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De l'état social à l'état des droits de l'homme ?

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Colette Bec

Deuxième partie. Les politiques de l’emploi ou l’illusion d’une puissance collective

3. Les politiques de l’emploi et leurs ambiguïtés

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Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Y. Meny et J.-C. Thoenig, Politiques publiques, Paris, PUF, 1989, p. 129-130.

1Les politiques de l’emploi sont couramment définies comme une politique publique, « produit de l’activité d’une autorité investie de puissance publique et de légitimité gouvernementale […] [se présentant] sous la forme d’un ensemble de pratiques et de normes émanant d’un ou plusieurs acteurs publics1 ». Depuis la fin des années soixante-dix, la croissance de l’investissement financier, la multiplication des textes juridiques et des institutions afférentes, confirment l’importance grandissante prise par ce domaine spécifique d’intervention étatique et en attestent la légitimité.

2Et pourtant un certain nombre d’indéterminations invitent à interroger la définition lisse et orthodoxe qui en est généralement donnée.

3La première incertitude porte sur leur champ propre d’application. De nombreuses interventions non qualifiées de politiques de l’emploi peuvent avoir directement ou indirectement plus d’impact sur les phénomènes d’emploi que des interventions spécifiquement répertoriées comme telles. C’est évidemment le cas des politiques macroéconomiques et industrielles mais aussi de la réglementation de l’embauche et du licenciement, des orientations décidées en matière de salaires, de retraites, de fiscalité, de protection sociale… et bien sûr de la politique scolaire. Il en est de même depuis vingt ans de l’incidence négative sur l’emploi de la division internationale du travail organisée par le droit du commerce international. Liste non exhaustive qui n’a pas d’autre objectif que de souligner combien la situation de l’emploi dépend avant tout d’un ensemble de décisions publiques prises dans des secteurs qui peuvent paraître a priori étrangers à la question de l’emploi et qui jouent cependant un rôle décisif dans la détermination du niveau de l’emploi. De même ne sont pas rares les cas où une décision politique prise dans tel ou tel secteur vient contredire, voire annihiler l’effet d’une politique de l’emploi stricto sensu . Cette dernière ne peut avoir que les effets autorisés par la politique économique. Marginale, périphérique, telle semble bien être la position des politiques de l’emploi, au carrefour des logiques contradictoires déployées par l’action économique et l’action sociale.

  • 2 J. Saglio, « Acteurs et mesures dans la conception des politiques d’emploi », P. Bernoux (dir.), a (...)

4Une deuxième indétermination caractérise les modes d’interventions. Face à un ensemble hétéroclite et disparate de découpages de compétences administratives, d’alliances institutionnelles… ajoutant sans arrêt de nouvelles strates à la sédimentation antérieure, il semble bien que nous ayons plus souvent à faire à une élaboration marquée davantage par l’urgence, l’opportunité au risque de l’incohérence, qu’au résultat d’une anticipation politique conséquente. L’organisation interne de la Direction de l’animation de la recherche des études et statistiques du ministère de l’Emploi et de la Solidarité (DARES) est à ce titre-là fort instructive2. Cette organisation administrative créée en 1993 a pour mission la constitution et la coordination des connaissances et travaux d’études et de recherches du ministère du travail. Très hiérarchisée, elle regroupe deux sous-directions – Emploi et Travail – fortement clivées dans leurs attributions et leurs responsabilités. Cette division est davantage le résultat d’une histoire complexe de découpages de compétences entre administrations et de la succession des problèmes à gérer que d’une réflexion politique raisonnée sur ce que devrait être un mode d’intervention pertinent de l’État. Un seul exemple : les politiques de l’emploi et les relations professionnelles ne relèvent pas de la même sous-direction. Leur traitement séparé informe sur la conception politique qui les sous-tend. Quant à ce qui relève du partenariat inter-administratif ou élaboré avec l’ensemble des acteurs institutionnels, le « comment faire » pèse plus que le « pourquoi faire ». Ce qui est d’abord conçu comme un moyen innovant d’intervention de l’État devient très rapidement une fin.

5Enfin, la dernière interrogation concerne le positionnement de l’État dans ses rapports avec l’acteur économique.

  • 3 L. Karpik, « Dispositifs de confiance et engagements crédibles », Sociologie du travail, n° 4, 199 (...)

6Le fait que la quasi-totalité des politiques de l’emploi se soit construite sur une logique de négociation et d’incitation est relativement atypique. La nature conventionnelle de l’action des pouvoirs publics en matière d’emploi repose sur la confiance envers les employeurs. Mais nombreux sont ceux qui qualifient d’aveugle cette confiance, qui parlent d’échange fortement incertain car sans réels moyens pour neutraliser l’opportunisme, pour contrôler et sanctionner ceux qui ne respectent pas les termes des engagements réciproques ou ceux qui les transforment à leur seul profit. Dans ces cas précis, le positionnement en termes de confiance, entendue comme tentative pour « transformer les engagements problématiques en engagements crédibles3 », permet de mesurer la distance prise avec la logique de la souveraineté. Comme si l’État faisant assaut de modestie proposait ses services pour expérimenter telle ou telle mesure et en évaluer l’efficacité. Elle informe sur la capacité d’intervention étatique qui de fait ne peut influencer qu’à la marge le comportement des principaux acteurs. Le mode d’intervention principalement financier trahit quant à lui une vision de la société purgée de toute interrogation anthropologique sur la nature des rapports entre les différents groupes sociaux, sur la nature de l’échange social… Comme si l’un de ses principaux rôles se limitait à une intervention financière contractualisée.

  • 4 A.-C. Decouflé, « Les modes de formation historique des politiques de l’emploi en France », Struct (...)

7Cependant l’impression de construction désordonnée, fragmentaire et incertaine qu’impose la simple identification de ces indéterminations ne doit pas masquer une autre dimension. La politique de l’emploi n’est pas le simple produit d’une conjoncture. Sa durée et son importance donnent au contraire à lire une réalité stable, la permanence d’une volonté d’action politique sur le marché. C’est bien ce que souligne A. -C. Decouflé dans sa mise en perspective historique de « l’ensemble des mesures au moyen desquelles les pouvoirs publics (État et collectivités territoriales) cherchent à assurer la gestion du marché du travail tel qu’il est à un moment déterminé de son évolution4 ».

8Ce qui se transforme au cours du temps, ce sont les différentes variables qui la composent tant dans leur contenu politique que dans leur combinaison. Ce qui dans un contexte économique très différent aboutit à une rupture brutale de la fonction même de cette politique. Accompagnant une croissance forte, elle tend sous les Trente Glorieuses à réduire les pénuries de main-d’œuvre, à aider aux restructurations industrielles. Depuis trois décennies, dans une situation de chômage massif et persistant, elles sont officiellement chargées de favoriser la création d’emplois et de gérer socialement une population très importante et très hétérogène de demandeurs d’emplois.

  • 5 « Août 1914 : suspension de la législation protectrice des conditions de travail, y compris pour l (...)
  • 6 « Augmentation brutale et obligatoire de la durée du travail, formation professionnelle accélérée, (...)
  • 7 Loi du 11-10-1940, création d’un Commissariat à la lutte contre le chômage « maître-d’œuvre de mes (...)

9Condition d’effectivité du droit au travail s’exprimant juridiquement dans le droit de l’emploi, ces politiques donnent à lire un parcours parallèle à ce dernier. Rien d’étonnant donc à ce que le déclenchement de la Première Guerre mondiale soit donné comme l’acte de naissance de la politique moderne de la main-d’œuvre. En effet en quelques mois, l’État intervient beaucoup plus que durant le siècle précédent dans l’organisation de l’allocation de la ressource humaine5. Le déclenchement de la Seconde Guerre va lui aussi s’accompagner d’une politique autoritaire de l’emploi6 largement poursuivie par le gouvernement de Vichy7. Mais comme nous l’avons déjà noté (cf. supra : « Ambiguïté du droit au travail », p. 73), dans chacun de ces cas, il s’agit de réponses ponctuelles à des circonstances exceptionnelles. C’est au lendemain de la Libération que va se mettre en place une politique de l’emploi qui, dépouillée de ses caractères exceptionnels, doit dès lors s’inscrire dans le moyen terme.

  • 8 1949 : Association nationale interprofessionnelle pour la formation rationnelle de la main-d’œuvre (...)

10La période qui s’étend jusqu’au milieu des années soixante est marquée par le plein emploi dont le maintien incombe sans aucun doute à la politique macroéconomique. Mais la crainte de pénuries de main-d’œuvre (au moins dans certains secteurs) traverse tous les travaux préparatoires aux différents Plans de 1947 à 1965 et justifie que certaines orientations soient alors privilégiées. Tout d’abord l’aide à la mobilisation de la main-d’œuvre se traduit par une incitation à l’activité féminine, la mise en place d’une politique d’immigration (création du Fonds d’action sociale, FAS) et le développement de l’enseignement technique, la promotion et la formation d’adultes8. Il s’agit alors d’adapter la qualification de la main-d’œuvre aux besoins de l’économie et de la rendre professionnellement et géographiquement plus mobile. C’est d’ailleurs le souci de stimuler la mobilité des salariés qui est à l’origine de la signature de l’accord interprofessionnel du 31 décembre 1958 créant un régime national d’assurance chômage géré par l’UNEDIC (Union nationale interprofessionnelle pour l’emploi dans l’industrie et le commerce) et les ASSEDIC (Association pour l’emploi dans l’industrie et le commerce).

11Mais, dès le début des années soixante, la situation se modifie sensiblement : la population active se développe rapidement du fait de l’arrivée de jeunes plus nombreux sur le marché du travail et, dès 1967, le chômage augmente. Cette nouvelle donne va influer sur les interventions publiques.

  • 9 Défini par l’accord interprofessionnel du 31-12-1958.
  • 10 Loi de 1975 qui amende celle de 1972.

12Il s’agit en premier lieu de traiter le chômage d’ajustement, « frictionnel », par l’extension à tout le secteur privé du régime d’indemnisation9 existant et par l’amélioration de l’indemnisation du chômage partiel10. Il s’agit ensuite d’accompagner les mutations par le développement d’une aide à la conversion et au reclassement des travailleurs touchés par les restructurations. Le Fonds national de l’emploi (1963) sera et ce jusqu’à aujourd’hui, le principal outil des politiques de l’emploi jusqu’à devenir d’ailleurs leur infrastructure spécifique voire emblématique (instance de négociation et de concertation) au sein de laquelle seront pensées les différentes formes d’aides : allocations, indemnités, préretraites qui connaîtront une très forte montée en régime parallèlement à l’émergence d’une préoccupation d’insertion des jeunes. Les ordonnances du 13 juillet 1967 enfin créent l’ANPE chargée de la prospection des offres, de l’orientation, du placement des chômeurs. D’ailleurs, pour être indemnisés ces derniers doivent être inscrits à l’ANPE.

13Au cours de cette première période, les problèmes sont ainsi formulés en termes d’adaptation et d’accompagnement. Adaptation à une économie de plus en plus compétitive et accompagnement de la main-d’œuvre dans ce processus d’adaptation. Même si l’ensemble de ces efforts n’est pas toujours couronné de succès, leur importance et leur cohérence placent l’État en position de jouer un rôle de stabilisateur, de garant du développement tant économique que social. Sa stratégie d’intervention sur ces deux plans le pose comme instance souveraine donnant de grandes orientations dont la réalisation se fait davantage par le biais d’une politique d’infrastructures que par une politique d’aides spécifiques. Un équilibre est recherché entre nécessité économique et protection des travailleurs. L’État se pose comme autorité collective dont l’action est indispensable à la constitution même de chaque individu dans son pouvoir de liberté et ses droits individuels.

141974 est une date synonyme de rupture. Au-delà du choc pétrolier, référence commode qui dispense parfois d’une réflexion plus approfondie, le milieu des années soixante-dix marque, il est vrai, une césure dans la situation économique de nombreux pays industrialisés. En France, la chute du taux de croissance s’accompagne d’une forte montée du chômage et très rapidement on assiste à l’explosion des « formes particulières d’emploi », euphémisme pour une précarisation accrue. L’échec de la relance (1975-1976) va transformer la représentation des problèmes et insuffler (comme on l’a vu au chapitre 2) une nouvelle orientation à la politique économique. L’État désarmé se montre vite impuissant devant cette nouvelle donne et devient lui-même la cible des critiques quant à son rôle tant dans le fonctionnement de l’économie que dans la société. Le débat sur l’État met en scène de façon privilégiée les militants d’une libéralisation de l’économie selon lesquels la baisse du chômage ne peut résulter que de l’amélioration sensible de la compétitivité. Le plein emploi n’est plus un objectif affiché, il s’efface alors derrière la restructuration de l’appareil productif donnée comme la priorité des priorités. Il ne peut découler que d’une série d’enchaînements positifs dont les conditions sont une réduction des charges et une levée des contraintes pesant sur les agents privés ; un accroissement de la flexibilité dans le fonctionnement du marché du travail.

15D’ailleurs, si de 1974 à 1976 (gouvernement de J. Chirac), les politiques de l’emploi développent des aides aux entreprises, tentent de protéger les salariés contre certains licenciements (loi du 3 janvier 1975 prévoyant le contrôle de l’Inspection du travail sur les licenciements économiques) et renforcent l’indemnisation chômage (Allocation supplémentaire d’attente égale à 90% du salaire brut antérieur pendant un an), l’arrivée de Raymond Barre les réoriente clairement dans un sens plus libéral. Il s’agit en fait de ralentir l’augmentation statistique du chômage, d’en atténuer les conséquences tout en réduisant l’indemnisation. C’est alors que débute la mise en place de mesures promises à un long avenir car reprises par les différents gouvernements de droite ou de gauche. Notons seulement leur objectif : agir sur la population active par les préretraites et le « renvoi aidé » des étrangers d’une part, faciliter l’insertion des jeunes d’autre part. Pour ces derniers, trois Pactes successifs pour l’emploi combinent baisse du coût du travail par une exonération de cotisations patronales et dispositifs de formation.

16La nébuleuse de gauche – alors dans l’opposition – prône au contraire le renforcement de la stratégie économique d’inspiration keynésienne et un mode de fonctionnement de l’État différent dans ses rapports avec la société civile tout particulièrement avec une décentralisation accrue de la solidarité sociale par exemple.

17C’est dans cette configuration idéologique que la gauche dès son arrivée au pouvoir tente de construire les bases d’une politique qu’elle veut explicitement contraire aux politiques économiques antérieures et tout particulièrement aux mesures d’inspiration libérale de la fin des années soixante-dix. Un certain volontarisme s’exprime par exemple dans l’objectif de réduction du temps de travail à 35 heures qui, comme on le sait, s’arrêtera aux 39 heures, mais aussi dans diverses mesures incitatives, dans l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans. En outre, la gauche reprend et renforce la stratégie des préretraites. Mais l’essentiel est ailleurs. Le Plan intérimaire pour 1982-1983 pose comme centrale la lutte contre le chômage et fait de la formation professionnelle le pivot de la politique de l’emploi. Il propose d’offrir à tous les jeunes « une formation générale et professionnelle de bon niveau, ouverte sur les évolutions techniques, économiques et sociales. Leur formation doit développer leurs capacités d’adaptation et d’innovation et leur ouvrir l’accès à la formation continue ».

  • 11 B. Eme, op. cit., p. 94.

18C’est, semble-t-il, en pleine concordance avec cette orientation que la notion d’insertion reçoit une nouvelle définition. En effet, au cours des années soixante-dix, cette notion, véritable « prolifération dissociée de multiples référentiels d’action11 », renvoie à un ensemble de mesures inhérentes aux politiques de l’emploi de l’époque visant à faciliter l’accès au monde du travail des jeunes faiblement qualifiés, et ce par un système de compensations (exonérations de charges pour les employeurs…). Il s’agit alors de centrer les actions sur « l’aide à l’insertion des jeunes dans la vie professionnelle ». Le rapport Schwartz va en renouveler profondément la conception en dessinant une articulation essentielle entre politique de l’emploi et action sociale.

  • 12 B. Schwartz, L’insertion professionnelle et sociale des jeunes, Paris, La Documentation française, (...)

« La première condition de l’autonomie est d’avoir de quoi vivre, donc un emploi et une qualification professionnelle adaptée aux exigences d’une économie moderne. Le problème de l’autonomie économique rend compte pour l’essentiel de la situation actuelle des jeunes. Mais il n’est pas le seul, et la société tout entière est impliquée dans cet objectif : les jeunes ne seront autonomes que s’ils deviennent responsables. D’où notre idée d’introduire dans la formation qualifiante une dimension sociale12. »

19C’est à cette conception que l’on doit entre autres les Missions locales, structures créées par l’État et des municipalités visant à jouer le rôle d’animation locale dans le domaine de l’insertion des jeunes en difficultés. Ce projet ambitieux et cohérent, inscrit dans le cadre du Développement social, axe fort du Plan intérimaire, visait à élaborer une nouvelle articulation des politiques sociales et de la sphère économique. C’est le seul projet qui soit explicitement porté par une double visée, l’efficacité économique et la justice sociale. Pour B. Schwartz, cette alliance qu’il sait fragile est néanmoins indispensable. La modernisation de l’économie ne peut se faire en dehors de toute considération politique sur les conditions nécessaires à la liberté et à l’autonomie individuelles. D’où la place accordée à la formation et à la qualification comme vecteurs de cette émancipation recherchée et dont les effets sur la production ne peuvent qu’être positifs.

20Mais la mise en œuvre de cette entreprise ne pouvait réussir. Arrimée conceptuellement à une politique keynésienne où l’emploi est une variable centrale, elle doit se mettre en application dans une dynamique économique libérale où l’emploi n’occupe plus une place pivot. Ce dernier est désormais perçu comme simple résultante à terme de la « désinflation compétitive ». Il est alors aisé de comprendre que l’insertion non redéfinie dans ce nouveau cadre perd vite son statut de complément à une politique de relance de l’emploi, de passerelle entre les deux sphères de l’économique et du social, pour se muer en légitimation d’une gestion pragmatique des conséquences des mutations économiques non régulées.

  • 13 J. Le Garrec, Les choix du IXe Plan, t. 1, Paris, La Documentation française, mai 1983.

21Bien sûr, le IXe Plan qui explicite et justifie ce revirement13 macroéconomique ne se réduit pas à une orientation monétariste puisqu’il prévoit trois axes en direction du système productif – modernisation de l’appareil productif, politique active de l’emploi et réduction du temps de travail. Cependant chacune de ces options, pour des raisons propres et communes, est prise dans la tourmente engendrée par la nouvelle politique économique et par là même très limitée quant à ses effets. Face à un chômage qui augmente de 25% en un an, on assiste à une dilution de la notion d’insertion dont le large succès au-delà des clivages politiques, s’accompagnera jusqu’à aujourd’hui d’une perte progressive de substance, jusqu’à devenir un mot polyvalent sans beaucoup de contenu. L’objectif de réduction des inégalités, de compensation d’injustices sociales en vue d’une dynamique vers plus de progrès social, s’estompe au profit d’une lutte contre l’exclusion par la mise en activité. Lutte que tente d’effectuer un État de moins en moins porteur de projet collectif. L’aboutissement ne semble pouvoir en être qu’une gestion sociale du chômage car s’ouvre alors une période de constitution des politiques d’insertion par le travail ou politiques de l’emploi nouvelle manière, abandonnant toute ambition critique et réformatrice sur le fonctionnement du système productif au bénéfice d’une aide à la personne.

22En effet, le changement de cap de la politique économique est contemporain d’une nouvelle ère de la politique de l’emploi, une ère de « fragmentation de la problématique de l’insertion » (S. Wuhl) à la fois très marquée par le nouvel horizon de la politique économique et alimentant voire légitimant en retour cette logique : extension de son champ, multiplication et diversification de ses publics, transformation de ses méthodes, de ses modalités, renouvellement de sa rhétorique.

23Parallèlement à ces mutations, un certain nombre de réformes touchent depuis une vingtaine d’années le Service public de l’emploi (SPE) qui réunit les services du ministère chargés de l’Emploi, l’ANPE et l’AFPA. Pour faire face à la multiplication des mesures d’aide au reclassement des personnes licenciées, à la diversification des actions d’insertion et à la croissance du conseil aux entreprises, le SPE fait massivement appel à des « opérateurs extérieurs » pour la mise en place des politiques de l’emploi. Voulant maîtriser les effectifs de l’administration et des établissements publics, l’État recourt à des intervenants extérieurs au SPE pour prendre en charge un certain nombre de missions. Deux fonctions relèvent toujours du SPE : la rédaction des lois, décrets, circulaires et le contrôle de l’exécution de l’action. C’est ainsi que certains organismes publics ou à but non lucratif (Missions locales, Association pour l’emploi des cadres, UNEDIC, Centre national pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles…) participent en permanence à la mise en œuvre des politiques de l’emploi. Pour des prestations ponctuelles, l’ANPE et les services déconcentrés du ministère peuvent désormais s’adresser à des sous-traitants maîtrisant telle ou telle technique (bilan de compétences, accompagnement…). Ce marché du reclassement est ouvert plus largement encore à partir du 1 er janvier 2007 puisque la suppression du monopole de l’agence publique est inscrite dans la loi de cohésion sociale. Deux avantages sont d’ores et déjà reconnus à ce nouveau mode d’organisation. Il introduit dans le fonctionnement du service public et dans le déroulement de ses actions un degré de souplesse incontestable. Il enrichit, diversifie les prestations proposées et permet aussi une certaine collaboration entre l’État, les collectivités territoriales et les partenaires sociaux.

  • 14 Pour l’ensemble de cette question voir : Politique de l’emploi et recours à des opérateurs externe (...)
  • 15 Sans parler de la sélection des bénéficiaires effectuée par l’UNEDIC qui ne retient que les demand (...)
  • 16 Rapport au ministre des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité sur le rapprochement des (...)
  • 17 Même s’il convient de saluer la restructuration du SPE opérée par la loi Borloo (18-01-2005). Cett (...)

24Cependant deux éléments tempèrent ces remarques positives. Les crédits destinés à rémunérer ces opérateurs externes augmentent régulièrement. Deux chiffres significatifs. En 2003, les opérateurs chargés de mettre en œuvre les prestations délivrées aux personnes inscrites à l’ANPE, ont perçu 500 millions d’euros14. En 2006, l’UNEDIC qui peut désormais sous-traiter directement l’accompagnement des chômeurs indemnisés sans passer par l’ANPE, révèle que le coût du reclassement effectué par des cabinets privés se situe entre 3 000 et 6 000 euros par chômeur alors qu’il n’est que de 600 euros pour l’ANPE15. Ensuite et c’est là le point essentiel, le polycentrisme inhérent à cette réforme ne semble pas pour l’instant compensé par un pilotage cohérent de l’ensemble16. Chaque groupe de décideurs – État, collectivités territoriales, partenaires sociaux – continue dans son fonctionnement propre à mobiliser des dispositifs soumis à des logiques différentes, marquées par les compétences acquises localement, par les relations institutionnelles précédemment tissées… sans qu’une régulation d’ensemble définisse clairement une orientation commune. Le risque déjà patent dans certains lieux est exactement celui que la réforme était censée combattre : accumulation d’instances et de dispositifs de concertation ou de coopération ; coexistence d’acteurs aux objectifs et critères différents ; gaspillage des ressources ; inégalités dans l’accès aux droits. C’est que là encore les décisions prises à partir des années quatre-vingt, le sont dans l’urgence, dans la soumission à des besoins immédiats. Les pratiques qui suivent ne s’inscrivent pas dans une stratégie pensée, organisée politiquement17. L’État a des difficultés à maîtriser le processus de réforme qu’il a suscité alors même que la décentralisation des programmes et des actions, la prolifération des intervenants privés, nécessiteraient, non pas son effacement mais la redéfinition renforcée de sa capacité d’organisation.

Notes

1 Y. Meny et J.-C. Thoenig, Politiques publiques, Paris, PUF, 1989, p. 129-130.

2 J. Saglio, « Acteurs et mesures dans la conception des politiques d’emploi », P. Bernoux (dir.), actes du séminaire L’entreprise comme institution, Saint-Étienne, Maison Rhône-Alpes des sciences de l’homme, 1999. Jean Saglio a été responsable de la Mission Animation de la Recherche à la DARES de mars 1993 à août 1995. Cette Administration a donc pu connaître depuis des évolutions.

3 L. Karpik, « Dispositifs de confiance et engagements crédibles », Sociologie du travail, n° 4, 1996, p. 527.

4 A.-C. Decouflé, « Les modes de formation historique des politiques de l’emploi en France », Structures du marché du travail et politiques d’emploi, Paris, Syros, 1988, p. 454.

5 « Août 1914 : suspension de la législation protectrice des conditions de travail, y compris pour les femmes et les enfants ; création d’un Fonds national de chômage et d’un Office central de placement des chômeurs et des réfugiés ; juillet 1915 : publication d’une instruction générale sur le contrôle de la main-d’œuvre ayant pour objet le meilleur aménagement possible des forces de la Nation, au travers du contrôle du bon emploi de la main-d’œuvre ; quatrième trimestre de 1915 : mise sur pied d’une politique volontariste d’immigration en vue, entre autres objectifs, de compenser indirectement le rappel du Front de centaines de milliers de spécialistes » (ibid., p. 461).

6 « Augmentation brutale et obligatoire de la durée du travail, formation professionnelle accélérée, contrôle strict du placement des chômeurs, affectation autoritaire de certaines catégories de travailleurs, organisation d’une immigration forcée… » (ibid., p. 462).

7 Loi du 11-10-1940, création d’un Commissariat à la lutte contre le chômage « maître-d’œuvre de mesures de placement d’office, d’une politique de chantiers de travail obligatoire, d’une politique autoritaire d’encadrement de la main-d’œuvre immigrée… » ;
Loi du 28-08-1942, « création de services médicaux et sociaux obligatoires au sein des entreprises de plus de cinquante salariés » ;
Loi du 27-07-1942 complétée par loi du 3-05-1943, « réforme de l’organisation de l’apprentissage et de l’enseignement technique » (ibid., p. 462).

8 1949 : Association nationale interprofessionnelle pour la formation rationnelle de la main-d’œuvre qui devient en 1966 AFPA.

9 Défini par l’accord interprofessionnel du 31-12-1958.

10 Loi de 1975 qui amende celle de 1972.

11 B. Eme, op. cit., p. 94.

12 B. Schwartz, L’insertion professionnelle et sociale des jeunes, Paris, La Documentation française, p. 37, 1981. Pour une présentation précise de cet ensemble, voir S. Wuhl, Insertion : les politiques en crise, Paris, PUF, 2e éd., 1998, et pour une interprétation très stimulante du « moment Schwartz », B. Eme, op. cit. Pour une présentation précise de cet ensemble, voir S. Wuhl, Insertion : les politiques en crise, Paris, PUF, 2e éd., 1998, et pour une interprétation très stimulante du « moment Schwartz », B. Eme, op. cit.

13 J. Le Garrec, Les choix du IXe Plan, t. 1, Paris, La Documentation française, mai 1983.

14 Pour l’ensemble de cette question voir : Politique de l’emploi et recours à des opérateurs externes, rapport de l’instance d’évaluation présidée par D. Balmary, Commissariat général du Plan et Conseil national de l’évaluation, Paris, La Documentation française, 2004.

15 Sans parler de la sélection des bénéficiaires effectuée par l’UNEDIC qui ne retient que les demandeurs d’emploi inscrits récemment aux ASSEDIC.

16 Rapport au ministre des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité sur le rapprochement des services de l’emploi, J. Marimbert avec le concours de B. Joly, 2004.

17 Même s’il convient de saluer la restructuration du SPE opérée par la loi Borloo (18-01-2005). Cette dernière en effet met fin au vide juridique qui caractérisait ce service. Elle l’inscrit dans le Code du travail et intègre l’UNEDIC dans ce service, à côté de l’État, de l’ANPE et de l’AFPA. Cette intégration a bien pour objectif de coordonner les logiques de placement et d’indemnisation, première étape d’une volonté de conduite raisonnée du SPE.

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