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La fédération de l’Éducation nationale (1928-1992)

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Françoise Bosman
, 
Jean-François Chanet
, 
Laurent Frajerman
, 
et al.

Quatrième partie : Quelle spécificité du syndicalisme enseignant ?

Chapitre 14. Années soixante-dix : les mouvements sociaux des enseignants parmi ceux du secteur public

Christian Chevandier

Texte intégral

  • 1 « Lettre du comité de grève du lycée Michelet », in Alain Schnapp et Pierre Vidal-Naquet (éd.), Jou (...)

1« Les professeurs du lycée Michelet ont cessé tout travail normal […]. Avec le personnel du lycée et les élèves du second cycle grévistes, ils ont constitué en assemblée générale un comité de grève qui a décidé l’occupation des locaux pour une période illimitée. […] Soucieux autant que vous de l’intérêt de vos enfants parce que nous-mêmes souvent parents d’élèves, nous comptons que vous nous soutiendrez par tous les moyens. »1 Adressée le 21 mai 1968 par des professeurs aux parents de leurs élèves, cette lettre aurait été inimaginable quelques semaines plus tôt. C’est dans une situation exceptionnelle que les enseignants furent placés dans les années qui ont suivi 1968. Dans ce contexte, alors que les mouvements sociaux sont fortement révélateurs des identités professionnelles, l’étude de leurs grèves permet de comprendre comment se percevaient les travailleurs de l’Éducation nationale.

2Le monde enseignant n’était pas isolé de la société, l’était de moins en moins tant du fait de l’accroissement de ses effectifs que parce que ce qui construit sa spécificité, le rapport au savoir, fut ces années-là fortement remis en cause. Dès lors, le cadre chronologique de mon approche n’est pas lié au milieu professionnel mais aux mouvements sociaux, des conflits d’abord situés dans la dynamique du mois de mai, puis de plus en plus déterminés par la perspective de la victoire électorale des partis du Programme commun avant d’en subir l’échec. Ainsi construites, les années soixante-dix vont de l’été 1968 au printemps 1978.

3Les mouvements sociaux des travailleurs de l’Éducation nationale, mis en perspective avec ceux de l’ensemble du monde du travail, plus particulièrement des travailleurs du secteur public et nationalisé, peuvent permettre alors d’appréhender le processus d’identification du groupe social des enseignants à celui des fonctionnaires, voire à l’ensemble du salariat. Une tentative de perception des modalités d’expression d’une certaine conscience de classe des enseignants pourra ainsi être ébauchée ici.

Un groupe social qui évolue

  • 2 Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, p. 450.
  • 3 Antoine Prost, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation, t. IV, Depuis 1930, 2e éd., P (...)
  • 4 De 1968 à 1979. Christian Chevandier, « Inscrire dans la durée l’évolution du monde hospitalier (19 (...)

4« L’explosion scolaire fut sans doute plus grave pour le second degré que pour le premier. Celui-ci, en effet, n’était atteint que sur ses marges par les progrès de la scolarisation : il pouvait puiser dans un personnel déjà nombreux pour répondre aux nouveaux besoins. Le second degré, au contraire, subit la vague de plein fouet : pour encadrer le lot montant des élèves, il dut recruter tant de nouveaux maîtres qu’il changea d’échelle. L’explosion scolaire provoqua une mutation2. » En avril 1968, Antoine Prost insistait sur la transformation du corps enseignant. Les années de l’après-soixante-huit furent ainsi plus, pour la structure du groupe social, celles de l’assagissement que celles du bouleversement. Celui-ci venait d’avoir lieu. Entre 1958 et 1971, le nombre de professeurs du secondaire avait doublé3 ; lors de la décennie suivante, l’effort en termes d’emploi public a porté sur les hôpitaux publics dont les effectifs ont également doublé en onze ans4. Le corps enseignant était alors relativement stabilisé et l’on ne retrouvait pas dans les établissements scolaires des cohortes de jeunes embauchés. Dans les postes, les hôpitaux ou les chemins de fer, ces nouveaux salariés ont dès 1971 été à la pointe de luttes sociales dures, aux revendications égalitaires et qui affirmaient dans la manière de mener l’action une volonté de démocratie où les assemblées générales substituaient peu à peu la légitimité du groupe professionnel à celle des intersyndicales, au grand dam de Force ouvrière et de la CGT.

  • 5 Les enseignants dans la société française au XXe siècle. Itinéraires, enjeux, engagements, Paris, P (...)

5Je ne rappellerai que rapidement l’importance de l’éclatement du corps enseignant, entre les différents degrés mais également au sein de chaque niveau, notamment dans le secondaire où, explique Jacques Girault, « dans les années 1970, dix catégories principales de personnels titulaires se partagent les diverses tâches enseignantes »5. De même, la distance était telle entre les enseignants du supérieur et leurs collègues du primaire et du secondaire qu’il serait artificiel de les englober pour une même analyse. Je ne traiterai donc pas des facultés, au demeurant si touchées par l’agitation estudiantine que la question des mouvements sociaux des professeurs ne se posait pas véritablement.

Un milieu déstabilisateur

  • 6 « Inquiétude de la CGT devant l’agitation des élèves infirmières », note blanche des Renseignements (...)
  • 7 Didier Leschi, « Les coordinations, filles des années 1968 », Clio. Histoire, femmes et sociétés, n(...)

6« Depuis plus d’un mois, les écoles d’infirmières sont le théâtre d’une agitation qui se traduit par des grèves, des défilés et des rassemblements » constate au printemps 1974 un rapport de police6. Les infirmières qui ont formé les coordinations lors des mouvements sociaux de la fin des années 1980 dans les hôpitaux avaient, pendant leur formation professionnelle, mis en place des comités inter-écoles, concoctant une agitation suivie de près par les Renseignements généraux et inquiétant fort la fédération CGT de la Santé. Bachelières, elles avaient un niveau scolaire bien supérieur à celui de leurs formatrices et profitaient de cette situation illogique pour bousculer les relations pédagogiques. Quelques années auparavant, elles avaient connu l’ambiance contestataire des lycées et c’est dans la continuité de ces années d’agitation qu’elles ont, une quinzaine d’années plus tard, construit leurs dispositions d’organisation : « L’apparition du mode d’action « coordination » est directement liée à la succession des mobilisations qu’a connue l’enseignement secondaire après mai 19687 ». Plus que les comités d’action lycéens victimes des rivalités entre groupes d’extrême gauche et auto-dissous à la rentrée 1969, d’autres structures en paraissent le modèle : celles mises en place à partir du mouvement pour la libération de Gilles Guiot à l’hiver 1971, qui ont duré au moins jusqu’à la mobilisation du printemps 1973 contre la loi Debré qui réformait la législation sur les sursis militaires.

  • 8 Tract distribué au lycée Jacques Decour en mars 1971, cité par Gérard Vincent, Le peuple lycéen. En (...)
  • 9 Il s’agissait de protester contre une décision excluant les représentants des élèves de la commissi (...)

7L’histoire des conflits sociaux du dernier tiers du vingtième siècle est largement celle de jeunes gens et jeunes filles de l’après-soixante-huit. Les jeunes travailleurs des services publics qui dans les années 1970 se sont lancés dans des mouvements aux formes et modalités assez éloignées de celles du syndicalisme ordonné qui prévalaient auparavant avaient été, quelques années plus tôt, les élèves agités des lycées et des collèges d’enseignement technique. Les professeurs de ces jeunes garçons et filles devaient supporter ces petits insolents et l’expérience ne fut pas de tout repos. Tracts et journaux lycéens plus ou moins clandestins les prenaient, parfois nommément, à partie : « Profs pervers, profs payés pour former des charognards de l’esprit, tu pues l’ordure et l’ordure va peut durer… »8 Leurs collègues de l’enseignement primaire ou du premier cycle du secondaire étaient préservés de tels tourments, mais le lycée a été ces années-là pour certains professeurs un lieu de souffrance au travail. Ne nous méprenons cependant pas, et ne commettons pas l’erreur de la mise en perspective avec ce que vivent aujourd’hui certains professeurs de collège : la mémoire peut laisser l’impression d’une violence en réalité bien limitée ; les casques et barres de fer exhibés lors des grandes grèves jusqu’en 1973 ne doivent pas celer des attaques symboliques autrement plus fortes, quand bien même elles sembleraient anodines. Pensons, pour ne citer que cet exemple, à ce garçon intervenant en 1972 lors d’une réunion entre organisations de lycéens, associations de parents d’élèves et syndicats de professeurs, qui discutaient depuis un quart d’heure afin de savoir s’ils devaient appeler à un meeting (position des professeurs) ou à une réunion (position de parents), pour expliquer à ses aînés, d’un air docte, que l’on pourrait peut-être avancer dans l’ordre du jour dans la mesure où « meeting, en anglais, ça veut dire réunion »9.

  • 10 Antoine Prost, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation, op. cit., p. 373-378.
  • 11 Gérard Vincent en a fait le titre du chapitre IV de la deuxième partie de son ouvrage cité. Les « c (...)
  • 12 La date de publication ne doit pas donner l’impression que ces travaux ne sont que le fruit de mai (...)
  • 13 En revanche, ni les travaux d’Erving Goffman ni ceux de Michel Foucault qui auraient pu être utilis (...)
  • 14 Antoine Prost, « 1968, ou la politisation du débat pédagogique », in Jacques Girault (dir.), Les en (...)

8Au-delà de cette « crise de la relation pédagogique »10, essentielle, le bouleversement qui affectait les lycées marquait bien sûr le paysage syndical avec, lors des élections aux élections paritaires de 1969, un recul du SNES et du SGEN et une progression considérable du SNALC ; mais si la dynamique peut laisser entrevoir l’existence d’un réel ressentiment envers le mouvement de 1968, les syndicats qui n’y étaient pas hostiles recueillaient près des trois quarts de voix. Tout autant que la remise en cause par leur élèves, celle qui venait du milieu lui-même a dû déstabiliser le groupe social. « Les professeurs, « chiens de garde » ou « chiens de berger » de l’ordre bourgeois » comme les présentaient le Manifeste situationniste de 196611, s’interrogeaient sur la finalité même de leur action professionnelle. Venue d’autorités intellectuelles ou scientifiques, la publication d’ouvrages comme La Reproduction (1970), Une société sans école (1971 pour sa traduction en français) ou L’école capitaliste en France (1971)12 a porté les fondements théoriques13 d’une remise en cause de la légitimité même de leur action14. Pour nombre de ces hommes et de ces femmes, pour certains issus de milieux populaires et persuadés que l’institution scolaire, à laquelle ils pensaient devoir leur mobilité sociale ascendante, était cadre et facteur d’émancipation, la déstabilisation ne fut pas dérisoire. Si ce contexte idéologique a contribué à fragiliser un milieu d’autant plus vulnérable qu’affecté par une forte mutation, il a également pu être porteur d’initiatives basées sur la recherche d’une efficacité pédagogique au service des enfants des milieux populaires, comme l’expérience déjà engagée de l’école Vitruve, dans le XXe arrondissement de Paris, menée par des militants syndicalistes, notamment du SGEN et de l’École émancipée.

  • 15 « C’est peut-être avant tout parce que ces choses-là ne peuvent s’avouer que les professeurs ont fa (...)
  • 16 À l’exception de l’effort fait par quelques organisations trotskistes pour que certains de leurs mi (...)
  • 17 Ligue communiste révolutionnaire, Oui, le socialisme !, Paris, Maspero, 1978, p. 184.
  • 18 Marnix Dressen, De l’amphi à l’établi. Les étudiants maoïstes à l’usine (1967-1989), Paris, Belin, (...)
  • 19 Alix Ducamp, « Les travailleurs des services pour l’extrême gauche française des années 1970 : des (...)

9Ce malaise, ce mal-être a pu être compris comme à l’origine de quelques mouvements sans lendemain15, mais rien ne permet de l’affirmer véritablement. D’autre part, parents d’élèves et diverses autorités ont pu avoir l’impression que les différents groupes contestataires tentaient d’investir le corps professoral pour propager leurs opinions. De telles démarches ne furent qu’individuelles et si beaucoup de jeunes professeurs et instituteurs ont été séduits par les idées de Mai, ils le furent comme nombre d’hommes et de femmes de leur génération. Et si des professeurs plus mûrs, plus souvent que des instituteurs, l’ont été également, une ouverture d’esprit propre à leur groupe social joua sans doute. Les groupes d’extrême gauche n’organisèrent pas une telle démarche16 et le métier y était mis en cause à tel point qu’une organisation trotskiste proposait d « en finir avec la permanentisation de la fonction enseignante [et] faire en sorte […] que l’enseignant puisse participer à production et, dans une certaine mesure, les travailleurs à l’enseignement17 ». Les mouvements d « établissement » ou de « prolétarisation » ont même amené de jeunes intellectuels ou étudiants, voire quelques professeurs, à devenir ouvriers18. Ce n’est que peu à peu, à la fin des années 1980, qu’une extrême gauche en perte de vitesse s’est résolue à considérer les enseignants avant tout comme des travailleurs19.

Mouvements sociaux dans le pays

  • 20 Ainsi, le mouvement d’août 1953 n’a concerné que les agents du secteur public, en grève pour la sau (...)

10Les mouvements sociaux qui se déroulèrent ces années-là dans l’Éducation nationale sont à situer dans un contexte plus large, celui d’une dynamique des rapports travailleurs du secteur privé/travailleurs du secteur public qui ne fut certes pas linéaire20 mais pourrait être schématisée par la succession des trois grands mouvements de grève du vingtième siècle : 1936 qui touche surtout le privé, 1968 qui concerne l’ensemble des secteurs d’activité et 1995 où le public est prépondérant. Les principales grèves de l’après-soixante-huit furent de différents ordres. Celles du privé se firent surtout contre les licenciements, par exemple pour les journalistes après le sabordage de Paris-Jour en février 1972 ou pour les travailleurs du Livre dans le long conflit du Parisien qui dura du printemps 1975 à l’été 1977. L’aventure des travailleurs de Lip marque fortement cette période, tant par sa durée que par ses formes d’action et la dynamique de la lutte ainsi que par l’importance des assemblées générales de grévistes. D’autres mouvements, comme ceux du Joint Français ou de Pennaroya, au début des années 1970, marquèrent l’engagement dans la lutte de populations moins habituées à de telles pratiques. En 1974, les trois mois d’occupation du paquebot France ou de l’usine Rateau étaient néanmoins significatifs de la prépondérance des revendications liées à la gestion de la crise par le patronat et annonçaient les conflits durs et isolés dans le privé tout au long des deux dernières décennies du siècle.

  • 21 Christian Chevandier, Cheminots en grève ou la construction d’une identité, Paris, Maisonneuve et L (...)

11Les grèves du secteur public se révélèrent plus étendues, plus efficaces. Si les grévistes d’EDF durent faire face en octobre 1969 à une opposition résolue du pouvoir, les cheminots menèrent trois conflits, en septembre 1969, février 1970 et surtout juin 1971, caractérisés par le débordement des organisations syndicales, notamment la CGT jusque-là quasi hégémonique, et la place de plus en plus importante prise par les agents de conduite21. Dans le secteur nationalisé, les longues grèves chez Renault, sur les salaires, les classifications et contre les licenciements, en 1971, 1973 et 1975, étaient surtout caractérisées par l’éclatement des mouvements, chacun d’entre eux étant le plus souvent mené dans un seul site. Il serait possible de signaler d’autres conflits, celui des conducteurs du métro de la RATP en octobre 1971, trois ans plus tard à l’ORTF celui qui tente de peser sur la répartition des travailleurs de l’office, ainsi que les nombreux mouvements des hôpitaux publics, eux aussi éclatés, qui ne se développaient qu’à l’échelle d’une ville, d’un hôpital, voire d’un service hospitalier. Mais le grand mouvement social des années soixante-dix fut la longue grève des PTT, du 27 octobre au 2 décembre 1974, contre le démantèlement de cette administration, pour des augmentations non hiérarchisées et la titularisation des auxiliaires, où les jeunes postiers, notamment dans ces véritables usines qu’étaient les centres de tri postal, eurent un rôle essentiel. L’opposition entre le privé et le public ne doit pas cependant être par trop sollicitée. Ainsi, la grève des banques de l’hiver et du printemps 1974 et celle des PTT à l’automne suivant eurent bien des points communs.

Mouvements sociaux à l’école

  • 22 Gérard Vincent, op. cit., p. 165.
  • 23 Thierry Jonquet, Rouge c’est la vie, Paris, Le Seuil, 1998, p. 127.

12Ne voulant même pas jouer au chien de berger, certains professeurs s’affirmèrent ces années-là par des comportements individuels comme opposés à l’institution, s’efforçant, généralement avec succès, d’obtenir la bienveillance de leurs élèves. C’est à leur intention que leur ancien collègue, alors président de la République, adressa cette mise en garde le 24 juin 1971 lors d’une allocution télévisée : « L’État doit savoir mettre au pas et, s’il le faut, à la porte, ces quelques enseignants qui prennent leur chaire pour une tribune politique. » La répression, du moins envers les titulaires, fut cependant relativement limitée et Le Monde n’a pu dénombrer qu’une vingtaine de sanctions dans les trois ans de l’après-soixante-huit22. Certains profitèrent de leur place pour faire du prosélytisme, comme le professeur de lettres maoïste André Olivier pour son groupe d’Action directe, ou cet autre professeur de lettres, trotskiste celui-là, qui faisait discrètement contacter les élèves qu’elle avait repérés par un de ses jeunes camarades qui en garde un souvenir peu affable : « Granelle n’était qu’une apparatchik sans envergure qui envoyait ses ouailles au casse-pipe en se tenant soigneusement à l’écart de toute éclaboussure »23. Ces démarches de sergents recruteurs, propres ni à cette sensibilité politique ni à cette époque, relèvent d’un type de fonctionnalité qui n’avait aucun équivalent dans les autres groupes sociaux où, sauf dans certains milieux du travail social ou en psychiatrie, la contestation et l’inscription dans le mouvement social de l’après-soixante-huit ne passaient que par des mouvements collectifs.

  • 24 Rapports de Marie-Jeanne Lafont (1971) et de Daniel Desmé (1977) aux congrès fédéraux, archives int (...)
  • 25 Jacques Girault, Instituteurs, professeurs…, op. cit., et André D. Robert, « Culture professionnell (...)
  • 26 Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, L’ambition et le remords. Les socialistes français et pouvoir (...)
  • 27 Sauf en 1970.
  • 28 « Ce n’était pas 36, ce n’était pas 68, c’était 78 » titrait le lendemain Le Quotidien de Paris.
  • 29 « Pagaille en France : demain la grève nationale CFDT-CGT-FEN désorganisera tous les services publi (...)

13Je ne vais pas revenir ici sur l’importance du syndicalisme dans le monde enseignant et la manière dont le mode de fonctionnement, notamment de la FEN, participait à l’éclatement du groupe professionnel. Il convient cependant d’insister sur le fait que les fédérations de l’Éducation nationale étaient des fédérations de fonctionnaires, et avaient des revendications de fonctionnaires. Mais, organisations de travailleurs accoutumés à des démarches intellectuelles, elles opéraient une réflexion sur les pratiques professionnelles et plus globalement sur la politique de leur secteur d’activité sans commune mesure avec ce qui existait dans les autres branches professionnelles. Le cas du SGEN est exceptionnel au sein de la CFDT puisque si ses militants ont participé en tant que tels aux débats confédéraux, avec ceux d’autres fédérations comme la chimie ou le textile, aucune organisation n’a contribué à ce point à esquisser des pratiques professionnelles et à élaborer des politiques nouvelles. Même la commission « Politique de santé » de la fédération Santé-Sociaux n’a pas eu, en dépit de la qualité de ses travaux, de véritable influence24. Comme dans tous les milieux de travail, la syndicalisation était en rapport étroit avec la culture professionnelle et cet aspect était appelé à jouer un rôle plus grand encore dans un contexte de crise identitaire25. L’importance de la FEN et son organisation en tendances, dans un milieu fortement influencé par la gauche, expliquent qu’elle fut devenue un enjeu, voire une pomme de discorde, parfois au sein d’un même parti à tel point qu’en 1975 les deux principaux dirigeants du PS sont intervenus pour dissuader les enseignants du CERES d’y créer une nouvelle tendance26. Mis à mal par des contradictions exacerbées par mai 1968, la cohérence et les rapports de forces se jouèrent également autour des relations avec le reste du monde du travail. Ainsi, en 1973, alors que la FEN avait signé l’accord salarial, les quatre grands syndicats où la tendance Unité et action était majoritaire appelèrent à la grève nationale de la CGT et de la CFDT, marquant profondément le congrès fédéral tenu à la fin de l’année. Alors que la FEN n’était pas signataire du programme d’unité d’action CGT-CFDT de décembre 1970, la participation aux mouvements grévistes ponctuels comme à des journées d’action unitaires, organisées une ou plusieurs fois chaque année entre 1966 et 197727, pouvait permettre aux enseignants de s’inscrire dans le cadre d’une classe ouvrière étendue ainsi même à cette partie du salariat. Le succès d’une de ces grèves nationales, celle du 24 mai 1977, semblait annoncer la victoire de l’année suivante28. Néanmoins, si les enseignants ont pu participer aux journées de grève de la fonction publique qui ont jalonné le mouvement des postiers de 197429, à aucun moment les grévistes qui comptaient sur un élargissement de leur mouvement, regardant du côté des cheminots ou des communaux, n’ont manifesté un intérêt particulier aux travailleurs de l’enseignement.

  • 30 Laurent Frajerman, « Le syndicalisme enseignant français et la grève : normes et normalisation d’un (...)
  • 31 Ce fut le cas lors des mobilisations laïques.
  • 32 Michaël Attali, « Les enjeux des formes de mobilisation des enseignants d’EPS français dans les ann (...)

14Dès lors, même si les années cinquante peuvent être considérées dans ce secteur comme un moment de « normalisation » de la pratique gréviste30, les mouvements sociaux du personnel enseignant ne furent pas ce qu’il y eut de plus remarquable ni de plus subversif lors de l’après-68. Il ne s’agit pas d’en dresser ici un inventaire qui égrènerait journées nationales sans lendemain ou mouvements locaux plus longs auxquels a pu participer le milieu enseignant, très syndiqué et rompu à la pratique de la manifestation, y compris selon des modalités spécifiques dans le cadre de rassemblements plus larges31. L’éclatement entre disciplines jouait alors aussi un rôle centrifuge : le long mouvement des professeurs d’éducation physique et sportive, organisés dans des syndicats de métier, est significatif de cette dispersion, mais également de l’efficacité de telles actions puisqu’il a participé au processus de professionnalisation de ces enseignants32. Des caractères professionnels expliquent en grande partie ce très relatif engagement. Les deux principales revendications de la grande grève des postiers de 1974 auraient fort bien pu être reprises à leur compte par les enseignants. Mais les questions salariales pouvaient sembler trop vulgaires pour un groupe social qui tirait fierté d’une certaine distance par rapport à l’argent. De même, la titularisation des auxiliaires se heurtait à l’attachement au haut niveau de qualification qu’était censé garantir le succès aux concours de recrutement. Mais cela n’a rien de spécifique et se retrouve dans la plupart des groupes professionnels qualifiés et à formation initiale : ainsi, le personnel hospitalier, dont les pratiques grévistes se généralisèrent ces années-là, ne revendiquait pas l’octroi de diplôme aux nombreux faisant fonction et c’est précisément lorsqu’elles ont eu l’impression que les exigences en ce domaine étaient abandonnées que les infirmières se sont lancées, à la fin de la décennie suivante, dans leur plus grand mouvement social.

  • 33 Christine Bard les situe principalement dans les années 1965-1983, Les femmes dans la société franç (...)

15Une approche des mouvements sociaux d’un groupe professionnel ne doit pas ignorer les conditions de l’exercice ordinaire et mériterait une approche fine alliant la démarche quantitative à la prosopographie. Ainsi, dans ces métiers où l’on est plus qu’ailleurs soumis au burn out, la participation d’un individu aux mouvements revendicatifs s’inscrit dans le cours d’une carrière. Le rapport à l’autre n’est pas seulement celui qui est entretenu avec les élèves, mais aussi celui qu’a un travailleur avec d’autres travailleurs dont, au moment critique du labeur, il est isolé. Du fait de l’importance de la population féminine au sein du corps enseignant, notamment dans le premier degré, d’éventuels mouvements auraient pu, ces années-là, s’inscrire dans le cadre des « batailles pour l’égalité »33. Or, dans une fonction publique où grilles salariales et déroulement de carrière sont encadrés et surveillés par les organisations syndicales, des différences se perçoivent surtout dans la répartition selon les degrés d’enseignement, qu’il est plus pertinent d’analyser en termes de hiérarchies symboliques que d’inégalités lorsque la part des hommes augmente avec l’âge des élèves ; elles ne paraissaient pas relever de luttes sociales. Au demeurant, serait-il vraiment pertinent d’esquisser une telle interprétation ? Si la longue lutte des ouvrières du textile de la CIP ou celle des travailleuses des Nouvelles Galeries de Thionville sont avant tout perçues comme grèves de femmes, une telle approche pour la grève des employées des centres de chèques postaux à l’automne 1974 serait artificielle, tout comme d’appréhender comme une grève masculine celle des employés des centres de tri postal cette même saison.

  • 34 Dans ces deux cas, la mobilisation autour des éléments de l’identité du groupe social ou profession (...)

16Cette relative atonie des mouvements d’enseignants lors de cette décennie est un des éléments d’explication de leur développement à partir de la fin des années 1980 : n’ayant pas, de ce fait, une pratique et une mémoire de la lutte sociale, il n’ont pas eu à rompre avec cette culture. Passant notablement par le syndicalisme, sa transmission a été lacunaire en France dans les années 1980 et au cours de la première moitié de la décennie suivante, à l’exception des cheminots et du personnel hospitalier34. Ce ne fut pas non plus le cas pour les enseignants.

  • 35 Photographie d’un graffito sur le mur d’un lycée, Internationale situationniste, no 12, septembre 1 (...)
  • 36 Franck Poupeau, Contestations scolaires et ordre social. Les enseignants de Seine-Saint-Denis en gr (...)
  • 37 Bertrand Geay, « Le "Tous ensemble" des enseignants », in Sophie Béroud et René Mouriaux (dir.), L’ (...)

17« Ne dites plus M. le prof, dites : Crève salope ! » Tracée sur un mur de la Sorbonne en mars 2006, cette phrase qui reprend précisément un slogan situationniste35 est tant désuète qu’elle en prête à sourire. Les intéressés n’y ont, en leur temps, trouvé aucun charme. Les enseignants ont dû se défaire de leur impression d’être des travailleurs à part, et si dans un premier temps la confrontation à la contestation lycéenne les a mis en porte-à-faux avec l’éventualité d’un mouvement social, sans doute une telle déstabilisation a-t-elle contribué à leur faire prendre conscience d’une situation beaucoup moins atypique qu’ils ne le croyaient. Il a cependant fallu attendre le milieu des années 1990, avec la forte participation de certains établissements au mouvement de décembre 1995 et la longue grève du printemps 1998 en Seine-Saint-Denis36 pour que des enseignants s’engagent à fond dans des luttes sociales classiques, avant d’impulser le mouvement interprofessionnel de 200337. Des jalons peuvent être posés entre l’après-soixante-huit et le tournant du siècle, avec l’important mouvement des instituteurs à l’hiver 1986-1987 contre la transformation du statut des directeurs d’école, remarquable non seulement par son existence même, mais par des revendications qui intégraient la dimension antihiérarchique de l’après-soixante-huit et des formes d’organisation en rupture avec le syndicalisme traditionnel amenées à inspirer les mouvements sociaux du secteur public. Les années de l’après-soixante-huit apparaissent alors comme un moment de transition, le temps de latence entre le passage du statut valorisé d’instituteur ou de professeur, pour lequel se livrer à des mouvements sociaux classiques aurait été peu ou prou déchoir, à celui d’enseignant, neutralisé par la substantivation d’une mission moins noble, où l’identité professionnelle peut dès lors passer par d’autres modalités. Dont la grève.

Fonds FEN, 4 BB 208, Archives nationales du monde du travail : Lettre du Premier ministre, Jacques Chirac, reconnaissant la FEN comme organisation représentative, 5 août 1976.

Fonds FEN, 4 BB 208, Archives nationales du monde du travail : Lettre du Premier ministre, Jacques Chirac, reconnaissant la FEN comme organisation représentative, 5 août 1976.

Lettre signée. Feuillet tapuscrit

Notes

1 « Lettre du comité de grève du lycée Michelet », in Alain Schnapp et Pierre Vidal-Naquet (éd.), Journal de la Commune étudiante. Textes et documents. Novembre 1967-juin 1968, Paris, Le Seuil, 1969, D. 330, p. 366.

2 Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, p. 450.

3 Antoine Prost, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation, t. IV, Depuis 1930, 2e éd., Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2004, tableau p. 322-323.

4 De 1968 à 1979. Christian Chevandier, « Inscrire dans la durée l’évolution du monde hospitalier (1969-1974) », in Alain Beltran et Gilles Le Beguec (dir.), Action et pensée sociale chez Georges Pompidou, Paris, PUF, 2004, p. 209-224.

5 Les enseignants dans la société française au XXe siècle. Itinéraires, enjeux, engagements, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 15.

6 « Inquiétude de la CGT devant l’agitation des élèves infirmières », note blanche des Renseignements généraux, 1er juin 1974, Archives de la préfecture de police de Paris, carton 42156/0.

7 Didier Leschi, « Les coordinations, filles des années 1968 », Clio. Histoire, femmes et sociétés, no 3, janvier-juin 1996, p. 163-181.

8 Tract distribué au lycée Jacques Decour en mars 1971, cité par Gérard Vincent, Le peuple lycéen. Enquête sur les élèves de l’enseignement secondaire, Paris, Gallimard, 1974, p. 153.

9 Il s’agissait de protester contre une décision excluant les représentants des élèves de la commission permanente du lycée Ampère, à Lyon.

10 Antoine Prost, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation, op. cit., p. 373-378.

11 Gérard Vincent en a fait le titre du chapitre IV de la deuxième partie de son ouvrage cité. Les « chiens de garde » sont les professeurs traditionnels tandis que les « chiens de berger » sont les libéraux, d’autant plus dangereux que pédagogue rime avec démagogue.

12 La date de publication ne doit pas donner l’impression que ces travaux ne sont que le fruit de mai 1968. Ainsi, Éducation, développement et démocratie, dirigé par Robert Castel et Jean-Claude Passeron et auquel a participé Pierre Bourdieu, a été publié en 1967.

13 En revanche, ni les travaux d’Erving Goffman ni ceux de Michel Foucault qui auraient pu être utilisés pour décortiquer le système éducatif ne furent repris à cette fin, à l’exception de rares auteurs comme Jeannette Colombel. Sans doute cela est-il significatif du caractère perçu comme exceptionnel de leur institution par les travailleurs de l’Éducation nationale.

14 Antoine Prost, « 1968, ou la politisation du débat pédagogique », in Jacques Girault (dir.), Les enseignants dans la société française au XXe siècle, op. cit., p. 147-164.

15 « C’est peut-être avant tout parce que ces choses-là ne peuvent s’avouer que les professeurs ont fait grève à la rentrée. Il s’agit de bien d’autres choses que de revendications salariales ou de deux jours de vacances », Le Monde, 28 octobre 1971.

16 À l’exception de l’effort fait par quelques organisations trotskistes pour que certains de leurs militants deviennent professeurs en CET auprès de la jeunesse ouvrière.

17 Ligue communiste révolutionnaire, Oui, le socialisme !, Paris, Maspero, 1978, p. 184.

18 Marnix Dressen, De l’amphi à l’établi. Les étudiants maoïstes à l’usine (1967-1989), Paris, Belin, 2000.

19 Alix Ducamp, « Les travailleurs des services pour l’extrême gauche française des années 1970 : des « cols blancs » à la prolétarisation », Le mouvement social, no 211, avril-juin 2005, p. 99-113.

20 Ainsi, le mouvement d’août 1953 n’a concerné que les agents du secteur public, en grève pour la sauvegarde de leurs retraites. Il est inutile de préciser que les enseignants n’y ont pas participé.

21 Christian Chevandier, Cheminots en grève ou la construction d’une identité, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 305-317.

22 Gérard Vincent, op. cit., p. 165.

23 Thierry Jonquet, Rouge c’est la vie, Paris, Le Seuil, 1998, p. 127.

24 Rapports de Marie-Jeanne Lafont (1971) et de Daniel Desmé (1977) aux congrès fédéraux, archives interfédérales de la CFDT.

25 Jacques Girault, Instituteurs, professeurs…, op. cit., et André D. Robert, « Culture professionnelle et syndicalisation : le cas des enseignants du second degré », Le mouvement social, no 187, avril-juin 1999, p. 83-97.

26 Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, L’ambition et le remords. Les socialistes français et pouvoir (1905-2005), Paris, Fayard, p. 356.

27 Sauf en 1970.

28 « Ce n’était pas 36, ce n’était pas 68, c’était 78 » titrait le lendemain Le Quotidien de Paris.

29 « Pagaille en France : demain la grève nationale CFDT-CGT-FEN désorganisera tous les services publics », L’Aurore, 18 novembre 1974.

30 Laurent Frajerman, « Le syndicalisme enseignant français et la grève : normes et normalisation d’une pratique (1948-1959) », Paedagogica Historica. International Journal of the History of Éducation, Gent, vol. 44, no 5, 2008, p. 543-554.

31 Ce fut le cas lors des mobilisations laïques.

32 Michaël Attali, « Les enjeux des formes de mobilisation des enseignants d’EPS français dans les années 1970 », Carrefour de l’éducation, no 19, janvier-juin 2005, p. 3-18.

33 Christine Bard les situe principalement dans les années 1965-1983, Les femmes dans la société française au 20e siècle, Paris, Armand Colin, 2001, p. 231.

34 Dans ces deux cas, la mobilisation autour des éléments de l’identité du groupe social ou professionnel a été déterminante.

35 Photographie d’un graffito sur le mur d’un lycée, Internationale situationniste, no 12, septembre 1969, p. 90.

36 Franck Poupeau, Contestations scolaires et ordre social. Les enseignants de Seine-Saint-Denis en grève, Paris, Syllepse, 2004.

37 Bertrand Geay, « Le "Tous ensemble" des enseignants », in Sophie Béroud et René Mouriaux (dir.), L’année sociale 2003-2004, Paris, Syllepse, 2004, p. 135-147.

Table des illustrations

Titre Fonds FEN, 4 BB 208, Archives nationales du monde du travail : Lettre du Premier ministre, Jacques Chirac, reconnaissant la FEN comme organisation représentative, 5 août 1976.
Légende Lettre signée. Feuillet tapuscrit
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/39861/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 408k

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