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Aux frontières de l'expertise

 | 
Yann Bérard
, 
Renaud Crespin

Troisième partie. Persistance et adaptation des modèles d’expertise

10. Terra obscura

Vers une théorie des think tanks américains

Thomas Medvetz

Texte intégral

  • 1 Simon J., « Review of Capturing the political imagination. Think tanks and the policy process, by D (...)

1Celles et ceux qui cherchent à comprendre la place et le rôle des « think tanks » dans la vie politique se heurtent d’emblée au caractère instable, controversé, voire confus de ce concept. Comme l’a remarqué Simon James il y a dix ans, « la discussion à propos des think tanks […] tend à s’enliser dans l’épineuse question qui consiste à définir ce que l’on entend par “think tank ” – exercice qui dégénère souvent en sémantique futile1 ». L’objectif de ce chapitre est de proposer une conceptualisation des think tanks qui permette de surmonter les affres de ce travail de définition. Pour le formuler simplement, nous avancerons que l’on rend mieux compte de ce que recouvre le terme de think tank, si l’on considère ce type d’organisation non comme distincte ou singulière, mais comme un dispositif organisationnel qui combine différentes formes d’autorités issues des institutions universitaires, politiques, médiatiques et des affaires. Dès lors, les think tanks sont à considérer comme des entités hybrides occupant une place intermédiaire dans la structure sociale. L’idée principale est de montrer que depuis une quarantaine d’années, les think tanks se sont de plus en plus définis les uns par rapport aux autres et que cette dynamique a contribué à la formation d’une « niche institutionnelle » spécifique qui répond à une structure d’intelligibilité distincte, avec des agents qui lui sont propres et des règles de fonctionnement caractéristiques. Ainsi, les identités dont se dotent et sont dotées les think tanks découlent en grande partie des relations de compétition et de collaboration qu’ils entretiennent entre eux.

Un objet opaque

2Une brève histoire du terme de think tank offre le premier indice du dilemme conceptuel auquel les chercheurs sont confrontés lorsqu’ils s’intéressent à cet objet opaque. Datant de la fin du XIXe siècle, l’expression ne fait pas à l’origine référence à une organisation. Il s’agit plutôt d’une expression familière, souvent condescendante, désignant la tête ou le cerveau d’une personne. À partir des années 1890, et jusqu’aux années 1960, on trouve ainsi des références humoristiques aux « think tanks » dans des romans, des publicités et des articles de presse.

  • 2 « Betrayed by his snore », New York Times, 17-18 décembre 1898. Le mot employé en anglais pour « ce (...)
  • 3 Le Centre fut créé en 1954 avec le soutien de la Fondation Ford.

3Le New York Times mentionne pour la première fois la formule dans un reportage criminel de 1898. L’article relate les aventures d’un vagabond manchot qui, pris en flagrant délit de violation de domicile, se défend auprès de la police en déclarant : « Euh, m’sieur l’agent… y’a un problème avec ma cervelle2. » Au début du XXe siècle, le terme est donc fréquemment utilisé pour rendre compte d’une défaillance ou d’un trouble mental. Selon l’Oxford English Dictionary et le Merriam-Webster’s Dictionary, c’est en 1959 que le terme de « think tank » acquiert le sens d’« organisation » pour ensuite se diffuser dans la langue anglaise. Un organisme de recherche semble avoir joué un rôle central dans cette évolution. Il s’agit du Centre d’études avancées des sciences comportementales de l’université de Stanford (Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences – CASBS), qui a été surnommé « le think tank », parce que s’y trouvaient concentrés les « cerveaux » et les compétences techniques les plus en vu du moment 3. Mais, curieusement, ce centre de recherche n’est plus aujourd’hui considéré comme faisant partie de la famille des think tanks.

  • 4 Les origines de la RAND Corporation remontent à l’après-guerre, d’abord comme projet de la Compagni (...)

4Au cours des années 1960, l’usage du terme s’étend et sert à désigner un ensemble en pleine expansion d’organismes militaires de planification, dont le prototype est la RAND Corporation4. C’est à cette époque que le sens de l’expression « think tank » se stabilise en jouant sur la double signification du mot « tank », qui fait référence à la fois à l’idée de « réservoir » (de savoirs, d’idées ou de qualifications techniques) et de véhicule militaire – l’expression gardera d’ailleurs cette connotation militaire tout au long des années 1960. Toutefois, le problème sémantique se complique lorsque l’on constate que les organisations qui sont aujourd’hui désignées comme des think tanks exemplaires n’étaient pas considérées comme tels dans les années 1960. On pense ici notamment à la Brookings, au Conseil des affaires étrangères (Council on Foreign Relations), à la Fondation Carnegie pour la paix internationale (Carnegie Endowment for International Peace) et à quelques autres organisations fondées au cours de la période progressiste. Les journalistes et les personnalités publiques décrivaient habituellement ces organisations à l’aide de termes génériques comme « institut », « centre de recherche privé » ou encore « entreprise de recherche à but non-lucratif ».

  • 5 Dickson P., Think tanks, New York, Atheneum, 1971.
  • 6 Pour accéder à l’annuaire électronique du NIRA, voir [.nira../ice/nwdtt/], consulté le 3 mai 2006. (...)

5Au cours des années 1970, l’usage du terme de think tank se généralise en même temps qu’augmente de façon exponentielle le nombre des organismes de recherche en planification et en politiques publiques. Quantité de récits journalistiques relatent alors l’arrivée des think tanks sur la scène des politiques publiques américaines. En accord avec les conventions sémantiques de l’époque, nombre de ces récits se focalisent sur les groupes militaires de planification de l’après-guerre et prêtent une attention moindre aux think tanks de la période progressiste. Par exemple, le livre de Dickson, paru en 1971, contient un chapitre entier sur la RAND Corporation, alors que la Brookings n’y est traitée que dans huit des 363 pages de l’ouvrage, et que des organisations telles que la Fondation Carnegie pour la paix internationale, le Conseil des affaires étrangères, l’Institut de l’entreprise américaine (American Enterprise Institute) ne sont pas abordées5. Au cours des années 1980 et 1990, le terme fait l’objet d’une codification, notamment par la publication de plusieurs annuaires de think tanks, tel que celui de l’Institut national pour l’avancée de la recherche (National Institute for Research and Advancement – NIRA) ou encore l’Annuaire mondial des think tanks (World Directory of Think Tanks6).

  • 7 Cet article traite des organisations dont les activités ont pour objet soit la charité, soit un but (...)

6Comme il sera développé plus tard, une littérature grise en pleine expansion s’est retrouvée être l’un des lieux privilégiés de la création discursive des think tanks. Ces derniers s’engagent également dans une véritable compétition pour auto-définir les contours légitimes de leur propre organisation. C’est par exemple le cas de l’Heritage Foundation, qui tente d’imposer sa propre vision de ce que devrait être l’univers des experts conservateurs en politiques publiques. Mais, malgré cette profusion de discours, il n’a jamais existé de catégorie légale qui permette de définir juridiquement ce qu’est un think tank. Alors que la plupart de ces groupes sont régis par l’article 501 (c)(3) du Code fiscal7, d’autres, comme la Fondation Carnegie, n’entrent pas dans cette catégorie. De plus, la grande majorité des organisations administrées selon les dispositions de l’article 501 (c) (3) ne sont pas des think tanks. Enfin, il faut noter que cette catégorie fiscale n’est pas directement transposable dans d’autres pays et cela alors même que les think tanks tendent à jouer un rôle croissant dans des espaces politiques de plus en plus diversifiés.

Le « think tank » comme concept analytique

  • 8 Voir, par exemple, Dye T., « Oligarchic tendencies in national policy-making », Peschek J. G. (dir. (...)
  • 9 Que l’on peut retrouver dans l’ouvrage précédemment cité.

7Dans le langage courant, le flou et l’instabilité sémantique de la catégorie de think tank témoignent des difficultés à conceptualiser cette notion, ce qui vaut également pour le monde académique. Pendant des décennies, ce sujet échappe à toute forme d’enquête ou de recherche universitaire. Ainsi, même au cœur des années 1980, les politologues n’arrivent pas à se mettre d’accord pour faire des think tanks un objet légitime d’étude8. Laissant volontiers le sujet aux politistes, les autres disciplines ne s’y sont pas non plus vraiment intéressées, à l’exception des travaux de Domhoff et Critchlow9.

  • 10 Stone D., « Think tanks », Smelser N. J. et Baltes P. B. (dir.), International encyclopedia of the (...)
  • 11 Rich A., Think tanks, public policy, and the politics of expertise, Cambridge, Cambridge University (...)
  • 12 Stone D., Capturing the political imagination. Think tanks and the policy process, London, Frank Ca (...)

8Ce n’est donc que très récemment que l’on a assisté à un essor rapide des recherches sur le sujet. Or, si ce nouvel élan a conduit les chercheurs à recourir abondamment au terme de think tank, ils en sont le plus souvent restés à un usage descriptif, sans proposer une conceptualisation qui puisse lever le flou de la catégorie populaire attachée au sens commun. De plus, les quelques tentatives de conceptualisation reposent le plus souvent sur un même présupposé : les think tanks seraient un type spécifique d’organisation caractérisée par une indépendance formelle vis-à-vis des États, des marchés et des universités. Cette indépendance est un trait ténu mais non moins courant des définitions proposées. L’article de l’encyclopédie de Stone, par exemple, même s’il souligne les accointances des think tanks avec la planification militaire, les considère pourtant comme « des organisations relativement autonomes engagées dans la recherche et l’analyse de problèmes contemporains indépendamment des gouvernements, partis politiques et groupes de pression10 ». De même, Rich définit les think tanks comme « des organisations politiques indépendantes à but non-lucratif et ne défendant pas d’intérêt particulier, qui produisent et s’appuient principalement sur l’expertise et les idées pour influencer et obtenir des soutiens dans les processus d’élaboration des politiques publiques11 ». Cette idée est parfois formulée par antithèse : ainsi, Polsby distingue « les instituts de recherche en politique publique » des « véritables think tanks », en se fondant sur l’indépendance plus grande de ces derniers. On trouve également ce type de distinction chez Stone, lorsqu’elle décrète que les organisations créées par des candidats à la Maison Blanche dans le but de développer leurs programmes « ne sont pas des think tanks, étant donné que leur finalité première n’est pas la recherche mais plutôt d’avancer des positions qui soient en phase avec le programme politique défendu par des candidats spécifiques afin d’assurer leur succès électoral12 ».

  • 13 En guise d’exemples, voir les contributions réunies dans l’ouvrage de Stone et Denham précédemment (...)

9Insister sur l’indépendance des think tanks est pour le moins séduisant, car cela permet aisément de ne pas les confondre avec des organisations qui leur ressemblent, tels les cabinets gouvernementaux de recherche, les instituts universitaires de politique publique ou les groupes de soutien (advocacy groups). Cependant, aussi pratique soit-elle, cette perspective présente des biais et des coûts méthodologiques importants. Premièrement, comme l’on fait remarquer certains chercheurs, ce présupposé de l’autonomie privilégie l’histoire des think tanks anglo-américains qui ont revendiqué leur indépendance ou cherché à être reconnus comme tels, bien plus souvent que leurs équivalents asiatiques, africains, latino-américains ou européens. De fait, dans de nombreux autres contextes historiques, l’étiquette « think tank » peut être utilisée pour qualifier des organisations qui sont ouvertement affiliées à des corporations, des agences d’État, des universités ou même des Églises13.

  • 14 À cet égard, il est intéressant de noter que l’expression obsolète de « tank factory », qui fut aut (...)

10Deuxièmement, cette insistance placée sur l’autonomie vide le concept de son contenu historique, en occultant que les premières organisations classées en tant que think tanks émanaient en fait directement des États, des partis politiques, des entreprises ou des universités. Comme on l’a déjà souligné, les deux premiers prototypes de think tank – le CASBS et la RAND – avaient de multiples affiliations qui les empêcheraient aujourd’hui d’entrer dans la catégorie telle qu’elle est couramment utilisée14. De même, les organisations qui, au milieu du XXe siècle, étaient les plus indépendantes des États, des marchés et des universités – à l’instar de la Brookings ou le Conseil des affaires étrangères, – ne furent identifiées comme think tank que dans les années 1970.

  • 15 Smith J. A., The idea brokers. Think tanks and the rise of the new policy elite, New York, Free Pre (...)

11Troisièmement, même si l’on se limite à l’examen des think tanks américains et britanniques, le principe d’indépendance, s’il est appliqué avec cohérence, écarterait d’importants exemples. Ainsi, pourquoi une définition du think tank devrait-elle exclure des organisations comme l’Institution Hoover, qui est affiliée à une université, ou encore l’Institut de politique publique progressiste (Progressive Policy Institute), qui est un département de recherche au sein d’une organisation partisane ? Cette question apparaît d’autant plus pertinente si l’on prend acte des nombreuses incohérences qui caractérisent les récentes tentatives de recensement des think tanks. Ainsi, pour Hellebust, le nombre de think tanks américains est passé de 62 en 1945 à plus de 1 200 en 1996. Or, quelques années plus tôt, Smith faisait référence à « environ cent groupes de recherche en politique publique » présents à Washington15. Enfin, en 2004, Rich estimait que le nombre de think tanks américains dépassait à peine les trois cents.

Un concept hybride aux frontières floues

  • 16 Stone D., op. cit., p. 17 (nous soulignons).
  • 17 Mcgann J., The competition for dollars, scholars and influence in the public policy research indust (...)

12Même les chercheurs qui proposent les définitions précédemment évoquées semblent conscients de ces critiques. Stone souligne, par exemple, « l’absence de lignes de démarcation nette entre les think tanks et d’autres organisations », et le fait que les think tanks « se fondent parmi les groupes d’intérêts […], fusionnent avec les corps universitaires [et] semblent s’apparenter à des groupes de campagne hors parti politique16 ». Il apparaît ainsi que la position la plus couramment adoptée parmi les chercheurs n’est pas tant celle d’une croyance aveugle dans des définitions arbitraires qu’une sorte d’évitement du dilemme : on commence par l’élaboration d’un concept du think tank se voulant clair et précis, puis on recule pour admettre la nature « glissante », changeante, voire équivoque de la notion. Une telle démarche conduit, en général, à retomber dans l’opacité dont on a tenté de s’extraire, comme le confesse, non sans humour, McGann : « Je sais que s’en est un lorsque j’en vois un17. » Toutefois, le flou qui entoure cette catégorie du sens commun ne doit pas nous dispenser d’essayer de développer une analyse plus juste et intelligible du concept de think tank.

  • 18 Voir Rich, qui souligne « les efforts ardents de certains groupes d’intérêts pour obtenir l’étiquet (...)
  • 19 Dror Y., « Think tanks. A new invention in government », Weiss C. H. et Barton A. H. (dir.), Making (...)
  • 20 Stone D., op. cit., p. 13 (nous soulignons).

13Le fait que les chercheurs conviennent régulièrement du caractère flou de ce concept, sans en identifier les raisons, est significatif. En effet, comme nous allons le voir la catégorie de « think tank » est controversée18. Le terme a des implications sociales fortes dont le sens ne fait pas seulement l’objet d’un débat scolastique, mais est aussi un enjeu de lutte dans le milieu des politiques publiques. Ainsi, pour certaines organisations qui risquent d’être péjorativement labellisées comme « groupes militants » ou « entreprises de lobbying », le terme permet de s’abriter derrière une autorité intellectuelle. Se faire connaître et reconnaître comme think tank, signifie donc s’élever au-dessus des simples intérêts particuliers et pouvoir ainsi prétendre au titre d’expert. C’est pourquoi les think tanks les plus sérieux académiquement s’irritent souvent de voir des organisations plus jeunes et « moins respectables » entrer dans la même catégorie qu’eux. Les définitions axées sur l’autonomie véhiculent facilement l’idée que les think tanks jouissent d’une indépendance non seulement formelle mais aussi cognitive.Ainsi, Dror soutient que le think tank « idéal-typique », par son apport en connaissances « rationnelles » ou « scientifiques », contribue à la fabrique des politiques publiques19. De la même façon, Stone écrit qu’un think tank est « d’abord et avant tout un équipement de recherche » et que « les think tanks n’ont pas de position de politique publique stable ou dépendante – ils sont intellectuellement indépendants20 ». Le problème de ces énoncés réside dans le fait qu’ils adoptent et reprennent inconsidérément le point de vue même des think tanks, laissant dès lors peu de prise à une analyse sociologique objective. Selon nous, la question de l’indépendance doit faire l’objet d’une investigation empirique plus fouillée, afin d’échapper aux sirènes du dogmatisme.

14On peut ainsi reformuler le problème de la façon suivante. Tenter d’établir théoriquement les frontières du think tank conduit à des débats sans fin pour savoir quelles organisations sont de « vraies » think tanks et lesquelles n’en sont pas. De fait, quelque soit l’ampleur et le sérieux des réflexions théoriques menées, on ne peut établir définitivement où s’arrête la frontière d’un think tank et où débute celle d’un centre de recherche universitaire, d’un groupe de soutien (advocacy group), d’une entreprise de relations publiques ou encore d’un parti politique. En d’autres termes, la recherche d’une définition unique du think tank est vaine, car elle tente de résoudre théoriquement une question pratique qui n’est pas encore tranchée dans le monde réel. Surtout, il faut rappeler que, puisque la capacité d’imposer une définition pertinente du think tank est un enjeu de lutte entre ces organisations, les chercheurs qui prennent part à cette compétition se retrouvent souvent eux-mêmes « empêtrés » dans le problème.

Vers une topologie sociale des think tanks

  • 21 Voir, par exemple, Bourdieu P., La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éditi (...)

15Dans un but méthodologique, nous proposons une rupture analytique avec le sens commun, aussi bien ordinaire qu’académique, attaché à la notion de think tank. À la place, mon approche vise à caractériser les think tanks selon leur position dans la structure sociale. Pour cela, parmi les outils disponibles, les deux concepts d’« espace social » et de « champ », développés par Pierre Bourdieu, m’apparaissent particulièrement utiles21. L’une des vertus de ce cadre théorique est qu’il permet de suspendre momentanément la question de la définition du think tank, pour y substituer celle de l’identification des prétendants à cette catégorie, tout en poursuivant la description empirique des relations (de similitude, de différence, d’alliance, de conflit, de hiérarchie, etc.) qui les lient.

16Ce faisant, une première observation est que les organisations qui existent comme think tanks sont toutes orientées vers une multiplicité d’univers sociaux. Par exemple, certains think tanks entretiennent des liens souples ou des partenariats de court-terme avec la recherche universitaire, des partis politiques, des coalitions au Congrès ou des groupes de soutien (advocacy groups). De plus, les think tanks sont « symboliquement dépendants » d’institutions plus établies, dont ils empruntent fréquemment les formes et les procédures. Ainsi, de nombreux think tanks se dotent de postes qui rappellent ceux des enseignants-chercheurs des universités. D’autres adoptent les caractéristiques des entreprises de relations publiques et possèdent des services très sophistiqués de communication, employant de nombreux spécialistes de ces questions. Les productions écrites des think tanks peuvent également adopter les caractéristiques formelles de genres bien définis : note et/ou mémorandum législatif, rapport de recherche, article de presse, compte-rendu administratif – ou encore les combiner entre eux. Enfin, la plupart des think tanks sont financés par des donations provenant d’institutions multiples, parmi lesquelles les fondations et les entreprises privées occupent une place prépondérante.

Schéma : Les think tanks dans l’espace social

Schéma : Les think tanks dans l’espace social
  • 22 CC pour capital culturel et CE pour capital économique.

17Sur la base de ces réquisits, le schéma ci-dessus esquisse de manière globale et heuristique la position des think tanks dans la structure sociale22. L’idée est de penser les think tanks comme des organisations à constitution hybride, situées au centre du champ du pouvoir. Toutefois, rappelons que ce schéma n’est pas une théorie, mais plutôt une hypothèse visant à guider l’investigation empirique. De fait, les positions qui y sont représentées consituent des emplacements vides et ne désignent pas de véritables acteurs, groupes ou organisations. Cette reformulation est donc, avant tout, une première étape pour sortir du « dilemme de la définition ». En recentrant l’analyse sur les relations sociales qui déterminent l’activité des think tanks, nous retournons ainsi le problème. Dès lors, plutôt que de dégager des propriétés élémentaires pour ensuite en dresser la liste, nous répondrons aux questions suivantes : étant donnée la profonde interpénétration entre les thinks tanks et d’autres types d’institutions, comment ces organisations parviennent-elles à être considérées comme des entités distinctes ? Comment une organisation qui se consacre expressément à un jeu d’influence politique réussitelle à être reconnue comme « indépendante » et « désintéressée » ? Enfin, par quel travail complexe et permanant d’auto-présentation, les think tanks arrivent-ils à faire connaître et reconnaître leur désintéressement et leur indépendance vis-à-vis des universités et des groupes d’intérêt ?

Trouver le bon mélange : entre attachement et séparation

18On trouve une véritable version condensée de ce travail d’auto-(re) présentation dans un essai de 2005 intitulé « What is a think tank ? », écrit par John C. Goodman, alors président du Centre national pour l’analyse des politiques publiques (National Center for Policy Analysis – NCPA23). Comme on pouvait s’y attendre, une grande partie de cet essai fait le point sur ce qui distingue, dans l’espace social, les think tanks de leurs plus proches voisins. Par exemple, dans un passage intitulé « Think tanks vs. Advocacy groups », Goodman avance que les think tanks sont des « incubateurs d’idées nouvelles » qui, parce qu’ils sont « guidés par des intellectuels », diffèrent des organisations de soutien (advocacy organizations) qui, elles, « devraient plutôt être pensées comme lobbyistes d’idées24 ». Puis, dans un autre passage intitulé « Think tanks vs. Universités », Goodman se demande : « En quoi les institutions académiques sont-elles différentes des think tanks ? » La réponse mérite d’être entièrement citée :

« Une partie de la différence est que les objets de recherche des professeurs d’Université ne sont ni supervisés ni dirigés. Le choix dépend avant tout des lubies du professeur. L’objectif peut être de résoudre ou de ne pas résoudre un important problème social. Au contraire, les think tanks tendent à avoir des objectifs bien définis. Ils emploient ou passent des contrats avec des chercheurs pour travailler sur des sujets spécifiques, afin de trouver des solutions à des problèmes bien définis. Les universités tendent à être notées et classées en fonction du prestige académique des membres de leur corps professoral. Les think tanks tendent, eux, à être classés et notés selon leur succès dans la résolution de problèmes relevant du monde réel. » En d’autres termes, parce que les universitaires s’isolent dans une forme d’académisme, le think tank doit être en prise directe avec le monde politique réel.

19En outre, les think tanks doivent se différencier des acteurs du marché et du jeu de l’offre et de la demande. À cette fin, Goodman souligne que les think tanks sont des organisations à but non-lucratif dont les idées ne devraient pas être exclusivement guidées par les besoins de leurs sponsors ou de ceux des publics auxquels ils s’adressent. Les think tanks ne sont pas au service de clients et doivent donc garder un degré d’indépendance. Enfin, un think tank n’est pas une agence politique ou un groupe d’intérêt. Afin d’éviter d’être pris dans le fatras des débats politiques qui ont lieu à Washington, Goodman recommande que les think tanks opèrent une séparation qui soit autant intellectuelle que géographique :

« L’environnement de Washington DC étouffe la pensée créative. Selon moi : si l’on veut penser à ce à quoi le Congrès ne pense pas (et ce à quoi il ne va sans doute pas penser dans un avenir proche), on doit aller penser loin de Washington. »

  • 25 Goodman a également suggéré que les think tanks devraient apprendre à tirer profit de l’« énorme po (...)

20À première vue, cette auto-description complexe s’apparente à un « jeu de différenciation » : le think tank doit montrer qu’il n’est ni une université, ni une entreprise, ni un lobby, ni un groupe de soutien (advocacy), etc. Cependant, si on examine cette assertion avec davantage de recul, on peut repérer un déplacement inattendu qui est que chaque déclaration d’indépendance établit, dans le même temps, une nouvelle forme de dépendance. En d’autres termes, chaque prétendu acte ou geste de séparation se fonde sur une stratégie correspondante d’affiliation. Par exemple, l’un des critères principaux qui permet de séparer un think tank des activités taxées de lobbying ou de soutien à une cause (advocacy) est la crédibilité que lui confère son association avec la recherche académique. En effet, alors même qu’il souligne les différences entre les think tanks et les universités, Goodman s’applique à indiquer que « par leur nature, les think tanks de politique publique entretiennent des liens étroits avec le monde académique et savant », et cela dans le sens où les think tanks comme les universités « engagent des chercheurs, encouragent la recherche, et favorisent les forums d’échange entre savants25 ».

21Une ambivalence analogue caractérise les relations qu’entretiennent les think tanks avec des organisations politiques comme les partis et les groupes de soutien. Ainsi, même lorsqu’il conseille aux think tanks de se tenir à l’écart de Washington, Goodman reconnaît l’impérieuse nécessité d’y être toutefois présent, afin « de se concentrer sur ce qui préoccupe le Congrès et l’administration » – ne pas y être, « c’est prendre le risque d’être perçu comme non pertinent ». C’est pourquoi l’organisation de Goodman, la NCPA, conserve à Washington un « bureau actif consacré aux affaires gouvernementales […] afin de fournir au Congrès et à l’administration les travaux de recherche, les avis et les conseils des chercheurs de la NCPA, pour faire des conférences et des briefings sur les questions ayant un intérêt direct pour le Capitole ». En d’autres termes, les activités des think tanks sont tellement dépendantes des affaires politiques courantes, que ces organisations doivent stratégiquement reprendre les façons de voir, de faire et d’agir des groupes de soutien (advocacy groups) ou des bureaux d’assistance parlementaire.

22La relation du think tank avec le monde des affaires est également ambiguë. Ainsi, pour Goodman, un bon expert en politique publique est un « entrepreneur intellectuel » ou alors « quelqu’un qui utilise les compétences et les savoir-faire d’un entrepreneur dans le monde des idées ». La production intellectuelle des think tanks reflète cette affinité institutionnelle. Dans ce cas, selon Goodman, et contrairement aux revues académiques, les rapports de la NCPA utilisent « des titres en caractères gras, des points pour accentuer certaines idées, des phrases d’accroche […], des graphiques attrayants [et] des résumés remplis de formules exécutoires ». Et si toutefois un doute subsistait sur l’origine de ces formes énonciatives, Goodman le lève :

« La NCPA a introduit toutes ces techniques et elles sont aujourd’hui courantes. Mais nous ne sommes pas à l’origine de ces techniques. Nous avons simplement repris et copié celles du monde des affaires. Ce qui était original était cette conviction que les idées pouvaient être commercialisées comme des produits et que les think tanks pouvaient, à l’instar des entreprises, faire également l’objet d’un travail de marketing. »

  • 26 Comme dit Goodman : « Nous investissons dans de nouveaux programmes et jugeons notre succès par nos (...)

23En fait, selon Goodman, dès sa création en 1983, « le travail [de la NCPA] fut de trouver une niche sur le marché » et, aujourd’hui, l’organisation « est gérée comme un business26 ».

24Le point ici central est qu’un think tank doit, avant d’exister comme tel, s’engager dans un travail complexe d’équilibrage symbolique entre prises de distance et recherche d’alliances. Or, cette démarche porte en elle-même une contradiction. En effet, alors qu’un premier mouvement tend à différencier le think tank des institutions proches (ou qui le financent), un second mouvement s’évertue, quant à lui, à rétablir une dépendance vis-à-vis de ces mêmes institutions, afin que le think tank puisse bénéficier des ressources symboliques et matérielles que cette dépendance lui octroie. Le think tank est ainsi pris dans un cycle sans fin d’attachement et de séparation. Il ne peut jamais entièrement rompre avec ses liens académiques, politiques et d’affaires, car chaque lien lui assure une forme d’autorité qui rend crédible son indépendance supposée visà-vis d’autres institutions. Mais un think tank ne peut pas pour autant devenir une université, un groupe de soutien (advocacy group), une société d’affaires, ou un organe médiatique, parce que cela reviendrait à renoncer à sa spécificité de think tank. On peut saisir les propriétés récursives de cette position par le simple fait qu’au dire de tous, un think tank est « plus académique » qu’une entreprise de lobbying, « plus entrepreneurial » qu’une université, « plus politique » qu’un business, et ainsi de suite.

25Mais revenons au problème de départ. Tout d’abord, on voit maintenant pourquoi il était nécessaire d’opérer une rupture objectiviste avec les définitions de sens commun et pourquoi insister sur l’indépendance, formelle ou autre, du think tank, n’a pas réellement de sens. Pour le dire simplement, nous ne pouvons présumer de ce que même un think tank ne peut tenir pour acquis, à savoir : une autonomie d’existence. De fait, amputer le think tank de ses objectifs pratiques attèle subtilement le chercheur à sa tâche, car le but premier du think tank, avant même l’influence politique, est d’arriver à se différencier des institutions auxquelles il est apparenté. Ainsi donc, les définitions arbitraires servent l’intérêt du think tank en venant masquer le remarquable jeu d’auto-affirmation que ce type d’organisation doit jouer pour simplement exister comme think tank. En fait, c’est dans ce jeu d’auto-affirmation que l’on doit trouver la première partie de notre définition : on peut dire que les think tanks agrègent de multiples formes d’autorité – en particulier, des éléments de crédibilité académique, d’accès politique, d’argent et de visibilité publique – grâce à un exercice complexe d’équilibre entre des logiques d’attachement et de séparation. On doit donc garder à l’esprit que pour gagner à ce jeu d’auto-affirmation, il ne faut pas seulement accumuler de grandes quantités de capitaux, mais également trouver le bon mélange.

Du think tank au champ interstitiel

  • 27 Ces lignes paraphrasent Bourdieu, écrivant à propos du champ journalistique français : « Pour compr (...)

26Si la première erreur à éviter était celle de rester trop « enchâssé » dans la vision ordinaire du think tank, nous risquons désormais de faire l’erreur inverse, en méconnaissant sciemment sa spécificité. Afin d’éviter cette erreur, il convient donc de se demander d’où proviennent les éléments qui permettent de distinguer un think tank d’autres types d’organisation. La réponse avancée ici est qu’il existe une dimension du think tank qui ne peut s’envisager qu’en termes relationnels. Dès lors, afin de saisir les différentes activités et les biens que produisent, par exemple, la Brookings Institution ou l’Heritage Foundation, on ne peut plus seulement s’en tenir à la façon dont chacune de ces organisations exprime les intérêts de son public ou de ses sponsors. En effet, une part significative de ce qui est produit par la Brookings et Heritage est déterminée dans une large mesure par les relations que ces deux organisations entretiennent27. C’est à partir de ces rapports que s’est développée toute une série de manières particulières de penser et de faire, qui se rapportent à ce que j’appellerai un nouveau répertoire de l’engagement intellectuel public.

27Le concept de champ s’avère ici particulièrement pertinent, car il permet de déployer un niveau médian d’analyse pour atteindre un juste milieu entre la perspective macro-structurelle qui réduit le think tank à des déterminations abstraites et l’approche micro-organisationnelle qui lui concède une trop grande autonomie. Certes, les think tanks sont parvenus à se ménager un certain degré d’autonomie. Mais son niveau exact dépend de la question de savoir jusqu’à quel point le champ peut isoler ses membres de forces externes, afin de leur imposer sa logique propre. C’est la réponse à cette question pratique qui doit permettre de déterminer le juste ratio entre explications « internaliste » et « externaliste ». Quoi qu’il en soit, il apparaît d’ores-et-déjà qu’il ne s’agit pas, dans le cas des think tanks, d’un champ bien établi ou entièrement constitué, mais plutôt d’un champ naissant, en formation. nous proposons donc d’étendre le concept de « champ » pour considérer les think tanks comme les occupants d’un champ interstitiel. Cette expression vise à rendre compte de l’idée que les think tanks existent à la fois comme un monde social à part entière, c’est-à-dire marqué par une succession de luttes internes, et comme un espace médiateur « entre champs ».

28Il reste à exposer la structure de ce champ interstitiel. Quelles forces matérielles et symboliques pèsent et agissent sur ceux qui y pénètrent ? Notre thèse est que la situation « type » du think tank peut être caractérisée par une quadruple contrainte (quadruple bind), dans la mesure où les think tanks doivent simultanément se conformer aux règles académique, politique, des affaires et au jugement médiatique. Les think tanks doivent au moins cultiver une apparence de rigueur et d’exactitude en faisant publiquement état de leur association à des formes de production académique. En même temps, ils doivent entretenir des liens avec des politiciens et des journalistes, tout en surveillant attentivement leur « pertinence » et leur crédit politique, et continuer à produire des biens intellectuels qui répondent pleinement aux exigences de politiciens, d’assistants parlementaires, de bureaucrates et de journalistes. Sans grande réserve de trésorerie ou source stable de financement, les think tanks doivent également être attentifs aux fluctuations du « marché » de la recherche en politique publique et lever activement des fonds. En fait, la plupart des think tanks survivent bon an mal an grâce aux donations ponctuelles ou à court terme faites par des fondations, des individus ou des entreprises privées. Finalement, peu de think tanks peuvent compter sur des intermédiaires ou un accès en coulisse au monde politique. C’est pourquoi ils doivent constamment travailler à exister publiquement. Cette course à la publicité les conduit à orienter leur production en direction d’un public le plus large possible, à engager des spécialistes de relations publiques et d’anciens journalistes, certains à temps partiel, à développer des organes sophistiqués de communication, à publier leurs propres périodiques et à méticuleusement compiler des revues de presse. Pour résumer, on peut dire ici que les règles de fonctionnement des espaces académique, politique, économique et médiatique agissent toutes comme autant de forces gravitationnelles à l’intérieur même du think tank.

29Ainsi, les think tanks doivent composer de façon permanente avec un système cardinal fait d’obligations et de contraintes. Cependant, on peut aussi montrer qu’à cette structure multipolaire se superpose une opposition entre deux formes d’autorité : la première, fondée sur les canons universalistes des sciences sociales ; la seconde, sur une proximité avec les différents pouvoirs temporels, qu’ils soient politique, économique ou médiatique. Ce qui veut dire que les objectifs d’accès au monde politique, à des financements et à la publicité, peuvent être plus facilement associés les uns aux autres que ne peut l’être seulement l’un d’entre eux avec la recherche d’une consécration intellectuelle. Un gain de publicité s’avère également être un moyen indirect d’influencer les politiques publiques et peut aussi garantir le succès d’une campagne de levée de fonds. Ce serait ici tout l’intérêt d’une analyse plus fine que de dénouer les interactions complexes entre les quatre éléments qui structurent ce système de contraintes.

Une manifestation visible de la structure invisible du champ

30Après avoir décrit théoriquement l’espace des think tanks, on peut désormais envisager la manière dont ces forces s’exercent dans les organisations et sur les experts en politiques publiques eux-mêmes. En commençant par un niveau d’analyse plus « macro », on observe un système de différences qui permet de montrer que les identités de chaque think tank résultent de la combinaison des relations qu’ils entretiennent avec les institutions académiques, politiques, d’affaires et médiatiques. Certains think tanks, comme par exemple l’Institution Hoover et l’Institut d’économie internationale (Institute for International Economic), tirent en grande partie leur identité de leur proximité avec le monde universitaire. On peut alors dire que ces organisations se positionnent au plus près du pôle académique de ce champ interstitiel. D’autres think tanks sont connus pour leurs liens de coopération directe avec des agences gouvernementales (par exemple l’Urban Institute ou la RAND Corporation), des coalitions de causes législatives (Northeast-Midwest Institute), des partis politiques (Progressive Policy Institute), des mouvements sociaux (Worldwatch Institute), des sociétés d’affaires (Competitive Enterprise Institute) ou des syndicats (Economic Policy Institute). Enfin, un petit nombre de think tanks se place plus près du pôle médiatique, dans la mesure où ils entretiennent des contacts permanents avec des organismes d’information et engagent d’anciens journalistes ou d’autres à temps partiel. Pour illustrer ce propos, on peut prendre l’exemple de la Brookings Institution comme étant l’un des think tanks les plus « académiques », l’Heritage comme celui d’une organisation « politique » accomplie, le Cato Institute comme une organisation proche du pôle des affaires, et enfin, la New America Foundation comme un think tank ayant un tropisme médiatique avéré.

31Si l’on considère maintenant l’organisation comme l’unité d’analyse, il apparaît qu’il existe au sein de chaque think tank une structure sociale analogue à celle que l’on rencontre entre ces organisations. En prenant l’exemple de la Brookings Institution, on s’aperçoit que les mêmes oppositions fondamentales sont reproduites à l’intérieur des différents bureaux de l’organisation et de ses subdivisions, sans parler de sa production intellectuelle. Ainsi, la Brookings Institution détient la Brookings Institution Press, que complètent cinq divisions de recherche ; un projet d’alternance présidentielle (Presidential Transition Project), destiné à conseiller les nouveaux directeurs généraux de l’exécutif américain ; un service de communication (Office of communications) en charge d’élaborer des stratégies médiatiques28 ; et un bureau de développement rompu à la collecte de fonds. La Brookings Institution offre également un programme de formation au management et à la décision (Executive Education Program) qui propose « des cours haute gamme pour des cadres du privé et/ou des leaders gouvernementaux confrontés à des questions sensibles, à l’élaboration de politiques publiques et à la prise de décision publique29 ».

32Un ensemble comparable de relations apparaît lorsque l’analyse se fait plus précise. Parce que les experts en politique publique cherchent à atteindre un haut degré de qualification qui, dans sa forme idéale-typique, est quasiment inatteignable, certains experts développent des compétences que d’autres n’arrivent pas à acquérir. En retour, cette tendance génère des divisions entre experts, dont plusieurs sobriquets populaires se font l’écho. Par exemple, les « wonks » sont des experts en politique publique qui tiennent leur autorité de leur aisance technique et de leurs diplômes académiques ; les « hacks » sont ceux qui ressemblent le plus aux lobbyistes ; les « policy entrepreneurs » auraient, eux, un goût prononcé pour vendre leurs idées ; et les « quotemeisters » sont des experts plus à l’aise sur les plateaux de télévision que derrière une machine à écrire. En reprenant l’exemple de la Brookings Institution, on retrouve, dans cette organisation, le même type de division chez les experts en politique publique. L’équipe de recherche compte parmi ses membres Alice Rivlin, détentrice d’un doctorat de Harvard, ancienne présidente de l’Association américaine d’économie (American Economics Association) ; Stephen Hess, ancien collaborateur de quatre administrations à la Maison Blanche ; Douglas J. Elliott, qui a rejoint la Brookings Institution après une carrière de vingt ans comme investisseur bancaire ; et le journaliste Gregg Easterbrook, diplômé de l’école de journalisme de la Northwestern University, dont les contributions journalistiques comprennent, notamment, des commentaires sportifs réguliers sur le site ESPN. com.

33Nonobstant ces différences entre experts en politique publique, le modèle présenté ici pose comme principe que chacun d’entre eux ressent une « attirance » quasi-magnétique vers le centre du champ. Le constat final auquel nous arrivons est que les think tanks génèrent des agents dont les subjectivités sont divisées. Les experts en politique publique conjuguent les dispositions caractéristiques de l’intellectuel rigoureux, avec une connaissance fine des procédures, distinguant le joueur rompu au jeu des « coulisses de Washington ». Ces experts doivent démonter une capacité à anticiper les sujets « brûlants », mais aussi à collecter des fonds et à savoir vendre, sans état d’âme, leur marchandise intellectuelle. Être à même de s’exprimer par « petites phrases » (sound bites) et pouvoir écrire des papiers d’opinion aussi courts qu’incisifs sont également des capacités très recherchées. En bref, à l’instar du think tank, l’expert en politique publique est un personnage hybride qui ne peut exister que sous une « forme plurielle » en cultivant, dans et par son travail, un psychisme composite. Même la subjectivité la plus académique située dans l’une des régions les plus académiques de l’espace des think tanks est travaillée par tous les éléments du quadruple lien que nous avons analysé.

34Mais l’essentiel demeure ici que les différentes oppositions observables dans l’espace des think tanks – « hacks » contre « wonks », Brookings contre Heritage, livres contre mémos, recherche contre communication, etc. – ne peuvent être comprises que si on ne les considère pas uniquement comme de simples affrontements isolés entre des agents ou des organisations. Chaque opposition est plutôt une manifestation visible de la structure invisible du champ. Par conséquent, c’est le champ qui devrait constituer l’objectif final de l’analyse. En effet, l’aspect le plus significatif du think tank tient à sa position sociale qui révèle certaines des logiques à l’œuvre dans le champ de pouvoir, et tout particulièrement la relation quadripartite entre les institutions académique, politique, d’affaire et médiatique. La méthode issue de la théorie des champs nous permet de cartographier cette relation en faisant se rejoindre sans discontinuité dans l’analyse les différents niveaux que sont ceux de l’agent, de l’organisation et plus largement de l’espace social.

Images et représentations concurrentes des think tanks

  • 30 National Public Radio ou NPR, soit l’équivalent américain de Radio France ou de la BBC outre-Manche (...)
  • 31 Le titre original, « Under the influence », joue sur le double sens de l’expression américaine, qui (...)

35Enfin, la même approche peut être étendue au monde des « objets secondaires » et des représentations du think tank. En effet, il est curieux de constater que dans les descriptions à la fois populaires et universitaires, l’image du think tank oscille entre deux profils radicalement différents. D’un côté, on trouve l’image du think tank comme « mercenaire politique », entendu au sens d’entreprise de lobbying déguisée. Le roman satirique de Christopher Buckley, intitulé « Thank You for Smoking », reprend cette idée en faisant un portrait sardonique d’une organisation en tout point comparable à un think tank : appelée l’Académie des études du tabac (Academy of Tobacco Studies), cette organisation opère sans scrupule en tant que façade de l’industrie du tabac. On retrouve cette image du think tank dans certains compte-rendus journalistiques, telles que ces séries de reportages diffusées sur la National Public Radio30, dont le titre « Sous influence » suggérait à la fois la subordination et l’altération des facultés mentales31. Enfin, dans le discours académique, la théorie de la structure du pouvoir de C. Wright Mills nous donne une image du think tank largement compatible avec celle de « mercenaire politique ». Cette approche soutient que les think tanks peuvent être appréhendés grâce à leur position dans un réseau associant des détenteurs de pouvoir financier, politique et sociétal.

  • 32 « Public intellectuals are thriving in the United States », « The battle of ideas », The Economist, (...)

36De l’autre côté, on trouve cette idée très répandue du think tank comme « incubateur » d’intellectuels, entendus au sens d’authentiques alter ego des universitaires. Cette conception est implicitement mise en œuvre chaque fois qu’un expert en politique publique affilié à un think tank est appelé à témoigner au Congrès dans le cadre d’une audition parlementaire ou, chaque fois qu’un article de presse traite sur un pied d’égalité les déclarations des membres de think tanks avec celles d’éminents chercheurs universitaires. On peut également repérer cette conception dans cette manie qui consiste à classer les experts en politique publique affiliés à des think tanks dans la catégorie d’« intellectuel public ». En 2006, par exemple, l’Economist (sous le titre « Les intellectuels publics réussissent aux États-Unis ») mentionnait l’existence de « grandes académies sous la forme de think tanks abondamment financés, dont bien plus de cent rien qu’à Washington », corroborant ainsi l’idée selon laquelle « aujourd’hui dans le monde des politiques publiques […], c’est l’Amérique qui est le pays des intellectuels et l’Europe une zone sans talent32 ». Cette image du think tank comme celle d’un havre pour intellectuels est également reproduite par la littérature savante, en particulier dans les études de tradition pluraliste, qui attribuent, par définition, une indépendance au think tank.

  • 33 Parmi eux, R. Kent Weaver bénéficie d’un partenariat et d’un financement (fellowship) de la Brookin (...)

37Le lecteur a compris que nous ne croyons aucune de ces deux perspectives capables de saisir toute la vérité du think tank. En revanche, ces deux images peuvent faire l’objet d’une analyse en termes de champs, afin de montrer que leur intelligibilité dépend de relations particulières entretenues avec le champ du pouvoir. Dans ces conditions, il ne devrait pas être surprenant, par exemple, que la plupart des auteurs qui parlent des think tanks sur un ton révérencieux, tout en insistant sur leur ressemblance avec des institutions académiques (par exemple, en les appelant « universités sans étudiants ») entretiennent des liens professionnels étroits avec leur objet33. En effet, pour tous ceux dont la carrière dépend des et/ou du politique(s), le think tank, comparé à d’autres organisations politiques, est assurément une organisation « académique ». Inversement, pour l’auteur qui est bien inséré dans le champ académique, le think tank semble très différent d’une université et s’apparente davantage à un instrument au service des agents du pouvoir ou à un « moulin à propagande ». Il apparaît donc tout aussi peu surprenant que la plupart des théoriciens des élites, déjà évoqués, soit des savants académiques, et, plus précisément, des savants qui existent dans une région de l’espace académique structurellement distante du champ politique, à savoir : la discipline sociologique.

Conclusion

38Si aucune des perspectives que l’on vient d’évoquer ne fait le tour du problème, chacune offre malgré tout un point de vue à prendre en compte. L’image du « mercenaire politique » s’avère ici utile car elle pose clairement la question de l’indépendance du think tank. De la même façon, l’image du think tank comme foyer pour intellectuels vient souligner le fait que son autorité (qu’elle soit importante ou faible) repose en partie sur une revendication « universaliste » de crédibilité. Mais aucune perspective n’est suffisante à elle seule. Dans le premier cas, le discours de pure cooptation est bien trop mécanique, trop fonctionnaliste, trop décousu pour caractériser les think tanks de façon pertinente ; ou pour le dire autrement, si comme les théoriciens des élites l’affirment, les think tanks ne font que reproduire et imposer la vision de la classe dominante, alors c’est précisément de cette lutte dont on doit rendre compte, et non simplement la tenir pour allant de soi. D’une manière générale, la théorie des élites tend à traiter les think tanks comme des épiphénomènes ou des instruments au service des riches et des puissants. Mais de l’autre côté, l’image de l’« intellectuel authentique » est aussi très problématique, parce qu’elle occulte la raison première de l’existence du think tank, à savoir la nécessité de mener une lutte sans fin pour affirmer sa propre identité.

39Notre point de vue est que par le fait même de leurs divergences et de leurs oppositions, chacune de ces deux perspectives implique l’autre, et vice-versa. Une description rigoureuse de cette situation doit donc dépasser la dialectique qui oppose les « mercenaires politiques » aux « intellectuels authentiques », et relier ces deux images pour pouvoir en transcender les insuffisances respectives. Nous avons défendu l’idée qu’une analyse en termes de champ nous donne les moyens de réaliser ce travail. Plus qu’une simple inflexion terminologique, passer du think tank au champ permet de construire l’objet empirique d’une manière totalement différente. L’hypothèse de départ est que, pris individuellement, les think tanks occupent l’ensemble d’un continuum allant des organisations insérées dans le champ académique jusqu’à celles qui, parce qu’elles sont manifestement dépendantes de sociétés d’affaires, de partis politiques, de groupes militants et/ou de mouvements sociaux, revendiquent a minima une autorité académique. Ainsi, l’apport le plus significatif de notre démarche n’est pas de décrire les propriétés spécifiques de chaque organisation, mais de considérer le fait que les think tanks forment collectivement un espace social structuré avec des propriétés émergentes distinctes, des règles de fonctionnement et une logique intérieure caractéristiques, une histoire propre et des agents singuliers qui, à leur tour, possèdent des manières d’être et de faire, des qualifications et des aptitudes uniques.

40Le but d’une théorie réflexive sur les think tanks ne devrait être « ni de les louer ni de les blâmer », ni même de juger ou d’adhérer aux discours des experts en politique publique. Les objectifs devraient plutôt s’attacher à historiciser la formation de ce nouveau sous-espace de production de connaissances, qui a émergé à l’intersection des champs académique, politique, économique et médiatique, à rendre compte non seulement des règles et des hiérarchies qui y prévalent, mais aussi à caractériser les luttes et les partenariats quotidiens qui existent entre ses membres, et, enfin, à développer une théorie des effets des think tanks sur le rapport plus général qu’entretiennent entre elles les institutions académiques, politiques, économiques et médiatiques.

41Traduit de l’américain par Renaud Crespin, Yann Bérard et Claire Braud.

Notes

1 Simon J., « Review of Capturing the political imagination. Think tanks and the policy process, by Diane Stone », Public administration, n° 76, 1998, p. 409-410. Voir également Stone D. et Denham A. (dir.), Think tank traditions. Policy research and the politics of ideas, Manchester, Manchester University Press, 2004.

2 « Betrayed by his snore », New York Times, 17-18 décembre 1898. Le mot employé en anglais pour « cervelle » est alors « think tank », qui littéralement signifie « réservoir à pensée » (note des traducteurs).

3 Le Centre fut créé en 1954 avec le soutien de la Fondation Ford.

4 Les origines de la RAND Corporation remontent à l’après-guerre, d’abord comme projet de la Compagnie aérienne Douglas, puis devenue entité indépendante en 1948.

5 Dickson P., Think tanks, New York, Atheneum, 1971.

6 Pour accéder à l’annuaire électronique du NIRA, voir [.nira../ice/nwdtt/], consulté le 3 mai 2006. Voir également Hellebust L. (dir.), Think tank directory. A guide to non-profit public policy research organizations, Topeka, Government Research Service, 1996 ; Innis M. et Johnson J., Directory of think tank publications, London, Methuen Publishing, 2002.

7 Cet article traite des organisations dont les activités ont pour objet soit la charité, soit un but non-lucratif, soit un but religieux ou un but éducatif. En France, l’équivalent serait les dispositions juridiques et fiscales concernant les associations de type « loi 1901 » (note des traducteurs).

8 Voir, par exemple, Dye T., « Oligarchic tendencies in national policy-making », Peschek J. G. (dir.), Policy-planning organizations. Elite agendas and America’s rightward turn, Philadelphie, Temple University Press, 1987.

9 Que l’on peut retrouver dans l’ouvrage précédemment cité.

10 Stone D., « Think tanks », Smelser N. J. et Baltes P. B. (dir.), International encyclopedia of the social & behavioral sciences, Oxford, Pergamon, 2001, p. 15668-15671 (nous soulignons).

11 Rich A., Think tanks, public policy, and the politics of expertise, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 (souligné par l’auteur). Il existe de nombreuses définitions proches ou similaires. Par exemple, Hames et Feasey définissent le think tank comme « une institution de recherche en politique publique dotée d’une autonomie organisationnelle substantielle » (cf. Hames T. et Feasey R., « Anglo-american think tanks under Reagan and Thatcher », Adonis A. et Hames T. (dir.), A conservative revolution ? The Thatcher-Reagan decade in perspective, Manchester, Manchester University Press, 1994, p. 216 [souligné par l’auteur]).

12 Stone D., Capturing the political imagination. Think tanks and the policy process, London, Frank Cass & Co., 1996, p. 17.

13 En guise d’exemples, voir les contributions réunies dans l’ouvrage de Stone et Denham précédemment cité.

14 À cet égard, il est intéressant de noter que l’expression obsolète de « tank factory », qui fut autrefois utilisée de manière interchangeable avec celle de « think tank », évoque une association avec la production économique (le terme « factory » signifiant « usine ») (note des traducteurs).

15 Smith J. A., The idea brokers. Think tanks and the rise of the new policy elite, New York, Free Press, 1991, p. 214.

16 Stone D., op. cit., p. 17 (nous soulignons).

17 Mcgann J., The competition for dollars, scholars and influence in the public policy research industry, Lanham, University Press of America, 1995, p. 9 (cité par Abelson D. E., Do think tanks matter ? Assessing the impact of public policies institutes, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2002, p. 8).

18 Voir Rich, qui souligne « les efforts ardents de certains groupes d’intérêts pour obtenir l’étiquette de “think tank” afin d’acquérir plus de crédibilité et une plus grande renommée » (cf. Rich A., op. cit., p. 13).

19 Dror Y., « Think tanks. A new invention in government », Weiss C. H. et Barton A. H. (dir.), Making bureaucracies work, Beverly Hills, Sage, 1980, p. 139-152.

20 Stone D., op. cit., p. 13 (nous soulignons).

21 Voir, par exemple, Bourdieu P., La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de Minuit, 1989.

22 CC pour capital culturel et CE pour capital économique.

23 Goodman J. C., « What is a think tank ? », voir [http://www.ncpa.org/pub/special/20051120-sp.html], consulté le 10 juillet 2008.

24 La source de cette citation étant électronique, elle ne contient pas de numéro de page.

25 Goodman a également suggéré que les think tanks devraient apprendre à tirer profit de l’« énorme potentiel inexploité qui sied au monde académique et de la recherche », en passant contrat avec des chercheurs dont les salaires sont payés par les universités.

26 Comme dit Goodman : « Nous investissons dans de nouveaux programmes et jugeons notre succès par nos retours sur ces investissements. »

27 Ces lignes paraphrasent Bourdieu, écrivant à propos du champ journalistique français : « Pour comprendre un produit comme L’Express ou Le Nouvel Observateur, étudier le public ciblé par eux n’a pas beaucoup de sens. La majeure partie de ce qui est présenté dans L’Express et Le Nouvel Observateur est déterminée par la relation entre L’Express et Le Nouvel Observateur. »

28 Ce service de communication gère aussi un studio de télévision « dernier cri » et publie annuellement un guide des experts de la Brookings (Guide to Brookings Experts) sur papier glacé, avec des photographies couleurs de ses experts en politique publique.

29 Site Internet de la Brookings Institution, voir [http://www.brookings.edu/execed/aspx], consulté le janvier 2009.

30 National Public Radio ou NPR, soit l’équivalent américain de Radio France ou de la BBC outre-Manche (note des traducteurs).

31 Le titre original, « Under the influence », joue sur le double sens de l’expression américaine, qui inclut à la fois le sens très littéral, « sous influence », et le second sens, que l’on pourrait traduire par l’expression française « être dans un état second » (note des traducteurs).

32 « Public intellectuals are thriving in the United States », « The battle of ideas », The Economist, 23 mai 2006.

33 Parmi eux, R. Kent Weaver bénéficie d’un partenariat et d’un financement (fellowship) de la Brookings Institution ; James McGann est président de l’Institut de recherche en politique étrangère (Foreign Policy Research Institute) et a rédigé plusieurs rapports pour l’Institut national pour la recherche et le progrès (National Institute for Research Advancement), basé à Tokyo ; Diane Stone a quant à elle travaillé comme consultante pour diverses organisations de recherche en politique publique, tels que l’Institut de la Banque de développement asiatique (Asian Development Bank Institute) ou l’Institut de la Banque mondiale ; James Smith, enfin, a rédigé les histoires respectives de et commandées par la Brookings et le Centre pour les études stratégiques et internationales (Center for Strategic and International Studies).

Table des illustrations

Titre Schéma : Les think tanks dans l’espace social
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