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Aux frontières de l'expertise

 | 
Yann Bérard
, 
Renaud Crespin

Résumés/Abstracts

Texte intégral

Introduction/Introduction

1Objet flou, frontières vives. L’expertise entre savoirs et pouvoirs, par Yann Bérard et Renaud Crespin/Fuzzy object, vivacious boundaries. Expertise between knowledge and power, by Yann Bérard and Renaud Crespin.

2En sciences humaines et sociales, la question de l’expertise croise classiquement celle des chemins par lesquels s’opère une rationalisation du monde. La science en est une dimension non négligeable, comme bien des auteurs déjà l’ont montré. Mais si l’on admet que l’expertise est l’un des véhicules de cette « scientifisation » dans de nombreux espaces d’activités sociales, comment saisir la scientificité présente dans l’expertise ? Peut-on, par exemple, l’identifier à une « méthode », sans risquer de caricaturer l’expertise, en évacuant la pluralité des situations dans lesquelles celle-ci est convoquée ? L’un des objectifs de cet ouvrage est de se déprendre de cette conception commune de l’expertise, qui tend à en confisquer le sens, soit en l’assimilant à une « méthode scientifique », soit en la réduisant à une simple technique. Pour cela, nous envisageons l’expertise comme une activité située, dont le déploiement ne s’effectue pas seulement sur le mode d’un savoir-faire se répétant à l’envi, mais aussi comme celui d’un « art », qui convoque des habiletés plurielles et des savoirs multiples, que les différentes contributions présentes dans cet ouvrage tentent de démêler.

3Mots-clés :

4Objet-frontière, pouvoir-savoir, réflexivité, situations d’expertise.

5In human and social sciences, the question of expertise traditionally deals with that of the paths by which the world’s rationalization operates. As a number of authors have already demonstrated, science represents an important dimension of this process. However, if one admits that expertise is one of the main vehicles of this “scientifization” in numerous spaces of social activity, how can the scientificity which is present within expertise be seized ? For example, is it possible to identify a “method”, without risking to caricature expertise, dismissing the plurality of situations in which it is mobilized ? One of this book’s goals is to depart from the common conception of expertise, which tends to confiscate its meaning, either assimilating it to a single “scientific method”, or reducing it to a simple technique. For this reason, we consider expertise as an embedded activity, which deployment does not only occur in the form of an endlessly self-repeating skill, but which also takes the form of an “art”, mobilizing plural abilities and multiple knowledge. The different contributions within this book attempt to disentangle these.

6Keywords :

7Boundary-object, power-knowledge, reflexivity, situations of expertise.

Chapitre 1/Chapter 1

8Le savoir de l’expert. L’expertise dans les revues de critique des sciences en France (1966-1977), par Mathieu Quet/The expert’s knowledge. Expertise in French radical science reviews (1966-1977), by Mathieu Quet.

9Alors que la réflexion sur l’expertise scientifique ne se constitue dans le champ universitaire que dans les années 1980, elle apparaît dès le début des années 1970 dans le champ politique et militant, à travers le courant de la critique des sciences, dans un contexte de contestation du progrès scientifique et technique. Revenir sur le discours de la critique des sciences permet alors de mettre en évidence des caractéristiques fondamentales de la réflexion sur l’expertise scientifique : sa constitution à partir du débat sur « l’idéologie scientiste » et le nucléaire, ainsi que son attention à la « nature » du savoir de l’expert. Ce dernier est décrit par la critique des sciences comme un savoir partiel, coupé de la réalité, et uniquement rhétorique. La critique de la science contribue ainsi à redéfinir les normes de communication des savoirs en fonction d’objectifs politiques et pragmatiques, plutôt qu’au nom d’un principe de véridiction.

10Mots-clés :

11Communication scientifique, critique des sciences, idéologie scientifique, mai 1968, mouvement antinucléaire, nouveaux mouvements sociaux, radical science movement.

12Reflections about scientific expertise appeared in the French academic field only in the 1980s. However, it existed in the political and activist field as early as during the 1970s, through the radical science movement, and in the context of critiques of scientific and technical progress. The analysis of the French radical science movement discourse shows the multiple characteristics of the reflection about scientific expertise : built upon the “science ideology” and anti-nuclear debates, this reflection pays particular attention to what the expert’s knowledge is made of. It explains that this knowledge is partial, cut from reality and rhetorical. Therefore the radical science movement defines principles of knowledge communication between science and society, according to political and pragmatic aims rather than according to the relation of the scientific discourse with truth.

13Keywords :

14Anti-nuclear movement, critiques of science, May 68, new social movements, radical science movement, scientific communication, scientific ideology.

Chapitre 2/Chapter 2

15Savoir se rendre indispensable. La construction rhétorique du « besoin » d’expertise, par Sandrine Garcia/Making oneself indispensable. On the rhetorical construction of a “need” for expertise, by Sandrine Garcia.

16En s’appuyant sur trois objets de recherche différents (les médecins du Planning familial, les experts en pédagogie universitaire et les spécialistes de la petite enfance), ce chapitre analyse la construction d’une offre d’expertise et les stratégies sur lesquelles elle s’adosse. En référence au modèle de Robert Castel sur l’expertise mandatée et l’expertise instituante, il montre que l’expert peut apporter une part active à la construction des normes sociales, tel que l’ont montré d’autres travaux. Ainsi, l’expert définit aussi des situations comme problématiques, à condition qu’elles nécessitent une intervention de sa part. L’auteur dégage une stratégie idéale-typique qui consiste d’abord pour l’expert à disqualifier le profane (pour montrer qu’il fait subir des torts à autrui par son incompétence), puis à l’excuser (pour euphémiser la violence de ce travail de disqualification), pour enfin proposer une offre d’expertise.

17Mots-clés :

18Construction, expertise instituante, offre, stratégie.

19The aim of this paper is to analyze how “experts” are building the need for an expertise service and which social strategies they are involving into this construction. My analysis is based on the study of three different kinds of “experts” : doctor of Planned Parenthood during the 1960’s, experts in higher education pedagogy and childhood specialists working in daycare centers. By using Robert Castel’s model of expertise (mandatory expertise versus instituting expertise), I show that the “expert” can be strongly involved in the definition of social rules. He thus identifies situations as problematic as long as they call for his intervention. Finally, one of the basic strategic scheme used by experts consist in three steps : disqualifying the layman (in order to show that the latter’s ineptitude can be harmful to others), subsequently forgiving him (attenuating the violence caused by this disqualification) and finally proposing an expertise service.

20Keywords :

21Bid, construction, instituting expertise, strategy.

Chapitre 3/Chapter 3

22La fabrique localisée d’une expertise. Les études du métro de Lyon (1963-1973), par Harold Mazoyer/Localized fabrication of expertise. The Lyon metro studies (1963-1973), by Harold Mazoyer.

23Après l’inscription à l’agenda politique lyonnais d’un projet de métro se développe progressivement, dans les années 1960, une capacité d’expertise locale en matière de transports collectifs urbains. L’analyse socio-historique du processus de fabrication des études du métro permet de saisir les conditions de possibilité et de « succès » de cette expertise, dans une période où l’on considère bien souvent que les administrations centrales monopolisent les ressources cognitives légitimes. On note ici clairement la multiplicité des acteurs qui, réunis par cet enjeu, contribuent au dessin d’une frontière fragile et incertaine entre science et politique. Ainsi, les services centraux, le maire de Lyon, une association locale et, surtout, les producteurs d’études eux-mêmes participent à la stabilisation progressive des outils et rôles de l’expert.

24Mots-clés :

25Centre/périphérie, expertise, sciences de gouvernement, transports collectifs.

26After the subway project reached the political agenda, local expertise in public transportation progressively grew in Lyon during the 1960’s. The socio-historical analysis of the manufacturing process of the subway studies enables us to understand the conditions of possibilities and success of this expertise in a specific period. It is usually assumed that in the early years of the Fifth Republic, central administrations monopolized legitimate cognitive resources. In contrast, I highlight the multiplicity of actors involved in this issue and who contributed to draw a fragile and uncertain frontier between science and politics. The central services, the mayor of Lyon, a local association and above all the study producers themselves participated in the progressive stabilization of the expert’s tools and roles.

27Keywords :

28Center/periphery, expertise, governmental science, public transports.

Chapitre 4/Chapter 4

29L’Europe en quête d’experts. Le cas des experts nationaux détachés à la Commission européenne sur la politique maritime, par Virginie Saliou/Europe in search of experts. Maritime policy national experts assigned to the European Commission, by Virginie Saliou.

30Ce chapitre a pour objet les experts nationaux détachés à la Commission (END) dans le domaine de la politique maritime de l’Union européenne. Rattachés à une administration nationale tout en étant soumis par leur statut à une exigence d’indépendance, les END constituent une interface essentielle entre les États membres et la Commission. Cette double tutelle leur confère une position charnière dans la fabrique des politiques publiques européennes. L’analyse vise à déconstruire cette catégorie d’experts pour montrer que leur rôle ne se limite pas qu’à l’apport d’un simple savoir technique, mais qu’il possède aussi une dimension politique. Deux hypothèses sont ici envisagées : d’une part, dans une situation d’incertitude et de divergence des intérêts nationaux, les END agiraient comme des intermédiaires facilitant la recherche du compromis entre les différentes institutions, dès la phase d’émergence d’une politique publique ; d’autre part, grâce à leur connaissance du monde maritime, ceux-ci seraient en mesure d’en identifier les enjeux-clés et de construire du sens pour cette politique. Les END contribueraient ainsi à problématiser l’action publique européenne.

31Mots-clés :

32Devenir-expert, experts nationaux détachés (END), hybridation, policymaking, politique maritime, Union européenne.

33This paper deals with the specific case of national experts assigned to the European Commission to work on European maritime policy. Paradoxically assigned to a national administration and subjected to a status requirement of strict independence, national experts can liaise between member states and the European Commission. They hold a pivotal role in European policy-making. My analysis aims to deconstruct this expert group in order to demonstrate that they do not merely bring technical knowledge to the European Commission but also impart a political dimension to the policy-making process. This chapter thus considers two hypotheses. On the one hand, in a context of uncertainty, especially when national interests differ, seconded national experts may act as liaisons facilitating the search for compromise between institutions as soon as a given policy is set on the agenda. On the other hand, due to their practical knowledge of the maritime world, seconded national experts may be able to identify key issues and lines to direct this policy. They may thus contribute to the problematization of European public action.

34Keywords :

35Becoming-expert, European Union, hybridization, maritime policy, policymaking, seconded national experts.

Chapitre 5/Chapter 5

36Ce que savent les surfeurs. Formes de traduction entre savoirs situés et registre expert dans le monde social du surf, par Philippe Terral et Julien Weisbein/What surfers know. Forms of translation between situated knowledges and expert register in surfing’s social world, by Philippe Terral and Julien Weisbein.

37Ce chapitre interroge les formes de savoirs qui travaillent la saisie publique du questionnement de l’association militante Surfrider Foundation Europe (SFE), engagée dans un militantisme environnemental rendu visible par sa forte implication dans la gestion de la catastrophe du Prestige en 2003. Sur la base d’une enquête par entretiens et observations ethnographiques, nous montrons d’abord que la forme d’expertise à l’œuvre implique mixtion des savoirs et des savoir-faire tant experts que profanes, mélange des formes de légitimation par la distance (à travers l’investissement de certains thèmes ou de certains savoirs spécialisés) mais aussi par le proche (valorisation des savoirs « situés » et des « petits gestes »). Ces dynamiques d’hybridation des savoirs sont ensuite replacées dans une configuration plus globale, à savoir l’institutionnalisation et la professionnalisation de ce segment de l’univers du surf. Ce dernier est animé par une revendication croissante d’expertise, qui tend à redéfinir les frontières qu’entretient ce monde social avec « l’extérieur ».

38Mots-clés :

39Expertise, frontières, savoirs situés, surf.

40The present paper aims at analyzing the various forms of knowledge that underlie the Surfrider Foundation Europe’s arguments when they make their concerns public. Surfrider Foundation Europe (SFE) is an environmentalist organization whose activism gained special visibility due to its commitment to the consequences of the Prestige tanker oil spill in 2003. Our analysis is based on an investigation lead via interviews and ethnographic observations. We show that the form of expertise SFE offered mixes various types of knowledge and practices, which are both expert and profane. We also demonstrate that the legitimization process resorted to both distance, through the choice of certain specialized themes and specialized knowledge, and proximity, through the valorization of situated knowledge and “small gestures”. We then situate these dynamics of knowledge hybridization within their more global configurations, i. e. the gradual institutionalization and professionalization of this particular part of the surfing world. SFE has increasingly claimed its expertise, while a redefinition of the very borders of surfing’s social world was taking place, mainly because of the evolution of the relationships between surfers and “outside” actors.

41Keywords :

42Borders, expertise, situated knowledge, surfing.

Chapitre 6/Chapter 6

43Expertise interactionnelle, expérience locale et connaissance tacite. Le cas des signalements de clusters de cancers, par Marcel Calvez/Interactional expertise, local experience and tacit knowledge. Signaling cancer clusters, by Marcel Calvez.

44Ce texte prend appui sur l’étude de trois signalements d’agrégats de cancers en France (Saint-Cyr-L’École, Vincennes, Nivillac) dans lesquels des installations industrielles sont incriminées. Dans cette perspective, l’auteur s’intéresse aux dimensions cognitives de l’expertise revendiquée par les acteurs locaux. L’analyse reprend et met à l’épreuve les catégories développées par Collins et Evans dans leur démarche d’études de l’expertise et de l’expérience (SEE, Studies of Expertise and Experience) pour discuter la contribution de l’expertise locale à la décision publique, et interroge en particulier les connaissances tacites mobilisées dans le cadre de cette expertise.

45Mots-clés :

46Clusters de cancers, connaissances tacites, décision publique, épidémiologie populaire, expérience, expertise contributive, expertise interactionnelle.

47The paper is based on the study of three reports of clusters of cancers in France (Saint-Cyr-L’École, Vincennes, Nivillac) in which industrial facilities are incriminated. It focuses on the cognitive dimensions of the expertise claimed by local actors. I use the categories of SEE (Studies of Expertise and Experience) proposed by Collins and Evans in order to discuss the contribution of local expertise to public decision. I specifically interrogate the tacit knowledge involved in this local expertise.

48Keywords :

49Cancer clusters, contributory expertise, experience, interactional expertise, popular epidemiology, public decision, tacit knowledge.

Chapitre 7/Chapter 7

50Un usage militant de l’expertise. Les organisations de cadres face à la souffrance au travail, par Corinne Delmas/Militant resort to expertise. Executives’ organizations face to psychological pain in the workplace, by Corinne Delmas.

51L’analyse des mobilisations d’organisations de cadres sur la souffrance au travail éclaire un type de recours social à l’expertise, l’usage militant. Ces syndicats utilisent des recherches en sociologie, psycho-dynamique, ergonomie. L’expertise savante et militante qui en résulte s’inscrit dans le développement d’une action syndicale lié à l’essor de diverses recherches sur la santé mentale au travail. Cette expertise mobilise l’expérience des salariés pour s’instituer en contre-expertise. Discours alternatif au discours patronal, elle obtient une certaine légitimité en s’engageant sur le terrain du savoir, voire en sollicitant des outils similaires à ceux des employeurs. Militante, elle fait l’objet d’usages pragmatiques multiples : apporter une réponse juridique à la souffrance au travail, mettre l’activité en discussion dans les collectifs de travail, rendre les situations de souffrance publiques, faire de l’agit-prop. Attestant d’un développement du recours à l’expertise dans l’espace social, ces usages militants du savoir sont également révélateurs des transformations actuelles du syndicalisme français, marqué par l’essor de nouveaux répertoires d’action collective d’un syndicalisme d’adhérents.

52Mots-clés :

53Cadres, contre-expertise, souffrance au travail, stress, syndicalisme.

54The analysis of the mobilization of executives’ organizations with relation to the issue of psychological pains in the workplace sheds light on a particular type of social resort to expertise, i. e. the militant usage. These unions turn to research in sociology, psycho-dynamics and ergonomics. The resultant scholarly and militant expertise is in keeping with the development of union action playing a part in the increasing concern for psychological pains at work. They also contribute to the development of a form of counter-expertise which leans on the experience of salaried workers. This discourse, as an alternative to the employers’ discourse, acquires legitimacy by mobilizing similar tools and by engaging the field of knowledge. As a militant expertise, it is put to multiple pragmatic uses. It allows the unions to provide a juridical answer to psychological pain in the work place and to allow discussion on this topic within work committees. It publicizes situations of pain and produces some “agit-prop”. These activist uses of knowledge, attesting to the increasing resort to expertise in the public sphere, reveal evolutions of French trade unionism as marked by the development of new conducts of collective actions and by a unionism based on formal membership.

55Keywords :

56Counter-expertise, psychological pain at work, stress, trade unionism, white collars.

Chapitre 8/Chapter 8

57Rationaliser le système de soins. Les appropriations administratives de l’économie de la santé, par Marc-Olivier Déplaude/Rationalizing care system. Administrative appropriations of health economy, by Marc-Olivier Déplaude.

58Ce chapitre vise à rendre compte du succès qu’a rencontré une théorie économique auprès des gestionnaires de l’assurance-maladie dans les années 1990 : la théorie de la « demande induite ». Il montre d’abord comment cette théorie a été introduite en France, et quels débats elle a suscités parmi les économistes. Il expose ensuite comment les gestionnaires de l’assurance-maladie se sont appropriés cette théorie et quelles transformations ils lui ont fait subir. Enfin, il explique ce succès en le rapportant aux caractéristiques de cette théorie et aux préoccupations des hauts fonctionnaires et experts qui s’en sont saisis.

59Mots-clés :

60Appropriation, économie, politiques de santé et d’assurance-maladie, sciences de gouvernement.

61This chapter returns to the success of an economic theory among French managers of public health insurance in the 1990’s, namely the theory of “supplier-induced demand”. It begins by showing how this theory was introduced in France, and to which debates it gave rise among French economists. Then it expounds how the managers of the public health insurance appropriated this theory and transformed it. Lastly, it explains this success by relating it to the characteristics of this theory and to concerns of the high civil servants and experts who resorted to it.

62Keywords :

63Appropriation, economics, health insurance policies, government science.

Chapitre 9/Chapter 9

64Expertise d’État et risques industriels. La persistance d’un modèle technocratique depuis les années 1970, par Laure Bonnaud et Emmanuel Martinais/State expertise and industrial risk. Endurance of a technocratic model since the 1970’s, by Laure Bonnaud and Emmanuel Martinais.

65Depuis une quarantaine d’années, en France, l’expertise en matière de risques industriels est fondée sur un dialogue aux contours sans cesse renouvelés entre l’État et les industriels, principalement des secteurs de la chimie et du pétrole. Pour obtenir une autorisation administrative qui fixe les conditions du fonctionnement de leurs installations dangereuses, les entreprises doivent fournir un ensemble d’études (d’impacts et de dangers), qui sont évaluées par des fonctionnaires, majoritairement issus des Directions régionales de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (DRIRE). Plusieurs auteurs ont analysé ces caractéristiques à travers la notion de modèle technocratique, dans lequel l’établissement et la préservation des échanges bipartites s’avèrent à la fois durables et structurants. Le modèle d’expertise ainsi construit semble résister aux évolutions généralement décrites, vers des modèles plus ouverts aux avis de profanes, voire des forums hybrides. Ce chapitre s’interroge sur les conditions de persistance de ce modèle, en examinant à la fois sa genèse et ses évolutions, avant de rendre compte des effets de la catastrophe d’AZF de 2001 puis de la loi Bachelot du 31 juillet 2003 sur cette forme particulière de régulation.

66Mots-clés :

67Industrie chimique et pétrolière, inspection des installations classées, prévention des risques industriels, régulation, technocratie.

68Since the 1970’s, French industrial risk expertise is based on a dialog which delineations are constantly renewed between the state and industrialists. In order to obtain the administrative authorization determining conditions for running their dangerous facilities, firms have to present technical studies which describe the risks generated by their activities and the way to prevent or reduce them. These studies are then assessed by public servants, mainly within regional bureaus of industry, research and environment, who define the technical instructions that industrialists will have to respect. A number of authors have analyzed these characteristics through the concept of technocratic model, in which the institution and the preservation of bilateral exchange seem both enduring and structuring. The resultant expertise model thus seems to have resisted to usually observed evolutions toward models that may be more open to the lays’ opinions, or even to hybrid forums. This chapter interrogates the conditions of this model’s resistance, successively examining its genesis and its internal transformations. We also offer an account of the effect of the AZF disaster (2001) as well as the 2003 law concerning this particular form of regulation.

69Keywords :

70Chemical and oil industries, industrial risks prevention, inspection of classified facilities, regulation, technocracy.

Chapitre 10/Chapter 10

71Terra obscura. Vers une théorie des think tanks américains, par Thomas Medvetz/Terra Obscura. Towards a theory of think tanks in America, by Thomas Medvetz.

72Les organisations connues sous le nom de think tanks sont devenues parties intégrantes des rouages du débat relatif aux politiques publiques aux États-Unis. Mais qu’est-ce qu’un think tank ? Ce chapitre propose de se saisir des think tanks non comme une forme d’organisation distincte, mais plutôt comme un dispositif organisationnel visant à rassembler et à assembler les différentes formes d’autorité issues des institutions universitaires, politiques, économiques et médiatiques. À mesure que les think tanks se sont rapprochés les uns des autres au cours de la seconde moitié du XXe siècle, ils ont fini par constituer une niche institutionnelle distincte avec sa propre structure d’intelligibilité, des agents et des règles de fonctionnement spécifiques. Ce chapitre s’attache à démontrer qu’il ne faut pas négliger le flou conceptuel qui entoure les think tanks, si l’on veut décrire de façon adéquate leur rôle de médiation. La notion de think tank renvoie ainsi à un champ interstitiel, c’est-à-dire à l’idée que les think tanks existent à la fois comme monde social à part entière et comme espace de médiation « entre champs ». Clarifier artificiellement le flou qui entoure les think tanks reviendrait à obscurcir l’importance de leurs effets sociaux en tant qu’institution hybride.

73Mots-clés :

74Connaissance et intellectuels, experts en politique publique, think tanks, vie politique américaine.

75The organizations known as think tanks have become a vital part of the machinery of policy debate in the United States. But what is a think tank ? In this paper, I argue that think tanks are best understood not as a discrete kind of organization per se, but rather as an organizational device for gathering and assembling forms of authority conferred by academic, political, business, and media institutions. As think tanks have grown more oriented to one another over the last four decades, they have formed a distinct institutional niche with its own intelligible structure, agents, and rules of functioning. The notion of interstitial field captures the idea that think tanks exist both as a social world unto itself and as a mediating “space between fields”. I argue that we cannot neglect the conceptual blurriness surrounding think tanks if we are to arrive at an adequate description of them. Indeed, to artificially cleanse the think tank of its blurriness would also be to obscure its main effect as a blurring institution.

76Keywords :

77American politics, knowledge & intellectuals, policy experts, think tanks.

Chapitre 11/Chapter 11

78Les apports de la théorie juridique à la délimitation de l’expertise. Réflexions sur le lien de droit, par Rafael Encinas de Munagorri et Olivier Leclerc/Juridical theory’s contributions to the delimitation of expertise. Reflections on the legal link, by Rafael Encinas de Munagorri and Olivier Leclerc.

79Les définitions juridiques de l’expertise sont nombreuses et se recoupent largement. La plupart décrivent un processus par lequel l’expert délivre des connaissances à des fins de prise de décision. La typologie traditionnelle part de l’expertise juridictionnelle, pour envisager l’expertise publique ou encore l’expertise privée. Cette classification ne permet pas de délimiter les frontières de l’expertise. Elle doit être approfondie par d’autres critères, que la théorie juridique permet d’établir et de clarifier. Il est ainsi possible de caractériser l’expertise par l’existence d’une commande et d’une procédure de décision. Pareille délimitation ouvre la voie à la réflexion. Ainsi, l’analyse du lien de droit qui se noue entre l’expert et le commanditaire de l’expertise offre l’avantage d’une présentation renouvelée de la délimitation et des classifications de l’expertise.

80Mots-clés :

81Commande, contrat, décision, lien de droit, procédure, responsabilité, statut, théorie juridique.

82There are many definitions of expertise and they tend to overlap. Most of them rest on a process by which an expert delivers knowledge for decision-making. Traditional classification considers jurisdictional expertise and extends to expertise in public administrations or in private entities. Such a classification does not allow to delineate the frontiers of expertise. In this respect, legal theory could offer useful clarification. Indeed, expertise is characterized by its inscription in a decision-making process through special commissioning. Analysing the legal link established between experts and theirs sponsors offers a fresh view of how to define and classify the concept of expertise.

83Keywords :

84Commissioning, contract, decision, juridical theory, legal link, procedure, responsibility, status.

Chapitre 12/Chapter 12

85Pratiques d’expertise et recherches en sciences sociales. Un recours assumé à l’expertise comme support d’une analyse partagée de l’action publique, par Joseph Fontaine/Expertise practices and research in social science. A presumed resort to expertise as support of shared analysis of public action, by Joseph Fontaine.

86Contre certaines routines d’analyses dénonciatrices, ce chapitre propose une réflexion sur les différentes activités d’expertise (audits, formations, gestion prévisionnelle, évaluations des politiques publiques) menées par un chercheur, au sein d’institutions publiques locales (mairies, régions). Les développements interrogent le rapport entre les pratiques d’expertise et la recherche en sciences sociales, notamment en termes de légitimité de la démarche pour le chercheur-expert, de modalités pratiques de ces expertises, mais aussi comme supports à des analyses partagées de l’action publique. Ceux-ci peuvent se traduire par des gains tant pratiques, surtout pour les commanditaires de l’intervention et divers destinataires des rapports, que théoriques, en particulier pour le chercheur, également soucieux de prolonger sa réflexion sur un terrain plus académique. L’auteur invite ainsi à saisir les « hybridations » entre connaissances ordinaires, mais non vulgaires, et connaissances savantes, avec des allers-retours entre ces deux sphères, qui seraient au demeurant plus féconds si l’on parvenait mieux à une transdisciplinarité des savoirs mobilisables en sciences sociales.

87Mots-clés :

88Action publique, audit, chercheur-expert, consultance, rapports, régions, villes.

89This paper goes against some denunciatory analytical routines. It proposes some reflections on expertise activities pursued by a scholar within public institutions (audits, management of municipalities’ staff, policy evaluation in regional structures). The author interrogate the relationship between expertise practices and social science scholarship, including the issue of legitimacy for the scholar-expert, in terms of the practical modalities of this expertise, and as supporting shared analysis of public action. Through a demanding definition of his intervention, the scholar-expert can express in his intervention-practice a particular conception of expertise with mixed success, depending on the case. This is done by way of a specific and rigorous practice of intervention, and watching over not to be manipulated by his or her sponsor or positioning him as a technocrat or decision maker. This can take the form of practical gains, especially for the sponsors of the intervention and various recipients of the reports. It can also result in theoretical gains, especially for the scholar, who is generally concerned to extend his reflection onto a more academic field. I offer to seize the “hybridizations” between non-vulgar, ordinary knowledge, academic knowledge, with back and forth motions between these two spheres, which, additionally, would bear fruit by achieving an improved transdisciplinarity of mobilizable knowledges in social sciences.

90Keywords :

91Audit, cities, consulting, public action, regions, reports, scholar-expert.

Conclusion/Conclusion

92Sociologies de l’expertise et mise en visibilité de l’action. Quelques jalons conceptuels pour la recherche empirique, par Yann Bérard/Making action visible and sociologies of expertise. Some conceptual grounds for empirical research, by Yann Bérard.

93Ce texte de clôture se propose de faire le point sur une partie des « équipements » dont disposent aujourd’hui les sciences sociales afin d’étudier l’expertise. Pour cela, il expose une série de dix concepts (art de la pioche, art de la prise, devenir-expert, forum hybride, lanceurs d’alerte, mise en rapport, etc.) que l’on peut associer aux sociologies de l’expertise et retrouver en partie disséminés à l’intérieur de cet ouvrage. Parce qu’ils mettent le plus souvent en doute l’existence d’un monde social homogène, stabilisé, lisible et visible en chacune de ses parties, ces concepts contribuent fortement à mettre en doute les frontières de catégories usuelles, souvent artificiellement tranchées ou purifiées, entre science et politique, savant et profane, acteurs et artefacts, global et local, etc. Faire l’effort d’exposer ces concepts dans la langue qui a présidé à leur formation, sans négliger leur « contextuation », c’est-à-dire la manière dont certains d’entre eux se répondent, évoluent et se transforment au fil du temps, invite alors à se situer encore autrement et surtout pleinement « aux frontières de l’expertise ».

94Mots-clés :

95Concepts, critique des sciences, sciences sociales, sociologies de la mise en visibilité.

96This epilogue offers an overview of the “equipments” that currently enabling social science to study expertise. It thus exposes ten key concepts which can be associated to sociologies of expertise. These concepts cast doubt upon the existence of a homogeneous and stabilized social world, which single parts may all be legible and visible. They subsequently contribute to cast doubt upon useful boundaries that artificially and sharply distinguish science from politics, accredited expertise from lay expertise, actors from artifacts, global from local, etc. In order to evolve a different approach to the “boundaries of expertise” issue, I make the effort to expose these concepts in the language which presided over their formation, without neglecting their “contextuation”, i. e. the manner in which some grow, respond to each other, and transform themselves with time.

97Keywords :

98Concepts, critiques of science, social sciences, sociologies of making action visible.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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