Version classiqueVersion mobile

La question des échelles en sciences humaines et sociales

 | 
Sébastien Boulay
, 
Sylvie Fanchette

Partie I - Valeur des échelles en sciences humaines et sociales, et enjeux de l’interdisciplinarité

Chapitre 1 - L’apport de l’interdisciplinarité et du croisement des échelles pour l’étude des mouvements forcés de population

Lama Kabbanji et Laurent Drapeau

Texte intégral

  • 12 Il faut souligner que le Liban ne reconnaît pas le statut de réfugié et n’est pas signataire (...)

1En avril 2014, le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) déclarait que le Liban était le pays du monde ayant le plus grand nombre de réfugiés12 en proportion de sa population. Un quart de la population du Liban serait ainsi constitué de personnes ayant fui le conflit armé en Syrie. Le 6 juillet 2017, plus de 5,1 millions de réfugiés syriens étaient enregistrés par le HCR, dont 2 millions en Égypte, Irak, Jordanie et Liban, 2,97 millions recensés par le gouvernement turc et plus de 30 000 enregistrés en Afrique du Nord. La plupart vivent à l’extérieur des camps de réfugiés (9 % seulement vivent dans des camps, principalement en Jordanie). Par ailleurs, près d’un million de personnes ont effectué une demande d’asile en Europe entre avril 2011 et mai 2017, principalement en Allemagne et en Suède.

  • 13 Pour n’en citer que quelques-uns : le numéro spécial de la revue Maghreb-Machrek paru en 2013 (...)

2La rhétorique des chiffres a été largement mobilisée par les différents acteurs en présence — les organisations internationales, les organisations non gouvernementales (ONG), les médias, les différentes composantes des forces politiques en présence au Liban — pour attester de l’ampleur du phénomène, de ses répercussions négatives sur le Liban, et pour solliciter plus d’aide financière des principaux bailleurs de fonds. De nombreux articles scientifiques, de nombreux rapports ont été publiés ces dernières années portant sur les déplacements forcés en provenance de la Syrie et leur impact sur les pays d’accueil13. Rares sont cependant les études qui tentent de quantifier et de mesurer ces mouvements de population et de décrypter les statistiques publiées par les organisations gouvernementales et non gouvernementales. En effet, le recensement des réfugiés n’est pas une entreprise facile, cette population étant en général très mobile. Rendre compte de la dynamique des déplacements forcés nécessite le recours à différents types de données (qualitatives et quantitatives), produites à des échelles variables (spatiales et temporelles). Dans ce chapitre, nous montrons qu’une approche interdisciplinaire, mobilisant des outils méthodologiques complémentaires et croisant les échelles d’analyse, peut permettre de mieux appréhender la complexité des migrations de refuge.

3La question principale que nous posons est la suivante : peut-on relier statistiquement les fluctuations observées dans les flux frontaliers aux fluctuations de stocks du HCR, et ces derniers sont-ils corrélés aux changements d’occupation des territoires observés dans les séries temporelles d’images satellites ?

Approche méthodologique

  • 14 http://www.cas.gov.lb/index.php/monthly-data-matrix.
  • 15 Voir de Bel-Air (2017), pour un profil migratoire du Liban.

4Au Liban, les données sur les migrations sont rares. L’administration centrale des statistiques est la principale agence gouvernementale publiant des données statistiques officielles, notamment sur les migrations14. Aucun recensement de la population n’a été organisé depuis 1932 pour des raisons politiques. De ce fait, les rares données de population sont en général le résultat d’extrapolations ou d’enquêtes spécifiques. L’absence de données fiables ne permet pas une analyse fine des dynamiques de population dans le pays15. Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’étudier les migrations forcées.

5En effet, comme nous le verrons dans ce chapitre, les données disponibles sont très différentes en mesurabilité et en qualité, les incompatibilités d’échelle et/ou les données insuffisamment détaillées compliquent l’analyse et nécessitent l’utilisation de diverses techniques de désagrégation et d’analyse pour faciliter l’intercomparaison des données. L’objectif de ce chapitre est donc de proposer une méthodologie originale, interdisciplinaire, mobilisant différentes échelles d’analyse pour appréhender la dynamique temporelle et spatiale des migrations forcées des Syriens au Liban.

Méthode d’analyse

6Nous nous appuyons d’abord sur les méthodes de la démographie pour analyser les flux et les stocks migratoires. Pour l’analyse des flux, nous disposons des statistiques de frontière mensuelles à l’échelle nationale sur une période de dix ans qui mesurent les entrées et sorties de ressortissants syriens au Liban. Celles-ci nous permettent d’analyser l’évolution temporelle des mouvements de la population syrienne vers et en provenance du Liban avant et après le conflit armé. Ces données ne nous permettent cependant pas de tenir compte de l’échelle spatiale, car elles ne sont pas désagrégées au niveau régional ou au niveau des postes frontières.

7Or, pour comprendre les effets de ces migrations, il s’avère important d’avoir des informations sur la géolocalisation des réfugiés au Liban : ceux-ci se retrouvent-ils dans une région en particulier ? Se sont-ils installés à proximité de certains points de passage, en milieu urbain ou rural ? Pour pouvoir répondre, en partie, à ces questions, nous avons recours aux données de stocks publiées par le HCR. En effet, l’organisation produit depuis 2011 des données sur le nombre et les caractéristiques des réfugiés inscrits sur ses listes, par zones d’accueil au Liban. Ces données nous fournissent une estimation du nombre de ressortissants syriens résidant au Liban qui ont fait la démarche volontaire de s’inscrire auprès du HCR. En complément des données de flux, elles nous permettent ainsi d’observer les évolutions temporelles et spatiales de cette population.

8Cependant, les données de flux et de stocks peuvent être entachées de plusieurs biais potentiels dus au mode de collecte (voir présentation détaillée des données ci-dessous), et sont limitées lorsqu’il s’agit d’analyser les conséquences de ces migrations. Pour ce faire, la télédétection offre des outils : elle peut permettre une vérification de la validité de ces données, surtout dans les zones où se trouvent des campements informels ; elle peut également fournir des informations intéressantes sur les dynamiques d’occupation des sols et l’éventuel impact sur l’environnement (habitat, foncier, agriculture…).

Les sources des données mobilisées

9Différentes sources de données sont mobilisées dans ce chapitre. À part celles du HCR, les plus communément utilisées, nous mettons à contribution les statistiques de frontière ainsi que les images tirées de la télédétection. Ces deux sources n’ont pas été développées pour mesurer spécifiquement les mouvements forcés. Elles peuvent cependant s’avérer fort utiles pour analyser plus finement les dynamiques temporelles, spatiales et environnementales de ces migrations. De plus, à notre connaissance, c’est la première fois que ces sources vont être croisées pour étudier les migrations forcées de Syrie au Liban.

Les données du HCR

10Au Liban, le HCR est la principale agence produisant des données sur les Syriens résidant au Liban depuis 2011. Les données sont collectées sur la base des déclarations volontaires des personnes qui vont faire cette démarche pour différentes raisons : bénéficier des aides fournies par cette organisation (aide financière, accès aux services de santé, d’éducation…), être appuyées dans leur démarche auprès de la Sûreté générale libanaise pour obtenir un permis de résidence ou de travail, bénéficier d’une réinstallation dans un autre pays.

  • 16 http://data.unhcr.org/syrianrefugees.

11Différents types de données sont disponibles sur le site du HCR, dont les statistiques journalières et hebdomadaires recensant le nombre de nouvelles personnes inscrites sur les listes du HCR (nouveaux enregistrements ou en attente d’être enregistrés), à différentes dates (données mensuelles disponibles pour la période du 5 septembre 2013 au 26 mars 2015, données moins ponctuelles pour les périodes avant et après), au niveau national. Ces données sont disponibles en ligne dans des documents en format pdf16 et permettent de couvrir, de manière inégale, la période entre juin 2011 et juin 2016. Plusieurs cartes sont également disponibles, cartographiant à différentes dates la répartition des réfugiés par cadastre sur l’ensemble du territoire libanais (données quasi mensuelles entre octobre 2013 et juin 2017). Le 6 mai 2015, le HCR cesse d’enregistrer de nouvelles personnes sous la demande expresse du gouvernement libanais ; de ce fait, la couverture après ces dates est moins détaillée.

Les statistiques de frontière

12La Direction générale de la sécurité au Liban publie des statistiques de frontières à l’échelle nationale qui comptabilisent toutes les entrées et sorties du territoire libanais de ressortissants syriens aux frontières terrestres et aériennes : une même personne peut être ainsi comptée plusieurs fois durant la même année. Ces données sont disponibles mensuellement entre janvier 2007 et mars 2017. Elles ne sont pas désagrégées par région ou poste frontière. De plus, les motifs de voyage ne sont pas indiqués, de ce fait les déplacements peuvent varier d’un simple transit de quelques jours, voire de quelques heures, par le Liban à une installation de plus longue durée. En ce qui concerne la frontière aérienne, il peut aussi s’agir de ressortissants syriens venant d’ailleurs que la Syrie ou sortant vers un autre pays. Mais l’essentiel des déplacements concerne des flux entre le Liban et la Syrie, étant donné l’importance des mobilités terrestres. Nous ne disposons cependant pas d’information permettant de nous indiquer la part des mobilités en provenance ou en direction d’autres pays.

Les images satellitaires

13La télédétection est un terme fédérant un ensemble élaboré de méthodes, de données et d’outils pour l’observation de la Terre au moyen d’instruments placés à bord d’avions ou de satellites. Elle permet d’obtenir de l’information sur des objets en analysant des données collectées par des instruments n’étant pas en contact direct avec ces objets. Elle offre un moyen incontournable d’observer à différentes échelles spatiales et temporelles de vastes territoires très souvent inaccessibles et fournit de manière synoptique une information cruciale dans des contextes politique divers. La surveillance globale de la Terre par le programme européen d’observation pour l’environnement et la sécurité (Global Monitoring for Environment and Security, GMES) prévoit l’utilisation de tels services pour des questions relatives aux conflits et à l’aide humanitaire. La télédétection fournit des informations précises sur l’état des surfaces terrestres en général et sur les effets de sédentarisations éphémères telles que des camps de réfugiés en particulier (Lang et al., 2010). La capacité à observer les territoires et leurs composantes dans différentes longueurs d’onde émises et diffusées par ses derniers permet de suivre de vastes étendues à des fréquences de temps élevées (de quelques semaines jusqu’à 24 heures pour certaines constellations de satellites). Des objets de nature similaire ont des propriétés « spectrales » similaires, leurs rayonnements sont globalement ressemblants. L’intérêt de son utilisation pour le suivi des occupations des sols a été largement démontré au cours des dernières décennies.

14Parmi les sources d’information de télédétection les plus continues, on citera la mission Landsat, initiée en 1972, et plus récemment le programme européen Copernicus de surveillance de la Terre. Les satellites comme Pléiades, GeoEye-1 et GeoEye-2 (devenu WorldView-4) fournissent des images de résolution spatiale très élevée (inférieure au mètre) qui permettent de saisir avec précision les détails nécessaires à la spatialisation des flux de populations. En effet, la majorité des personnes déplacées aujourd’hui vivent dans des camps ou en marge des quartiers urbains. Dans de nombreux cas, cela a des conséquences majeures pour l’environnement local, entraînant des changements. Les flux migratoires contribuent à une augmentation des zones bâties non structurées (Stasolla et Gamba, 2007). La télédétection peut ainsi permettre de détecter les changements observés dans les régions directement impliquées par les modifications de la population locale (accroissement, flux, hébergements) sur des périodes relativement courtes (quelques semaines à quelques mois). La télédétection permet l’exploitation d’indicateurs de la présence humaine. Cette dernière, si elle n’est pas « observable » directement en tant qu’entité, peut être quantifiée indirectement par le suivi de variables environnementales directement modifiées par la pression anthropique. Ces dernières caractérisent les modifications de l’occupation des territoires, il peut s’agir de la construction de bâtiments durables, d’habitations temporaires, de campements, de l’expansion d’îlots urbains, de changements d’utilisation des terres agricoles, de l’intensité lumineuse nocturne. Pour le cas du Liban, nous proposerons quelques pistes à explorer pour observer, grâce à la télédétection, la dynamique spatiale et temporelle de la population de la Bekaa, l’une des principales régions d’accueil des réfugiés.

Analyser les dynamiques des migrations forcées

15Les migrations entre la Syrie et le Liban ont pris leur ampleur à partir des années 1950, avec l’expansion de l’économie marchande. Le Liban, qui devient à l’époque un important centre financier et commercial dans la région, va attirer des milliers de travailleurs syriens (Chalcraft, 2009). Dès cette époque, cette migration est essentiellement masculine, jeune, peu qualifiée, et se caractérise par son aspect circulaire, les travailleurs gardant en général leur famille en Syrie. L’estimation des migrations de travail entre la Syrie et le Liban avant 2011 est déjà compliquée en l’absence d’enquêtes spécifiques et de statistiques officielles fiables. Au début des années 2000, les travailleurs syriens représentaient de 20 à 40 % de la main-d’œuvre au Liban, et se retrouvaient principalement dans les secteurs de la construction, des travaux publics, de l’agriculture, de la restauration et du transport (ibid., 2009). En 2011, à l’aube des soulèvements en Syrie, il y aurait eu entre 300 000 et 400 000 travailleurs syriens au Liban (Longuenesse, 2015).

16C’est le 28 avril 2011 que des Syriens fuyant le conflit armé dans leur pays commencent à arriver au Liban : environ 2 000 personnes en provenance de la région de Tell Kalakh traversent la frontière et s’installent temporairement au nord du Liban, à Wadi Khaled (Dionigi, 2016). Les principales régions d’installation sont la Bekaa centrale, où le nombre de réfugiés surpasserait le nombre des résidents, et l’Anti-Liban (Akkar). La plupart sont logés dans des appartements et certains se retrouvent dans des campements informels localisés en majorité dans la région de la Bekaa et du Akkar (UNHCR/WFP/Unicef, 2015). Avec l’intensification de la guerre en Syrie, le nombre de personnes fuyant les zones de combat va commencer à croître début 2013.

  • 17 Par contre, il ne s’agit pas uniquement des mouvements entre les deux pays, ces flu (...)

17Pour comprendre comment la dynamique de ces migrations évolue après la guerre, nous analysons dans un premier temps les flux migratoires entre les deux pays sur une période de dix ans. La mesure des flux requiert des données qui, dans la plupart des pays du monde, sont inexistantes. En général, les flux d’immigration (les entrées) sont estimés à travers des sources de données administratives telles que les permis de séjour ou de travail ainsi que les registres de population. Par contre, peu de pays disposent de moyens de mesurer les flux d’émigration (les départs). Dans le cas du Liban, nous disposons des statistiques de frontière qui recensent mensuellement les entrées et sorties de ressortissants syriens sur le territoire libanais, et ceci sur une dizaine d’années17 (figure 1.1). Différents indicateurs peuvent être calculés pour nous permettre d’évaluer l’importance des mouvements migratoires en question ainsi que leur évolution. La figure 1.1 présente ces entrées et sorties de janvier 2007 à janvier 2017, soit sur une période de dix ans. Le volume mensuel des mouvements de ressortissants syriens vers et en provenance du Liban est assez important pour toute la période concernée. Il oscille entre un minimum de 82 424 entrées et de 99 286 sorties du territoire libanais en février 2015 et un maximum de 544 767 entrées en septembre 2011 et de 402 403 sorties en juillet 2013. Par ailleurs, le solde migratoire mensuel, soit la différence entre les entrées et les sorties du territoire, est également représenté sur ce graphique. Il permet d’illustrer plus clairement les mois où les entrées ont été plus élevées que les sorties (solde migratoire positif) et inversement. On note que ce solde est plutôt positif sur l’ensemble de la période considérée.

Figure 1.1. Entrées et sorties de ressortissants syriens et solde migratoire : 2007-2017.

Figure 1.1. Entrées et         sorties de ressortissants syriens et solde migratoire : 2007-2017.

Données mensuelles ; données non disponibles pour juillet et août 2016. Source : Direction générale de la sécurité au Liban ; données compilées par les auteurs.

18La figure 1.2, qui présente la variation annuelle des entrées et des sorties de 2007 à 2016, nous indique une augmentation plus ou moins constante des flux jusqu’en 2013. En 2015, on revient au même niveau qu’en 2007, avec 2 millions d’entrées et de sorties. Aussi, à partir de 2014, les flux entrants et sortants se juxtaposent, le solde migratoire est proche de zéro.

Figure 1.2. Variation interannuelle des flux entrants et sortants (2007-2016) (source : Direction générale de la sécurité au Liban ; données compilées par les auteurs).

Figure 1.2. Variation interannuelle des flux entrants et         sortants (2007-2016) (source : Direction générale de la sécurité au         Liban ; données compilées par les auteurs).

19Pour voir plus clairement le lien entre conflit, politiques migratoires et tendances des flux, nous avons calculé la moyenne mensuelle des flux entrants et sortants ainsi que le solde migratoire cumulé pour les trois périodes de grands changements (figure 1.3) : janvier 2007 à avril 2011, où les mouvements de réfugiés n’existaient pas encore et durant laquelle les conditions d’entrée et de séjour sont libérales, mai 2011 à octobre 2014, qui correspond à l’arrivée des premiers réfugiés, à l’intensification du conflit en Syrie, et durant laquelle les conditions d’entrée et de séjour sont libérales, et novembre 2014 à mars 2017 qui se caractérise par la mise en place de politiques migratoires de plus en plus restrictives au Liban. L’échelle à gauche de la figure représente la moyenne des flux, l’échelle à droite, les soldes migratoires (la différence des entrées et des sorties) pour chaque période.

Figure 1.3. Moyenne des flux entrants et sortants et solde migratoire (3 périodes) (source : Direction générale de la sécurité au Liban ; données compilées par les auteurs).

Figure 1.3. Moyenne des         flux entrants et sortants et solde migratoire (3 périodes) (source :         Direction générale de la sécurité au Liban ; données compilées par les         auteurs).

20Les trois périodes se distinguent par une ampleur variable des flux entrants et sortants, avec une nette augmentation pour la période 2011 à 2014 durant laquelle la moyenne mensuelle des entrées et des sorties est de plus de 300 000. Le solde migratoire est également le plus élevé durant cette période : 1 100 000 personnes. À l’inverse, de 2014 à 2017, la moyenne des flux entrants et sortants baisse considérablement et passe à moins de 200 000. Par ailleurs, le solde migratoire durant cette période est de zéro.

21En effet, entre 2011 et 2014, le passage aux frontières, la circulation entre les deux pays de même que la résidence se font sans obstacles juridiques majeurs, conformément à l’accord bilatéral signé entre le Liban et la Syrie en 1993 accordant la liberté de circulation, de résidence, de travail et d’exercice d’activités économiques entre les deux pays (Kabbanji, 2016). Pendant cette période, les Syriens pouvaient traverser la frontière en présentant une pièce d’identité. Mais en octobre 2014, le Conseil des ministres libanais adopte un document politique relatif « aux déplacés » syriens (Janmyr, 2016), dont l’un des objectifs est de réduire l’accès au territoire libanais et d’encourager le retour en Syrie. Une série de mesures est mise en place par la sécurité générale pour encadrer l’entrée des Syriens sur le territoire libanais, notamment à travers l’instauration d’un permis de résidence obligatoire et payant. Ainsi, si les premières années du conflit armé en Syrie et une politique de frontière ouverte côté libanais ont eu pour effet d’accroître le volume des flux en question (entrées mais aussi sorties), l’enlisement du conflit et des politiques d’entrée et de séjour de plus en plus restrictives vont inverser ces tendances.

Variations observées dans les flux frontaliers et les stocks du HCR

22Comme nous l’avions indiqué plus haut, les données les plus citées actuellement sont celles du HCR. Celles-ci sont des données de stocks, contrairement aux statistiques de frontière mobilisées jusqu’à présent. Nous comparons ci-dessous ces deux sources pour voir si l’on peut relier statistiquement les fluctuations observées dans les flux frontaliers aux fluctuations de stocks du HCR. La figure 1.4 mobilise ces deux sources de données : pour parvenir à des données de stocks avec les statistiques de frontière, nous avons calculé les soldes migratoires cumulés mensuels à partir de janvier 2011. Il s’avère intéressant de comparer ces deux sources durant les mois pour lesquels nous disposons des données : septembre 2013 à octobre 2016. C’est une période de grands changements migratoires, comme on l’a vu plus haut avec l’analyse des statistiques de frontière.

Figure 1.4. Comparaison des stocks cumulés à partir du solde migratoire résultant des données de flux et des données du HCR (2011-2017) (source : Direction générale de la sécurité au Liban et données du HCR ; données compilées par les auteurs).

Figure 1.4. Comparaison         des stocks cumulés à partir du solde migratoire résultant des données         de flux et des données du HCR (2011-2017) (source : Direction générale         de la sécurité au Liban et données du HCR ; données compilées par les         auteurs).

Les triangles représentent les dates pour lesquelles les données du HCR sont disponibles avant 01/09/2013 et après 01/04/2015.

23En début de période, les tendances sont les mêmes : on note une croissance du nombre de ressortissants syriens présents au Liban, avec un écart assez constant entre les deux sources de données. Cet écart s’explique par le fait que ces deux sources ne mesurent pas la même chose : les statistiques de frontière comptabilisent les entrées et les sorties de tout type de personnes, incluant des personnes en transit pour quelques jours, voire quelques heures. Alors que les données du HCR ne mesurent que les personnes ayant fait la démarche de s’inscrire sur ses listes. Par contre, à partir de fin 2014, les tendances s’inversent : les soldes migratoires cumulés résultant des statistiques de frontière indiquent une baisse des stocks, suivie d’une stagnation, alors que les données de stocks du HCR continuent à augmenter après une légère baisse. L’écart entre les deux sources de données diminue fortement à partir de septembre 2013. Et en mai 2015, la même valeur de stocks est obtenue pour les deux sources de données. Or tous les Syriens ne sont pas enregistrés au HCR et les soldes migratoires cumulés résultant des flux devraient être supérieurs aux données de stocks, comme c’était le cas pour la période précédente.

24Cette comparaison nous permet de formuler quelques hypothèses concernant les données du HCR : celles-ci semblent, à partir de fin 2014, surestimer le nombre de réfugiés inscrits au Liban, l’une des explications pouvant être que les entrées seraient mieux comptabilisées que les sorties. Selon un entretien réalisé en juillet 2017 avec une chargée de programme du HCR au Liban, les personnes sont automatiquement retirées des listes en cas de décès ou de réinstallation dans un autre pays par le biais du HCR. En revanche, pour les autres qui partent spontanément, et en cas de non-déclaration volontaire de départ auprès du HCR, ils seront retirés des listes s’ils n’ont maintenu aucun contact et si leur dossier est resté inactif pendant une période de deux ans (si par exemple ils n’ont pas retiré d’argent avec la carte remise par le HCR ou s’ils n’ont pas eu recours à des services de santé ou d’éducation). Ceci pourrait introduire une certaine forme d’inertie dans la base de données du HCR, expliquant le décalage à partir de fin 2014.

25Cependant, même si ces données sont entachées de divers biais, elles permettent d’examiner la répartition spatiale de cette population sur le territoire libanais, telle qu’illustrée par la figure 1.5. La principale région d’accueil est la Bekaa, à l’est, suivie par Akkar, au nord, le Mont-Liban, au sud, puis Beyrouth.

Figure 1.5. Nombre de réfugiés enregistrés par district au 30 juin 2017 (source : HCR).

Figure 1.5. Nombre de         réfugiés enregistrés par district au 30 juin 2017 (source : HCR).

L’apport de la télédétection pour l’analyse des dynamiques du déplacement forcé

26Cette dernière section vise à illustrer l’apport de l’interdisciplinarité et du croisement des échelles lorsqu’il s’agit d’étudier les impacts des mouvements forcés de population. Comme nous le verrons ci-dessous, la télédétection, en complément de l’analyse des flux et des stocks migratoires, peut permettre une analyse fine des flux spatiaux de population, lorsque ceux-ci s’accompagnent de changements d’indicateurs environnementaux locaux et de pressions exercées sur l’environnement par des activités humaines. Nous explorons l’utilisation potentielle d’images à très haute résolution pour estimer à distance la population des personnes déplacées en relation avec les statistiques des frontières et les données de stocks du HCR. Nous confrontons ci-dessous ces données collectées à l’échelle nationale ou du cadastre aux évolutions observées à l’échelle locale. La mise à disposition d’images satellites à haute résolution spatiale et temporelle (ex. : pôle Theia, site Planet) permet l’analyse conjointe des dynamiques temporelles et spatiales à l’échelle locale.

  • 18 Comme le portail de l’European Space Agency (ESA), Access Third Party Missions data distributed by (...)

27L’imagerie satellitaire est une source précieuse d’informations spatiales. Son principal avantage, dans une telle situation de crise, est son efficacité à fournir des images quotidiennes à haute résolution spatiale sur de vastes zones telles que la vallée de la Bekaa, qui sont des zones difficiles d’accès pour des raisons sécuritaires et géographiques, ou difficiles à observer avec des bases de données d’images archivées en accès libre18. Les capteurs satellites comme Ikonos, QuickBird, GeoEye-1 et WorldView-2 fournissent des images de résolution spatiale très élevées (submétriques) qui peuvent capter les détails précis nécessaires à l’information de crise : on peut ainsi passer de l’échelle d’un camp à celle d’un abri individuel, ou d’une ville à une maison individuelle (Lang et al., 2010). En raison des temps de « revisite » plus courts de ces capteurs (c’est-à-dire leur capacité d’observation de la même emprise au sol entre deux orbites), il est également possible d’obtenir des images à peu près en temps réel sur des zones touchées (Kim et al., 2011).

28Nous examinons ci-dessous certains des changements observés induits par l’arrivée importante de ressortissants syriens dans la région frontalière de Qaa, dans la Bekaa (figure 1.6a et figure 1.6b), pendant les périodes clés identifiées dans ce texte. L’intercomparaison des données du HCR et des images issues de la télédétection a ici pour objet l’étude des modifications des territoires à moyen et long termes dans les zones touchées par les mouvements de réfugiés. Il est en effet important de tenter de quantifier l’empreinte « visible » des mouvements de population sur ces territoires. Ces données de stocks distribuées spatialement sur les entités cadastrales du Liban à l’échelle 1/100 000 confirment-elles l’impact attribué à la présence humaine ?

Figure 1.6a. La région frontalière de Qaa.

Figure 1.6a. La région         frontalière de Qaa.

Figure 1.6b. La région frontalière de Qaa. Vue satellitaire (source : Satellite Landsat-8).

Figure 1.6b. La région         frontalière de Qaa. Vue satellitaire (source : Satellite         Landsat-8).

29Il est important de préciser ce qu’implique le terme « empreinte environnementale ». Si les images satellites disponibles pour le Liban permettent d’étudier des modifications du territoire à des résolutions allant du kilomètre (Spot Vegetation, Proba V, Modis…) au mètre (SPOT 6/7, LandSat…) jusqu’au centimètre avec la très haute résolution (Pléiades, QuickBird, WorldView…), que faut-il rechercher pour valider les différentes sources de données ? Quel type d’impact doit-on particulièrement suivre ? Quel est le signal le plus significatif dans des zones sensibles et affectées par des mouvements de réfugiés ? Il existe d’ores et déjà une distinction entre impacts directs (quotidien) et de court terme et impacts indirects (moyen et long terme). Les principales sources de modifications identifiables directes avec l’observation dans le spectre « visible » (c’est-à-dire optique) sont le déboisement, la disparition de cultures agricoles, d’habitats faunistiques, les problèmes d’extensions urbaines. Les autres pressions indirectes sont l’augmentation de l’érosion des sols, le manque d’eau (notamment d’eau souterraine), le risque d’inondations, la baisse de la biodiversité impliquée par les changements de microclimat.

Évolution du nombre de réfugiés et changements de nature d’utilisation de l’espace

30Nous examinons ci-dessous l’une des mesures d’impact direct, l’occupation des sols. En effet, la dynamique de la population, ses déplacements et son empreinte sont quantifiables dans l’espace. Les satellites n’observent que la partie supérieure des objets et ne classent au mieux qu’en fonction des matériaux, alors que nous sommes intéressés par la fonction de l’objet (ex. : un bâtiment est-il un camp, un immeuble résidentiel, commercial, industriel ?). Cette limitation est importante dans le processus automatique d’identification des éléments du paysage. C’est la raison pour laquelle l’analyse des signatures spectrales s’avère plus pertinente pour analyser les sols, les cultures, la végétation naturelle.

31À l’échelle du cadastre, nous pouvons regarder les évolutions de la présence des réfugiés enregistrés par le HCR. La région couverte par ces cadastres témoins fait l’objet d’une extraction des images d’archives haute résolution disponibles via le site du service de l’Agence spatiale européenne (ESA Earth On Line). Cela est possible à l’échelle du cadastre car les images à haute résolution sont disponibles (résolution métrique). À l’échelle nationale, une approche similaire est envisageable sur des indicateurs spatialement dégradés (résolution hectométrique). Nous explorons l’évolution du paysage entre octobre 2013 et juin 2017 à cinq dates différentes (figure 1.7).

Figure 1.7. Distribution des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).

Figure 1.7. Distribution           des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les           cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).

Figure 1.7. Distribution des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).

Figure 1.7. Distribution           des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les           cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).

Figure 1.7. Distribution des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).

Figure 1.7. Distribution           des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les           cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).

Figure 1.7. Distribution des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).

Figure 1.7. Distribution           des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les           cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).

Figure 1.7. Distribution des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).

Figure 1.7. Distribution           des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les           cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).

32La capacité de « revisite » des satellites (fréquence d’observation d’un même lieu) est ici primordiale. Pour ce qui concerne le suivi du bâti, une fréquence biannuelle est satisfaisante ; pour le suivi de l’installation de campements informels, une fréquence mensuelle ou hebdomadaire sera particulièrement adaptée. Peut-on observer les changements de nature d’utilisation de l’espace sur ces régions directement concernées par les flux de population ? Plusieurs indicateurs sont disponibles. Nous regardons à titre illustratif comment évoluent les surfaces agricoles versus les surfaces bâties et comment évolue la pollution lumineuse des zones urbanisées. Les cartes présentées dans la figure 1.7 témoignent d’une chronique temporelle extraite de la base de données cartographique du HCR pour la distribution spatiale des personnes enregistrées par cadastre. Cette dynamique entre octobre 2013 et juin 2017 pour la région de Qaa et Hermel donne un total de 12 440 personnes enregistrées (pour les cadastres d’Hermel, de Qaa Baalbek et de Ras Baalbek), culminant à 17 694 personnes le 30 septembre 2014. Nous calculons ensuite les taux d’évolution de ces nombres (figure 1.8) entre chacune de ces dates.

Figure 1.8. Images Landsat 5/8 illustrant le changement d’occupation des sols.

Figure 1.8. Images           Landsat 5/8 illustrant le changement d’occupation des sols.

Figure 1.8. Images Landsat 5/8 illustrant le changement d’occupation des sols.

Figure 1.8. Images           Landsat 5/8 illustrant le changement d’occupation des sols.

Les flèches indiquent les espaces où un changement d’occupation des sols est détecté (croissance du bâti) (source : Satellite Landsat-5/8).

Figure 1.8. Images Landsat 5/8 illustrant le changement d’occupation des sols.

Figure 1.8. Images           Landsat 5/8 illustrant le changement d’occupation des sols.

Les flèches indiquent les espaces où un changement d’occupation des sols est détecté (croissance du bâti) (source : Satellite Landsat-5/8).

Figure 1.8. Images Landsat 5/8 illustrant le changement d’occupation des sols.

Figure 1.8. Images           Landsat 5/8 illustrant le changement d’occupation des sols.

Les flèches indiquent les espaces où un changement d’occupation des sols est détecté (croissance du bâti) (source : Satellite Landsat-5/8).

33Nous comparons ensuite cette évolution à l’empreinte observable sur ce même territoire. La figure 1.8 présente la dynamique des changements de paysage. Nous classifions l’occupation du sol en deux grandes catégories, zones bâties et zones agricoles, et étudions son évolution aux quatre dates disponibles.

34Nous calculons des taux de changements d’occupation des sols et les comparons aux taux de changements des moyennes de population (figure 1.9). Si la diminution des surfaces agricoles est corrélée avec l’augmentation de la présence humaine jusqu’en août 2014, la désynchronisation qui se produit ensuite est notable, la dynamique des changements de nature des paysages n’ayant pas la même réactivité et les changements provoqués étant durables. Cet indicateur nous permet de suivre les effets environnementaux durables de la croissance d’une population sur un territoire donné. La décroissance observée de la pression anthropique (départs anticipés, nouveaux déplacements) ne peut toutefois être observée par le suivi des modifications environnementales associées, les changements induits restent perceptibles sur le long terme. Les espaces bâtis révèlent une faible propension au changement et peuvent se montrer quasiment invariants. Leur mode d’exploitation évolue après de nouveaux mouvements, sans que l’on puisse observer spatialement un retour à l’état initial du territoire. Toutefois, l’intégration de la dimension temporelle fine (journalière) peut contribuer à résoudre pour partie cette difficulté. La dissémination hétérogène des campements informels dans les espaces urbains et ruraux ne génère pas une pression anthropique non viable qui serait source de nouveaux mouvements forcés.

Figure 1.9. Évolution conjointe des taux de pressions anthropiques (nombre de réfugiés enregistrés par le HCR et changements d’état des surfaces urbanisées) (sources : HCR et Landsat-5/8).

Figure 1.9. Évolution           conjointe des taux de pressions anthropiques (nombre de réfugiés           enregistrés par le HCR et changements d’état des surfaces           urbanisées) (sources : HCR et Landsat-5/8).

La luminosité de nuit comme indicateur des dynamiques temporelles de densité des populations

35D’autres types d’indicateurs peuvent aussi être mobilisés pour rendre compte de dynamiques temporelles plus rapides, comme la luminosité de nuit d’un territoire (figure 1.10). La nuit présente des défis spéciaux ainsi que de nombreuses opportunités. L’imagerie en temps réel offre une vision étonnamment claire de notre monde nocturne. Ces produits d’imagerie proviennent du capteur nocturne visuel d’infrarouge (VIIRS : Visible Infrared Imaging Radiometer Suite) conçu pour capturer des émissions à faible luminosité dans des conditions d’éclairage variables. Ces images ont une large gamme d’applications telles que l’analyse des changements de densité de population en utilisant des lumières nocturnes.

Figure 1.10. Images VIIRS illustrant la luminosité de nuit dans la région de Qaa (source : VIIRS).

Figure 1.10. Images           VIIRS illustrant la luminosité de nuit dans la région de Qaa           (source : VIIRS).

Figure 1.10. Images VIIRS illustrant la luminosité de nuit dans la région de Qaa (source : VIIRS).

Figure 1.10. Images           VIIRS illustrant la luminosité de nuit dans la région de Qaa           (source : VIIRS).

Figure 1.10. Images VIIRS illustrant la luminosité de nuit dans la région de Qaa (source : VIIRS).

Figure 1.10. Images           VIIRS illustrant la luminosité de nuit dans la région de Qaa           (source : VIIRS).

36La luminosité et l’étendue spatiale des émissions visibles (éclairages nocturnes) dépendent de nombreux facteurs socio-économiques et culturels. Bien que de nombreux phénomènes non urbains génèrent des éclairages nocturnes (ex. : incendies), ces données sont utilisées comme mesure de l’urbanisation. Le fort lien entre « habitat » et « lumière artificielle » semble évident, de même que celui entre « électricité » et « lumière artificielle ». Les données de luminosité nocturne sont donc utilisées comme un moyen supplémentaire de mesure approximative de présence. Elles reflètent l’intensité générale des activités humaines et constituent une méthode alternative pour mesurer la distribution spatiale et la magnitude de la densité de population. La luminosité moyenne des pixels et la proportion de la zone illuminée sont calculées pour chaque zone. Malgré la faible résolution spatiale, des mouvements à une échelle plus fine peuvent être détectés. Li et Li (2014) constatent notamment une diminution de près de 75 % de la zone éclairée en Syrie entre mars 2011 et février 2014. Dans le cas qui nous intéresse, ces images montrent une baisse de la pollution lumineuse nocturne entre 2014 et 2016, en phase avec l’évolution du nombre décroissant de réfugiés dans la région pour la période considérée. À intensité lumineuse égale, l’extension spatiale varie pour la région de Qaa entre 2014 et 2016 de 17 % et 21 % respectivement.

Effet des migrations sur l’environnement dans les zones d’accueil et questions d’échelle

37L’imagerie satellitaire pourra également être mobilisée pour analyser une dimension particulière des effets de ces migrations forcées, soit leurs liens avec l’environnement. Les rapports entre déplacements forcés de populations et changements environnementaux sont un sujet de préoccupation croissante de la communauté internationale. C’est surtout à la suite du Sommet de Rio sur l’environnement et le développement que le HCR a commencé à accorder une importance accrue aux questions liées à l’environnement dans la planification des programmes d’assistance aux réfugiés et à étudier la disproportion entre les fortes densités de population et les ressources disponibles dans les zones d’accueil des réfugiés.

38Nous prévoyons pour le cas libanais, pays dans lequel ce type d’étude n’a pas encore été développé à notre connaissance, d’examiner deux dimensions en particulier des relations environnement-migration : l’effet de la migration sur l’utilisation des terres ainsi que l’effet de la migration sur les niveaux des réservoirs hydrologiques.

39Ces dernières années, les études reliant les facteurs environnementaux et les phénomènes migratoires ont gagné de plus en plus en visibilité. Ces dernières exploitent un large éventail d’approches méthodologiques pour évaluer ces relations migration-environnement. Les interdépendances entre les phénomènes migratoires et l’environnement naturel sont encore assez inexplorées. Si l’on sait que les mouvements de population contribuent aux changements d’usage des terres, il demeure difficile d’isoler leurs effets propres des autres facteurs influençant ces changements, comme les impacts climatiques ou saisonniers. Plusieurs études méthodologiques récentes sur la collecte de données dans le domaine de l’environnement et de la migration proposent une discussion sur l’usage des recensements, enquêtes et ethnographies pour l’analyse de la migration et l’utilisation des données satellites, enquêtes et données météorologiques pour la représentation de l’environnement (Piguet et al., 2011 ; Bilsborrow et Henry, 2012 ; Obokata et al., 2014 ; Fussell et al., 2014). Toutefois, les problèmes d’échelle ne sont que partiellement abordés lorsqu’il s’agit de mettre en lien ces différents types de données.

40En effet, l’analyse des relations environnement-migration est souvent entravée par des incompatibilités dans les données (dimensions temporelle et spatiale), qui complexifient l’intercomparaison et l’intégration de données. Pour évaluer correctement les relations entre le changement et la migration, les données doivent pouvoir être synchronisées temporellement. Alors que les séries chronologiques d’ordre environnemental sont habituellement de résolution temporelle élevée (de l’ordre du journalier ou de la décade journalière), les données de migration sont généralement disponibles à une résolution temporelle mensuelle (comme c’est le cas pour les statistiques de frontière dont nous disposons). Des données à long terme cohérentes sont essentielles pour surveiller et analyser la dynamique des relations environnement-migration. Nous prévoyons de poursuivre nos recherches en examinant les relations migrations-environnement pour lesquelles les données sont très différentes en mesurabilité et en qualité. Les incompatibilités d’échelle et/ou les données insuffisamment détaillées compliquent l’analyse et exigent inévitablement l’utilisation de diverses techniques de rééchantillonnage pour faciliter l’intercomparaison des données.

Conclusion

41L’étude quantitative des mouvements de population en temps de guerre n’est pas chose aisée. Elle nécessite souvent le recours à des données diverses produites à des échelles variables. De manière générale, la littérature scientifique portant sur les réfugiés (dans la terminologie anglo-saxonne, les refugee studies) n’a abordé la question de la production des données quantitatives et celle de leur usage que de manière périphérique (Crisp, 1999). La plupart des travaux, comme c’est le cas en ce qui concerne les études portant sur les déplacements forcés de Syrie, utilisent les données publiées par les principales agences qui produisent ces statistiques sans s’interroger sur leur qualité. Or, selon l’agence qui compte et selon les enjeux économiques, politiques ou humanitaires — apporter de l’aide matérielle, demander de l’argent aux pays donateurs, assurer la sécurité de l’État d’accueil… —, la comptabilité des réfugiés sera différente.

42Ce chapitre, prenant pour étude de cas le Liban, a montré qu’une approche interdisciplinaire, mobilisant la démographie et la télédétection, et le croisement des données et des échelles d’analyse spatiales et temporelles, peut permettre de pallier le manque de sources disponibles et fiables afin d’éclairer la dynamique des déplacements forcés. Si les statistiques de frontière nous permettent d’explorer les tendances mensuelles des flux migratoires entre la Syrie et le Liban avant et après 2011, si les données du HCR offrent la possibilité de géolocaliser les réfugiés enregistrés auprès de cette organisation, ces deux sources de données ont plusieurs limites liées à la manière dont elles sont collectées et ne permettent pas d’examiner l’impact de ces migrations sur les localités d’accueil au Liban. Dans un contexte où l’accès au terrain et la mise en place d’enquêtes quantitatives s’avèrent compliqués pour des raisons géopolitiques, comme c’est le cas dans la région de la Bekaa, le recours aux outils de la télédétection peut s’avérer une solution efficace pour vérifier la validité des données de flux et de stocks, et examiner l’effet de larges mouvements de population à l’échelle locale, particulièrement dans les zones où se trouvent des campements informels. Cette recherche interdisciplinaire démontre ainsi l’intérêt de la collaboration entre différentes sciences et de l’usage des échelles en sciences sociales.

Bibliographie

Références bibliographiques

Bel-Air F. de, 2017. Migration profile: Lebanon. Policy Brief, European University Institute, Florence, http://cadmus.eui.eu/handle/1814/46504.

Bilsborrow R.E., Henry S.J.F., 2012. The use of survey data to study migration-environment relationships in developing countries: alternative approaches to data collection. Population and Environment, 34 (1), 113-41, doi:10.1007/s11111-012-0177-1.

Chalcraft J., 2009. The Invisible Cage. Syrian Migrant Workers in Lebanon, Stanford, Stanford University Press.

Crisp J., 1999. “Who has counted the refugees?”. UNHCR and the politics of numbers. New Issues in Refugee Research Working Paper, (12).

Dionigi F., 2016. The Syrian refugee crisis in Lebanon: state fragility and social resilience. Middle East Centre Paper Series, LES, London, 38 p., http://eprints.lse.ac.uk/65565/.

Fussell E., Lori M.H., Clark L.G., 2014. Measuring the environmental dimensions of human migration: the Demographer’s Toolkit. Global Environmental Change: Human and Policy Dimensions, 28, (septembre), 182-91, doi:10.1016/j.gloenvcha.2014.07.001.

Janmyr M., 2016. The legal status of Syrian refugees in Lebanon. Working Paper, Beirut, IFI/AUB, http://www.academia.edu/download/44260953/Maja_Janmyr_The_Legal_Status_of_Syrian_Refugees_in_Lebanon_2016.pdf.

Kabbanji L., 2016. Migration forcée et politiques migratoires. Le cas des réfugiés de Syrie au Liban. In : Au-delà de la crise des migrants : décentrer le regard (C. Beauchemin, M. Ichou, eds), Paris, Karthala, 97-116.

Kim M., Holt J.B., Madden M., 2011. Comparison of global- and local-scale pansharpening for rapid assessment of humanitarian emergencies. Photogrammetric Engineering and Remote Sensing, 77 (1), 51-63.

Lang S., Tiede D., Holbling D., Fureder P., Zeil P., 2010. Earth observation (EO) based ex post assessment of internally displaced person (IDP) camp evolution and population dynamics in Zam Zam, Darfur. International Journal of Remote Sensing, 31 (21), 5709e5731.

Li X., Li D., 2014. Can night-time light images play a role in evaluating the Syrian Crisis? International Journal of Remote Sensing, 35 (18), 6648-6661, doi:10.1080/01431161.2014.971469.

Longuenesse E., 2015. Travailleurs étrangers, réfugiés syriens et marché du travail. Confluences Méditerranée, (92), 33-47.

Obokata R., Veronis L., McLeman R., 2014. Empirical research on international environmental migration: a systematic review. Population and Environment, 36 (1), 111-35, doi:10.1007/s11111-014-0210-7.

Piguet É., Pécoud A., Guchteneire P. de, 2011. Changements climatiques et migrations : quels risques, quelles politiques ? L’Information géographique, 75 (4), 86, doi:10.3917/lig.754.0086.

Stasolla M., Gamba P., 2007. Exploiting spatial patterns for informal settlement detection in arid environments using optical spaceborne data. International Archives of Photogrammetry, Remote Sensing and Spatial Information Sciences, 36 (3/W49A).

UNHCR/WFP/Unicef, 2015. Vulnerability Assessment of Syrian Refugees in Lebanon. Report.

Notes

12 Il faut souligner que le Liban ne reconnaît pas le statut de réfugié et n’est pas signataire de la Convention des Nations unies sur les réfugiés de 1951 ni du protocole de 1967. Le terme utilisé officiellement pour parler des personnes ayant fui la Syrie est celui de déplacés.

13 Pour n’en citer que quelques-uns : le numéro spécial de la revue Maghreb-Machrek paru en 2013, intitulé « Le Liban et la crise syrienne », le numéro spécial de la revue Confluences Méditerranée publié en 2015 sur « La société libanaise à l’épreuve du drame syrien », dans lequel plusieurs articles traitent de la question des réfugiés syriens au Liban, le numéro spécial de la Forced Migration Review, publié en 2014 et intitulé « The Syria crisis, displacement and protection », et celui de la revue Migration Letters paru en 2015 portant sur « Syrian crisis and migration ».

14 http://www.cas.gov.lb/index.php/monthly-data-matrix.

15 Voir de Bel-Air (2017), pour un profil migratoire du Liban.

16 http://data.unhcr.org/syrianrefugees.

17 Par contre, il ne s’agit pas uniquement des mouvements entre les deux pays, ces flux incluent également les déplacements de ressortissants syriens en provenance ou en direction d’autres pays que le Liban, voir discussion des données dans la partie méthodologique.

18 Comme le portail de l’European Space Agency (ESA), Access Third Party Missions data distributed by ESA, qui ouvre les archives satellites gratuitement, notamment pour la recherche. On y trouve presque tous les capteurs ALOS, GOSAT, ESA ; archive Ikonos, KOMPSAT-2, Landsat, OceanSat-Pleiades, ESA ; archive RapidEye, Seasat, Seasat ESA ; archive SPOT, WorldView-2.

Table des illustrations

Titre Figure 1.1. Entrées et sorties de ressortissants syriens et solde migratoire : 2007-2017.
Légende Données mensuelles ; données non disponibles pour juillet et août 2016. Source : Direction générale de la sécurité au Liban ; données compilées par les auteurs.
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 111k
Titre Figure 1.2. Variation interannuelle des flux entrants et sortants (2007-2016) (source : Direction générale de la sécurité au Liban ; données compilées par les auteurs).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 56k
Titre Figure 1.3. Moyenne des flux entrants et sortants et solde migratoire (3 périodes) (source : Direction générale de la sécurité au Liban ; données compilées par les auteurs).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 81k
Titre Figure 1.4. Comparaison des stocks cumulés à partir du solde migratoire résultant des données de flux et des données du HCR (2011-2017) (source : Direction générale de la sécurité au Liban et données du HCR ; données compilées par les auteurs).
Légende Les triangles représentent les dates pour lesquelles les données du HCR sont disponibles avant 01/09/2013 et après 01/04/2015.
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 73k
Titre Figure 1.5. Nombre de réfugiés enregistrés par district au 30 juin 2017 (source : HCR).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 168k
Titre Figure 1.6a. La région frontalière de Qaa.
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 117k
Titre Figure 1.6b. La région frontalière de Qaa. Vue satellitaire (source : Satellite Landsat-8).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 263k
Titre Figure 1.7. Distribution des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 167k
Titre Figure 1.7. Distribution des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 181k
Titre Figure 1.7. Distribution des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-10.jpg
Fichier image/jpeg, 176k
Titre Figure 1.7. Distribution des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-11.jpg
Fichier image/jpeg, 181k
Titre Figure 1.7. Distribution des réfugiés enregistrés au niveau cadastral de 2013 à 2017 pour les cadastres d’Hermel, Qaa Baalbek, Ras Baalbek (source : HCR).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-12.jpg
Fichier image/jpeg, 182k
Titre Figure 1.8. Images Landsat 5/8 illustrant le changement d’occupation des sols.
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-13.jpg
Fichier image/jpeg, 212k
Titre Figure 1.8. Images Landsat 5/8 illustrant le changement d’occupation des sols.
Légende Les flèches indiquent les espaces où un changement d’occupation des sols est détecté (croissance du bâti) (source : Satellite Landsat-5/8).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-14.jpg
Fichier image/jpeg, 241k
Titre Figure 1.8. Images Landsat 5/8 illustrant le changement d’occupation des sols.
Légende Les flèches indiquent les espaces où un changement d’occupation des sols est détecté (croissance du bâti) (source : Satellite Landsat-5/8).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-15.jpg
Fichier image/jpeg, 250k
Titre Figure 1.8. Images Landsat 5/8 illustrant le changement d’occupation des sols.
Légende Les flèches indiquent les espaces où un changement d’occupation des sols est détecté (croissance du bâti) (source : Satellite Landsat-5/8).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-16.jpg
Fichier image/jpeg, 284k
Titre Figure 1.9. Évolution conjointe des taux de pressions anthropiques (nombre de réfugiés enregistrés par le HCR et changements d’état des surfaces urbanisées) (sources : HCR et Landsat-5/8).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-17.jpg
Fichier image/jpeg, 65k
Titre Figure 1.10. Images VIIRS illustrant la luminosité de nuit dans la région de Qaa (source : VIIRS).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-18.jpg
Fichier image/jpeg, 163k
Titre Figure 1.10. Images VIIRS illustrant la luminosité de nuit dans la région de Qaa (source : VIIRS).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-19.jpg
Fichier image/jpeg, 153k
Titre Figure 1.10. Images VIIRS illustrant la luminosité de nuit dans la région de Qaa (source : VIIRS).
URL http://books.openedition.org/quae/docannexe/image/20497/img-20.jpg
Fichier image/jpeg, 134k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search