • 20 Cité in Johan Heilbron, Naissance de la sociologie, op. cit., p. 303.
  • 21 On pourra en trouver de très bons exemples dans les études sur la ville. Pensons aux études de Jan (...)

Travaux pratiques. Les sociologues et l’énergie
Soulignons d’ailleurs que sur ce point, la connaissance romanesque peut paraître en retrait par rapport à la sociologie. Rien de comparable ici avec les travaux entrepris par l’analyse de réseaux, lorsqu’ils examinent la transmission énergétique constitutive de certaines relations humaines. C’est ainsi par exemple que dans sa monumentale histoire de la philosophie, s’étendant sur plusieurs millénaires et aires de civilisation, Randall Collins a fort justement souligné l’importance décisive de ce qu’il appelle l’énergie émotionnelle, obtenue par de futurs grands philosophes lors de leurs années de formation par le contact direct avec un enseignant réputé. Il se forgerait là, à le suivre, une confiance en soi qui, réactivée et prolongée plus tard par d’autres facteurs serait l’ingrédient majeur d’un parcours intellectuel19. Secret de polichinelle. Comte n’appelait-il pas Saint-Simon son « professeur d’énergie » ?20 Cependant, là où les études sociologiques s’intéressent plutôt à la genèse de cette énergie et à sa distribution21, les romanciers se penchent davantage sur les états qui accompagnent, dans leur plus grande banalité, les moments de récupération énergétique. Ils vont ainsi pointer, pas forcément mieux, mais autrement, l’économie subjective décisive à l’œuvre dans les mobilités sociales.
Or, que pourrait-on bien faire, comme sociologues, de ce dispositif de description romanesque ? Le plus important serait probablement de reconnaître le bien fondé d’une lecture énergétique des phénomènes sociaux. Présent sous forme d’intuition peu développée parmi les classiques, la problématique a progressivement disparu de l’analyse.
Peu de choses le soulignent de façon aussi criante que les descriptions des organisations post-tayloriennes basées sur la mise en réseaux ou les projets et qui font pourtant, paradoxalement, peu de cas des aspects proprement énergétiques. Autant du point de vue des individus que de l’organisation. En effet, les analyses se centrent presque exclusivement sur le maillage lui-même (ses trous, ses manques, ses liens…) et non sur la circulation d’énergie en tant que telle. Pourtant, aujourd’hui, l’étude de la dialectique de l’énergie personnelle et de sa mise en forme organisationnelle devrait être un sujet majeur d’étude tant il est évident que certains collectifs sont de véritables pompes à énergie (organisations conflictuelles, désorganisées, balkanisées…) et que d’autres, au contraire, en constituent des réservoirs (organisations apprenantes, mises en synergie, groupes affinitaires divers…). Les relations professionnelles, mais aussi les types d’organisation, voire les réunions de travail ou les styles managériaux pourraient ainsi sans nul doute être éclairées, et ceci de façon plus systématique, à la lumière des différents régimes d’énergie. Certaines organisations confisquent l’énergie, d’autres la gèlent, d’autres encore la produisent…
Mais c’est probablement en direction d’études comparées d’un nouveau genre, notamment entre sociétés du Nord et du Sud, que la promesse est la plus séduisante. D’abord parce que, comme en atteste l’importance des représentations associées au projet colonial, l’appropriation de l’énergie - l’action – en première personne et la dévolution de la passivité et de la paresse à l’Autre ont été un facteur majeur des relations entre colonisateurs et colonisés. Mais d’autre part, aujourd’hui surtout, c’est elle qui structure désormais une partie importante de l’écart entre les gens du Nord et les gens du Sud. Ou du moins, on gagne sans doute à examiner de près l’hypothèse. Énonçons-la de manière schématique. D’un côté, les institutions ; de l’autre, l’énergie. D’un côté, une canalisation sociale de l’énergie, individuelle et collective, dans des appareils structurés, qui régulent leur distribution par des règles et de procédures standardisées. L’énergie individuelle se dépose dans l’institution qui, en la régulant, la transformant, l’accumule et à terme assure sa distribution et gestion collective. Parce que l’énergie fait système, elle peut-être socio-dégradable. De l’autre, et comment ne pas y être sensible, une énergie débordante et pléthorique, tous azimuts, quotidienne et permanente, mais individuelle, à tel point qu’on ne peut se faire confiance qu’à soi-même, une énergie que l’on porte en soi, chevillée au corps, et qui ne s’accumule pas, ou peu. L’énergie individuelle ne se dépose pas dans l’institution, ne cesse, au contraire, de s’y opposer, de se dresser contre elle, de remplir ses manques et de faire face à ses déboires et aléas. Elle est alors bio-dégradable. D’un côté, dans un univers social qui repose sur les organisations et leur fonctionnement, le renouvellement de l’énergie est maîtrisée ; de l’autre, elle est tout sauf assurée. Les individus du premier monde, si nous en venons aux stéréotypes, sont au regard des seconds jugés comme étant individuellement peu « malins » et peu « débrouillards » ; les individus du second sont immanquablement jugés, aux yeux des premiers, comme étant collectivement « désorganisés » et « inefficaces ». Mais, en fait, c’est le flux social de l’énergie qui circule de façon différente.
Il s’en faut de beaucoup bien sûr pour que l’analyse se limite à une opposition aussi caricaturale. L’Amérique n’est-elle pas, et depuis toujours, le terreau par excellence de toutes les énergies – collectives autant que personnelles ? En fait, c’est à l’intérieur de chaque société, au Sud tout autant qu’au Nord, que l’on peut repérer des transitions et des dénivelés énergétiques, d’autant plus que progressivement, dans bien des organisations, les rapports sociaux sont de plus en plus perçus comme des relations humaines. Les solutions aux blocages ne sont jamais spontanément envisagées alors au niveau des ressources organisationnelles ou par des réformes institutionnelles mais par le biais de capacités rigoureusement individuelles. Les projets collectifs, qu’ils soient prescrits ou à l’initiative des individus, absorbent ou produisent de l’énergie vitale. Mais ils ne sont pas, surtout, à l’abri de la fatigue personnelle. C’est là une nouveauté radicale. Une révolution dont nous n’avons pas encore mesuré l’étendue. Au sein même des organisations, et parmi les plus puissantes, on glisse d’un modèle où l’énergie était stockée dans la trame organisationnelle elle-même, vers un autre qui la fait reposer sur chacun. Les projets deviennent alors eux-aussi bio-dégradables, dans une sorte d’inversion du circuit énergétique. Pendant des siècles (faut-il le rappeler ?), le propre de la pensée politique a fonctionné en sens inverse : il s’agissait d’autoriser le transfert de l’énergie des acteurs vers les institutions. D’où, d’ailleurs, sa pathologie suprême – le totalitarisme. Dans le nouveau circuit énergétique, le processus opère à front renversé : la continuité de l’organisation collective doit se maintenir par les énergies individuelles. Accompagnée alors de toutes les pathologies contemporaines que l’on trouve dans des phénomènes larges de retraits, d’implosion ou de trahison.
L’énergie dessinera peut-être même à terme une autre géographie des conflits sociaux. L’image d’Epinal d’individus écrasés par le pouvoir des grands groupes économiques – sans être fausse ! – devra cependant reconnaître l’existence d’autres situations. Celles où, et de façon seulement en apparence anecdotique, les organisations – leurs employés – se sentent assiégés par des individus obsessionnels ayant, de par leur démesure énergétique parfois, et contre toute attente, la capacité de faire plier l’organisation à leur volonté…
Par la compréhension profonde des autres et du soi qu’elle permet, l’énergie introduit à un monde soumis à un nouvel impératif de différenciation. Et constitue peut-être un des critères de classement les plus solides et les plus familiers qui soit. Qu’il s’agisse des écarts d’âge ou de revenus, de groupes sociaux ou de pays, comment ne pas entrevoir, derrière bien de nos catégories sociales, une sensibilité croissante face à ces inégalités énergétiques ? Peut-être alors sommes-nous face à une des injustices sociales et subjectives les plus délicates à reconnaître et à combattre – celle qui s’organise autour des infatigables. Parce qu’ils ont davantage d’énergie vitale, diront certains, parce qu’ils s’approprient davantage l’énergie collective, en concluront d’autres. Parce qu’ils sont capables de se polariser jusqu’à l’excès ou de s’arracher à des situations pour en façonner d’autres. Ou, même peut-être, de se laisser flotter d’un pôle d’énergie à un autre, avec un art consommé de la ressource énergétique personnelle et du ressourcement. D’ailleurs, sur ce dernier point, si les loisirs, le temps libre, les vacances sont souvent définis comme des moments de « récupération » qui peuvent être traduits en des termes énergétiques, l’analyse est rarement poussée plus loin alors qu’elle mériterait de l’être. À cet aune, toutes les fêtes et les vacances ne se valent pas. Si les fêtes de fin d’année sont unanimement jugées comme consommatrices d’énergie (en raison de l’investissement obligatoire dans les structures familiales ou du dégagement tout aussi difficile…), pesantes et insupportables, le « break » court, intense et effectif, est en principe défini comme supérieur énergétiquement (il suffit de constater l’engouement des cadres pour ces week-ends…), encore qu’il soit débiteur de tout un tas de circonstances particulières qui peuvent en infléchir le cours énergétique (problèmes matériels dans le voyage, bonnes ou mauvaises surprises touristiques…).
Bref, les régimes d’énergie ouvrent vers une sociologie politique d’un nouveau genre.

V. L’arrachement, la fuite : le mouvement comme explosion énergétique

34Les révolutionnaires, les capitaines d’industrie, les avant-gardes artistiques, puis les athlètes de haut niveau : nous avons vécu pendant presque deux siècles à l’ombre de ces grandes figures tutélaires. Le monde était alors soumis au déchaînement illimité de l’énergie humaine. L’énergie, sociale ou non, avait la capacité de tout transformer, puis de tout retransformer, encore et encore. Le roman, en subordonnant la compréhension des personnages à une position, une conscience ou une situation, a longtemps alimenté cette vision. L’important, rappelons-le, c’était de changer le monde.

35Puis, tout bascule. Le monde est moins fait de murs qu’il faut abattre, que d’altérités parallèles, qui permettent bien des choses au quotidien, et en appellent surtout à des évasions multiples. La transformation du monde n’est plus la figure de proue symbolique centrale de la dépense énergétique. C’est désormais la fuite, et ses innombrables variantes, qui l’exemplifient le mieux. La fuite, l’arrachement, le départ… Le mouvement retrouve alors sa place comme foyer métaphorique majeur de la modernité.

36Nous sommes alors, en apparence, aux antipodes de la baisse de régime. L’énergie est bien en soi. L’individu qui se tient seul, de l’intérieur, est alors décrit comme ayant la capacité de s’arracher au monde ou à son propre passé pour devenir lui-même. Cet investissement énergétique maîtrisé est, à la différence de la polarisation plus ou moins maniaque, légitime. Il est bien d’une certaine manière une déflagration énergétique. Si ce n’est que le projet de transformer le monde ne l’habite plus. Et du coup, les romanciers nous introduisent à un monde plus humain – certainement plus proche de celui de chacun d’entre nous. Un univers dans lequel l’arrachement est aussi une fatigue, et pas seulement un triomphe, dans lequel l’énergie n’est pas simplement une victoire sur le monde, mais aussi un aveu de faiblesse. Il ne s’agit plus alors du seul jeu à somme nulle entre la défection ou la prise de parole, entre la fuite ou la lutte. L’individu part justement parce qu’il sait qu’il peut rester ; il reste justement parce qu’il est persuadé qu’il peut partir. Une économie certes peu cartésienne. Contradictoire. C’est-à-dire vivante. Donnant lieu peut-être, et ce n’est sans doute pas un hasard, à certains des plus beaux passages des romans analysés. Des individus pour qui la fuite est à la fois un acte de volonté, tour à tour étrangement le dernier ou le premier, et un cri de désespoir. Surtout, lorsque l’arrachement – aussi banal soit-il – ne mène absolument nulle part.

« J’ai marché vers la gare et je serrais les dents j’en ai perdu deux dans des combats, j’en avais perdu deux à la boxe. J’avais envie de chialer, de chialer comme un gosse, de dire papa, de dire maman, j’étais à bout de nerfs, j’ai pris le RER et la colère, elle montait. J’ai marché dans la nuit dégueulasse et humide, Paris me dégoûtait tout à coup » (Adam, Poids léger, p. 120).
« Un matin, j’ai enfourché ma mobylette. Je ne savais pas où j’allais. La terre est vaste quand on en accepte l’idée. J’ai roulé tout le jour. Vers le large.
Je n’avais plus de femme, plus d’enfants, plus de sangle à mon cou. Je n’avais plus de contremaître au cul. Je pissais où bon me semblait » (Salvayre, La médaille, p. 30).
« Je pars. Je pars parce qu’il faut partir, parce que c’est impossible de faire autrement, impossible de se soustraire à cette évidence. Je pars pour échapper à l’assourdissant silence, à la mort lente, à l’affreuse médiocrité, pour échapper à cette guerre qui est la cause de mon désespoir, à la boue, pour échapper à l’enfance, à la famille, à la terre, à tout ce qui retient, à tout ce qui ramène en arrière » (Besson, En l’absence des hommes, p. 214).

37Si la recherche en soi de l’énergie vitale nécessaire pour construire sa vie reste évidemment un idéal pour nos contemporains, il n’empêche pas, dans sa composante la plus existentielle, un sentiment inédit d’oppression : la vie sociale, en dépit de son changement constant et du caractère de plus en plus éphémère des événements, apparaît comme un domaine étrangement enfermant. L’énergie peut alors, de manière tangente, se muer en un désir incontournable de fuite sans terme. Elle apparaît comme un mouvement indéfini, plus ou moins ample, et aux destins très contrastés, de l’échappée sans lendemains qui permet seulement de respirer, au dégagement qui fait basculer une vie. Pris en défaut d’énergie, certains départs ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes (Gailly, L’incident, p. 45).

38L’explosion existentielle véritable est à l’abri de cet affaiblissement. À l’ombre de l’imaginaire de la fuite, les contours de la mobilité se transforment. Elle se mesure précisément à l’aune de l’énergie que l’on dépense. Là où la flottaison ou la dérive se focalisaient sur le transit, l’arrachement et la fuite reviennent à l’instant du départ. L’essentiel est dans la dépense, voire le gaspillage énergétique, investis dans la rupture. Arrachement et dérive se combinent alors pour des manifestes de vie, où le jaillissement énergétique se combine avec la passivité heureuse d’une mobilité infinie : « Tu prends des avions, des trains, ou des chemins. Des lignes de fuite. Tu t’envoles. Sans rien dire à personne. Contrebandier. Sale gosse. Tu emmerdes le travail. Tu encules la vie active. Tu l’as toujours dit : tu es pour la vie passive » (Adam, Je vais bien, ne t’en fais pas, p. 5).

39Face à l’immobilité du monde, ou à son tumulte, l’individu n’a parfois d’autre choix que de fuir. La fuite est un départ défensif répondant au sentiment d’envahissement qu’éprouvent des acteurs menacés par le monde, sa suractivité, l’emprise des autres ou tout simplement le vide ou l’ennui de la succession des jours.

40Rien n’est plus emblématique alors, paradoxalement, que la fatigue d’un héros de la modernité lors d’un sursaut ultime. L’évocation d’Arthur Rimbaud vieillissant dans Les jours fragiles de Philippe Besson exemplifie ce modèle, y compris par le recours littéraire choisi. C’est par les yeux de la sœur du poète que sont racontées sa vieillesse et son agonie, mises évidemment en perspective avec l’évocation du mythique adolescent : « Combien son aventure personnelle a été, avant tout, marquée par les départs, par l’exil. Au fond, il n’a jamais rien fait d’autre qu’échapper à l’enfance, à la pluie, que se perdre dans des contrées lointaines, sous des soleils écrasants, dans une poussière tourbillonnante. C’est lui a qui a rompu tout lien » (p. 52). Mais ce qui est précisément intéressant, c’est que le roman a pour centre un Rimbaud sans énergie, épuisé. Peu conscient qu’il est à l’agonie, il ne pense pouvoir s’en échapper qu’en reproduisant, encore une fois, ce qui l’a fait exister – s’arracher encore et toujours (p. 103). Sa fugue le conduira dans un hôpital de Marseille, où sa sœur l’accompagnera dans une agonie sans lucidité : jusqu’à ces derniers instants, Arthur Rimbaud croira pouvoir s’échapper, malgré sa jambe meurtrie et la maladie. Il sera finalement enterré dans la terre ardennaise depuis si longtemps détestée.

41Le dernier faux départ du poète légendaire confirme l’importance du thème de l’énergie dans la description romanesque. En mettant l’accent sur l’envers du projet éponyme de la modernité, Besson ne démystifie pas seulement la figure rimbaldienne. La fuite impossible de l’adulte Rimbaud prétend mimer les départs fulgurants de l’adolescent. Mais elle ne peut plus s’inscrire dans le même registre : faute d’énergie, mais aussi de sagesse, le dernier départ de Rimbaud est décrit comme un échec factuel. Mais même alors, c’est l’énergie, et son tarissement, qui l’obsèdent.

42Être moderne, c’est partir. Demain comme hier ou aujourd’hui. Chacun aura trouvé, tout au long des siècles, une raison de se mettre en mouvement : certains échapperont à la famine, à la pauvreté, au manque de travail ou aux horizons bouchés des sociétés traditionnelles ; d’autres, déjà en transition vers la modernité, n’auront vu dans le voyage qu’un prolongement et une affirmation croissante de leur être moderne, comme a pu l’établir l’ouvrage classique relatant l’émigration du paysan polonais aux Etats-Unis ; d’autres encore, des juifs jusqu’aux pèlerins du Mayflower y auront trouvé une manière d’échapper aux persécutions. Il arrive aussi que la mobilité soit forcée et contrainte, comme celle des esclaves noirs, donnant lieu à l’émergence de nouvelles identités transnationales. Pour la sociologie, c’est sans doute la figure de l’Étranger de Simmel qui en aura donné la synthèse la plus achevée. Pour le roman français du XIXe siècle, l’arrachement est bien souvent celui du provincial, qui en « montant » à la capitale, construit sa vie et son itinéraire social. Mais dans tous les cas, le départ est une emprise active de l’individu sur le monde, une déflagration initiale à lourdes conséquences pour le premier, et parfois, dans l’état canonique du roman d’aventures, sur le second. D’innombrables œuvres culturelles, y compris contemporaines, de la littérature jusqu’au cinéma, se sont inscrites et s’inscrivent toujours dans la logique de ce récit : l’œuvre démarre avec un départ, et se poursuit par des péripéties qui finiront par faire du personnage quelqu’un de différent. L’importance de l’énergie dans le saisissement des personnages et de leur mouvement n’est donc pas, en elle-même, nouvelle. Mais en revanche, il est possible de penser que son autonomisation et accentuation sont particulières aujourd’hui, comme nous l’apprennent les romans du corpus.

43Car, désormais, nous n’avons plus besoin de partir forcément pour éprouver le mouvement du monde. C’est lui qui ne cesse de bouger. Les objets, les lieux, les habitudes, les êtres nous quittent désormais parfois bien davantage que nous ne les quittons nous-mêmes. Les individus ne peuvent alors qu’être assaillis par un sentiment inévitable et inéliminable d’immobilité, qui compte d’ailleurs pour beaucoup dans les pannes d’énergie des personnages et leur fatigue globale. Ce sont ces disjonctions quotidiennes entre le mouvement des acteurs, leurs projets, et le mouvement du monde, qui ouvrent désormais l’espace de ces différents régimes énergétiques et de leurs successions dans une vie. C’est pour affronter la nouveauté ordinaire du monde, qu’il faut communier, au moins de façon imaginaire, avec son mouvement incessant. Son revers est alors inévitable : un état virtuellement généralisable de léthargie ou de fatigue, de suspension de soi, face à l’énergie dévorante et trépidante du monde.

44Ce que nous apprennent les personnages, et leurs inégales fatigues, c’est que la mise en mouvement de soi ne peut plus être seulement décrite dans les termes du sursaut de volonté et d’emprise sur le monde. Elle n’est plus prise en charge par un seul régime d’énergie mais bien par une multiplicité de figures possibles. À l’imaginaire de l’arrachement héroïque s’ajoutent alors toutes les figures de la mobilité passive : celles du dépaysement étonné, du flottement bien heureux, de la dérive hasardeuse où l’on se laisse porter par le mouvement du monde. Les pannes d’énergie, défauts de mouvement, ratés énergétiques sont au centre de la description. Quant à l’affirmation personnelle de l’individu contre le monde, elle peut prendre aussi la figure paradoxale d’une fuite – énergique – du mouvement lui-même, combinant alors arrachement et retrait, dans des mises à l’abri spectaculaires.

  • 22 Erik Erikson, Identity and the Life-cycle, London, Norton, 1959.

Travaux pratiques. La sociologie et les âges de la vie
Ce sont les études sur les cycles de vie, et plus largement sur l’âge, qui semblent la voie la plus prometteuse pour une appropriation sociologique de ce dispositif de description des personnages. Elles sont prises aujourd’hui en tenaille entre une lecture plutôt biologique et des analyses plus sociales ou culturelles qui minimisent la première, sans pouvoir néanmoins entièrement l’effacer. Il est tout aussi vain, en la matière, de revenir à un essentialisme naturalisant, que de méconnaître l’importance transversale des éléments biologiques dans la traversée des âges. Mais désormais, comment ne pas reconnaître aussi l’éventail des significations qui la prennent en charge, l’institutionnalisation des étapes de la vie (enfance, adolescence, jeunesse, âge adulte, vieillesse…) se modifiant au fil des sociétés et du temps.
Si la source du mouvement est aussi dans le monde, l’entropie inexorable de l’énergie vitale, allant du surplus énergétique de l’enfance à la déprise du vieil âge, se brouille désormais considérablement en y réintroduisant toute la dynamique des situations elles-mêmes. Les individus ont des capacités plus ou moins grandes pour puiser de l’énergie à l’extérieur, et l’extérieur est plus ou moins structurellement porteur ou inhibiteur de ces capacités. Ce croisement constant entre ces sources internes et externes d’énergie est sans doute une des explorations descriptives les plus prometteuses que nous livre la production romanesque contemporaine.
L’énergie, dans sa double composante indissociablement vitale et sociale, « biologique » et « culturelle » permet alors en quelque sorte de s’approcher de configurations plus paradoxales que les identifications trop rapidement établies de la jeunesse à l’énergie et de la vieillesse à la fatigue. L’énergie vitale s’articule désormais, positivement ou négativement, avec l’énergie sociale. Du coup, les figures se diversifient : des jeunes – à forte énergie vitale mais à faible énergie sociale – côtoient des vieux à combinaison énergétique parfaitement inverse. S’il apparaît parfois évident désormais que certaines jeunes sont « vieux » et que certains vieux sont « jeunes », la dialectique de l’énergie vitale et sociale peut permettre de mieux comprendre cette constatation faussement paradoxale. Le surplus d’énergie juvénile s’amortit parfois dans des situations écrasantes ou insupportables, l’apathie juvénile est aussi un moyen de résister aux injonctions scolaires ou sociales obligatoires de mise en mouvement ou projet. Le défaut d’énergie constitutif de la vieillesse se nuance aussi de tous les ressourcements rendus possibles par le temps de la retraite : retrouvailles avec des passions jamais véritablement assumées, voyages, ouvertures relationnelles, et dans certains cas, véritable métamorphose de la personnalité (une évolution que l’énergie, plus que la transaction identitaire, peut sans doute appréhender).
L’énergie – ainsi conçue – permet de rompre avec le déterminisme qui au fond restait de rigueur dans les études d’Erik Erikson à propos de cycles de vie et la synergie entre éléments biologiques, chronologiques, psychologiques et culturels22. Il faut intégrer ce qui a eu trop tendance à être lu comme une opposition de modèle. Cycles de vie (à dominante biologique) et parcours de vie (à dominante sociale) doivent s’articuler et peuvent le faire autour de l’énergie. Car elle permet de rompre à la fois avec l’idée d’une linéarité biologique non problématique et avec celle, trop simple elle aussi, d’une transition d’étapes sociales (formation, travail, retraites), qu’on veuille en souligner la désinstitutionalisation ou au contraire la standardisation croissante. Il s’agit, sans éliminer pour autant les autres lectures, de mettre sur pied un dispositif susceptible de décrire autrement les expériences individuelles.
Bien sûr, l’identification sociale à l’âge n’est pas la même dans toutes les sociétés ni dans tous les contextes. Bien entendu, l’attention prêtée à des considérations proprement psychologiques se justifie amplement en la matière. Évidemment, l’énergie, et la fatigue de nos contemporains sont aussi débitrices d’une analyse des situations modernes et constituent une dimension existentielle de la modernité. Mais une lecture proprement énergétique a également toute sa place, et peut-être au fond, à certains égards, plus de pertinence. Si les jeunes ont banalement moins de « projets » que les vieux, cette fausse évidence cache des expériences contrastées.
Ce sera peut-être sur le milieu des vies qu’il faudra, dans cette perspective, et en fort contraste avec l’étude d’Erikson, concentrer les efforts d’analyse. Moins pour souligner le fait – fort discutable – qu’il serait le théâtre d’une importante crise psychologique, que pour comprendre comment, à cet âge, l’énergie se diffracte et se transforme. C’est là, peut-être, et même davantage qu’à l’adolescence, que se jouent aujourd’hui les processus les plus traumatiques et profonds associés à des changements physiques, émotionnels ou mentaux. Est-on si sûr que l’intérêt et le malaise du corps soient cantonnés à l’adolescence ? Ne sont-ils pas de plus en plus présents lors de la maturité ? Pour les femmes comme pour les hommes ; pour les hommes différemment que pour les femmes, bien sûr. Si la lecture biologique du vieillissement féminin est aujourd’hui fortement légitime, elle l’est bien moins du côté des hommes, où l’andropause est loin de connaître le succès explicatif de la ménopause. Mais, là encore, n’est-ce pas de l’enchevêtrement entre énergie vitale et énergie sociale dont il faudra systématiquement, et mieux, rendre compte ?
Enfin, les régimes d’énergie devraient aussi permettre d’interroger les changements institutionnels, en sortant là encore d’une trop stricte dépendance entre cycles de vie et parcours de vie. Les carrières sociales et les désirs de bifurcations, trop analysés à partir de la seule socialisation familiale pourraient l’être aussi en fonction de considérations énergétiques. Après tout, bien des mobilités professionnelles horizontales sont motivées par des considérations d’économie d’énergie personnelle ou de meilleure répartition entre les différentes sphères de la vie. L’énergie exigée par la vie professionnelle n’est-elle pas mise en rapport constamment avec l’énergie qu’elle donne, exige ou libère ? Les années sabbatiques, congés sans solde ou choix paradoxaux de carrières ne peuvent-ils pas, au moins en partie, être lus sur ce registre ? Se pencher alors attentivement sur les manières dont les individus combinent énergie vitale et sociale, s’épargnent ou se surinvestissent, interrogent autrement ce qui définit, pour les modernes, un domaine privilégié de gestion de soi : le vieillir perpétuel. Mais n’est-ce pas là renouer, bien que d’une toute autre manière évidemment, avec l’antique sagesse, thème éternel étonnamment et globalement disparu de nos représentations collectives ?

Notes

1 Marthe Robert, Livre de lectures [1977], Paris, Le Livre de poche, 1983, p. 101.

2 Georg Simmel, La tragédie de la culture et autres essais, Paris, Rivages, 1988 ; Michel Ange et Rodin, Paris, Rivages, 1990.

3 Gilles Deleuze, Felix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972 et Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980.

4 Bien sûr, de multiples influences sont repérables du côté du vitalisme bergsonien ou simmelien, du romantisme ou encore de la libido, ou des travaux de la philosophie française – notamment chez Deleuze – les uns et les autres souvent associés à un modèle où il ne serait pas rare de trouver, comme Assoun l’a montré à propos de l’œuvre de Freud, la présence métaphorique de raisonnements de type thermodynamique. Cf. Paul-Laurent Assoun, Introduction à l’épistémologie freudienne, Paris, Payot, 1981.

5 En tout cas, et à ce niveau, ce serait une interprétation possible de l’éloge de Michel Foucault affirmant dans la revue Critique en 1970, « qu’un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien »…

6 En ce qui concerne cette dernière perspective, il s’agit moins de la saisir du coup comme une articulation particulière – en fait, une subordination – de la libido à l’illusio du jeu comme écrit Bourdieu, que comme la recherche prioritaire de ressources proprement énergétiques pour tenir et se tenir dans le monde.

7 Si certains états d’aboulie ou d’hyperactivité, ou certains états humoraux sont bien conçus comme des névroses ou dépressions propres aux temps modernes, dans une filiation avec l’ancienne mélancolie, il faut se méfier de la rapidité de certaines associations. Le fait de vivre un contraste entre son propre état neurologique et une conjoncture historique agitée semble remonter, sous l’appellation de neurasthénie (parfois dénommée au dix-neuvième siècle, american nervousness) aux alentours de 1900, et être inséparable de la formidable stimulation nerveuse urbaine dont parle, déjà, si bien Simmel. Pour une analyse plus circonscrite entre les maladies d’époque et œuvres littéraires, cf. Wolfgang Bongers, Tanja Olbrich (éds.), Literatura, cultura, enfermedad, Buenos Aires, Paidós, 2006.

8 Chez quelqu’un comme Echenoz, on pourrait même dire que presque tous les personnages sont comme traversés par le fait d’être délaissés, comme s’ils faisaient du surplace.

9 En France, c’est bien sûr Ehrenberg qui a le mieux exploré cette filiation. Cf. Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 1998.

10 Norbert Alter, L’innovation ordinaire, Paris, P.U.F., 2000.

11 Pour une lecture étudiant cette relation à partir d’un regard à la confluence de la psychanalyse et de l’histoire sociale, cf. Kathya Araujo, « Depresión : síntoma y lazo social », in Wolfgang Bongers, Tanja Olbrich (éds.), Literatura, cultura, enfermedad, op. cit., pp. 191-211.

12 « Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et des périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passion, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre/…/ …et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir ». Cf. Pascal, 269 [335-139], Les Pensées [1670], Paris, Flammarion, 1973, p. 103.

13 Pour une analyse plus exhaustive de ce point à partir d’une perspective historique, cf Anne Barrère, Danilo Martuccelli, « La modernité et l’imaginaire de la mobilité : l’inflexion contemporaine », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXVIII, 2005, pp. 55-79.

14 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle [1935], Paris, Cerf, 1989, surtout p. 434 et suiv. ; p. 472.

15 Marc Augé, Non-lieux, Paris, Seuil, 1992. Le lien entre le non-lieu de Marc Augé, et la description des lieux de circulation chez Echenoz, Toussaint ou Oster est bien souligné par Johnnie Gratton, « Postmodern French Fiction : practice and theory » in Timothy Unwin (ed.), The French Novel, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, pp. 242-260.

16 Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur, Paris, Payot, 1998, pp. 17-18.

17 Hier encore, à l’ombre des métaphores de la société industrielle, toutes les dépenses énergétiques pouvaient passer pour un signe de puissance ; désormais, tout se passe comme si la conscience écologique généralisée dans laquelle nous vivons rend nos regards plus circonspects.

18 Cf. l’émouvant récit de Stefan Zweig, « L’Elégie de Marienbad », in Les très riches heures de l’humanité, [1939], Paris, Le livre de Poche, 2005, pp. 151-164.

19 Randall Collins, The Sociology of Philosophies, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 1998. Ce n’est pas le seul exemple possible du côté de l’enseignement. On peut aussi souligner le rôle énergétique que l’instituteur a dans l’ordinaire des classes auprès des enfants et ses effets sur l’apprentissage. Cf. Didier-Marie Guénin, L’enfant de la distance, Paris, P.U.F., 2008.

20 Cité in Johan Heilbron, Naissance de la sociologie, op. cit., p. 303.

21 On pourra en trouver de très bons exemples dans les études sur la ville. Pensons aux études de Jane Jacobs et à son insistance sur l’énergie que la ville génère du fait de ses contacts multiples, de son maelström quotidien, de la vitesse et de la diversité de ses échanges. Cf. Jane Jacobs, The Economies of Cities, New York, Random House, 1969. Mais pensons aussi à l’expérience ordinaire des habitants du ghetto urbain, dont la vie s’organise autour de l’énergie, de ses excès et de son épuisement, ainsi qu’au travers de son inégale distribution entre individus. Cf. Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain, Paris, Robert Laffont, 2008.

22 Erik Erikson, Identity and the Life-cycle, London, Norton, 1959.

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