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Aux frontières de l'expertise

 | 
Yann Bérard
, 
Renaud Crespin

Première partie. La construction souterraine des figures de l’expert

1. Le savoir de l’expert

L’expertise dans les revues de critique des sciences en France (1966-1977)

Mathieu Quet

Texte intégral

  • 1 CRESAL, Situations d’expertise et socialisation des savoirs, Actes de la table ronde des 14 et 15 m (...)
  • 2 Salomon J. -J., Science et politique, Paris, Le Seuil, 1970 ; Druet P. -P., Kemp P. et Thill G., «  (...)
  • 3 Déclaration de Philippe Bassinet citée par Fleurot O., « Un office d’évaluation : le parlement veut (...)
  • 4 Benveniste G., The politics of expertise, San Francisco, Boyd & Fraser, 1972 ; Primack J. et Von Hi (...)

1L’émergence d’un questionnement critique autour de la notion d’expertise scientifique a eu lieu tardivement dans le champ des sciences sociales françaises, par comparaison avec le champ politique et social national ou avec la situation académique d’autres pays. Les recherches fondatrices du CRESAL débutent en 19811 et, hormis quelques textes importants2, il est difficile de trouver des travaux consacrés à ce thème avant 1984-1985. À cette époque pourtant, l’expertise scientifique est déjà mise en question dans le champ politique depuis quelques années. En atteste la création, en 1983, de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), projet en discussion depuis le milieu des années 1970, et dont le premier président, Philippe Bassinet, déclare au quotidien Les Échos  : « Nous ne voulons pas contrôler les scientifiques, mais nous préoccuper des conséquences de leurs choix et en informer le Parlement. Nous n’acceptons pas de nous en remettre aveuglément à l’avis des experts3.  » Par ailleurs, plusieurs textes étrangers, en particulier anglo-saxons, abordent la question de l’expertise scientifique dès les années 1970, notamment autour du problème du technology assessment, c’est-à-dire dans le contexte d’interrogations portant sur des dispositifs politiques4. Il semble donc exister un fossé temporel entre le moment où l’expertise scientifique a commencé à être questionnée de façon critique, à l’étranger et dans le champ politique national, et celui où les sciences sociales françaises se sont emparées de la notion.

2Le recours à une perspective généalogique permet de mieux comprendre, voire d’atténuer ce décalage, en retraçant certains des discours sur l’expertise scientifique antérieurs aux années 1980 et à l’institutionnalisation universitaire du thème. Ce chapitre revient en particulier sur un pôle discursif essentiel du discours sur l’expertise scientifique avant les années 1980, initiateur d’une analyse de la notion : la critique des sciences qui se développe à partir du début des années 1970. Les quatre principales revues françaises porteuses du discours de critique des sciences entre 1966 et 1977 ont été étudiées dans cette perspective : Porisme (1966-1967), Labo-Contestation (1970-1972), Survivre (1970-1974), Impascience (1975-1977).

  • 5 Dubois M., La nouvelle sociologie des sciences, Paris, Presses universitaires de France, 2001.

3L’analyse du discours porté par ces revues met en lumière plusieurs éléments. Tout d’abord, elle permet de minimiser le décalage historique entre les interrogations sur l’expertise dans le champ politique et dans le champ académique. Le questionnement sur l’expertise scientifique élaboré par le mouvement de critique des sciences se situe au confluent de préoccupations politiques et militantes et de questionnements plus théoriques que l’Université institutionnalisera dans les années suivantes, notamment à travers le programme « Sciences, Technologies, Société » au début des années 19805. La critique des sciences met ainsi en jeu une figure du glissement, du champ politique vers le champ académique. Par conséquent, si l’on ne trouve pas de questionnement sur l’expertise scientifique dans le champ académique au cours des années 1970, il faut aller le trouver ailleurs : dans le champ en devenir dessiné par la critique des sciences.

4Mais ce n’est pas seulement pour l’éclairage historique qu’elle apporte que l’étude des discours de critique des sciences présente un intérêt. En effet, montrer que la critique des sciences est l’instigatrice des premières réflexions sur l’expertise scientifique, et qu’elle a donc marqué de son style politique de nombreux travaux du monde académique, c’est retourner à un moment initial d’élaboration d’une réflexion sur l’expertise. Ceci avec l’espoir d’observer, dans une forme encore relativement simple, les questions, les problèmes et les paradoxes fondamentaux de la réflexion sur l’expertise. L’un de ces problèmes nous intéressera plus particulièrement : il s’agit de celui que pose la nature du savoir de l’expert. Dès les années 1970 en effet, avec la réflexion sur l’expertise scientifique naissent les premières interrogations sur le savoir de l’expert et les premières questions d’ordre épistémologique sur la notion. Cette dimension épistémologique reste sans doute le nœud du problème de l’expertise scientifique, car à travers elle se pose la question du rapport entre asymétrie des connaissances et démocratie, réel point de blocage pour qui veut échapper à la fois aux démons du scientisme et du relativisme.

5Après avoir présenté le contexte de critique des sciences des années 1970 en France, nous nous livrerons à une analyse des principaux points d’émergence du discours sur l’expertise scientifique dans les revues de critique des sciences. Puis nous aborderons enfin la façon dont le savoir de l’expert est thématisé et critiqué, afin de montrer les principaux problèmes que cela soulève.

La critique des sciences dans les années 1970

Contestations du progrès scientifique et technique

  • 6 Bonneuil C., « Les transformations des rapports entre science et société en France depuis la secon (...)
  • 7 L’émergence de ce mouvement est relevée de façon similaire au niveau international par plusieurs ra (...)
  • 8 Carson R., Le printemps silencieux, Paris, Plon, 1963 [1962] ; Murphy P. C., What a book can do. Th (...)
  • 9 Petitjean P., « Du nucléaire, des experts et de la politique », Mouvements, n° 7, 2000 ; Topçu S., (...)
  • 10 Boy D., Le progrès en procès, Paris, Presses de la Renaissance, 1999.
  • 11 Menahem G., La science et le militaire, Paris, Le Seuil, 1976.
  • 12 Charvolin F., L’invention de l’environnement en France. Chroniques anthropologiques d’une institut (...)
  • 13 Trebitsch M., « Voyages autour de la révolution. Les circulations de la pensée critique de 1956 à (...)

6Christophe Bonneuil propose de considérer 1968 comme le début d’une « longue » décennie de critique des sciences en France6. Bien qu’il soit exagéré de considérer les manifestations de Mai comme une forme de critique des sciences (si ce n’est par le biais de l’éducation), elles semblent en effet inaugurer un mouvement général de contestation des choix et des pratiques scientifiques et techniques7. Plusieurs phénomènes permettent d’expliquer ce sentiment général de remise en question de la science et du progrès technique, et l’essoufflement de l’enthousiasme qui a porté l’avènement de la « Big Science » depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale. On en retiendra ici cinq. Premièrement, les conséquences du progrès sont plus fréquemment mises en question, à partir de différentes controverses : un rôle fondateur est généralement attribué à celle qui a été lancée aux États-Unis, dès 1962, par la publication de Silent Spring, de Rachel Carson, au sujet du pesticide DDT8. Deuxièmement, la politique énergétique devient un enjeu social crucial, et rencontre de fortes résistances dans le cas du nucléaire, de la part de chercheurs scientifiques comme de riverains qui s’élèvent contre ce qu’ils considèrent comme un danger9. La première manifestation antinucléaire nationale a lieu à Fessenheim en avril 197110. Troisièmement, l’antimilitarisme très fort qui règne à cette époque de décolonisation et de guerre au Vietnam conduit à reconnaître l’instrumentalisation (consentante) des sciences dans les conflits, et aboutit à une contestation plus radicale qu’auparavant de l’alliance entre « la science et le militaire11 ». Quatrièmement, la défense de l’environnement s’impose comme une valeur cruciale face aux développements de la société industrielle. L’importante mobilisation pour la défense du parc naturel de la Vanoise en 1969-1970 constitue l’un des premiers épisodes de cette émergence12. Cinquièmement, un champ éditorial vaste et protéiforme converge dans la critique de l’aliénation de l’homme par les sciences et les techniques. Herbert Marcuse en est souvent perçu comme la figure tutélaire13, et à travers lui les théories de Francfort (notamment Jürgen Habermas), mais on y retrouve des auteurs aussi divers que Ivan Illich, Jacques Ellul, Michel Foucault, Lewis Mumford, Murray Bookchin, André Gorz.

Ébullition du champ scientifique

7La conjonction de ces évolutions invite à considérer les années 1970 comme une période de remise en question des sciences et des techniques. Dans ce contexte, le champ scientifique n’est pas épargné par la contestation. Des chercheurs scientifiques, souvent en sciences exactes, critiquent, de l’intérieur, les institutions dans lesquelles ils s’inscrivent, et ce à deux niveaux distincts : le premier est celui du laboratoire, et le second est idéologique. Le premier niveau est aisément identifiable : des grèves et des manifestations sont organisées dans des laboratoires sur la base de revendications très concrètes (augmentation des salaires, dénonciation de l’exploitation et des prérogatives du patron). La grève qui démarre en février 1969, dans le laboratoire de l’École polytechnique dirigé par Louis Leprince-Ringuet, constitue un événement particulièrement important de cette série de contestations. L’apport essentiel de ce mouvement est de considérer le laboratoire, et le champ scientifique dans son ensemble, comme des lieux de travail au même titre que l’usine. Ce glissement est très important car jusque-là, la science jouit d’un prestige tel qu’il interdit de considérer l’inscription de sa pratique dans les tensions sociales traditionnelles. À travers la série de contestations qu’il connaît autour de mai 1968, le laboratoire devient un lieu comme les autres.

  • 14 Les Temps Modernes, n° 288, juillet 1970, p. 131.

8Le second mouvement de critique, plus théorique et plus idéologique, s’attaque directement au rôle des sciences dans la société, notamment sous l’influence des théories de l’aliénation technologique. Après quelques balbutiements au milieu des années 1960, il prend un essor rapide en France autour de 1969-1970. L’une des premières manifestations de cette critique est le discours délivré par Jean-Marc Lévy-Leblond, en janvier 1969, alors qu’il reçoit le prix J. Thibaud de l’Académie de Lyon. Cette adresse, qui sera publiée dans Les Temps Modernes14, inaugure une période riche en événements contestataires pour le champ scientifique.

  • 15 Jaubert A. et Levy-Leblond J. -M., (Auto) critique de la science, Paris, Le Seuil, 1973.
  • 16 « Les affaires Bolo et Lévy-Leblond : une semaine de répression », Politique hebdo, n° 1, 8-14 octo (...)
  • 17 Jackson A., « Comme appelé du néant – as if summoned from the void : the life of Alexandre Grothen (...)
  • 18 Chateauraynaud F. et Torny D., Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et (...)
  • 19 Voir néanmoins Debailly R., « Origine et devenir d’une critique radicale de la science chez les act (...)

9Les faits, anecdotiques ou marquants, se multiplient qui illustrent la ferveur contestataire d’un certain nombre de chercheurs scientifiques : le mathématicien Roger Godement distribue en janvier 1971 des tracts contre l’instrumentalisation militaire des sciences devant la Faculté des sciences de Paris afin de fonder un groupe de réflexion « science et société15 » ; Jean-Marc Lévy-Leblond écopera d’une peine de prison avec sursis pour « inscriptions sur les murs de la Faculté » de Jussieu où il est professeur16, le mathématicien Alexandre Grothendieck tentera de transformer son cours au Collège de France où il est professeur associé (1970-1972) en un vaste séminaire sciences-société17, etc. Bien entendu, le niveau individuel permet seulement d’illustrer les évolutions de cette période : pour mieux les comprendre il faudrait recenser les séminaires organisés sur le thème science/société, les initiatives éditoriales (en particulier la collection « Science Ouverte » au Seuil), retracer l’évolution des débats du Syndicat national des chercheurs scientifiques (SNCS) dans la revue La vie de la recherche scientifique, ou revenir sur les différents groupes militants de travail, comme le Comité Amiante de Jussieu18. Ces différentes initiatives sont encore des terrains en friche pour la recherche, mais témoignent du dynamisme de la critique des sciences interne au champ scientifique à l’époque19.

Hiérarchie et idéologie en question

  • 20 « La santé nous concerne tous », Labo-contestation, n° 5, spécial « Hosto-Action », 1972, p. 73.

10Dans cette atmosphère effervescente de contestation, les deux formes de critique convergent : critique de la hiérarchie dans les laboratoires et critique idéologique de la science se rencontrent et s’informent. Très schématiquement, la critique hiérarchique des laboratoires s’étend peu à peu. Après avoir critiqué les inégalités entre patrons et jeunes chercheurs, les contestataires vont progressivement (à partir de 1969-1970) dénoncer l’état subalterne dans lequel sont maintenus les ingénieurs de recherche, puis les secrétaires, le personnel de ménage, etc. La conjonction des critiques anti-hiérarchique et idéologique conduira à appliquer à l’ensemble de la société, et non plus au seul laboratoire, une critique de la spécialisation des connaissances scientifiques. La spécialisation des savoirs scientifiques sera dénoncée au motif qu’elle légitime un système profondément inégalitaire en naturalisant des inégalités de connaissances. Si l’évolution est moins tranchée en réalité que nous ne la présentons, on peut néanmoins relever des évolutions assez fortes d’une revue à l’autre. Par exemple, la revue Porisme, qui précède les événements de 1968, s’attaque à la hiérarchie entre jeunes chercheurs et patrons, sans pour autant aborder sérieusement les inégalités entre chercheurs et secrétaires ou femmes de ménage. La revue Labo-contestation (1970-1972) approfondit quant à elle cette idée dans de nombreux articles : il y a donc un premier mouvement de formulation de la critique, puis un deuxième, d’élargissement de la critique à l’ensemble du laboratoire. Mais il faut attendre l’un des derniers numéros de Labo-contestation pour qu’une critique solide de l’asymétrie entre une institution scientifique et la société soit formulée (ici en l’occurrence, entre l’hôpital et ses patients20). C’est donc seulement dans un troisième temps que la critique sort de l’institution scientifique et conteste les inégalités sociales produites par la pratique scientifique sur un mode général. Ces trois temps rythment l’évolution de la critique de la hiérarchie scientifique vers une critique générale de la science : un premier mouvement critique (avant 1968) conteste un premier degré d’inégalités, entre jeunes chercheurs et patrons de recherche. Un second mouvement critique (1969-1971) étend cette critique à l’ensemble du laboratoire. Un troisième enfin étend la critique du laboratoire à l’ensemble de la société.

  • 21 Judt T., Le marxisme et la gauche française, Paris, Hachette, 1987 (chap. 4).

11L’évolution de la critique est profondément marquée par la prise en compte des savoirs en jeu. Ce sont la spécialisation des connaissances, la naturalisation des inégalités de savoir que dénonce la critique des sciences à cette époque. Ce qui correspond à l’un des traits particuliers du marxisme français, tel qu’il a été analysé par Tony Judt : intérêt spécifique pour le marxisme comme théorie de libération et de lutte contre l’aliénation, et non comme théorie économique21. L’attention particulière portée au savoir sera alors l’un des éléments caractéristiques de la critique de l’expertise scientifique, qui émerge dans les revues de critique des sciences au tournant de 1971-1972, à partir de l’articulation de plusieurs thématiques de contestation.

Critique de l’expertise scientifique

Émergence

  • 22 Rédaction de Survivre, « La nouvelle église universelle », Survivreet vivre, n° 9, août-septembre (...)

12Le discours de critique de l’expertise scientifique qui apparaît dans ce contexte semble en effet émerger d’au moins deux thèmes. Le premier est le discours de critique idéologique déjà évoqué. Le second est la critique du nucléaire, qui apparaît un peu plus tard dans les revues. On trouve une première formulation de la critique de l’expertise dans le numéro 9 de la revue Survivre, daté d’août-septembre 1971, qui contient l’une des premières tentatives de théoriser la critique idéologique de la science, dans un article intitulé « La nouvelle église universelle ». Cet article entend s’attaquer au « scientisme », à « l’idéologie scientiste » et à ses dogmes principaux. On y trouve de nombreuses remarques essentielles ensuite dans le développement du discours de critique des sciences. C’est tout d’abord en tant qu’instrument de pouvoir que la science est attaquée. Ainsi, « la science est, pour le grand public et même pour beaucoup de scientifiques, comme une magie noire, et son autorité est à la fois indiscutable et incompréhensible22. »

  • 23 Ibid., p. 4 (souligné par nous).
  • 24 Ibid., p. 4.

13Cette critique de la science en tant qu’instrument d’autorité et de pouvoir s’applique rapidement à dénoncer les individus porteurs du pouvoir, et énumère ceux qui jouent un rôle dans la nouvelle entreprise d’assujettissement du peuple : « Aux yeux du grand public, les prêtres et les grands prêtres de cette religion sont les scientifiques au sens large, plus généralement les technologues, les technocrates, les experts23.  » Dès lors, les experts deviennent des acteurs privilégiés de l’exercice du pouvoir scientifique, car « ils font partie intégrante des pouvoirs en place, quels qu’ils soient, auxquels ils s’identifient intimement et qui tous s’appuient fortement sur leurs compétences technologiques et technocratiques24 ». Par le biais de la critique idéologique de la science s’élabore donc une première forme de dénonciation du rôle politique de l’expert. Le discours sur l’aliénation de l’homme par la technique est ainsi remplacé par une réflexion plus concrète sur l’instrumentalisation politique du discours scientifique.

14Le second point d’émergence de la réflexion critique sur l’expertise est le discours antinucléaire. L’étude des revues fait apparaître une recrudescence du terme à chaque fois qu’il est question des luttes antinucléaires, et ce dès le début des années 1970. La lutte anti-nucléaire est évidemment essentielle pour comprendre l’émergence de ce discours critique de l’expertise. Il est intéressant de noter que de ce point de vue, les revues de critique des sciences constituent un lieu éditorial permettant une réflexivité plus grande que les publications des différents groupes antinucléaires. Alors que le mouvement antinucléaire se trouve dans une posture de production de contre-expertise, les revues de critique des sciences permettent au contraire une certaine prise de recul, et une réflexion sur la notion même d’expertise.

Valorisation du « profane »

  • 25 Topçu S., « Tensions liées aux rhétoriques du “profane”. Le cas du nucléaire », Fromentin T. et Wo (...)

15Pour soutenir cette émergence, les militants de critique des sciences vont avoir recours à différentes stratégies afin de mettre en évidence la possibilité de contester les discours d’expertise. L’une de ces stratégies consiste à valoriser la figure du « profane » qui s’introduit, se glisse dans le savoir pour le contester25. On observe cela très nettement dans la revue Survivre, qui met en valeur un certain nombre de figures de la contestation antinucléaire, et plus particulièrement Jean Pignero, fondateur de l’Association de protection contre les rayonnements ionisants (APRI, créée en 1962). Son personnage est rendu paradigmatique d’une forme d’engagement dans le discours scientifique. Dès le numéro 5 (décembre 1970), un texte est publié par Jean Pignero, introduit par les rédacteurs de la revue, qui élabore un certain nombre de stéréotypes du profane engagé dans la contestation des choix scientifiques. Le texte de présentation est très révélateur de cette démarche :

  • 26 « L’association pour la protection contre les rayonnements ionisants », Survivre… et vivre, n° 5, d (...)

« L’entreprise de J. Pignero, directeur de l’Association dont il nous donne ici un bref historique, nous intéresse notamment comme celle d’un homme sans moyens matériels ni diplômes scientifiques, qui se décide à agir devant une situation qu’il considérait (à juste titre) comme scandaleuse, alors que les spécialistes se taisaient – et continuent à se taire. Ses handicaps ne l’ont pas empêché de mettre sur pied et de maintenir pendant de nombreuses années une publication solidement documentée, qui mériterait une circulation plus vaste26. »

16L’article ainsi introduit retrace le parcours de Jean Pignero, revient sur son statut d’instituteur de village, sans qualification scientifique, qui se décide à agir face à « l’évidence du danger » dont il a pris connaissance dans une revue de vulgarisation scientifique. Ce que l’article met en évidence, c’est la difficulté psychologique rencontrée par Pignero pour faire admettre à son entourage qu’il a acquis au fil de ses recherches une certaine légitimité à s’exprimer sur le sujet. Il conteste « la confiance irraisonnée du public en une “Science” infaillible ». Le système scolaire est critiqué au motif qu’il conforterait la conception d’une solution unique à tous les problèmes techniques. La difficulté à critiquer cette idéologie scientiste sans passer pour réactionnaire aux yeux des personnes de gauche et autres défenseurs du progrès est aussi évoquée :

  • 27 Ibid., p. 2.

« Au mépris des gens propriétaires de leur belle idée de la “Science” s’est ajouté un procès d’intention : pour les laïques, je ne pouvais être qu’un “traître” puisque je m’en prenais (et m’en prends) à leur idée sacrée de la “Science” support du progrès, donc de la libération des hommes, donc de la liberté (ce cheminement mental étant informel mais réel)27. »

Paradoxes d’une contre-expertise scientifique critique

17À partir de là, bien entendu, il est difficile aux scientifiques critiques des sciences d’adopter une posture claire. En tant que critiques des sciences, ils tentent de remettre en question les prérogatives des scientifiques et des experts sur le savoir et les décisions. En tant que scientifiques, ils sont souvent rattrapés par leur statut et tombent aisément dans le piège de la contre-expertise. On peut alors observer, d’une part, la mise en place d’une réflexivité inédite sur la notion d’expertise elle-même, et d’autre part, un certain nombre de situations dans lesquelles les scientifiques critiques des sciences sont renvoyés à leurs contradictions.

18La pratique de la réflexivité apparaît dans les remises en question fréquentes de la notion d’expertise, et dans la volonté d’échapper à la posture de contre-experts. Au lieu d’opposer aux chiffres des experts de nouveaux chiffres, les auteurs de Survivre proposent ainsi de :

  • 28 Orial E., « Atomes crochus », Survivre… et vivre, n° 14, octobre-novembre 1972, p. 4.

« montrer qu’il y a un doute sur l’étendue des dangers, qu’à côté du chœur soumis des assurances officielles et officieuses et de la confiance de routine, il y a des voix discordantes parmi les experts même, que ceux-ci ne sont pas d’accord. Et de poser la question : devant un tel doute, une telle confusion, et vu l’enjeu – les dangers prévus comme possibles par certains pour nous-mêmes et notre descendance – voulons-nous vraiment foncer tête baissée dans la voie nucléaire, en avons-nous même le droit28 ? »

19Mais cette volonté de mettre en cause la notion même d’expertise, de faire apparaître les dissonances et dissensions au sein même du collège des experts est souvent fragilisée par la position occupée par ces scientifiques critiques. Deux épisodes illustrent la difficulté de ce positionnement : l’épisode des fûts de Saclay, et celui de l’« Appel des 400 ».

20L’épisode des fûts de Saclay concerne les acteurs de la revue Survivre qui, au cours de l’année 1972, s’engagent dans une opération de contre-expertise, ou de « lancement d’alerte », sur le plateau de Saclay, où des fûts de déchets radioactifs sont entreposés, dont certains sont fissurés. Ils lancent une campagne d’information locale et nationale sur la présence de ces fûts et les risques qu’ils peuvent représenter. Cette campagne sera relayée par quelques journaux (Politique Hebdo, Témoignage Chrétien, Charlie Hebdo). Le traitement de l’affaire par Charlie Hebdo sera révélateur du positionnement ambigu des acteurs de Survivre, et en particulier d’Alexandre Grothendieck dont la double appartenance au mouvement militant et au Collège de France fait rapidement un contre-expert médiatique tout désigné. Afin de lutter contre cette perception, Survivre publiera une réponse au journaliste de Charlie Hebdo, reprochant à ce dernier d’avoir trop insisté sur la personnalité de Grothendieck :

  • 29 Guedj D. et Grothendieck A., « Lettre à Fournier », Survivre… et vivre, n° 14, octobre-novembre 19 (...)

« Cher Fournier, on a été contents de trouver ton article sur les fûts de Saclay dans le dernier Charlie. Il y a quand même un point qui nous a mis très mal à l’aise dans ton article : c’est la façon dont tu l’as personnalisé en y montant en épingle Grothendieck, comme si tu étais un journaliste professionnel, faisant mousser une vedette pour donner du piquant à un article qui, autrement, n’en aurait pas. […] Nous croyons qu’il est bon de se méfier de tout germe de culte de la personnalité, même s’il se présente sous forme anodine et concerne des copains tout ce qu’il y a de sympa29. »

  • 30 « Une histoire », Survivre… et vivre, n° 19, 1975, p. 2.

21De tels reproches aux médias (et en particulier à Pierre Fournier) reviennent régulièrement dans la revue, qui peine parfois à se débarrasser de son image de contre-expertise. C’est l’une des raisons qui conduira la rédaction de Survivre à cesser la publication de la revue. On lit en effet dans le dernier numéro une autocritique : « chercheurs autonomes d’une autre vérité, ces critiques de la science étaient des scientifiques ; comment auraient-ils évité d’être les prêtres de leur nouvelle vérité, s’ils l’avaient trouvée30 ? »

22L’autre épisode qui illustre cette ambiguïté est l’Appel des 400, dont il est question dans Impascience. Cet appel est lancé par des chercheurs scientifiques pour contester un rapport d’expertise sur l’énergie nucléaire, en 1974. Mais comme le feront remarquer les auteurs d’Impascience, l’intérêt soulevé par cet appel dans les médias français n’est pas seulement le signe d’un relais de la contestation. Il est aussi le symptôme de l’impossibilité d’échapper à l’idéologie de l’expertise :

  • 31 « Dossier : Tout nucléaire, tout politique », Impascience, n° 2, 1975, p. 20.

« On peut donc s’interroger sur les raisons de l’intérêt massif manifesté par la presse pour cet appel et sur la signification de son impact public. Il n’est pas niable que beaucoup aient reçu ce texte comme auréolé du prestige de la rigueur scientifique et cautionné par la compétence supposée de ses signataires. […] Savants, pairs, maîtres, personnalités, compétence, toute l’idéologie de l’expertise imprègne bien ici la terminologie31. »

  • 32 Ibid., p. 20.

23Il est alors difficile aux militants que sont les chercheurs scientifiques de prendre parti sur ce texte : certains militants anti-nucléaires reprochent à ses signataires de reconduire la grille de l’expertise, et ces derniers cherchent alors à se justifier, à détourner leur position d’une simple contre-expertise, insistant plutôt sur l’humilité du texte. Mais ces efforts sont vains, car comme ils le font remarquer ensuite avec une pointe de déception : « Quelle force possède donc l’idéologie de l’expertise pour ainsi coder la lecture d’un texte par-delà son contenu propre32! »

  • 33 Trépos J.-Y., « L’expertise comme équipement politique de la société civile », Questions de commun (...)

24En résumé, il existe donc bel et bien un discours de critique de l’expertise mis en place par les revues de critique des sciences. Ce discours émerge à partir de différents points : soit à travers une réflexion théorique et idéologique sur le statut de la science dans la société (point d’émergence idéologique), soit à partir de débats et de controverses concrets, comme dans le cas du nucléaire. L’émergence de ce discours de critique de l’expertise va conduire à la production de plusieurs stéréotypes et figures de discours, comme le personnage du profane. Enfin, le discours de critique des sciences et de l’expertise provoque des reconfigurations dans les groupes qui le portent : l’ambiguïté de la posture adoptée par des scientifiques qui critiquent leurs propres pratiques soulèvera de réels problèmes de positionnement au mouvement de critique des sciences. La position des scientifiques critiques des sciences sur l’expertise est à la fois novatrice et difficile à tenir. Cette difficulté s’explique plus aisément si l’on recourt à la caractérisation de l’expertise comme un « équipement » par Jean-Yves Trépos, et par la proximité notée par ce dernier entre les équipements et les « technologies politiques » foucaldiennes33. Il y a en effet dans l’expertise, comme dans toute technologie politique, une dimension contraignante de pouvoir qui place les scientifiques critiques face à des contradictions : critiquer l’expertise et promouvoir des formes de contre-expertise revient inévitablement à participer de l’extension de technologies de gouvernement qui comportent des aspects contraignants et en opposition avec le discours libérateur de la critique des sciences.

25À ces caractéristiques essentielles du discours sur l’expertise (points d’émergence, production de stéréotypes, reconfiguration des groupes), il faut cependant ajouter, pour analyser plus complètement sa spécificité, la définition qu’il propose du savoir de l’expert. En effet, le savoir de l’expert, tel qu’il est défini par la critique des sciences, va constituer le principal nœud problématique des années qui suivront, et il est utile de se pencher plus précisément dessus.

L’expert et son savoir

Un savoir découpé

26Les revues qualifient ou définissent à plusieurs reprises le savoir de l’expert, et proposent une conception unifiée ainsi que certaines bases pour la réflexion sur l’expertise qui suivra dans le champ universitaire. Le plus souvent, les analyses sont peu développées par les différents articles, et restent intuitives. Mais cela n’empêche aucunement la production d’un discours pertinent sur le fonctionnement social de l’expertise. Le premier trait de la notion d’expertise ainsi conceptualisée est qu’il s’agit d’un savoir partiel et découpé. Ce découpage de la connaissance est contesté par les critiques de la science.

27Les raisons de cette opposition sont simples : d’abord, il s’agit pour les critiques de la science de contester l’existence d’un pouvoir décisionnel qui reposerait sur une connaissance dont ne disposent pas l’ensemble des acteurs politiques. Toute forme de spécialisation des connaissances leur paraît à ce titre hautement critiquable car elle entérine une forme d’inégalité politique. Une seconde raison explique cette critique de l’expertise : il y a en effet un discours très influent dans les milieux gauchistes qui consiste à refuser toute segmentation de la réalité, pour parvenir à une expérience réunifiée.

28Les revues proposent donc une première définition du savoir de l’expert, en tant que celui-ci participe d’un éclatement de la connaissance, néfaste pour des raisons à la fois politiques et épistémologiques. L’expert s’inscrit en effet dans une dynamique de segmentation qui nuit, d’une part, au bon fonctionnement de la démocratie, et d’autre part, à la compréhension du monde en général.

Un savoir incommunicable

  • 34 De ce fait, les scientifiques critiques des sciences radicalisent un certain nombre de discours sur (...)

29À cette première qualification du savoir de l’expert comme savoir parcellaire s’ajoute une seconde, qui la complète. Le savoir de l’expert, puisqu’il est parcellaire, perd de vue des enjeux de connaissance au profit d’enjeux linguistiques. Il s’agit en effet d’un savoir dans lequel le travail sur le langage est essentiel, pour des raisons rhétoriques et politiques qui tendent à dominer les raisons de compréhension du monde. Cette dimension linguistique conduit à une rupture de l’ordre communicationnel : le savoir de l’expert, en tant que discours, a précisément pour fonction de rompre la communication34. Cette fonction est liée à des nécessités politiques : le rôle politique de l’expert est avant tout un rôle discursif, linguistique, car le déploiement de son langage produit d’importants effets sociaux. On lit ainsi dans Survivre :

  • 35 « Comment en savoir plus que les experts ? », Survivre… et vivre, n° 15, janvier-février 1973, p. 2 (...)

« La difficulté dans de telles confrontations [entre militants et experts] pour bien des militants antinucléaires n’est pas vraiment de nature technique, mais bien psychologique, dans la mesure où ils restent prisonniers du mythe de l’expert, et impressionnés par un étalage de jargon technique destiné précisément à leur faire perdre pied35. »

30Cette incommunicabilité, dont le rôle initial est de constituer une redoutable entreprise de conviction, peut aussi se révéler un handicap, comme le suggère un article extrait du numéro 2 de la revue Impascience. En effet, selon cet article, à l’incommunicabilité du savoir de l’expert, s’oppose la passive résistance du « peuple », qui se tourne vers des formes plus démocratiques de mise en circulation des connaissances :

  • 36 « Ils n’aiment pas les neutrons, vive les bretons », Impascience, n° 2, 1975, p. 32.

« Libérés des illusions de la compétence absolue des experts, les gens peuvent leur opposer une ironique et subversive fin de non-recevoir, un simple refus de se laisser convaincre. Après tout, c’est à “eux”, ceux qui prétendent savoir et décider, d’apporter la preuve que les risques sont “acceptables” comme ils disent. S’ils sont incapables de le faire dans des formes compréhensibles par chacun, tant pis pour eux. Qu’ils se débrouillent avec leurs propres contradictions, victimes à leur tour de l’ésotérisme et de l’incommunicabilité de leur science. C’est par un juste retour des choses qu’un savoir indissolublement lié aux formes de la hiérarchie sociale, garant de l’élitisme par son opacité, se révèle piètre instrument aux mains des dirigeants le jour où ils tentent de l’utiliser pour justifier “scientifiquement” leurs décisions politiques devant les masses dominées : elles ne peuvent entendre un langage jusque-là fait pour ne pas leur parler36. »

31Face au savoir incommunicable des experts, la population préfère selon les auteurs d’Impascience une contre-information diffusée par des moyens démocratiques tels que les débats publics, dans des structures ouvertes, et surtout par des moyens militants non appuyés sur la compétence.

Ignorance(s) de l’expert

32La nature essentiellement linguistique du savoir de l’expert débouche enfin sur une troisième critique : l’authenticité de sa connaissance est mise en doute. S’agit-il d’un « réel » savoir ? S’agit-il de connaissances « scientifiques », de « bonnes » ou « justes » connaissances ? N’y a-t-il pas là au contraire une tromperie, un simple écran de fumée permettant de discréditer les interrogations légitimes de la population ? Comme on peut le voir dans les revues, la nature parcellaire et « déconnectée » du savoir de l’expert délégitime celui-ci. Émerge alors une conception particulière de ce qui constitue ou non du savoir. Les auteurs de Survivre en particulier défendent l’idée que l’expert nucléaire peut être contredit aisément, à partir d’une documentation même modeste :

  • 37 « 10. Ignorance de l’expert », Survivre… et vivre, n° 15, janvier-février 1973, p. 19.

« Quand on pousse la discussion plus avant, on finit par buter sur leur ignorance extraordinaire de l’ensemble du sujet. Hors de leur spécialité étroite de comptage de particules, ou de mesures de doses de radioactivité, ou de supervision d’expériences d’irradiation de matériaux divers, etc., ils n’ont jamais eu l’idée de lire aucun ouvrage qui critique l’énergie nucléaire, aucun des travaux de gens comme Pauling, Lederberg, Gofman-Tamplin et autres qui mettent en évidence les effets destructeurs de la pollution radioactive (résultant de leur travail) ; ils n’ont pas non plus l’idée de se renseigner sur les conditions d’évacuation ou de stockage des déchets (souvent sous leur nez) – du moment que ce n’est pas de leur ressort37. »

33Un linguistic turn est ainsi infligé au savoir de l’expert, qui n’est plus considéré comme savoir à part entière, mais comme un discours à la fonction stratégique, une surface de violence symbolique en vue de conserver le pouvoir. On voit très rapidement les problèmes que soulève une telle conception, qui peut être interprétée de deux façons. D’une part, on peut y voir la préfiguration du relativisme qui sera plus tard celui de la « nouvelle sociologie des sciences » et de la théorie de l’acteur-réseau ; d’autre part, on peut au contraire y saisir une définition normative de ce qui ferait le « bon » et le « mauvais » savoir. Si les deux interprétations coexistent, il nous semble plus pertinent de revenir sur la seconde, moins souvent envisagée. En effet, ce qui se trame dans la conception de l’expertise proposée par la critique des sciences, c’est une redéfinition du « bon » savoir qui sera ensuite sous-jacente aux débats sur l’expertise. Le « bon » savoir serait en effet celui qui peut être communiqué, permet une forme de mise en discussion. C’est un savoir qui rend possible le passage des frontières, et favorise une manipulation par des acteurs hétérogènes.

34En négatif, le savoir de l’expert constitue au contraire un savoir purement discursif, sans contenu, sans raison autre que celle du pouvoir. Il est avant tout une barrière et l’empêchement de passer des frontières, et n’a aucune vocation à être employé. Il est évidemment tout à fait paradoxal de présenter l’expert uniquement comme gardien d’une frontière. Mais cette inversion montre l’enjeu de la production d’un discours critique sur l’expertise : une redéfinition pragmatique des rapports de communication, dans lesquels le savoir doit mettre en relation et être utilisé. Le discours de critique de l’expertise contribue ainsi à élaborer une conception particulière de la communication. Selon cette conception, la norme qui doit régir la communication des connaissances entre le champ scientifique et la société civile ne correspond plus à la mise en circulation du « vrai », jusque-là défini selon les critères de la légitimité scientifique. La nouvelle norme réglant la mise en circulation du savoir entre société civile et champ scientifique, définie par le discours de critique de l’expertise, correspond à la mise en circulation d’un savoir doté d’une efficacité technique, politique et sociale. Ce retournement pragmatique des normes de la communication des savoirs substitue la compréhension et l’usage à la véracité, en montrant que l’argument de la véracité a trop longtemps masqué des relations inégalitaires. On peut suggérer, pour approfondir la réflexion sur l’expertise, que de futurs travaux analysent plus précisément cette conception de la communication.

Conclusion

  • 38 Roqueplo P. et Thuillier P., (dir.), Incidence des rapports sociaux sur le développement scientifi (...)
  • 39 Berthelot J. -M., Martin O. et Collinet C. (dir.), Savoirs et savants. Les études sur la science e (...)

35Le courant de critique des sciences s’essouffle à partir de la fin des années 1970, mais la réflexion critique sur l’expertise ne disparaît pas pour autant. En effet, elle est prolongée, de façon plus institutionnelle et moins contestataire, au tournant des années 1970-1980, par la constitution du domaine académique « Sciences, Techniques, Société ». Il faudrait bien entendu analyser de manière plus fine cette institutionnalisation, mais nous pouvons au moins donner trois pistes. La première voie de l’institutionnalisation est sans doute le séminaire Incidence des rapports sociaux sur le développement scientifique et technique, qui réunit des acteurs de différents milieux, tels que Philippe Roqueplo, Michel Callon, Baudouin Jurdant, Jean-Marc Lévy-Leblond38. Ce séminaire aura servi de plaque tournante des interrogations politiques et universitaires sur la science, et plusieurs acteurs universitaires le retiennent comme un moment important de la constitution du champ universitaire de réflexion sur sciences et société39. La seconde voie d’institutionnalisation est le bulletin Pandore, publié au Centre de sociologie de l’innovation de l’École des Mines par Michel Callon et Bruno Latour, et qui reprend un certain nombre de caractéristiques formelles des revues de critique des sciences, tout en prétendant à un statut différent. Une troisième voie reste à explorer : la collection « Science Ouverte » dirigée par Jean-Marc Lévy-Leblond, qui publiera entre les années 1970 et 1980 un certain nombre de textes intermédiaires, entre champ militant et champ universitaire.

36De cette manière, il est possible de relativiser le décalage entre l’apparition d’un questionnement sur l’expertise dans le champ socio-politique et dans le champ universitaire français. Ce que la critique des sciences initie, c’est un discours sur la remise en question du bien-fondé du savoir de l’expert et une mise en question de la compatibilité de l’existence d’experts avec un fonctionnement démocratique normal. Par ailleurs, elle met en place une conception normative de la communication, qui reste à mieux comprendre si l’on veut prendre toute la mesure de l’expert dans son rôle de médiateur, passeur ou gardien de frontières.

Notes

1 CRESAL, Situations d’expertise et socialisation des savoirs, Actes de la table ronde des 14 et 15 mars 1985, Saint-Étienne, 1985, ronéotypé.

2 Salomon J. -J., Science et politique, Paris, Le Seuil, 1970 ; Druet P. -P., Kemp P. et Thill G., « Le rôle social de l’expert et de l’expertise », Esprit, n° 10, octobre 1980, p. 55-67 ; Pollak M., « La régulation technologique : le difficile mariage entre le droit et la technologie », Revue française de science politique, vol. 32, n°, avril 1982, p. 165-184.

3 Déclaration de Philippe Bassinet citée par Fleurot O., « Un office d’évaluation : le parlement veut mesurer les impacts de la science sur la société », Les Échos, vendredi 9 décembre 1983, p. 6 (souligné par nous).

4 Benveniste G., The politics of expertise, San Francisco, Boyd & Fraser, 1972 ; Primack J. et Von Hippel F., Advice and Dissent. Scientists in the Political Arena, New-York, Basic Books, 1974 ; Nelkin D., Controversy. Politics of Technical Decisions, Beverly Hills, Sage, 1979 ; Habermas J., La technique et la science comme « idéologie », Paris, Denoël, 1973 [1968] ; Barthe Y., « Comment traiter les débordements des sciences et des techniques ? Une brève histoire du “technology assessment” », Ihl O. (dir.), Les « sciences » de l’action publique, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2006, p. 245-262 ; Maasen S. et Weingart P., « What’s new in scientific advice to politics ? », Sociology of the science, vol. 24, 2005, p. 1-19.

5 Dubois M., La nouvelle sociologie des sciences, Paris, Presses universitaires de France, 2001.

6 Bonneuil C., « Les transformations des rapports entre science et société en France depuis la seconde guerre mondiale : un essai de synthèse », Le Marec J. et Babou I. (dir.), Actes du colloque « Sciences, médias et société », Lyon, 15-17 juin 2004, p. 15-40.

7 L’émergence de ce mouvement est relevée de façon similaire au niveau international par plusieurs rapports de l’OCDE publiés au début des années 1970. Voir, OCDE, Science, croissance et société. Une perspective nouvelle, Paris, OCDE, 1971 ; Hetman F., La société et la maîtrise de la technologie, Paris, OCDE, 1973.

8 Carson R., Le printemps silencieux, Paris, Plon, 1963 [1962] ; Murphy P. C., What a book can do. The publication and reception of Silent spring, Amherst, University of Massachusetts Press, 2005.

9 Petitjean P., « Du nucléaire, des experts et de la politique », Mouvements, n° 7, 2000 ; Topçu S., « Nucléaire : de l’engagement “savant” aux contre-expertises associatives », Natures sciences sociétés, n° 14, 2006, p. 249-256.

10 Boy D., Le progrès en procès, Paris, Presses de la Renaissance, 1999.

11 Menahem G., La science et le militaire, Paris, Le Seuil, 1976.

12 Charvolin F., L’invention de l’environnement en France. Chroniques anthropologiques d’une institutionnalisation, Paris, La Découverte, 2003.

13 Trebitsch M., « Voyages autour de la révolution. Les circulations de la pensée critique de 1956 à 1968 », Dreyfus-Armand G. et al. (dir.), Les années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000, p. 69-87.

14 Les Temps Modernes, n° 288, juillet 1970, p. 131.

15 Jaubert A. et Levy-Leblond J. -M., (Auto) critique de la science, Paris, Le Seuil, 1973.

16 « Les affaires Bolo et Lévy-Leblond : une semaine de répression », Politique hebdo, n° 1, 8-14 octobre 1970, p. 5 ; École émancipée, La répression dans l’enseignement, Paris, Maspéro, 1972.

17 Jackson A., « Comme appelé du néant – as if summoned from the void : the life of Alexandre Grothendieck », Notices of the AMS, vol. 51, n° 4, p. 1038-1056, et vol. 51, n° 10, 2004, p. 1196-1212.

18 Chateauraynaud F. et Torny D., Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.

19 Voir néanmoins Debailly R., « Origine et devenir d’une critique radicale de la science chez les acteurs scientifiques », communication au Congrès de l’Association française de sociologie, Bordeaux, septembre 2006.

20 « La santé nous concerne tous », Labo-contestation, n° 5, spécial « Hosto-Action », 1972, p. 73.

21 Judt T., Le marxisme et la gauche française, Paris, Hachette, 1987 (chap. 4).

22 Rédaction de Survivre, « La nouvelle église universelle », Survivreet vivre, n° 9, août-septembre 1971, p. 3.

23 Ibid., p. 4 (souligné par nous).

24 Ibid., p. 4.

25 Topçu S., « Tensions liées aux rhétoriques du “profane”. Le cas du nucléaire », Fromentin T. et Wojcik S. (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagements du citoyen, L’Harmattan, Paris, 2008, p. 85-110.

26 « L’association pour la protection contre les rayonnements ionisants », Survivre… et vivre, n° 5, décembre 1970, p. 2.

27 Ibid., p. 2.

28 Orial E., « Atomes crochus », Survivre… et vivre, n° 14, octobre-novembre 1972, p. 4.

29 Guedj D. et Grothendieck A., « Lettre à Fournier », Survivre… et vivre, n° 14, octobre-novembre 1972, p. 46.

30 « Une histoire », Survivre… et vivre, n° 19, 1975, p. 2.

31 « Dossier : Tout nucléaire, tout politique », Impascience, n° 2, 1975, p. 20.

32 Ibid., p. 20.

33 Trépos J.-Y., « L’expertise comme équipement politique de la société civile », Questions de communication, n° 2, 2002, p. 7-18 ; et du même, « L’équipement politique des passions », Le portique, n° 13-14, 2004, p. 43-58.

34 De ce fait, les scientifiques critiques des sciences radicalisent un certain nombre de discours sur la vulgarisation, postulant un fossé communicationnel entre science et société, voir Moles A. et Oulif J. -M., « Le troisième homme, vulgarisation scientifique et radio », Diogène, n° 58, 1967 ; Roqueplo P., Le partage du savoir. Science, culture, vulgarisation, Paris, Le Seuil, 1974.

35 « Comment en savoir plus que les experts ? », Survivre… et vivre, n° 15, janvier-février 1973, p. 21-22.

36 « Ils n’aiment pas les neutrons, vive les bretons », Impascience, n° 2, 1975, p. 32.

37 « 10. Ignorance de l’expert », Survivre… et vivre, n° 15, janvier-février 1973, p. 19.

38 Roqueplo P. et Thuillier P., (dir.), Incidence des rapports sociaux sur le développement scientifique et technique, Paris, Cordes-CNRS, 1975.

39 Berthelot J. -M., Martin O. et Collinet C. (dir.), Savoirs et savants. Les études sur la science en France, Paris, Presses universitaires de France, 2005.

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