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La Nouvelle-Calédonie à la croisée des chemins : 1989-1997

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David Gilbert
, 
Dominique Guillaud
, 
Patrick Pillon

Deuxième partie. Le foncier

La réforme foncière et le rôle de l’Office foncier à Poya

Agnès Dalloz

Texte intégral

Réforme foncière ou réforme agraire ?

1Dès l’origine, les objectifs de la réforme foncière entreprise en 1978 en Nouvelle-Calédonie, et visant à rééquilibrer le partage de la terre entre Kanak et Européens, ont singulièrement manqué de clarté. Le « plan Dijoud », qui marque le coup d’envoi de cette réforme, reconnaît « le besoin très profond qu’expriment les clans [...] du retour pur et simple sur la terre ancestrale ». Un inventaire des revendications claniques sur la Grande-Terre est entrepris, jetant les bases d’une politique de redistribution méritant pleinement le nom de réforme foncière. Cependant, dans les textes régissant cette réforme, seul l’aspect économique de la revendication est retenu. La rétrocession de la terre ne peut avoir lieu qu’à la condition d’être associée à une mise en exploitation agricole, ce qui relève plutôt d’une politique de réforme agraire.

2Ainsi, la revendication pour des motifs coutumiers est d’abord reconnue, puis rejetée. En effet, lier la rétrocession des terres à leur mise en valeur économique revient à nier le fond de la revendication politico-culturelle kanak, qui vise avant tout à un retour sur les terres ancestrales. Or la terre est un élément fondamental de l’identité des Kanak. Support des mythes d’origine et imprégnée de la présence des ancêtres, elle a une valeur sacrée en elle-même, indépendamment de sa mise en valeur agricole. C’est pourquoi, dans la revendication foncière kanak, les motifs d’ordre culturel priment sur ceux d’ordre économique.

  • 1 Ordonnance n° 82 880 du 15 octobre 1982 relative à l’aménagement foncier, à l’établissement rural (...)

3Véritable tournant politique dans l’histoire de la réforme foncière, l’ordonnance foncière de 19821 retient cette priorité et affirme, pour la première fois, l’existence d’un droit foncier coutumier antérieur au droit européen. La légitimité foncière du « premier occupant » est en quelque sorte reconnue : « à des droits établis de type européen peuvent préexister des droits coutumiers d’une autre nature. Cette reconnaissance est un devoir à l’égard de la communauté mélanésienne », précise le rapport de présentation de l’ordonnance. La revendication politico-culturelle kanak pour la restitution des terres est donc légitimée, et clairement séparée des préoccupations économiques.

  • 2 Ordonnance n° 85-1185 du 13 novembre 1985.
  • 3 Loi n° 86-844 du 17 juillet 1986, décret n° 89-571 du 16 août 1989.

4L’ordonnance de 1982 est abolie en novembre 1985 par une nouvelle ordonnance foncière2, dont la philosophie est à l’opposé de celle du texte précédent : elle n’accorde aux groupements revendicateurs que de simples droits d’usage de la terre, attribués sur présentation d’un projet de mise en valeur économique. La confusion entre réforme foncière et réforme agraire est donc rétablie et se perpétuera jusqu’à présent. En effet, les textes3 régissant l’action de l’ADRAF territoriale et de l’ADRAF étatique (agences prenant le relais de l’Office foncier), lient aussi la rétrocession de terres à leur mise en valeur économique. L’ordonnance foncière de 1982 ouvre donc une parenthèse intéressante dans l’histoire de la réforme foncière néo-calédonienne, au moins dans les textes.

5L’organisme chargé d’appliquer les principes de l’ordonnance de 1982 est l’Office foncier, qui reste en fonction du début 1983 au début 1986. Il est chargé d’acquérir des terres à l’intérieur de périmètres où des droits fonciers coutumiers ont été reconnus. Il dispose pour cela d’un droit de préemption sur les terres à vocation agricole, pastorale ou forestière et d’un droit d’expropriation. Des mesures d’incitation sont également mises en place : indemnité viagère de départ pour les exploitants âgés acceptant de cesser leur exploitation dans des périmètres de droit coutumier, et prime de réinstallation pour les propriétaires acceptant d’échanger des terres situées dans ces périmètres contre des terres situées à l’extérieur.

6Les périmètres de droits coutumiers sont définis après avis de la Commission foncière communale, structure de concertation composée à part égale de représentants des autorités coutumières mélanésiennes et de représentants des propriétaires fonciers et exploitants européens.

  • 4 Au titre de l’agrandissement de réserve, de la propriété clanique ou pluri-clanique, de la locatio (...)

7Les terres acquises par l’Office foncier peuvent être cédées gratuitement ou vendues aux propriétaires coutumiers. L’ordonnance reste souple sur la procédure de redistribution des terres. Dans la pratique, celle-ci est assez complexe : une fois les propriétaires coutumiers identifiés (étape souvent délicate), l’Office engage une phase de discussion plus ou moins longue avec les clans concernés pour obtenir un consensus relatif, à la fois, à la forme juridique d’attribution4, aux bénéficiaires et à l’utilisation future des terres rétrocédées. Cet accord doit être concrétisé par un procès-verbal de palabre signé par les autorités coutumières de la tribu (conseil des Anciens). L’avis de la commission foncière communale est ensuite requis, et le projet d’attribution soumis pour décision au conseil d’administration de l’Office.

8L’action de l’Office comprend également un volet proprement économique : l’ordonnance institue des « zones d’aménagement rural » destinées à l’installation d’exploitants agricoles de toutes ethnies, où l’Office, avec l’accord des propriétaires coutumiers, peut céder, louer ou donner en jouissance des terrains.

9La naissance de l’Office foncier marque donc une volonté renouvelée de résoudre le problème foncier néo-calédonien. La commune de Poya offre un bon observatoire de la manière dont son action s’est traduite sur le terrain. Située sur la Grande-Terre, au centre de la côte ouest, la commune de Poya a vécu toutes les étapes de la réforme foncière depuis 1978. Les rétrocessions de terres aux Kanak y ont pris les formes les plus diverses : agrandissement de réserve, propriété clanique ou pluri-clanique, baux à long terme... Conséquence, toujours, de la liaison entre réforme foncière et réforme agraire, des Groupements d’intérêt économique (G.I.E.) d’élevage bovin se sont constitués, à l’instigation du Territoire et de l’Office, sur les terres redistribuées. Ces tentatives se sont souvent soldées par des échecs, dont les causes sont intimement liées à l’ambiguïté des objectifs de la réforme, et au décalage entre une logique économique d’importation européenne et la réalité socio-culturelle kanak.

L’histoire foncière à Poya

10Les débuts de la colonisation foncière remontent à 1871 avec l’arrivée de quelques grands éleveurs qui accaparent la plus grande partie de la plaine et de la savane littorale. Ces installations privent de leurs terres plusieurs villages kanak. Elles s’accompagnent de la destruction des cultures mélanésiennes par la divagation du bétail européen et participent des causes de l’insurrection de 1878, qui touche une grande partie de la côte ouest, de Bouloupari à Koné (Saussol, 1979).

  • 5 Les réserves de Nétéa, Montfaoué et Ouendji sont créées en 1890. Nékliaï-Cradji et Goipin sont dél (...)

11La répression de la révolte entraîne d’importants déplacements de population : certains rebelles trouvent refuge chez les groupes voisins, tandis que d’autres sont capturés et exilés en différents points du territoire. Leurs terres sont confisquées au profit du Domaine. Plus tard, à l’époque du « grand cantonnement », les habitants de Poya sont regroupés dans des réserves5 plus ou moins proches de leurs anciens habitats.

  • 6 Les concessions ont été remplacées en 1971 par les « cessions sous conditions résolutoires de mise (...)

12Si, au tournant du siècle, Poya accueille une part des colons « Feillet », par la suite, l’immigration rurale d’origine métropolitaine se tarit. Jusqu’en 1945, la propriété de brousse évolue selon une dynamique presqu’exclusivement locale. La plupart des nouvelles concessions sont attribuées aux « enfants du pays », c’est-à-dire aux descendants des premiers colons. Toutefois, après la Seconde Guerre mondiale, l’extension du patrimoine foncier européen se heurte aux revendications mélanésiennes qui finissent par générer une politique d’agrandissement des réserves. Mais si, dans certains endroits, la surface des propriétés aux mains des Européens régresse, dans l’ensemble du territoire, et notamment à Poya, elle continue de s’accroître sous différentes formes juridiques : « concessions » accordées par le Territoire sous conditions de mise en valeur dans un délai de cinq ans6, achat de terrains à ce dernier, locations à long terme de terres domaniales ou « locations précaires et révocables » consenties, moyennant un loyer annuel souvent très faible, par le Territoire, qui peut y mettre fin quand bon lui semble (ce dernier type de location a permis aux propriétaires européens de Poya d’accroître de façon considérable la superficie de leurs exploitations).

13Depuis la période Feillet, l’espace kanak a également connu de nombreuses mutations. La superficie des réserves s’est accrue dans l’ensemble du territoire, surtout à partir des années cinquante, mais n’a cependant pas suivi l’évolution démographique. À la date de leur création, les réserves de Poya totalisent 2 934 hectares. Leur surface atteint 5 818 hectares en 1978, mais le nombre d’hectares par habitant est passé de 7,6 à 6,8 entre 1956 et 1978, soit une diminution de 10 %. À partir de 1960, un certain nombre de Kanak ont acheté à titre privé des terrains du Domaine territorial. Ils ont également bénéficié, en leur qualité « d’enfants du pays », du régime des concessions, puis des cessions sous condition résolutoire de mise en valeur, et enfin des locations précaires et révocables. Toutefois, ces acquisitions restent, par leur nombre, très marginales.

  • 7 Pour 2 915 habitants (le reste étant constitué d’autres ethnies).

14En 1978, à la veille de la réforme foncière, les superficies dont disposent les deux groupes ethniques à Poya sont les suivantes : Européens : 41 835 hectares, Mélanésiens : 8 765 hectares, soit un rapport de 1 à 5, alors que la population de Poya compte, en 1976, 39,1 % d’Européens et 44,1 % de Kanak7. La figure 1, qui montre la répartition de la propriété foncière entre les deux communautés en 1978, fait apparaître cette inégalité ainsi qu’une certaine ségrégation spatiale.

Figure 1. — Répartition de la propriété foncière dans la commune de Poya au 31/12/1978.

  • 8 D’après une étude réalisée en 1981 par le Centre national pour l’aménagement des structures et des (...)

15La propriété européenne forme un bloc compact, des plaines et collines côtières jusqu’aux premières vallées encaissées de la chaîne. Au village de Poya et autour de la baie de Porwy, où se concentre l’essentiel de l’habitat européen, le parcellaire est très morcelé. Il contraste avec celui des grandes stations européennes d’élevage extensif de la plaine littorale. La mise en valeur de ces espaces (plusieurs milliers d’hectares de prairies et de forêts) se résume à la pose de clôtures autour des propriétés et à quelques aménagements sommaires pour l’élevage du bétail. Les propriétaires européens occupent la quasi-totalité des bonnes terres. Pourtant, deux tiers d’entre eux sont des exploitants à titre secondaire et exercent une autre activité et, parmi les exploitants à titre principal, on compte une forte proportion de personnes âgées et sans héritier connu8.

16L’espace kanak est beaucoup plus éclaté : les réserves de la commune, situées dans des vallées profondément encaissées ou sur les premiers versants de la chaîne, sont relativement isolées les unes des autres. La plupart d’entre elles présentent un relief très accidenté. La pente y limite de façon considérable la surface utilisable, quand elle n’interdit pas toute utilisation agricole. La qualité des sols est souvent médiocre ou mauvaise, ce qui est d’autant plus préjudiciable que l’agriculture forme la principale ressource de la communauté kanak. Avec le renouveau démographique mélanésien, la pression dans les réserves de Poya est donc de plus en plus sensible.

  • 9 Ces lettres proviennent des dossiers de l’A.D.R.A.F.

17Pression dans les réserves mélanésiennes et sous-utilisation de l’espace européen caractérisent la situation à l’aube de la réforme foncière, et les revendications s’exacerbent. Les lettres9 qui les appuient, envoyées à l’administration et aux propriétaires européens, témoignent à la fois de la volonté de restitution des terres ancestrales et de préoccupations économiques :

18« Nous avons l’honneur de vous faire parvenir cette lettre de revendication concernant notre terre clanique [...]. Nous ne faisons par ce geste que demander notre juste droit, réparation d’une injustice créée par la colonisation. Cette terre nous appartient, c’est la terre de nos vieux. [...] Nous avons quitté notre terre clanique avant 1914 et nous comptons un de nos vieux qui partit en 1914 se battre pour la France. Pour le sang qui a coulé pour la France, nous demandons aujourd’hui le retour de notre terre. [...] Nous comptons sur la justice du gouvernement socialiste français pour réparer cette injustice qui n’a que trop duré. »

19« Je vous confie mon désir de voir aboutir nos revendications et nos droits : ce qui nous est dû, reprendre notre ancienne tribu [...] située en grande partie sur la propriété X., ce droit de pouvoir vivre sur nos terres ancestrales, ce droit enfin d’homme libre, non plus reculé et bafoué au fin fond des montagnes. [...] Nous avons besoin de nos terres ancestrales pour nous revaloriser dans notre personnalité. »

20« Notre tribu compte cinq clans et la jeune génération augmente sans cesse [...] Nous rappelons que notre réserve à une superficie d’environ (x) hectares dont 15 hectares de terre cultivable seulement. »

Les revendications

21Les revendications les plus précoces, de 1977 à 1981, prennent une tournure assez « légaliste ». En effet, elles ne se déclarent qu’au moment de la mise en vente de propriétés par des sociétés d’élevage ou des particuliers. Ceux-ci appuient généralement la revendication, heureux de pouvoir vendre leurs parcelles au Territoire, chargé alors des opérations de réforme foncière. Ces revendications sont généralement accompagnées d’un projet de mise en valeur (élevage, cultures, reboisement) destiné à séduire les autorités territoriales.

22Certaines tribus n’attendent pas la mise en vente de propriétés, et tentent de reconquérir quelques parcelles du domaine territorial en créant des sociétés civiles agricoles et en présentant à l’administration territoriale des projets de développement rural. Ces tribus sont d’ailleurs déçues par les formules de bail à long terme qu’on leur propose, et les projets, par conséquent, sont abandonnés.

23Ces revendications précoces obéissent à des stratégie différentes selon qu’elles émanent de propriétaires coutumiers ou de clans « accueillis », sans légitimité foncière dans la région, et dont les visées se heurtent à celles des maîtres de la terre. Tandis que ces derniers se prévalent avec force de leurs droits coutumiers, les clans accueillis deviennent experts dans le maniement du discours « économiste » européen. Un clan accueilli, revendiquant une parcelle voisine de la réserve, déclare rejeter les structures coutumières de la tribu, perçues comme un obstacle à la concrétisation de ses projets de développement : « Nous sommes persuadés par une certaine expérience que notre travail sera plus rentable si nous ne sommes pas soumis à un régime tribal qui ne peut favoriser nos projets », lit-on dans une lettre adressée à l’administration. Ce clan affiche également sa volonté de vouloir exploiter la terre « de manière moderne et objective ». Certains des clans accueillis de Poya, en association avec un éleveur européen, montent une coopérative agricole dans le but de se voir attribuer des terres par ailleurs revendiquées par les propriétaires coutumiers des lieux. Cela provoquera un conflit majeur dans la commune.

  • 10 Ainsi, la limite commune des revendications de Montfaoué et Goipin reste incertaine.
  • 11 C’est pour cela que la formule de l’agrandissement de réserve est souvent préférée à celle de la p (...)

24À partir de 1981 et surtout de 1982, la désunion entre maîtres de la terre et clans accueillis semble cesser, et les revendications prennent une autre tournure. Elles s’expriment de façon beaucoup plus méthodique et organisée, notamment au niveau politique. Un comité régional de revendication, le Comité des terres de la région nord, est constitué pour impulser et coordonner la revendication. Il réunit des représentants des autorités coutumières de chaque tribu, qui sont chargés de définir les limites des revendications de chacun, et d’éviter leur chevauchement. Même si ce but n’est pas toujours atteint10, un consensus se fait. Les limites établies ne sont pas forcément traditionnelles parce que le but est aussi d’occuper un maximum de terrain, mais elles sont toujours négociées entre les autorités coutumières concernées. La revendication peut aussi associer des propriétaires traditionnels et des clans sans droits fonciers coutumiers. Il est entendu que tous bénéficieront du résultat de la revendication11. Le Comité des terres met au point un programme précis de revendications, relayé dans chaque commune (y compris celle de Poya) par un comité de lutte composé des délégués locaux des tribus. L’action commence par l’envoi, auprès des propriétaires concernés et des différentes instances administratives, de lettres de revendications qui peuvent comporter des menaces d’occupation de terre. Quelques occupations, associant l’ensemble des tribus de la commune, ont effectivement lieu en 1982.

25En 1984 et 1985, en liaison avec les « événements » qui perturbent l’ensemble du Territoire, la revendication se radicalise. Elle donne lieu à des dégradations et à des incendies qui provoquent la fuite des broussards. Ces revendications touchent indistinctement les propriétaires privés européens et kanak : quelle que soit l’origine ethnique de ceux-ci, les tribus restent intransigeantes sur le principe de la propriété coutumière.

26Le rôle de l’Office foncier dans la phase revendicative paraît particulièrement pauvre. L’Office n’a pas réussi à canaliser les revendications de terres dans la procédure prévue par l’ordonnance foncière de 1982. Le texte prévoyait en effet la délimitation de périmètres de droit foncier coutumier et donnait pour cela un rôle capital à la commission foncière communale. Celle de Poya (comme celles des autres communes du territoire) n’a pas rempli son rôle. Elle ne s’est réunie que cinq fois, et n’a jamais sérieusement abordé la question des périmètres de droit coutumier dans la commune. A vrai dire, le dialogue à ce sujet entre les membres kanak et européens de la commission était sans doute impossible : la détermination des droits coutumiers est purement du ressort des Kanak, et la reconnaissance de droits coutumiers ne pouvait que heurter psychologiquement les membres européens de la commission. Ainsi, malgré de constants rappels de l’administration sur la procédure officielle à suivre, la revendication s’est exprimée hors de ce canal.

Les acquisitions et attributions foncières

27Le bilan des acquisitions de l’Office foncier à Poya est également assez limité. L’Office foncier n’a acheté que relativement peu de terres dans la commune : entre 1983 et 1986, six propriétés ont été acquises à proximité des réserves de la chaîne, totalisant 852,50 ha. Les acquisitions du Territoire entre 1978 et 1983, beaucoup plus importantes (6 020,50 ha), se sont au contraire concentrées dans la plaine de la Poya (figure 2) ; la plupart d’entre elles résultait de la libre volonté des propriétaires de vendre leur terrain. A l’inverse, les terres acquises par l’Office ont été mises en vente le plus souvent sous la pression des revendications, et par des propriétaires particulièrement réticents à l’idée de se séparer de leurs terres. Leur résistance ne commence à fléchir que dans le courant de l’année 1984, quelques mois avant la disparition de l’Office foncier, dont la brièveté d’existence explique en partie le maigre bilan.

  • 12 Pas plus à Poya, d’ailleurs, que dans le reste du territoire.

28D’autre part, les instruments de contrôle du marché foncier mis à la disposition de l’Office par l’ordonnance se sont révélés inefficaces. L’indemnité viagère de départ n’a jamais été appliquée à Poya, et les tentatives d’échange de terrain ont échoué. L’Office n’a pas eu à faire usage de son droit de préemption : les mises en ventes, non volontaires et provoquées par les revendications, lui étaient spontanément adressées. L’Office n’a d’ailleurs pas donné suite à certaines propositions. Volontairement, il n’a jamais fait usage de son droit d’expropriation12, afin de ne pas exacerber la tension du côté des propriétaires européens et des opposants à la réforme foncière. Toutes les transactions ont été conclues à l’amiable.

29A Poya, l’Office a investi la majeure partie de ses efforts dans une tentative d’échange de terrains répondant à deux objectifs : satisfaire les revendications de certains clans sur des terrains précédemment acquis par le Territoire, mais aussi permettre, par la création d’une « zone d’aménagement rural » (au sens de l’ordonnance foncière de 1982), l’installation sur ces terres d’exploitants européens. Ceux-ci, après avoir accepté de vendre à l’Office leurs parcelles revendiquées, pourraient bénéficier de baux à long terme consentis par les clans propriétaires coutumiers de la nouvelle zone d’aménagement rural. Quatre candidats à l’échange furent identifiés, mais le projet, qui fit l’objet des cinq réunions de la commission foncière communale de 1983 à 1985, ne fut jamais mené à terme. Les raisons de cet abandon sont sans doute le ralentissement des activités de l’Office en 1985, suite aux « événements » qui perturbent le territoire, ainsi que la nouvelle ordonnance foncière de novembre 1985, dont la teneur remet en cause les fondements même du projet.

Figure 2. — Acquisitions jusqu’en 1988 et attributions jusqu’en 1986 menées dans le cadre de la réforme foncière à Poya. Sources : Données du service topographique et de l’A.D.R.A.F.

30Le bilan des attributions de terres par l’Office n’est guère plus consistant. En 1986, les six attributions qui ont pu être menées à terme dans la commune de Poya sont le fait du Territoire (une attribution en propriété clanique, trois agrandissements de réserve et deux baux à long terme). L’Office foncier, quant à lui, n’en achève aucune (figure 2) : sur les six propriétés qu’il a acquises, deux seulement font l’objet d’une procédure d’attribution ; en fait, elles sont simplement « mises à la disposition » de la tribu de Montfaoué qui les sollicite en agrandissement de réserve.

31Ce maigre bilan est vraisemblablement dû au fait que l’Office était également chargé d’instruire l’attribution du stock de terres légué par le Territoire, et qu’il a concentré son intervention sur le projet avorté d’échange de terrains dans la plaine de la Poya. Les autres dossiers transmis à l’Office par le Territoire n’aboutissent pas non plus, soit que la décision finale d’attribution, qui dépend du Territoire, soit négative ou ne se manifeste pas, soit que la situation reste bloquée du fait d’une mésentente entre Kanak.

La mise en valeur des terres redistribuées : les G.I.E.

32Les attributions de terres, qu’elles aient abouti ou non, ont été engagées par les agents de la réforme foncière avec le souci permanent de la mise en valeur des terres rétrocédées. L’action de l’Office foncier s’inscrit sur ce point en parfaite continuité avec celle du Territoire, et donc en contradiction avec l’esprit de l’ordonnance foncière de 1982. L’attribution des terres a toujours été précédée de la création de sociétés civiles agricoles ou plus généralement, de groupements d’intérêt économique (G.I.E.) d’élevage bovin.

33Le G.I.E. présente l’avantage d’une structure très souple et peu contraignante ; il confère une personnalité morale à un groupement mélanésien et lui ouvre des possibilités de financement. La constitution d’un capital social de départ n’est pas obligatoire, les formalités de création du G.I.E. sont extrêmement simples, et son fonctionnement est librement déterminé par le contrat constitutif. Les membres du groupement sont solidairement responsables vis à vis des créanciers. Une étude de l’Office foncier (1986) caractérise la formule du G.I.E. de la façon suivante : « Sa création se situe en droite ligne de la conception administrative traditionnelle : l’ensemble social mélanésien est perçu comme un agrégat aux contours imprécis, dont on ne retient, assez grossièrement, que l’aspect communautaire du fonctionnement, avec en filigrane, le souci d’isoler au sein de cette entité mouvante le ou les individus reconnus par leur groupe et susceptibles de comprendre et de transmettre le « message » considéré. » Le G.I.E. a en effet l’avantage pour l’administration de définir des interlocuteurs précis (président, gérant).

34Six G.I.E. ont vu le jour à Poya. Les deux premiers ont été créés en 1978 pour appuyer une revendication foncière en affichant un projet de développement économique réel ou non. Les quatre autres ont été créés en 1983, sous l’impulsion des agents de la réforme foncière, pour accompagner la phase d’attribution. Ces G.I.E. regroupent un ou plusieurs clans, en général les clans revendicateurs. L’étude réalisée par l’Office foncier (1986) précise « qu’au moment de la création du G.I.E., l’intégration dans la structure de tous ceux qui, à un degré ou un autre, se sont joints à l’effort revendicatif, apparaît comme la juste et inévitable contrepartie de leur participation (les bénéfices fonciers obtenus collectivement devant revenir à la collectivité toute entière) ».

  • 13 Ces citations sont empruntées à l’étude réalisée par l’Office foncier en 1986.

35La création d’un G.I.E., encouragée par les agents de la réforme foncière, a souvent été perçue comme une condition ou une concession nécessaire pour faciliter ou accélérer l’attribution : « On n’avait aucune idée au départ de la façon dont on voulait exploiter. Là, l’Office foncier nous a aidés, je dois le reconnaître. C’est lui qui a proposé l’idée... Au début, c’était un G.I.E. bidon, enfin, juste sur le papier, parce qu’on nous avait dit que ça permettrait d’accélérer l’issue de la revendication ». « Au moment de la revendication, on n’était pas encore conscients des problèmes rencontrés ... L’Office foncier et les autres sont venus ensuite pour nous proposer des formules, en individuel ou en groupement... On a décidé ensemble, tous, de faire un G.I.E. collectif parce qu’on ne savait pas bien, on ne connaissait pas ... »13.

36Cela ne signifie pas que la mise en valeur des terrains rétrocédés n’ait pas été souhaitée : elle aurait sans doute vu le jour plus tard, et vraisemblablement sous une autre forme. Mais la satisfaction des revendications coutumières semble plus urgente que celle des revendications économiques ; or, souvent, les premières sont restées insatisfaites, et la plupart des terres exploitées par ces groupements le sont sans titre de propriété.

  • 14 Le Fonds d’aide au développement de l’intérieur et des îles, créé en 1975. a été remplacé en 1981 (...)
  • 15 Office de commercialisation et d’entrepôt frigorifique.
  • 16 Quatre des G.I.E. de Poya ont signé un contrat d’exclusivité avec l’O.C.E.F., à qui ils livreront (...)
  • 17 Société d’investissement et de crédit de Nouvelle-Calédonie, actuellement B.C.I. (Banque calédonie (...)

37Le projet de mise en valeur retenu au départ ne varie guère d’un G.I.E. à l’autre. Il s’agit le plus souvent d’un projet d’élevage bovin élaboré en commun avec les agents de l’Office foncier, de l’O.D.I.L. (succédant au F.A.D.I.L.)14, et des Services ruraux. En effet, le contexte territorial est très favorable aux activités d’élevage bovin. La production locale est d’autant plus encouragée qu’elle ne parvient pas encore à couvrir les besoins du territoire. L’O.C.E.F.15, structure de stockage et de commercialisation de la production, permet d’éponger les éventuels surplus saisonniers ou annuels. Les petits producteurs ne risquent donc pas d’être déstabilisés par une légère surproduction. Cette sécurité est particulièrement importante pour les groupements d’élevage mélanésiens16. Le coût des investissements requis pour une station d’élevage bovin (achat d’un troupeau de 50 à 100 têtes, de quelques chevaux, de matériels divers, travaux de clôture et de défrichage) varie entre 3,5 et 12 millions de francs C.F.P. Le financement du projet inclut généralement un prêt de la S.I.C.N.C.17 remboursable sur un période de 9 à 15 ans, une part d’apport personnel des membres du G.I.E. (en espèces, en nature ou en heures de travail), et une prime de l’O.D.I.L.

  • 18 Ces informations sont issues partiellement de l’étude réalisée par l’Office foncier en 1986, et pa (...)

38Le succès ou l’échec des G.I.E. de Poya18 peut s’analyser selon différents critères. La réussite de deux d’entre eux est d’abord liée à la satisfaction de la revendication foncière, la forme d’attribution ayant répondu à l’attente des membres du groupement. Certains membres de ces groupements ont par ailleurs déjà travaillé dans des stations d’élevage européennes et perçoivent l’intérêt financier du projet. La motivation économique est donc solide. D’autre part, il s’agit aussi de groupements uni-claniques : la structure du groupement coïncide ici avec l’unité de base de la société traditionnelle. La solidarité clanique est donc mobilisée au service du projet, notamment sous forme de travail bénévole. Ces groupements rassemblent un nombre plus limité de membres, ce qui accroît la part de bénéfice distribuée à chacun. Ce revenu reste néanmoins très faible, ce qui a incité l’un des membres de ces groupements à créer une entreprise d’élevage individuelle. Le G.I.E. a, dans ce cas, un rôle positif (formation et conquête de l’autonomie financière).

39Dans les autres groupements, la motivation économique de départ est beaucoup plus faible. La formule du G.I.E. a été adoptée dans un but tactique, et elle a fini par contrarier les désirs réels en matière de mise en valeur. De plus, ce sont des groupements pluri-claniques, et donc hétérogènes, où la solidarité clanique ne joue pas. Par ailleurs, les membres du bureau sont désignés d’abord en fonction de critères coutumiers, et non selon des critères de savoir-faire. De ce fait, les difficultés liées au manque de formation et au défaut d’organisation deviennent insolubles et peuvent dégénérer en conflit ouvert. En outre, le partage des bénéfices ne procure pas aux membres, trop nombreux, une rémunération suffisante, ce qui provoque une démobilisation massive et un fort absentéisme. Autre conséquence de ceci, le remboursement de la dette contractée par le G.I.E. incombe aux membres du bureau qui sont restés en place, alors qu’ils n’ont plus forcément les moyens d’assurer une production suffisante. Enfin, la question foncière est souvent restée en suspens dans ces G.I.E., et il n’y a pas eu de mise au point coutumière sur les droits des différents clans. Le principe de la propriété collective au profit du groupement ne convainc visiblement pas, et le foncier redevient source de conflits, cette fois entre les membres du groupement.

40La précarité des projets proposés, et la précipitation avec laquelle les G.I.E. ont été mis en place pose la question de leur finalité réelle : s’agissait-il d’une expérience pédagogique destinée à l’initiation des Mélanésiens à l’économie européenne ? Ou les agents de la réforme foncière ont-ils éprouvé le besoin de légitimer à tout prix les rétrocessions de terre par la mise en place de projets de développement répondant aux normes européennes, quoique voués à l’échec ? Pillon et Ward (1990) suggèrent que la réforme a eu pour but d’évacuer « la volonté globalisante d’une revendication foncière qui, en liant la restitution des terres aliénées à la réappropriation d’une identité clanique et culturelle, vise à obtenir le contrôle de l’ensemble des terres du Territoire », et qu’elle visait aussi, « au travers de la nature juridique des redistributions et de la tendance récurrente à l’obligation de mise en valeur, à une insertion accrue des Mélanésiens dans l’économie marchande, susceptible d’atténuer la portée du conflit social et la dimension politique de la revendication foncière ».

Conclusion

41Reniant l’esprit de l’ordonnance foncière de 1982, l’Offïce foncier a lié la reconnaissance des droits fonciers coutumiers à la mise en valeur des terrains rétrocédés. Ce choix politique est en partie responsable de l’échec de certains G.I.E., dont le succès économique semble, de toute évidence, fortement lié à la solidité de l’assise coutumière. Mais est-il réaliste de penser que l’ordonnance foncière de 1982 était applicable dans le contexte de l’époque ? L’expérience de l’Office à Poya et la rapidité avec laquelle l’ordonnance a été révoquée suggèrent le contraire. Pour qu’elle ait pu être fidèlement appliquée, il aurait fallu que soient largement reconnus, et autrement que dans les textes :

  • les droits fonciers des premiers occupants du territoire ;
  • le contenu idéologique et culturel du concept de « développement ».

42L’état indépendant et pluri-ethnique qui peut naître du référendum de 1998 saura-t-il résoudre les conflits d’intérêts et de valeurs liés au foncier ? Se rendra-t-il compte que la réalité économique, sociale et culturelle kanak ne peut s’accommoder de schémas européens prédéfinis ? S’attachera-t-il à définir une véritable pensée kanak du développement ?

43Auckland, avril 1997

Maison coloniale sur la côte est. Avec la mise en réserve des tribus, à compter de la fin du siècle dernier, les Kanak sont dépossédés d’une grande partie de leurs terres, désormais ouvertes à la colonisation.
(P. Pillon).

Bibliographie

RÉFÉRENCES

C.N.A.S.E.A. (1983) — Inventaire foncier et recensement des exploitations agricoles. Les opérations de réforme foncière. Nouméa, 42 p.

Dalloz, A. (1991) — Les opérations de réforme foncière à Poya (Nouvelle-Calédonie) : le rôle de l’Office foncier. Publ. ORSTOM, Rapports scientifiques et techniques, sciences humaines, géographie, n° 1. Nouméa, 173 p.

Office Foncier (1986) — Les groupements d’intérêt économique d’élevage : problèmes et enjeux. Nouméa, 89 p.

Pillon, P. ; Ward A. ( 1990) — Groupements d’élevage autochtones dans le Pacifique Sud — Trois études de cas : Nouvelle-Zélande, Nouvelle-Calédonie, Papouasie-Nouvelle-Guinée. ORSTOM, Collection Études et Thèses, Paris, 118 p.

Saussol, A. (1979) — L’héritage. Essai sur le problème foncier mélanésien en Nouvelle-Calédonie. Publ. Soc. Océanistes n° 40. Paris, 493 p.

Notes

1 Ordonnance n° 82 880 du 15 octobre 1982 relative à l’aménagement foncier, à l’établissement rural et à la reconnaissance des droits coutumiers sur le sol de Nouvelle-Calédonie et dépendances.

2 Ordonnance n° 85-1185 du 13 novembre 1985.

3 Loi n° 86-844 du 17 juillet 1986, décret n° 89-571 du 16 août 1989.

4 Au titre de l’agrandissement de réserve, de la propriété clanique ou pluri-clanique, de la location ou de la propriété privée.

5 Les réserves de Nétéa, Montfaoué et Ouendji sont créées en 1890. Nékliaï-Cradji et Goipin sont délimitées en 1903 ; Népou n’est créée qu’en 1927.

6 Les concessions ont été remplacées en 1971 par les « cessions sous conditions résolutoires de mise en valeur ».

7 Pour 2 915 habitants (le reste étant constitué d’autres ethnies).

8 D’après une étude réalisée en 1981 par le Centre national pour l’aménagement des structures et des exploitations agricoles (C.N.A.S.E.A., 1983) et portant sur 80 exploitants européens.

9 Ces lettres proviennent des dossiers de l’A.D.R.A.F.

10 Ainsi, la limite commune des revendications de Montfaoué et Goipin reste incertaine.

11 C’est pour cela que la formule de l’agrandissement de réserve est souvent préférée à celle de la propriété clanique, qui privilégie le propriétaire coutumier par rapport aux étrangers.

12 Pas plus à Poya, d’ailleurs, que dans le reste du territoire.

13 Ces citations sont empruntées à l’étude réalisée par l’Office foncier en 1986.

14 Le Fonds d’aide au développement de l’intérieur et des îles, créé en 1975. a été remplacé en 1981 par l’Office de développement de l’intérieur et des îles.

15 Office de commercialisation et d’entrepôt frigorifique.

16 Quatre des G.I.E. de Poya ont signé un contrat d’exclusivité avec l’O.C.E.F., à qui ils livreront la totalité de leur production.

17 Société d’investissement et de crédit de Nouvelle-Calédonie, actuellement B.C.I. (Banque calédonienne d’investissement). Ces prêts sont dans tous les cas garantis par le F.A.D.I.L. ou par l’O.D.I.L.

18 Ces informations sont issues partiellement de l’étude réalisée par l’Office foncier en 1986, et par une enquête de terrain réalisée par l’auteur de l’article en août 1989 (cf. Dalloz, 1991).

Table des illustrations

Légende Figure 1. — Répartition de la propriété foncière dans la commune de Poya au 31/12/1978.
URL http://books.openedition.org/sdo/docannexe/image/1063/img-1.jpg
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Légende Figure 2. — Acquisitions jusqu’en 1988 et attributions jusqu’en 1986 menées dans le cadre de la réforme foncière à Poya. Sources : Données du service topographique et de l’A.D.R.A.F.
URL http://books.openedition.org/sdo/docannexe/image/1063/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 517k
Légende Maison coloniale sur la côte est. Avec la mise en réserve des tribus, à compter de la fin du siècle dernier, les Kanak sont dépossédés d’une grande partie de leurs terres, désormais ouvertes à la colonisation.(P. Pillon).
URL http://books.openedition.org/sdo/docannexe/image/1063/img-3.jpg
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