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La mort et l'éclat

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Claire Mazel

Première partie. La réception des monuments funéraires

Chapitre 1. L’Ancien Régime

Texte intégral

1Au XIXe siècle, l’Ancien Régime fut considéré comme une période faste pour la compréhension et la réception des monuments funéraires, effet sans aucun doute du traumatisme révolutionnaire. Alors se forgea une vision idéale du rapport tissé entre les tombeaux et les fidèles. Toutefois, cette vision ne correspond en aucune façon à la réalité des réceptions – et non pas de la réception – d’Ancien Régime. En effet, ce qui frappe, c’est la multiplicité des accueils qui furent faits à ces œuvres, utilitaristes, critiques ou indifférents, rarement bienveillants. En dépit de la difficulté de partir à la recherche de ce que fut autrefois la réception des monuments, l’étude qui suit s’appuie sur l’analyse à la fois des images qui reproduisirent les œuvres sculptées (dessins de la collection Gaignières, gravures pour ouvrages généalogiques, gravures dans les guides anciens, gravures pour ouvrages d’architecture…), des discours qui furent tenus à leur propos (vies d’artistes, descriptions de guides anciens, considérations généalogiques), et enfin des gestes qui les concernèrent (déplacements, transformations, destructions).

Les monuments funéraires comme documents historiques

  • 1 Pour une bibliographie et une présentation de la collection, voir L. Beaumont-Maillet, La France d (...)
  • 2 G. Brice, Description de la ville de Paris et de tout ce qu’elle contient de plus remarquable, 6e (...)
  • 3 Fils de graveur et graveur lui-même, Louis Boudan logeait chez Roger de Gaignières et en était le (...)

2La première grande série de reproductions dessinées des monuments funéraires du XVIIe siècle provient de la célèbre collection formée par Roger de Gaignières1 (1643-1715). Cet homme se distingua nettement de ses contemporains : à l’inverse des collectionneurs, il ne se contenta pas de recueillir les vestiges, mais se livra au relevé le plus systématique possible des richesses de France et d’Europe ; sa collection fut une accumulation non seulement des richesses des temps passés, mais encore des plus beaux monuments du Moyen Âge et de l’époque moderne. « Rien ne manque icy de tout ce que la curiosité la plus avide peut désirer2 », affirme Germain Brice, tout en énumérant les vingt-sept mille portraits, les vues topographiques, les estampes, les cartes, les plans de ville, les batailles, les pompes funèbres, les carrousels, les tournois, les ballets et les fêtes galantes, les dessins de tombeaux, de vitraux, les volumes d’anciennes écritures, un recueil de toutes les modes d’habits, des jetons, des jeux de cartes, des livres, des portraits en miniature et d’autres à l’huile. Quelle fut la place des monuments funéraires dans cette collection ? Dans le contrat passé entre Louis Boudan3 et Roger de Gaignières en 1709, pour des relevés compris entre un liard et trois livres, les monuments funéraires apparaissent au milieu des armes, modes, pièces historiques, jetons et vues :

  • 4 BnF, ms. Clairambault, no 1032, p. 725 ; cité par L. Beaumont-Maillet, op. cit., p. 12.

« Toutes les tombes et épitaphes dessinez comme elles sont y compris les tombeaux colorez, 5 sols la pièce ; quand ils sont dessinez en voyage ou autrement et quand il fera tout entiers, 9 sols la pièce, les unes portant les autres. […] Les tombeaux surchargés d’ouvrage extraordinaire, colorés et dorés d’or fin, 30 sols pièce4. »

  • 5 « Lettre sur le choix et l’arrangement d’un cabinet de curieux, écrite par M. Dezallier d’Argenvil (...)
  • 6 Cependant cet ouvrage, qui recense les noms des personnes inhumées aux Célestins et autres églises (...)

3Quoique n’étant pas disert sur les conditions de réalisation des dessins, ce contrat indique clairement que l’exactitude et la propreté du relevé sont essentiels. Le paiement à la pièce invite cependant Boudan à une certaine vitesse d’exécution, un prix plus élevé n’étant justifié que par une tâche de relevé plus importante et l’emploi de matériaux plus coûteux. La qualité artistique des dessins n’est pas la préoccupation principale du collectionneur, ce que lui reproche plus tard Dezallier d’Argenville en 1727 : « Il faudrait éviter dans ces recueils de faire ce que faisaient MM. de Garnières (sic), Clément et Lottier, qui, plus en historiens qu’en connaisseurs, mettaient parmi de belles estampes les morceaux les plus communs, y compris des almanachs5. » Ce reproche est certes fondé : les dessins, si on les compare aux sculptures conservées sont d’une fidélité générale dans la représentation des ornements et de l’architecture du monument, mais le détail des figures et des attitudes est peu fidèle, les volumes mal représentés. La distinction faite par Dezallier d’Argenville entre « historiens » et « connaisseurs » est pertinente puisque Roger de Gaignières, protégé de Marie de Lorraine, duchesse de Guise, mais qui ne trouva pas d’emploi au service du roi (malgré l’évocation d’une éventuelle nomination à l’Académie des inscriptions en 1703), fit véritablement œuvre d’historien en constituant une documentation propre à servir à la fois à une histoire de la maison royale, aux enquêtes des généalogistes ou à une histoire du costume. Certes, il s’inscrit dans la tradition des généalogistes collectionneurs d’épitaphes : il est un peu le disciple de Jean Le Laboureur, aumônier du roi, célèbre érudit et généalogiste, auteur de Tombeaux des personnes illustres avec leurs éloges, généalogies, armes et devises, imprimé en 16426, comme en témoignent les dessins qui retranscrivent assez fidèlement l’épitaphe du défunt (mais pas de façon systématique) et qui précisent l’emplacement du monument (« Tombeau dans la chapelle de La Vieuville, à gauche, dans l’église de Minimes, proche la place Royalle à Paris », ill. XVII). Mais l’ambition de Roger de Gaignières dépasse celle des généalogistes, et se rapproche de celle d’un historien comme Jacques-Auguste de Thou, ainsi que le montre le mémoire adressé le 29 septembre 1703 à Pontchartrain, secrétaire d’État, pour « conserver tous les monuments qui peuvent estre de quelque considération, tant par raport à la maison Royalle qu’à l’avantage des grandes familles, nobles et illustres de son royaume, et pour illustrer l’histoire générale de France, que l’on a traité que fort imparfaitement jusqu’à présent, en comparaison de celles de la plupart des autres nations ». Ni objets d’art, ni pièces généalogiques (car bien imparfaites), ni éléments d’une histoire des modes (le contrat de 1709 prévoit ce type de dessin), les monuments funéraires de la collection Gaignières, destinés aux historiens, ont une vocation principalement illustrative et documentaire. Dans cette collection de dessins, la plus riche qui soit pour notre sujet, quasi-contemporaine des objets qu’elle s’approprie, les monuments funéraires, au lieu d’exalter l’individu et sa famille, deviennent les pièces d’une histoire collective.

  • 7 Ces dessins furent ensuite vendus à l’érudit anglais Douce qui en fit don à l’université d’Oxford  (...)
  • 8 Sur cette large question, voir F. Haskell, L’historien et les images [1993], trad. fr., Paris, 199 (...)

4À la mort de Gaignières, en 1715, sa collection fut transportée à l’hôtel Rambouillet de la Sablière, demeure de Clairambault pour qu’il les examinât et enlevât les pièces sans intérêt. À cette occasion, peintures, portraits dessinés de peu de valeur, porcelaines, médailles et livres en double furent vendus. En revanche, Clairambault non seulement conserva une centaine de volumes pour sa propre collection généalogique, mais encore s’appropria deux mille dessins. Ceux-ci furent vendus en 1759 à Richard Gough, auteur de Sepulchral Monuments of Great Britain applied to illustrate the history of families, manners, habits and arts, publié à Londres en 1786-17967. De Gaignières à Clairambault, et de Clairambault à Gough, l’intérêt pour les monuments funéraires fut fondé à chaque fois sur une ambition moderne, celle d’une « histoire des familles, des coutumes, des costumes et des arts ». Les monuments funéraires fournirent ainsi une très riche documentation pour les premiers développements d’une science historique8.

Les monuments funéraires comme pièces généalogiques

  • 9 H. Chesneau, Recueil mémorial des fondations que Messire Charles, marquis de Rostaing, et Madame A (...)
  • 10 Les deux priants des Rostaing, tels qu’ils se trouvaient effectivement, surplombent la scène, mais (...)
  • 11 « Représentation de la sépulture que Charles de Rostaing fit faire dans sa chapelle des Feuillans (...)
  • 12 BnF, Mss, Nouveau d’Hozier 292, dossier 6727, fol. 11 v .

5Les gravures de monuments funéraires peuvent faire l’objet d’une commande privée, familiale. Le cas le plus exemplaire au XVIIe siècle est celui de la famille de Rostaing. Non seulement Charles de Rostaing multiplie dans le Paris du XVIIe siècle les lieux d’inhumation, les épitaphes et les monuments pour les membres de sa famille, mais encore se livre à une véritable campagne de promotion familiale en faisant graver ses monuments funéraires, puis en insérant ces gravures dans des ouvrages généalogiques à la gloire des Rostaing9. La gravure de Jean Le Pautre, qui représente la chapelle des Rostaing aux Feuillants, amplifie de diverses façons la réalité (ill. I) : le graveur a tout d’abord représenté la chapelle Saint-Charles, en supprimant la clôture et les monuments funéraires autres que ceux de Tristan et Charles (la colonne du cœur d’Anne Hurault, épouse de Charles, les bustes des Rostaing) ; ensuite, il a figuré dans cette chapelle, les pères Feuillants en train de célébrer un service à la mémoire des deux défunts, observés par un groupe de gentilshommes qui se tiennent dans le fond10 ; enfin, le graveur a ajouté une inscription au bas de la gravure qui explique l’ensemble11. Cette gravure, qui donne vie aux priants de marbre et les insère dans un contexte idéal, témoigne de la volonté d’utiliser le monument funéraire comme un moyen de promotion personnelle et familiale, d’en redoubler peut-être ainsi la fonction. Toujours est-il qu’en retranscrivant les inscriptions interminables du Recueil mémorial des fondations que Messire Charles, marquis de Rostaing, et Madame Anne Hurault, son épouse ont faites (1656), d’Hozier écrivit en note : « Voilà un fatras de qualités dont il n’y a aucune de vraie12. »

  • 13 La collection Clairambault fut vendue au roi par le neveu du défunt en 1755. Conservée au départem (...)

6Les généalogistes royaux purent effectivement utiliser, à titre documentaire, les représentations de monuments funéraires. Les épitaphes offraient des détails précis sur les titres nobiliaires et la biographie des défunts, tandis que les monuments étaient pour la plupart ornés d’écussons aux armes des défunts. Preuve est de cet intérêt, le traitement que Pierre Clairambault (1651-1740), généalogiste des ordres du roi, réserva à la collection Gaignières, comme nous l’évoquions. En effet, par la déclaration royale du 8 février 1661, Pierre Clairambault fut chargé de rassembler tous les jugements de confirmation et de condamnation de noblesse, afin de dresser un catalogue général de la noblesse. Il rassembla en outre, une quantité impressionnante de documents, réunit en 200 volumes les généalogies des grandes familles de France, rédigea une Histoire de l’ordre du Saint-Esprit comprenant 268 volumes13.

Les monuments funéraires comme œuvres à la gloire de la capitale, du roi et de la nation

  • 14 « Cette église [des Feuillants] a quatorze chapelles, sept de chaque côté, dont quelques-unes sont (...)
  • 15 G. Corrozet, La fleur des antiquités de Paris, Paris, 1532, in 8° (rééditions au début du XVIIe si (...)
  • 16 Henri Sauval meurt en 1676 et confie ses papiers au poète Cassandre. Avant la première édition, en (...)
  • 17 G. Brice, Description nouvelle de ce qu’il y a de plus remarquable dans la ville de Paris, Paris, (...)
  • 18 J.-A. Piganiol de La Force, Description de Paris, de Versailles, de Marly, de Meudon, de Saint-Clo (...)

7Les guides anciens, comme leur nom l’indique, étaient destinés aux personnes désireuses de visiter la ville et de façon plus générale aux curieux14. Cette vocation commune et leur propension à se recopier entre eux ne doivent pas cependant cacher leur diversité. Pour la comprendre, il faut revenir rapidement sur l’histoire de ces guides. La Fleur des Antiquités de Paris de Gilles Corrozet (1532) et le Théâtre des Antiquités de Paris (1612) de Jacques du Breul15, premiers modèles de ces guides, sont rédigés par des historiographes de la ville qui s’intéressent principalement à l’histoire des fondations religieuses et aux séjours des rois et des grands. Les recherches de Sauval, qui, en 1654, prend un privilège pour un Paris ancien et moderne, contenant une description exacte et particulière de Paris16, marquent un tournant dans le genre. L’auteur comptait rédiger une véritable somme historique présentée en cinquante discours répartis en cinq livres : sa démarche se caractérisait par la recherche constante de sources documentaires, auxquelles vinrent ensuite s’approvisionner les rédacteurs de nouveaux guides. Germain Brice offrit, à partir de 1684, une version nouvelle de ce type d’ouvrage : sa Description de la ville de Paris et de tout ce qu’elle contient de plus remarquable17 s’inscrivait directement dans la continuité des visites de la ville qu’il faisait faire aux voyageurs étrangers. Le guide de Germain Brice, avec son plan général par quartiers, devint un modèle pour ses successeurs. Le guide de Piganiol de la Force (1742) se distinguait toutefois par un amour immodéré des épitaphes, qui s’ancrait à la fois dans un intérêt pour l’histoire ainsi que pour les langues latine et française18.

  • 19 Ibidem, t. I, p. 33.
  • 20 H. Sauval, op. cit., t. I, p. 299.
  • 21 J.-A. Piganiol, op. cit., t. I, p. 33.
  • 22 « Le zèle pour leur Roi, l’amour de la patrie, la gloire de leur Nation, ont toujours brillé dans (...)

8Chez Brice autant que chez Piganiol de La Force, les descriptions de monuments funéraires sont nombreuses : chaque visite d’église, après le rappel de son histoire, la description de sa façade, de l’intérieur, du maîtreautel, et des tableaux dignes d’intérêt, s’achève par la description des monuments funéraires, ainsi que par la liste des personnes remarquables qui y sont inhumées. Au-delà de l’intérêt artistique, sur lequel nous reviendrons, les descriptions de monuments funéraires dans ces guides servent plusieurs enjeux. Les tombeaux participent tout d’abord, pour reprendre l’expression de Piganiol de La Force, d’une espèce de « nécrologe universel19 » : monuments et épitaphes aident à faire l’éloge des personnes illustres mortes à Paris. Ils aident en outre à faire connaître l’histoire de la ville. Enfin, la présence des monuments funéraires revêt une dimension plus politique. Paris, pour Sauval, est une « merveille du monde », et il n’hésite pas à employer les superlatifs pour décrire son objet (« Quoique Saint-Germain-l’Auxerrois ne soit qu’une paroisse et une simple collégiale […], Chopin dit encore que de son temps on l’appelait par excellence la grande Paroisse […]. Du reste, on ne peut pas douter que ce ne soit le plus noble temple de Paris et le plus illustre20… »). Ce style hyperbolique correspond bien à l’esprit qui traverse ces guides : Paris est « la Patrie commune, par le monde qui y aborde de toute part21 » ; ses perfections sont le signe visible des bonnes mœurs de ses habitants et de leur fidélité au souverain22. Les monuments funéraires témoignent donc, parmi tant d’autres œuvres, des diversités infinies de la ville, et surtout de l’excellence de ses monuments, affirmant ainsi clairement la supériorité de la capitale sur toutes les autres villes de France et d’Europe. Cette dimension politique s’illustre parfaitement par le choix des œuvres gravées dans ces guides. Dans le guide de Germain Brice, cinq des six monuments funéraires gravés sont ceux de ministres (Richelieu, Mazarin, Colbert, Le Tellier, Louvois). Seul celui de Charles de Créqui, gouverneur de Paris, fait exception (ill. XXXII). Peut-être remarquera-t-on que ces monuments pouvaient par ailleurs être considérés, dans la première moitié du XVIIIe siècle, quand furent gravées les planches, comme les plus somptueux ; néanmoins. Néanmoins, on peut imaginer que c’est la réunion de la splendeur et du pouvoir dans ces œuvres qui conduisit à les faire représenter. Dans la dernière édition (1765) du guide de Piganiol de La Force les planches gravées sont beaucoup plus nombreuses. L’importance politique du personnage défunt ne constitue pas le seul critère, mais il faut remarquer que parmi les seize monuments funéraires du XVIIe siècle gravés de ce guide, figurent à nouveau les cinq ministres évoqués, et qu’une très large part des gravures est consacrée à l’église des Célestins, l’église des cœurs royaux jusqu’à la fin du XVIe siècle.

Les monuments funéraires comme œuvres d’art

  • 23 J.-A. Piganiol, op. cit., avertissement, p. 19.
  • 24 Cette citation ainsi que la suivante concerne la chapelle et le monument de Louvois aux Capucines (...)
  • 25 J.-A. Piganiol, op. cit., avertissement, p. 8. Sur La Font de Saint-Yenne, voir E. Jollet, La Font (...)
  • 26 Voir ill. IX, XIV, XIX, XX.
  • 27 A.-N. Dezallier d’Argenville, Voyage pittoresque de Paris, Paris, 1778, 6e édition, p. X.

9Ces enjeux historiques et politiques ne doivent toutefois pas occulter l’intérêt artistique que présentent ces œuvres pour les rédacteurs de guides. Claude Mignot a noté que dans les travaux de Sauval, la maîtrise d’un vocabulaire technique, une sensibilité à l’expression des passions et le souci d’attribuer les œuvres commentées marquaient une évolution par rapport à ses prédécesseurs. La Font de Saint-Yenne, dans l’avertissement de l’édition de 1765 du guide de Piganiol de La Force, défend Germain Brice en lui adressant cet éloge : « Nous ajouterons en passant pour rendre justice à la mémoire de Germain Brice que cet écrivain n’était point à mépriser. Sa Description de Paris est bien faite, du moins par rapport aux Beaux-Arts ; il entendait assez bien cette partie et il savait s’énoncer exactement dans la langue des artistes23. » En effet, les descriptions de monuments funéraires de cet auteur témoignent d’une culture artistique, qu’il soit question des matériaux (« Il n’y a point en effet de chapelle dans aucune Église de Paris, plus richement décorée que celle-ci, ni avec plus d’intelligence. Les plus beaux marbres y sont employés, et produisent par l’assemblage de leurs couleurs, un tout ensemble harmonieux qui satisfait agréablement les yeux. Le fond de ces marbres est de blanc-veiné, et renferme des panneaux de vert de Campan24… ») ou d’attribution (« Jules Hardouin-Mansart fournit les dessins de l’architecture ; François Girardon et Martin des Jardins firent les modèles de toutes les sculptures, et furent chargés du soin de les exécuter »), ou encore d’estampes. Enfin, la dernière édition de Piganiol de La Force, un peu plus pauvre en matière de descriptions, s’est enrichie des considérations de cet « amateur distingué », « M.D.L.F. de S.Y. », La Font de Saint-Yenne : « Les changements et augmentations qui concernent les beaux-arts, et les jugements, quelquefois un peu sévères, portés sur les productions des Artistes, sont l’ouvrage d’un connaisseur qui a bien voulu nous aider de ses lumières25. » Les auteurs de ces guides établissent des hiérarchies, affirment des supériorités : certes, les monuments gravés dans le guide de Germain Brice sont essentiellement ceux de ministres, mais ils sont sans exception du dessin de Charles Le Brun ou de Jules Hardouin-Mansart. Ce choix peut se lire comme une admiration rendue à une forme d’art officiel, autant par les personnes qu’il célèbre, que par les artistes qu’il sollicite. Les monuments gravés dans le guide de Piganiol de La Force mettent en valeur l’art de deux sculpteurs : François Anguier (Rohan-Chabot, Souvré, Longueville, Thou26) et Girardon (Marie des Landes, Richelieu, Anne-Marie Martinozzi, princesse de Conti, et son propre monument). Enfin, à la fin du XVIIIe siècle, trois gravures dans le guide de Dezallier d’Argenville, viennent compléter, selon l’idée même exprimée par l’auteur, cette liste de monuments gravés : « Cinq [planches] de ce livre représentent des monuments qui n’avaient pas encore été gravés ; à savoir, les tombeaux de Le Brun et de sa mère à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, la chapelle des Condé dans l’église Saint-Louis… [suivent deux monuments du XVIIIe siècle] » (ill. X)27. Au XVIIIe siècle, l’intérêt pour les artistes relègue progressivement au second plan l’intérêt pour les défunts : les monuments rendent gloire, non à ceux pour qui ils ont été commandés, mais aux hommes qui les ont dessinés ou sculptés.

  • 28 Série de six gravures dont quatre vues du monument selon différents points de vue exécutées par C. (...)
  • 29 F. Souchal, « L’inventaire après décès de François Girardon », GBA, juin 1973, p. 1-98, p. 95-98.
  • 30 G. Brice, op. cit., t. III, p. 193.
  • 31 Ainsi, dans sa sévère critique du monument inventé par Girardon pour son épouse Catherine Duchemin (...)

10De manière tout à fait exceptionnelle dans le siècle, le sculpteur François Girardon, fit graver l’ensemble de ses monuments funéraires et notamment commanda une série de six gravures du monument funéraire de Richelieu à la Sorbonne (ill. XXIII, XXIV)28. Grand collectionneur d’Antiquités, il utilisa aussi la gravure pour conserver la mémoire de sa galerie (Galerie de Girardon29). La mise en place du monument de Richelieu ayant été extrêmement tardive (1694), les gravures participent plus de l’actualité artistique que politique : données à graver par le sculpteur, vendues chez un marchand d’estampes du Louvre, elles sont en toute apparence destinées à un public amateur des beaux-arts, comme l’était Girardon lui-même. Ainsi, Germain Brice signale leur existence dans sa Description de la ville de Paris : « On en a gravé pour la satisfaction des curieux de très belles estampes, qui représentent le monument dans ses quatre principaux aspects, et l’on y a joint la vue de l’intérieur du caveau qui se trouve au-dessous, et dans lequel repose le corps du cardinal30. » Ces planches étaient un moyen pour le sculpteur de tirer profit une seconde fois de son art, et surtout, selon l’expression de François Souchal, de s’assurer une « forme de publicité personnelle ». Publicité bien nécessaire, car de son vivant comme au XVIIIe siècle, on refusa au sculpteur la paternité du dessin de ce monument pour la donner à Charles Le Brun31.

  • 32 Conférences éditées dans Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie roy (...)
  • 33 « Il n’y a peu d’hommes de lettres qui ne soient curieux d’aller observer dans ce portrait si les (...)

11Les vies de sculpteurs rédigées aux XVIIe et XVIIIe siècles présentent elles aussi les monuments funéraires comme des œuvres d’art. Qu’il s’agisse des biographies rédigées par Guillet de Saint-Georges dans les années 1689-1693 pour être lues devant l’Académie royale de peinture et de sculpture, de celles de Caylus dans les années 1750-1770, ou encore de celles d’Antoine-Nicolas Dezallier d’Argenville dans ses Vies des fameux sculpteurs (1787), les œuvres sont présentées comme dépendant des artistes et de leur génie32. Toutefois, les rédacteurs privilégient les aspects iconographiques aux dépens des appréciations matérielles ou techniques, même si parfois tel talent est reconnu à tel sculpteur – l’habileté de Girardon au modelage, l’aptitude de Coysevox, grâce à ses études sur l’anatomie, à sculpter les chevaux, ainsi que sa capacité à modifier l’attitude d’une figure en la taillant dans le marbre en fonction des parties solides ou faibles du bloc. Dans la description d’une œuvre, ce qui prime chez tous ces auteurs c’est son dessin et l’intelligibilité de ses figures. La question de l’expression ne se rencontre qu’une fois, dans la description de l’épitaphe de René Descartes dans la vie de Gilles Guérin par Guillet de Saint-Georges33.

  • 34 Première édition, sans date, 164 pl. ; 2e édition, chez Mariette, 1727, 227 pl. ; 3e édition, chez (...)
  • 35 L’exemplaire consulté de L’Architecture française est une édition de 1727, chez Mariette, conservé (...)
  • 36 Ouvrages tous deux chez Jombert, après le rachat du fonds de la librairie de Jean Mariette, parus, (...)

12Il arrive enfin que les monuments funéraires apparaissent comme morceaux d’architecture. Le graveur Jean Marot représenta à plusieurs reprises dans ses recueils d’architecture des monuments funéraires de Paris. Ainsi, le recueil que l’on surnomme le grand Marot34, dans sa partie sur les tombeaux, se présente comme un aperçu certainement de ce qui se trouvait de plus beau du vivant de Jean Marot : figurent parmi les neuf planches, sans surprise, les monuments du XVIe siècle de la basilique Saint-Denis (Charles VIII, Louis XII et Anne de Bretagne, François Ier, Henri II et Catherine de Médicis), ainsi que les monuments de Jean Casimir de Pologne à Saint-Germain-des-Prés (Gaspard et Balthazar Marsy d’après Le Brun, 1674-1675), des ducs de Longueville (François Anguier, 1661-1667), du duc de Cossé-Brissac (Le Hongre, 1661) et d’Henri de Rohan-Chabot (François Anguier, 1655-1658) aux Célestins, et enfin de Jacques de Souvré (François Anguier, avant 1667) dans l’église Saint-Jean-de-Latran. Le choix de ces cinq monuments (avant 1679) met en avant un lieu, les Célestins, et un sculpteur, François Anguier. Les grands folios se caractérisent par un regard d’architecte : pour chacun d’entre eux figurent plan et élévation, parfois une toise ; le burin est très sec, les tracés géométriques. Aucune mention n’est faite du nom des sculpteurs et, dans la table manuscrite de l’exemplaire de la Bibliothèque historique de la ville de Paris35, seuls sont indiqués le nom et la condition du défunt, ainsi que l’emplacement du monument. Gravées dans les années 1670, ces estampes témoignent d’une forme particulière de réception : les monuments sont transformés en œuvres architecturales (« L’Architecture française »), emblématiques d’une production française de qualité à laquelle participent les meilleurs sculpteurs (« bâtis nouvellement par les plus habiles architectes ») sans que leur nom mérite d’être cité. Sous le burin de Jean Marot, les monuments funéraires, œuvres singulières, participent à une histoire nationale de l’architecture, vocation qui se trouve perpétuée lorsque des planches de Jean Marot sont reprises dans L’Architecture française de Jean-François Blondel et dans les Délices de Paris et de ses environs36. L’intérêt pour les monuments funéraires correspond ici à l’affirmation d’une supériorité française et à la volonté de réduire en principes les règles mises en pratique dans les édifices les plus considérables.

Les monuments funéraires comme biens ecclésiastiques

  • 37 J. Bouillart (Dom), Histoire de l’abbaye royale de Saint-Germain-des-Prez, contenant la vie des ab (...)

13Les monuments funéraires appartiennent aussi aux églises qui les hébergent. Les gravures et les descriptions que contiennent l’Histoire de l’abbaye royale de Saint-Germain-des-Prés de Dom Bouillart (1724), témoignent de cette appropriation (ill. III a, ill. XXV a)37. Les grands monuments des chapelles de l’église (ceux de Guillaume Douglas et Jacques Douglas, de Jean Casimir de Pologne, d’Olivier et Louis de Castellan et de Ferdinand Egon Landgrave de Furstemberg) y figurent car ils font partie de ce que l’église « contient de plus remarquable », et témoignent de l’histoire de l’abbaye. Il n’est pas étonnant que ce soit justement cette abbaye, siège de la congrégation de Saint-Maur, qui s’approprie ainsi symboliquement les tombeaux, cette démarche s’insérant dans la vaste entreprise d’érudition religieuse et historique et de rayonnement intellectuel de l’abbaye.

  • 38 J.-A. Piganiol, op. cit., t. VII, p. 215.

14Les exemples de déplacement de monuments funéraires au XVIIIe siècle à l’intérieur des églises constituent un autre signe d’une conception du tombeau comme bien ecclésiastique. Le monument d’Antoine Fayet à Sainte-Marguerite est enterré : vers 1737, lors de la construction du nouveau chœur, on juge que la nudité de ses putti – le gisant du défunt repose sur une table de marbre noir portée par des putti de marbre blanc – convient mal à la dignité du défunt, ancien curé de Saint-Paul. Les monuments sont en outre tributaires des transformations des églises qui les hébergent. En 1611, le tombeau des Dormans, morts en 1373, dans l’église des Chartreux, est ôté du chœur car il « incommodait la célébration de l’office divin38 », et n’est réinstallé dans une chapelle qu’en 1696. Le monument du maréchal de Navailles qui se trouvait au revers du maître-autel de l’église du Noviciat des Jacobins est complètement démembré lors de la construction du nouveau chœur en 1722 et seules quelques-unes de ses parties sont remontées dans une chapelle de la même église. La destruction de l’église Sainte-Catherine-de-la-Couture, en 1783, entraîne le transport de tous ses monuments et épitaphes à l’église Saint-Louis des Jésuites. Enfin, un monument aussi somptueux et fameux que celui de Charles de Créqui dans l’église des Capucines du faubourg Saint-Honoré (ill. XXXII) est démonté et déposé en 1753 dans le cloître en raison de travaux à effectuer dans l’église ; il s’y trouve encore quand éclate la Révolution. Par les concessions de chapelle, la fondation des messes et l’emploi du marbre, ces monuments semblaient fixés pour l’éternité, ce qui leur est finalement refusé.

Les monuments funéraires comme défis à la convenance

15Dans l’ensemble des discours portant sur les monuments funéraires, le motif le plus présent est celui qui concerne la convenance, terme qui désigne, chez Furetière, « la proportion, le rapport, la ressemblance que deux choses ont ensemble » ; « terme relatif » aussi indique l’auteur, puisque la convenance est la mise en relation de deux éléments dont on attend qu’ils correspondent. Qu’il s’agisse des guides anciens, des vies d’artistes, ou des débats académiques, la réflexion sur la convenance est au cœur du jugement.

16Les rédacteurs des guides de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle n’hésitent pas à adopter un discours critique à l’égard des monuments funéraires. Dans sa préface, Piganiol de La Force écrit, à propos des épitaphes qu’il a rapportées :

  • 39 Ibidem, avertissement, p. 34-35.

« J’ai même ménagé la vanité de certaines gens, et supprimé tout ce qui pouvait blesser. Il y a cependant des origines si connues pour ce qu’elles sont, qu’on les trouve même dans le dictionnaire de Moreri. Comme alors on ne put les déguiser, ni les passer sous silence, sans se faire soupçonner de l’ignorance la plus grossière, ou sans se faire regarder comme un homme qui sacrifie la vérité à l’intérêt, j’ai été obligé de parler comme les autres39. »

17Ainsi, l’épitaphe composée par Scudéry et placée dans le caveau de Richelieu attire les sarcasmes de l’auteur :

  • 40 Ibid., t. VI, p. 357.

« Cette longue et romanesque épitaphe, ridicule par des louanges excessives, et fausses pour la plupart, est de Scudéri, auteur d’un grand nombre de mauvaises tragédies, admirées par le cardinal de Richelieu, qui lui faisait une grosse pension, et l’engagea à publier ses critiques du Cid de Corneille, dont ce cardinal fut jaloux et qui lui firent si peu d’honneur. La postérité, qui met le prix au mérite des défunts, n’est point séduite par ces discours funéraires, composés la plupart par la vanité ou l’intérêt, et l’Histoire tôt ou tard se venge de tous ces fameux mensonges40. »

  • 41 G. Brice, op. cit., t. I, p. 293-294.
  • 42 J.-A. Piganiol, op. cit., t. II, p. 456-457.

18Les Rostaing, déjà évoqués plus haut, multiplient autour de leurs initiatives funéraires, les anecdotes peu flatteuses. Piganiol de La Force toujours, à propos de la chapelle des Feuillants, s’en prend violemment à Germain Brice dont il trouve les commentaires un peu trop complaisants : selon ce dernier, elle est la plus ornée de l’église, « presqu’entièrement occupée des tombeaux des personnes de cette illustre maison », et l’admiration la plus grande doit être rendue aux « deux colonnes de marbre antique noir et blanc, dont les carrières se sont depuis perdues41 » ; selon Piganiol, « la chapelle de la maison de Rostaing est richement décorée ; mais la sculpture est d’un goût très médiocre42 ». La diatribe la plus violente est prononcée contre le monument de François-Louis de Bourbon, prince de Conti, à Saint-André-des-Arts, monument au centre duquel se trouve une Minerve portant le portrait du défunt en médaillon (ill. XXXVIII).

  • 43 Ibidem, t. VII, p. 81-82 ; repris par Hurtaut et Magny, Dictionnaire historique de la ville de Pari (...)

« Est-il croyable que, dans le siècle le plus éclairé sur la vérité de notre sainte religion, on ait osé placer dans nos temples, à côté du trône du Dieu vivant, les simulacres des fausses divinités du paganisme, pour décorer nos tombeaux au mépris des vertus chrétiennes ? Les vrais fidèles doivent également gémir de ne lire dans la longue épitaphe de ce prince belliqueux, presque rien de sa piété et de sa religion, ni la louange digne d’un héros chrétien qui attend une couronne immortelle, toutes celles des beaux lauriers n’ayant qu’une existence frivole et imaginaire43. »

19Chez Piganiol de La Force, l’expression de la vanité suscite en retour les sarcasmes, ce qui dessine en creux une définition de l’inconvenance : l’inconvenance est ce qui ne correspond pas aux usages, mais plus littéralement, l’absence de conformité entre deux choses, entre un éloge funèbre et la réalité d’une existence, entre des prétentions et une condition, entre une représentation profane et un monument chrétien. La vanité du défunt ou de sa famille introduit une disproportion qui, plutôt que de susciter l’admiration, fait naître, selon les termes mêmes de Piganiol, le besoin de se venger de tous ces fameux mensonges. Cette réception témoigne d’un renversement des effets : la violence verbale peut se comprendre comme une réponse à la violence qui est faite au spectateur lorsqu’on veut forcer son admiration. Derrière ces critiques, que l’on trouve surtout chez Piganiol de La Force mais qui furent reprises par ses contemporains, se dessine une attente particulière à l’égard des tombeaux, attente qui s’exprime chez cet auteur à propos des épitaphes :

  • 44 Ibid., t. I, avertissement, p. 33-34.

« Les morts n’ont pas besoin de nos éloges ; mais nous avons besoin de leurs instructions et de leurs exemples. Les actions et les éloges qui sont répandus dans nos épitaphes, nous instruisent et nous excitent à les imiter. Nos épitaphes étant ordinairement plus longues que celles des Anciens, elles sont en général plus intelligibles et plus instructives. J’ai rapporté ici la plupart de celles que le respect qu’on doit ici à la Religion et aux mœurs m’a permis de rapporter44. »

20Cette défense des épitaphes renverse les termes de l’échange : dans l’esprit de Piganiol, elles contribuent moins à la glorification du mort, qu’à l’édification scientifique, morale et religieuse de celui qui les lit. En somme, ce que le fidèle doit au défunt (admiration, prières) importe moins que ce que le défunt lui doit à travers son monument.

21Cette question de la convenance se trouve aussi sous la plume des rédacteurs de vies d’artistes. La description du « tombeau de monsieur le maréchal de Créqui » (c’est-à-dire le monument de François de Créqui aux Jacobins de la rue Saint-Honoré, ill. XXXI) par Nivelon, l’auteur de la Vie de Charles Le Brun, se conclut ainsi :

  • 45 C. Nivelon, Vie de Charles Le Brun et description détaillée de ses ouvrages, L. Pericolo (éd.), Ge (...)

« Si cette composition est bien considérée sans critique, ce qui est assez fréquent, on verra qu’elle renferme tout ce qu’une économie judicieuse peut inventer de convenable [nous soulignons cette expression ainsi que les suivantes] à la mémoire d’un homme illustre, tiré de ce bas monde hors des hasards de la guerre, comme cela est arrivé à plusieurs, et récemment à la personne de M. le prince de Turenne. C’est pourquoi il n’aurait pas été à propos de le représenter dans un autre caractère que celui de méditer sur la fin dernière commune à tout le monde, et cela est exprimé par cet esprit de grâce qui l’avertit intérieurement de ce moment dernier. Les deux attributs [Nivelon évoque les allégories de la Religion et la Valeur] qui sont à ses côtés sont très convenables, M. le Maréchal de Créqui ayant vécu dans une pratique conforme à celle d’un homme moral et religieux45. »

  • 46 Caylus, Vie de Girardon, lue le 2 mai 1750 (mss Sorbonne, no 1152 ; BnF., Est., noYb 18 ; ENSB-A., (...)

22Ce passage est particulièrement instructif car il nous informe des nombreux couples de notions qui participent de la notion générale de convenance. La convenance de l’œuvre se nourrit tout d’abord de la convenance propre à l’existence du défunt, guerrier chrétien, existence qui associa donc valeur et piété. Dès lors, l’inventeur du monument, Charles Le Brun, met en conformité l’œuvre et le défunt : l’allégorie de la Valeur se joint à celle de la Religion et l’effigie en armure du défunt adopte l’attitude de la prière. A contrario, Caylus, en 1750, dans sa Vie de Girardon, critique le monument que le sculpteur fit exécuter d’après son dessin pour son épouse et lui-même à Saint-Landry (ill. XXXVII) : « Tout a ses proportions, du moins générales, et constamment un homme d’art ne doit jamais avoir un tombeau dont l’étalage soit si apparent que celui du défenseur de la patrie, et quand celui-là le construit lui-même la chose est encore plus déplacée46 ». L’auteur signale une double inconvenance tenant non seulement à la disproportion entre la taille du monument et la condition du défunt, mais aussi au fait que le monument fut commandé par l’artiste lui-même, dans un acte d’autoglorification. Caylus reproche en outre à Girardon d’avoir osé dessiner un monument funéraire dont le résultat est une composition « qui n’est heureuse en aucun sens », alors qu’il aurait dû laisser cette tâche à un peintre de talent. Et Caylus de conclure : « Il a mis tout le reste de sa vanité dans le tombeau qu’il a élevé pour lui et pour sa femme ». Ce monument est donc le lieu d’une triple inconvenance, par sa commande, par son apparat et par son dessin, inconvenance qui dit, en renversant les termes, que le monument funéraire, selon la vision de Caylus en 1750, ne doit pas être commandé par le défunt lui-même, que son aspect doit être conforme à la condition du défunt, et que le sculpteur ne doit pas s’octroyer la responsabilité de l’invention.

  • 47 Les sentiments rédigés par les académiciens sont conservés à la bibliothèque de l’Institut (Ms 368 (...)

23Cette question de la convenance est encore au cœur du débat entre les académiciens de la nouvelle Académie royale d’architecture à propos de l’emplacement à donner au monument funéraire de Mazarin dans la chapelle du collège des Quatre-Nations, dans les années 1675-1676. Mazarin n’avait pas d’intention particulière concernant son monument car, en 1656, lorsqu’il sollicita le Bernin, il lui laissa toute liberté quant à sa conception. Les projets qui lui furent envoyés à la même époque de Rome par Elpidio Benedetti se divisent pour moitié en monuments muraux et pour moitié en monuments isolés dans l’espace. En revanche, Le Vau, dès 1662, fixe l’emplacement du monument au centre de la chapelle (ill. XXXIII). Cependant, les premières critiques sont formulées dès 1667, et, en 1673, Joseph Foucault, administrateur du collège, reproche au futur mausolée « d’occuper tout le passage et d’offusquer le maître-autel ». Si ses critiques restent essentiellement d’ordre pratique et liturgique, la consultation de l’Académie d’architecture en 1675, met clairement au jour le problème de la convenance47 : « L’église paraîtra avoir été plutôt bâtie pour le seul mausolée que pour celle d’un collège », estime Jules Hardouin-Mansart, favorable à l’installation du monument dans une chapelle latérale. L’idée que toute l’église soit le mausolée de Mazarin, apparaît dorénavant inconvenante, cela étant plus visible pour la chapelle du collège des Quatre-Nations que pour celle de la Sorbonne, à cause de son plan centré. Et en définitive, le monument fut placé à l’extrémité occidentale du chœur, face à l’entrée des collégiens, rappelant le rôle de Mazarin comme généreux fondateur du collège.

  • 48 Saint-Simon, Mémoires complets et authentiques du duc de Saint-Simon sur le siècle de Louis XIV et (...)

24Saint-Simon enfin prend pour exemple les tombeaux dans le chapitre de ses Mémoires qu’il consacre aux abus que font les grands officiers de l’ordre du Saint-Esprit des marques uniquement destinées aux chevaliers48. Les grands officiers (le grand aumônier, le chancelier, garde des sceaux et surintendant, le prévôt et grand maître des cérémonies, le grand trésorier et le greffier) ont en effet le droit de revêtir le grand manteau de l’ordre, mais non celui de porter le collier d’or massif émaillé lors des grandes cérémonies où il est réservé aux seuls chevaliers. Or Saint-Simon remarque bien que l’on « voit dans Paris et dans la paroisse Saint-Eustache la statue au naturel de M. Colbert, grand trésorier de l’ordre, avec le manteau et le collier des chevaliers » et qu’il n’est ainsi « personne qui ne puisse ne le pas prendre pour un chevalier du Saint-Esprit » (ill. XXIX). Il remarque aussi dans la « chapelle de sépulture des L’Aubépine aux Jacobins de la rue Saint-Jacques, leurs armes plusieurs fois répétées sans collier et entourées du cordon », alors même que le cordon bleu est réservé aux véritables chevaliers de l’ordre. À ses yeux, c’est par le moyen de la gravure, de la peinture ou de la sculpture, que se font ces usurpations, auxquelles les effigies funéraires viennent mettre le comble.

25En dernière analyse, la réflexion sur la convenance montre l’existence d’un socle de valeurs sociales et religieuses communes, si évidentes qu’elles ne méritent pas en général d’être rappelées. Mais dès que les monuments funéraires contreviennent à ces valeurs, ils ne manquent pas de provoquer la critique. Leur inconvenance révèle les normes essentielles de représentation : les monuments funéraires sont des monuments chrétiens, hiérarchisés dans leur prix, leurs matériaux, leur taille et leur forme, à l’instar d’une société elle-même hiérarchisée.

Les monuments funéraires comme œuvres criminelles

  • 49 J.-A. Piganiol, op. cit., t. IV, p. 159-160.
  • 50 P. de L’Estoile, Mémoires, 14 mars 1604.

26Le traumatisme que constitue pour certains historiens de l’art le vandalisme révolutionnaire, ne doit pas faire oublier que les monuments funéraires purent subir des outrages similaires sous l’Ancien Régime, parce qu’ils étaient perçus, ainsi que les défunts qu’ils représentaient, comme criminels. Les guerres de religion encouragèrent ces actes et Paris garde, par exemple, la mémoire du sort qui fut réservé à Saint-Paul aux priants de Louis de Maugiron, Jacques de Levis et Paul de Stuart, mignons d’Henri III, qui furent « démolis et ruinés entièrement le 2 janvier de l’an 1588 par le peuple en fureur, qui disait hautement que les corps de ces trois favoris étaient plus dignes du feu que d’une telle sépulture49 ». Au début du XVIIe siècle, Claude Arnauld, trésorier, mort en 1602, eut un tombeau remarquable au cimetière des Calvinistes du faubourg Saint-Germain : il était tout de marbre noir avec une inscription en lettres d’or. Pourtant Pierre de L’Estoile rapporte qu’il fallut ensuite le couvrir de plâtre, « de peur que la populace envieuse de tels monuments n’achève de le gâter, comme elle avait déjà commencé, et qu’enfin elle ne le brisât et le rompit du tout ; comme aussi on fut averti qu’on avait délibéré de le faire en une nuit50 ». Rares cependant furent les monuments détruits au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Piganiol de La Force se réjouit de la destruction en 1727, dans l’église Saint-Gilles-Saint-Leu, d’une épitaphe de pierre à la mémoire de Jean Louchart qui était l’un des plus déterminés ligueurs :

  • 51 J.-A. Piganiol, op. cit., t. II, p. 128.

« Sa cruauté fut punie dès ce monde ; car il fut un des quatre, que le
duc de Mayenne fit pendre publiquement, dans la salle basse du Louvre le
4 décembre 1591. La mémoire d’un tel homme mérite d’être détestée, et
l’on a fort bien fait, de détruire l’éloge que les Ligueurs lui avaient confacté dans cette église51. »

27De tels faits, extrêmement rares au XVIIe siècle et XVIIIe siècle, montrent cependant que le vandalisme des monuments a du sens durant cette période. Ils témoignent non seulement de la détestation, de la haine, du mépris pour la personne du défunt, mais fait subir à son monument (pierre tombale, épitaphe, ou tombeau), par déplacement, les outrages que l’on voudrait infliger à son corps. Derrière le vandalisme, se lit le rôle du monument comme substitut du corps du défunt, voire substitut de sa personne. Porter atteinte à ce souvenir, à cette mémoire, c’est mettre une seconde fois l’ennemi à mort. Le vandalisme des monuments funéraires, est, pour reprendre les termes de Piganiol de La Force, une entreprise punitive.

  • 52 Nous nous autorisons à sortir du cadre parisien, étant donné l’intérêt de cette affaire. Pour un t (...)
  • 53 Saint-Simon, op. cit., t. XII, chap. 2.
  • 54 Ibidem, t. VIII, chap. 18.
  • 55 L’arrêt du Parlement du 5 août du 1710 requérant le procès-verbal du monument, ainsi que le procès (...)

28La dimension criminelle d’un monument funéraire apparaît clairement dans l’histoire de la destruction du monument qu’Emmanuel-Théodose de La Tour d’Auvergne, cardinal de Bouillon, entreprit d’ériger pour ses parents et sa famille dans l’église de l’abbaye de Cluny, au début des années 169052. Du cardinal de Bouillon, Saint-Simon dit qu’« accoutumé par le rang accordé à sa maison aux usurpations et aux chimères, [il] croyait reculer quand il n’avançait pas53 » : neveu de Turenne, très en faveur jusqu’en 1685, il multiplia ensuite tant les intrigues qu’il attira sur lui la disgrâce et l’exil à Cluny. Cependant en 1710, pour rejoindre son neveu le prince d’Auvergne condamné à mort pour haute trahison, il n’hésita pas à passer à l’ennemi et à se déclarer libre en tant que prince étranger et doyen du sacré collège. « Quoique ce fut la morsure d’un moucheron à un éléphant, le Roi s’en sentit horriblement piqué54 » : non seulement le cardinal y perdit sa qualité de prince étranger et tous ses revenus, mais encore un arrêt du parlement du 2 janvier 171155, ordonna :

« que ledict monument ou mauzolée, statues, ouvrages et ornemens en dépendans […], ensemble les desseins et modelles dudict mauzolée qui sont dans l’église et abbaye de Cluny, et pareillement les titres gravés sur le cercueil de Louis de La Tour, enterré dans ladite église, en seront incessament ostés, détruits et effacés ».

  • 56 « On trouve, soit dans le mausolée, soit dans les actes qui regardent la sépulture de la maison de (...)
  • 57 A. de Boislile, La désertion du cardinal de Bouillon en 1710, Paris, 1909, p. 129.

29Cette décision fait suite au réquisitoire du procureur du roi, pour lequel tout dans le monument – ses parties (statues, inscriptions, ornements), sa structure, sa durabilité, sa religion – concourait à un seul et même dessein, un seul et même but : usurper des titres et immortaliser une grandeur pour la postérité ; le monument se voulait « une preuve » puissante, capable de faire accroire définitivement un mensonge56. Pour le procureur du roi, le monument des Bouillon n’était rien d’autre qu’« un ouvrage d’une vanité si vaste dans ses veues et si pernitieuse dans ses effets ». À cette définition, le cardinal de Bouillon opposa, dans une lettre adressée en 1711 au prince Eugène, une autre définition qui reposait sur la tradition57. Il en appellait à la Bible, au respect dû aux cendres des morts et à leurs tombeaux depuis des temps immémoriaux. Contre l’arrêt du parlement, il faisait appel à la justice, à l’équité, à la raison et à la piété. Mais ses plaintes restèrent lettre morte. Le monument funéraire, ouvrage de piété ou de vanité ? Le choix de l’une ou l’autre de ces deux définitions modifie la lecture de ce qu’on peut appeler ici un vandalisme d’État. Si le monument funéraire est envisagé dans sa dimension religieuse, alors sa destruction est un sacrilège. En revanche, si, comme l’y invite le procureur du Roi, on considère le cardinal comme coupable de lèse-majesté, alors l’outrage de la personne souveraine autorise la mise à mort du criminel, la confiscation de ses biens, la suppression et l’anéantissement de son nom et de ses armes. L’atteinte à la personne du roi et à l’ordre politique, la lèse-majesté humaine, justifie le vandalisme du monument, que le cardinal tente en vain de lire comme une atteinte à l’ordre religieux, une lèse-majesté divine. Traditionnellement, l’homme qui se rend coupable de ce crime de lèse-majesté a le poing coupé, les mamelles, les bras, les cuisses et le gras des jambes tenaillés et brûlés par du plomb fondu, de l’huile bouillante, de la poix, de la cire et du soufre fondus ensemble ; il est écartelé et ses membres sont ramassés pour être jetés au feu. Alors que le cardinal s’est volontairement exilé, la décision « d’ôter, détruire et effacer », le monument, les statues, les ouvrages, les ornements, les dessins, les modèles, les titres, n’était-elle pas, par contumace, une façon de faire subir au monument les outrages que le corps de son commanditaire eussent mérités ?

Les monuments funéraires comme œuvres inutiles

  • 58 Quand on consulta le Bernin en 1665, ce dernier vit bien que la duchesse d’Aiguillon, principale h (...)

30Cette extrême charge symbolique conférée aux monuments funéraires contraste cependant avec un autre discours qui consiste à considérer ces œuvres comme parfaitement inutiles, discours déjà présent au XVIIe siècle, mais qui se généralisera dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Le débat qui oppose le sculpteur François Girardon et les exécuteurs testamentaires de la duchesse d’Aiguillon à propos du monument de Richelieu, présente deux points de vue fondamentalement différents (ill. XXIII, XXIV)58. François Girardon considère le monument funéraire comme l’un des devoirs à rendre au défunt, et plus particulièrement comme un hommage qu’il faut rendre au grand homme que fut le cardinal :

« Certainement, ils [MM. les commissaires] ne verront point sans quelque sorte de dépit que l’on ayt négligé les cendres et les précieux restes d’un si grand homme pendant plus de quarante-sept ans et que l’on les ait laissez sans nom, sans tiltre et sans leur faire honneur ; et à vray dire cet oubli et cette négligence est d’autant plus honteuse aux héritiers du cardinal de Richelieu que sa mémoire est plus présente, plus chère et plus recommandable à tout le reste des hommes. »

31Les directeurs et légataires de la duchesse d’Aiguillon estiment quant à eux n’avoir pas manqué à leur devoir en matière de pratiques funéraires : « La nécessité imaginaire d’eslever des mausolées à la mémoire des hommes illustres, n’est qu’une belle idée dont le demandeur se flatte, parce que le privilège des impenses funéraires se renferme uniquement dans les frais de l’inhumation du corps et dans la pompe funèbre qui doit l’accompagner suivant la dignité de la personne décédée ». Quant à la conservation du souvenir du grand homme, le monument funéraire de Girardon a un rôle bien faible à jouer :

« Pour conserver le souvenir de ce grand homme, l’ouvrage de Girardon n’est pas nécessaire ; le superbe édifice de l’église de la Sorbonne est son véritable mausolée ; ces vastes bâtiments, ces riches fondations […] immortalisent son nom et ses vertus ; après cela, peut-on dire que pour conserver sa mémoire on ayt besoin de quelques figures sur un tombeau, et que pour une chose sy vaine et sy inutile il faille sacrifier à un ouvrier une somme considérable destinée pour payer de légitimes créanciers et acquiter des legs plein de justice de de piété… ? »

32Même si les motivations financières sont évidentes, ce discours montre une contestation radicale de l’utilité à la fois religieuse et mémorielle du monument : par-delà les formules dépréciatives, peut se lire une réception qui réduit l’utilité du monument à néant.

  • 59 Sur ce sujet, voir P. Ariès, L’homme devant la mort, Paris, 1977, 1985 ; J. Mac Manners, Death and (...)
  • 60 P. Ariès, op. cit., 1985, t. II, p. 195.
  • 61 M.-A. Laugier, Observations sur l’architecture, La Haye, 1765, p. 238.
  • 62 (G.-F.-R. Molé), Lettre de M. M*** à M. J***, sur les moyens de transférer les cimetières hors de (...)

33Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle le débat sur la réforme des cimetières urbains, est l’occasion d’une remise en cause des sépultures et des monuments dans les églises59. Les considérations des hygiénistes sur les dangers des cimetières urbains aboutissent à un premier arrêt non appliqué du Parlement de Paris, le 12 mars 1763, et à un second arrêt, le 21 mai 1765 : ce dernier prévoit la limitation des inhumations dans les églises, le transfert aux cimetières, l’organisation des enterrements et surtout l’interdiction des inhumations dans les cimetières à l’intérieur de Paris. Cependant, le plus grand cimetière de Paris, le cimetière des Innocents, n’est fermé qu’en 1780 et l’église démolie en 1786. Ces transformations du cadre législatif, qui traduisent des mutations profondes dans les mentalités, s’accompagnent d’une dévaluation des monuments funéraires. L’arrêt du 12 mars 1763 prévoit, dans l’un de ses brouillons, la possibilité d’édifier des monuments funéraires dans les cimetières extra muros60 : cette possibilité disparaît dans l’arrêt définitif qui interdit « de mettre dans l’intérieur aucune épitaphe, si ce n’est sur les murs et clôtures et non sur aucune sépulture ». L’argumentaire des hygiénistes se double d’un discours moral qui reproche aux monuments leur vanité. Ainsi, l’abbé Laugier, en 1765, dans ses Considérations sur l’architecture invite à ôter les monuments funéraires des églises : « Purgeons nos églises de ces indignités choquantes », « ces amas d’indécences qui révoltent61 ». En 1776, une lettre anonyme sur les moyens de transférer les cimetières hors de l’enceinte des villes condamne les inhumations dans les églises autant pour des raisons médicales que morales : « La vanité se mit de la partie : il fut permis de surcharger les murailles des Temples de devises, d’épitaphes, d’inscriptions et l’on vit paraître ces mausolées, quelquefois la gloire des arts, mais toujours l’opprobre des lieux où ils sont placés62. » Si auparavant la critique des monuments funéraires s’était limitée aux monuments de quelques particuliers, à présent ce sont tous les monuments qui sont condamnés parce qu’ils créent une inégalité dans la mort. Certes ces condamnations prennent place dans le vif débat sur la place des cimetières dans la ville, mais ce débat lui-même marque la dévaluation d’usages et de croyances jusqu’à alors perçus comme immuables.

  • 63 M.-A. Laugier, op. cit., p. 247-249.
  • 64 Mercure de France, janvier 1765, p. 17-20.
  • 65 Voir M. K. Deming, « Le panthéon révolutionnaire », Le Panthéon, symbole des révolutions, cat. exp (...)

34Quoique Laugier condamne globalement la pratique qui consiste à faire élever des monuments funéraires dans les églises, il fait toutefois une exception pour les monuments des grands hommes, qui, grâce au concours des arts, revêtent alors une vertu pédagogique : il donne en exemple les monuments du curé Languet de Cergy à Saint-Sulpice par Slodtz et du maréchal de Saxe par Pigalle63. Dans cette deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’idée prend peu à peu corps que les grands monuments funéraires devraient être réservés non point à une élite capable d’en financer le coût mais aux personnages exemplaires, et qu’ils devraient être placés non point dans les églises mais dans un lieu approprié. En janvier 1765, le Mercure de France publie un Essai sur les tombeaux des Grands Hommes dans les Sciences, les Lettres et les Arts64, qui propose de « recueillir dans un seul temple les cendres de nos grands hommes, éparses dans toutes nos églises ». L’auteur anonyme de cet essai propose de faire de la nouvelle église Sainte-Geneviève de Soufflot un « Elysée chrétien ». Cependant il ne s’agit absolument pas, contrairement au Panthéon révolutionnaire65, d’ôter à l’église son caractère religieux : l’église doit à la fois servir à honorer Dieu, à exalter le monarque de droit divin, à honorer les hommes rares par leurs talents et leur science et à promouvoir le renouveau des arts. Ainsi, l’église Sainte-Geneviève donnerait à la France son Westminster. Depuis le début du siècle, chez Fontenelle, Titon du Tillet, Voltaire, l’abbatiale anglaise ne cesse de provoquer l’admiration parce que les monuments que la nation anglaise a érigé aux grands hommes y côtoient les tombeaux des rois. La promotion du cimetière ne conduit donc pas à une volonté pure et simple d’abolir l’art funéraire, mais à la promotion d’un nouvel usage.

  • 66 « Je ne puis me refuser à une réflexion bien naturelle, quoique superflue ; c’est que, quelle qu’e (...)
  • 67 L.-S. Mercier, Tableau de Paris, Hambourg, Neuchâtel, 1781, chap. 74 (« Mausolées »).

35Ces propositions toutefois ne font qu’accompagner une baisse très nette, durant cette période, des commandes de monuments funéraires. Les honneurs rendus aux morts se concentrent davantage autour des funérailles à l’église. Il est cependant des voix pour s’élever et pour regretter que les sommes dépensées dans les pompes funèbres ne soient pas consacrées à l’élévation d’un monument plus durable. Ainsi, Cochin, dans une lettre du 21 août 1766 à Marigny, à laquelle il joint le devis de Coustou pour le monument du dauphin, formule cet avis66. La même idée est exactement reprise par Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris, qui donne en exemple les monuments de Richelieu et du cardinal de Fleury à Paris, ainsi que celui du maréchal de Saxe à Strasbourg67. L’idée que les monuments funéraires devraient être préférés aux funérailles est dans l’esprit du temps. Cependant cette idée est formulée moins dans le souci des particuliers, que pour avantager les arts, orner les villes et glorifier la nation. N’est-ce pas aussi une manière de condamner les dépenses somptuaires qui se font dans les funérailles et qui restent un des derniers usages des temps anciens ? Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les valeurs qui s’articulaient au XVIIe siècle autour des monuments funéraires perdent leur sens et la Révolution opérera plutôt une sorte de resémantisation de ces objets qu’elle ne les privera d’une aura déjà à moitié perdue.

  • 68 A.-N. Dezallier d’Argenville, Vies des fameux sculpteurs, Paris, 1787, p. 228.

36Le tableau des différentes formes de réception des monuments funéraires sous l’Ancien Régime donne une impression d’extrême diversité. Les usages qui sont faits de ces monuments répondent à des préoccupations fort diverses. Tout se passe comme si notre objet échappait à la fois à sa commande et à son contexte religieux, très rarement évoqué, pour tomber dans le domaine public. Dezallier d’Argenville rapporte l’anecdote selon laquelle Girardon, sur la fin de ses jours, tournait dans l’église de la Sorbonne, autour du monument de Richelieu, « plus durable monument de sa gloire68 ». La duchesse d’Aiguillon aurait-elle imaginé que ce monument dût servir à honorer davantage le sculpteur que le cardinal ? Au service de la gloire tantôt des familles, tantôt des artistes, tantôt de l’art français, tantôt de Paris, tantôt du bon gouvernement du roi, les monuments funéraires offrent satisfaction aux différents intérêts. Pièces de collection, de généalogie ou d’histoire, ils répondent aux préoccupations les plus variées. Soumis au jugement artistique, social, moral et religieux, ils attirent à eux l’opprobre comme la louange.

  • 69 G. Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, 1999, chap. 10 (« Manières de montrer, manière (...)

37Ces conclusions appellent une comparaison avec l’étude de Gérard Sabatier sur Versailles, et plus particulièrement sur la grande galerie69. Analysant « l’imagerie réfractée par les écrits », l’auteur observe, de Louis XIV à Louis XV, une évolution dans le sens d’un abandon du référent politique pour la promotion de l’esthétique. À travers la lecture notamment des guides anciens, il voit la mise en place d’un usage culturel des programmes monarchiques, que l’élite va faire sien et qui va l’emporter sur tout autre, en somme d’une « utilisation muséale » de Versailles. Certes, cette évolution est proche des usages que nous avons décrits concernant les monuments funéraires. La similitude reste toutefois à nuancer : il est fait un usage, comme nous l’avons montré, beaucoup plus polysémique de notre objet. Cette différence tient à l’absence de communication autour des monuments funéraires, contrairement à toute la littérature qui commente et diffuse les grands programmes royaux. Elle tient aussi à la possibilité d’installer une distance à la fois interprétative et critique à l’égard d’objets qui ne sont la propriété que de particuliers et envers lesquels la révérence n’est pas de rigueur.

  • 70 P. Veyne, « Conduites sans croyance et œuvres d’art sans spectateur », Diogène, no 143, juil.-sept (...)

38Ces réflexions posent en définitive la question de la réalité d’une réception souhaitée, mise en place fonctionnellement par les œuvres, mais peut-être jamais obtenue. Les gentilshommes que Lepautre a représentés au fond de la chapelle des Rostaing, en train d’assister à une messe haute célébrée par les pères Feuillants, ont-ils jamais existé ? (ill. I). Paul Veyne remarque que les Romains devaient considérer la colonne Trajane simultanément comme un symbole de l’Empire, une œuvre d’art et un témoignage du passé, mais qu’ils ne devaient pas en faire vingt-trois fois le tour, le nez en l’air, pour en saisir tout le détail70. Il y a moins d’images d’une réception idéale des monuments funéraires dans la documentation d’Ancien Régime, que dans la littérature contre-révolutionnaire de Chateaubriand, Deseine et Quatremère de Quincy : les monuments funéraires ne seront perçus comme objets de piété et de reconnaissance que lorsqu’ils auront souffert du démembrement et du déplacement dans les musées et qu’ils se seront élevés au rang d’objets martyrs.

Notes

1 Pour une bibliographie et une présentation de la collection, voir L. Beaumont-Maillet, La France du Grand Siècle. Chefs d’œuvre de la collection Gaignières, Arcueil, 1997.

2 G. Brice, Description de la ville de Paris et de tout ce qu’elle contient de plus remarquable, 6e édition, Paris, 1713, p. 116-118.

3 Fils de graveur et graveur lui-même, Louis Boudan logeait chez Roger de Gaignières et en était le dessinateur attitré, ce qui n’exclut pas la présence d’autres collaborateurs.

4 BnF, ms. Clairambault, no 1032, p. 725 ; cité par L. Beaumont-Maillet, op. cit., p. 12.

5 « Lettre sur le choix et l’arrangement d’un cabinet de curieux, écrite par M. Dezallier d’Argenville, secrétaire du Roi en la grande chancellerie à M. de Fougeroux, trésorier-payeur des rentes de l’hôtel de ville », Mercure de France, juin 1727 ; citée par L. Beaumont-Maillet, op. cit., p. 19.

6 Cependant cet ouvrage, qui recense les noms des personnes inhumées aux Célestins et autres églises parisiennes, privilégie la trace écrite à la reproduction des monuments : « La renommée des défunts est mieux conservée par les livres que par la structure des tombeaux », affirme son auteur.

7 Ces dessins furent ensuite vendus à l’érudit anglais Douce qui en fit don à l’université d’Oxford : 1 859 de ces dessins sont aujourd’hui conservés à la bibliothèque Bodléienne d’Oxford.

8 Sur cette large question, voir F. Haskell, L’historien et les images [1993], trad. fr., Paris, 1995.

9 H. Chesneau, Recueil mémorial des fondations que Messire Charles, marquis de Rostaing, et Madame Anne Hurault, son épouse ont faites, Paris, 1656 ; Trophées médalliques des seigneurs de Rostaing, Paris, 1661. Ce dernier ouvrage est un album in-folio contenant des inscriptions composées par Henri Chesneau à la gloire du marquis de Rostaing, avec trente-cinq folios gravés par Jean Le Pautre, Israël Sylvestre, Gaspard Isaac, représentant portraits, armoiries, emblèmes d’ascendants remontant jusqu’à 802.

10 Les deux priants des Rostaing, tels qu’ils se trouvaient effectivement, surplombent la scène, mais le graveur leur a donné un air de vie et une expression de ferme volonté, bien supérieurs à ceux des priants conservés (Saint-Germain-l’Auxerrois).

11 « Représentation de la sépulture que Charles de Rostaing fit faire dans sa chapelle des Feuillans de Paris rue Neuve Saint-Honoré 1640 où il fonda en 1645 une messe tous les jours et quatre services l’année à perpétuité pour faire prier Dieu pour luy et pour Tristan marquis de Rostaing son père, chevalier des deux ordres du Roy, cy dessys représentez ».

12 BnF, Mss, Nouveau d’Hozier 292, dossier 6727, fol. 11 v .

13 La collection Clairambault fut vendue au roi par le neveu du défunt en 1755. Conservée au département des manuscrits, elle contient un grand nombre de dessins de la collection Gaignières, signalés dans notre catalogue.

14 « Cette église [des Feuillants] a quatorze chapelles, sept de chaque côté, dont quelques-unes sont assez ornées pour mériter le regard des curieux », J.-A. Piganiol de La Force, Description historique de la ville de Paris et de ses environs, Paris, 1765, t. II, p. 451.

15 G. Corrozet, La fleur des antiquités de Paris, Paris, 1532, in 8° (rééditions au début du XVIIe siècle : 1605, 1608). J. du Breul, Le théâtre des antiquités de Paris, Paris, 1612 (puis 1618, 1639), in 4°.

16 Henri Sauval meurt en 1676 et confie ses papiers au poète Cassandre. Avant la première édition, en 1724, ceux-ci furent beaucoup copiés et utilisés. H. Sauval, Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris, Paris, 1724. Voir C. Mignot, « Henri Sauval entre l’érudition et la critique d’art », XVIIe siècle, no 138, 1983, p. 51-66.

17 G. Brice, Description nouvelle de ce qu’il y a de plus remarquable dans la ville de Paris, Paris, 1684. Cet ouvrage connaît neuf éditions successives. Nous travaillons sur la dernière, celle de 1752. Sur Germain Brice, voir la notice de Pierre Codet dans la réimpression de 1971 (Droz).

18 J.-A. Piganiol de La Force, Description de Paris, de Versailles, de Marly, de Meudon, de Saint-Cloud, de Fontainebleau et de toutes les autres belles maisons et châteaux des environs de Paris, Paris, 1742. Je travaille sur la seconde édition, posthume, Description historique de la ville de Paris et de ses environs, Paris, 1765.

19 Ibidem, t. I, p. 33.

20 H. Sauval, op. cit., t. I, p. 299.

21 J.-A. Piganiol, op. cit., t. I, p. 33.

22 « Le zèle pour leur Roi, l’amour de la patrie, la gloire de leur Nation, ont toujours brillé dans le cœur et dans la conduite des Parisiens ; et l’on doit ajouter qu’aucune ville du royaume n’en a donné des marques plus évidentes, et n’a procuré de plus solides secours d’hommes et d’argent à l’État dans les occasions les plus pressantes. » (G. Brice, op. cit., t. I, p. 35).

23 J.-A. Piganiol, op. cit., avertissement, p. 19.

24 Cette citation ainsi que la suivante concerne la chapelle et le monument de Louvois aux Capucines du faubourg Saint-Honoré (G. Brice, op. cit., t. I, p. 351-352).

25 J.-A. Piganiol, op. cit., avertissement, p. 8. Sur La Font de Saint-Yenne, voir E. Jollet, La Font de Saint-Yenne, œuvre critique, Paris, 2001.

26 Voir ill. IX, XIV, XIX, XX.

27 A.-N. Dezallier d’Argenville, Voyage pittoresque de Paris, Paris, 1778, 6e édition, p. X.

28 Série de six gravures dont quatre vues du monument selon différents points de vue exécutées par C. Simonneau et R. Picart d’après le monument funéraire (« ex Marmore »). Mention en bas, à gauche, « F. Girardon invenit et fecit ». Les deux autres gravures représentent le caveau dans lequel reposent les restes du cardinal, et l’épitaphe placée dans ce caveau. La mention « Se vend à Paris chez Monsieur Martinot aux Galleries du Louvre » se trouve sur cette dernière.

29 F. Souchal, « L’inventaire après décès de François Girardon », GBA, juin 1973, p. 1-98, p. 95-98.

30 G. Brice, op. cit., t. III, p. 193.

31 Ainsi, dans sa sévère critique du monument inventé par Girardon pour son épouse Catherine Duchemin à Saint-Landry, Piganiol de la Force (ou La Font de Saint-Yenne) loue a contrario le monument de Richelieu, car l’invention de ce monument ne serait pas du sculpteur mais de Charles Le Brun : « Cet habile sculpteur n’a jamais excellé que quand il a été conduit et qu’il a travaillé sur les dessins de Le Brun, comme lorsqu’il a fait le tombeau du cardinal de Richelieu » (J.-A. Piganiol de La Force, op. cit, t. I, p. 425).

32 Conférences éditées dans Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture publiés d’après les manuscrits conservés à l’Ecole Impériale des Beaux-Arts, 2 vol., Paris, 1854, 1887. Nouvelle édition à paraître (J. Lichtenstein, C. Michel, Les conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture¸ t. II, Paris, 2009).

33 « Il n’y a peu d’hommes de lettres qui ne soient curieux d’aller observer dans ce portrait si les caractères de la physionomie y expriment la force d’un génie incomparable, et qui, par ses sublimes raisonnements sur la structure de l’univers, s’est attiré ou l’admiration ou l’estime, ou bien enfin l’envie et la critique des personnes d’érudition… » (Guillet de Saint-Georges, Gilles Guérin [1691], dans Mém. inéd., Paris, 1854, t. I, p. 259-268).

34 Première édition, sans date, 164 pl. ; 2e édition, chez Mariette, 1727, 227 pl. ; 3e édition, chez Jombert, 1751, 260 pl.

35 L’exemplaire consulté de L’Architecture française est une édition de 1727, chez Mariette, conservé à la BHVP.

36 Ouvrages tous deux chez Jombert, après le rachat du fonds de la librairie de Jean Mariette, parus, pour le premier, en 1752-1756, et pour le second, en 1753.

37 J. Bouillart (Dom), Histoire de l’abbaye royale de Saint-Germain-des-Prez, contenant la vie des abbés qui l’ont gouvernée depuis sa fondation, les hommes illustres qu’elle a donnés à l’Église et à l’État… avec la description de l’église, des tombeaux et de tout ce qu’elle contient de plus remarquable, le tout justifié par des titres authentiques, et enrichi de plans et de figures, Paris, 1724.

38 J.-A. Piganiol, op. cit., t. VII, p. 215.

39 Ibidem, avertissement, p. 34-35.

40 Ibid., t. VI, p. 357.

41 G. Brice, op. cit., t. I, p. 293-294.

42 J.-A. Piganiol, op. cit., t. II, p. 456-457.

43 Ibidem, t. VII, p. 81-82 ; repris par Hurtaut et Magny, Dictionnaire historique de la ville de Paris et de ses environs, Paris, 1779, t. I, p. 256. Le débat est toutefois plus ancien et apparaît déjà dans les guides de voyageurs en Italie à propos des tombeaux des papes ou du tombeau de Sanazare à Naples.

44 Ibid., t. I, avertissement, p. 33-34.

45 C. Nivelon, Vie de Charles Le Brun et description détaillée de ses ouvrages, L. Pericolo (éd.), Genève, 2004, p. 409.

46 Caylus, Vie de Girardon, lue le 2 mai 1750 (mss Sorbonne, no 1152 ; BnF., Est., noYb 18 ; ENSB-A., no 8711).

47 Les sentiments rédigés par les académiciens sont conservés à la bibliothèque de l’Institut (Ms 368, folios 148-179). La longue histoire du monument de Mazarin, brièvement évoquée ici, l’est plus longuement dans la troisième partie de cette étude.

48 Saint-Simon, Mémoires complets et authentiques du duc de Saint-Simon sur le siècle de Louis XIV et la Régence, A. Chéruel (éd.), Paris, 1856-1858, t. IV, chap.8.

49 J.-A. Piganiol, op. cit., t. IV, p. 159-160.

50 P. de L’Estoile, Mémoires, 14 mars 1604.

51 J.-A. Piganiol, op. cit., t. II, p. 128.

52 Nous nous autorisons à sortir du cadre parisien, étant donné l’intérêt de cette affaire. Pour un traitement complet de la question, voir M. Jackson Harvey, « Death and dynasty in the Bouillon tomb comissions », Art Bulletin, LXXIV, no 2, 1992, p. 271-296.

53 Saint-Simon, op. cit., t. XII, chap. 2.

54 Ibidem, t. VIII, chap. 18.

55 L’arrêt du Parlement du 5 août du 1710 requérant le procès-verbal du monument, ainsi que le procès-verbal et l’arrêt du 2 janvier 1711 furent publiés par J. Guiffrey, « Description du mausolée de la maison de Bouillon préparé pour être érigé dans l’abbaye de Cluny », NAAF, t. IV, 3e série, 1888, p. 329-364.

56 « On trouve, soit dans le mausolée, soit dans les actes qui regardent la sépulture de la maison de la Tour, une unité de dessein dont toutes les parties tendent également à consacrer et à immortaliser par la religion d’un tombeau toujours durable les prétentions trop ambitieuses de son auteur sur l’origine et la grandeur de sa maison. C’était là ce que les statues, les inscriptions, les ornements et toute la structure de ce mausolée devaient apprendre à la postérité, et celui qui en a conçu l’idée s’était flatté sans doute que l’on s’accoutumerait insensiblement aux titres magnifiques que ce monument suppose et dont quelque jour il deviendrait une preuve qui, après avoir paru longtemps aux yeux du public sans être contestée, pourrait enfin être regardée comme incontestable ». Le 1er juillet 1710, avant même ces décisions concernant le monument de Cluny, un décret ordonna que fussent « déchirés et mis au pilon » tous les exemplaires de l’Histoire généalogique de la maison d’Auvergne justifiée par les chartes, titres, histoires anciennes, et autres preuves authentiques, prouvant que la maison d’Auvergne était aussi ancienne que celle du roi. Dans cette Histoire figurait une planche gravée du monument, non encore achevé, de Cluny. Le monument était déjà bien une preuve généalogique et, comme le livre qui établissait la noblesse de cette maison, il fut aussi condamné.

57 A. de Boislile, La désertion du cardinal de Bouillon en 1710, Paris, 1909, p. 129.

58 Quand on consulta le Bernin en 1665, ce dernier vit bien que la duchesse d’Aiguillon, principale héritière du cardinal, « eût bien voulu faire une grande chose mais à peu de frais » (Chantelou, Journal de voyage du cavalier Bernin en France, M. Stanic (éd.), Paris, 2001, p. 240). Le contrat qu’elle signa d’ailleurs avec François Girardon en 1675, juste avant sa mort, se fit à un prix extrêmement bas (14 500 livres tournois), très éloigné des 75 000 livres du marché passé en 1650 avec Simon Guillain. L’héritière de la duchesse d’Aiguillon, portant le même titre, passa un nouveau contrat avec le sculpteur mais ne lui livra pas les marbres, de telle sorte que les travaux ne purent avancer ni les paiements se faire. Ceci conduisit Girardon à acheter lui-même les marbres dont il avait besoin et à assigner en justice la duchesse afin que lui fussent remboursés cet investissement ainsi que son travail. Les arguments des deux parties sont connus par l’arrêt du Conseil du roi du 26 avril 1690 (publié par J. Guiffrey, « Le tombeau du cardinal de Richelieu par François Girardon », NAAF, 3e série, t. V, 1889, p. 291-300).

59 Sur ce sujet, voir P. Ariès, L’homme devant la mort, Paris, 1977, 1985 ; J. Mac Manners, Death and the Enlightenment. Changing Attitudes to Death in Eighteenth Century France, Oxford, 1981; R. A. Etlin, The Architecture of Death. The Transformation of the Cemetery in Eighteenth Century Paris, Cambridge (Mass.), 1984; M. Fleury et G.-M. Leproux (dir.), Les Saints-Innocents, Paris, 1990.

60 P. Ariès, op. cit., 1985, t. II, p. 195.

61 M.-A. Laugier, Observations sur l’architecture, La Haye, 1765, p. 238.

62 (G.-F.-R. Molé), Lettre de M. M*** à M. J***, sur les moyens de transférer les cimetières hors de l’enceinte des villes, 1776, p. 15.

63 M.-A. Laugier, op. cit., p. 247-249.

64 Mercure de France, janvier 1765, p. 17-20.

65 Voir M. K. Deming, « Le panthéon révolutionnaire », Le Panthéon, symbole des révolutions, cat. exp., Paris, 1989, p. 97-150.

66 « Je ne puis me refuser à une réflexion bien naturelle, quoique superflue ; c’est que, quelle qu’en soit la dépense, je suis persuadé qu’il en a autant coûté et peut-être davantage pour le catafalque et tout ce qui s’ensuit, qui n’a duré qu’un jour, que pour un ouvrage important et d’une durée éternelle. Combien il serait plus avantageux pour les Arts et plus glorieux à la nation que, au lieu d’embarrasser l’église Notre-Dame de ces décorations éphémères, on employât ces mêmes sommes à l’orner de pareils monuments ! Mais tel est l’usage… » (Lettre de Cochin à Marigny du 21 août 1766, NAAF, t. XX, 1904, p. 60-61).

67 L.-S. Mercier, Tableau de Paris, Hambourg, Neuchâtel, 1781, chap. 74 (« Mausolées »).

68 A.-N. Dezallier d’Argenville, Vies des fameux sculpteurs, Paris, 1787, p. 228.

69 G. Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, 1999, chap. 10 (« Manières de montrer, manières d’en user »), p. 463-479. Voir aussi du même auteur, « Sous les plafonds de Versailles. Archéologie et anthropologie de la consommation des signes du roi pendant la monarchie absolue », dans A. Ellenius (dir.), Iconographie, propagande et légitimation, Paris, 2001, p. 243-272.

70 P. Veyne, « Conduites sans croyance et œuvres d’art sans spectateur », Diogène, no 143, juil.-sept. 1988, p. 3-22 ; repris dans La Société romaine, Paris, 1991.

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