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Morales en révolutions

 | 
Sébastien Hallade

Conclusion

Jacques-Olivier Boudon

Texte intégral

  • 1 Langlois C., « Religion, culte ou opinion religieuse : la politique des révolutionnaires », Revue f (...)

1Le siècle des révolutions a profondément modifié la relation que les individus entretenaient avec la morale née du Décalogue. La sécularisation qui marque le XIXe siècle conduit à faire disparaître non pas la croyance en Dieu, mais l’obligation de cette croyance qui était encore un des traits de de la société de la fin du XVIIIe siècle, dans laquelle la loi morale était par définition la loi divine. Les hommes de la Révolution entendent briser ce schéma, ce qui est fait dès 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen venant en quelque sorte se substituer au Décalogue. Certes, elle conserve, après un vif débat, une référence à l’Être suprême, mais elle précise, dans son article 10, article fondamental en la matière, que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi1 ». Par la négative, cet article signifie que tout homme peut se soustraire aux règles de la morale chrétienne qui prescrivait l’obligation non seulement de la croyance, mais d’un culte rendu à Dieu. De la fin de cette obligation, il ressort que les ministres du culte cessent d’être les garants de la morale, comprise au sens d’une loi universelle qui s’imposerait à tous. L’article renvoie la question de la règle à fixer à la loi civile, celle qui est décidée au nom du peuple souverain. Les règles de vie en société relèvent ainsi désormais de la législation des hommes, selon le principe cher notamment à Rousseau de l’application du droit naturel. En la matière la Déclaration des droits a du reste posé des principes, mais sans entrer dans le détail de ce qui est bien ou mal. Toutefois, avec l’article 4, « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », sont posées les bases de la vie en société, une nouvelle fois fondées sur un droit naturel borné par la loi. La loi est dès lors protectrice. Elle est censée protéger la société, mais non l’individu, contre ce qui est « nuisible » (article 5), autrement dit ce qui est mal. Cette distinction entre le collectif et l’individuel est fondamentale ; elle permet par exemple de légitimer la Terreur, au nom de la défense du nouvel ordre, mais suscite en contrepartie de fortes réserves, chez les contre-révolutionnaires, à l’égard d’une morale révolutionnaire qu’ils condamnent. Le pape Pie VI est l’un des premiers à l’exprimer clairement, dans le bref Quod aliquantum, en dénonçant des droits de l’homme comme contraires aux « droits de Dieu ». Le discours de l’Église est constant tout au long du XIXe siècle ; il fonde un catholicisme intransigeant dont le bréviaire sera le Syllabus ou catalogue des « erreurs modernes », condamnées par le pape Pie IX en 1864. Les propositions 56, 57 et 58 condamnent l’idée qu’il puisse y avoir une morale qui n’ait pas besoin de « la sanction divine » et qui ne puisse reposer que sur la loi civile.

  • 2 Simonin A., Le déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958, Paris, Grasse (...)

2Cet attachement de l’Église à condamner une « morale sans épithète » pour paraphraser Jules Ferry s’explique précisément parce que les héritiers de la Révolution française, acteurs eux-mêmes des grands mouvements révolutionnaires qu’a connus le XIXe siècle, ont placé leur action sous le signe de la morale. Il s’agit avant tout pour eux de construire une société régénérée, sur les décombres d’un monde marqué par le règne de la corruption et de la décadence. Le thème d’une société d’Ancien Régime à bout de souffle fait alors florès. Sur cette idée d’une nécessaire régénération, révolutionnaires et contre-révolutionnaires vont du reste se retrouver, même si les solutions qu’ils proposent pour y parvenir sont radicalement opposées. Mais ce n’est pas un hasard si les notions de justice, de vertu ou d’honneur sont aussi présentes dans le discours politique à partir de 1789. Les vertus civiques prennent le pas sur les vertus chrétiennes, mais elles n’en sont pas moins valorisées afin de fonder une société qui repose sur des bases qui doivent être saines. L’exemple de l’ordre de la légion d’honneur en est une bonne illustration. à l’origine, il s’agit de fonder dans le pays des cohortes de légionnaires qui soient des protecteurs de la société. L’ordre tend ensuite à s’individualiser, mais le récipiendaire de la décoration ne doit pas moins, au-delà des actions d’éclat qu’il a pu accomplir, se montrer digne de la confiance mise en lui par ses compatriotes, au risque, en cas de manquement à cette règle, d’être frappé d’indignité nationale2.

  • 3 Stora-Lamarre A., La République des faibles. Les origines intellectuelles du droit républicain, 18 (...)
  • 4 Sanchez J.-L., À perpétuité. Relégués au bagne de Guyane, Paris, Vendémiaire, 2013.
  • 5 Biard M. et Bourdin P. (dir.), Robespierre. Regards croisés, Paris, Armand Colin, 2012.

3Mais ce sont évidemment les grands codes de l’époque napoléonienne, élaborés sur les bases des esquisses des temps révolutionnaires, qui fondent la nouvelle morale, cette « morale bourgeoise », qui est finalement, et peut-être paradoxalement, le principal résultat des révolutions. La Déclaration des droits de l’homme avait érigé en principe fondamental la défense de la propriété, le Code civil allait formaliser cette défense en ajoutant un autre pan à cette morale bourgeoise, avec la valorisation de la famille. Tout est fait pour défendre cette cellule de base de la société, la condamnation de l’adultère, notamment commis par la femme, illustrant fort bien cette volonté d’empêcher l’intrusion du désordre dans les familles, en particulier au moment de l’héritage. Car si cette disposition rejoint les préceptes du Décalogue, il s’agit moins de défendre l’indissolubilité du mariage que d’éviter la naissance d’enfants naturels, éléments perturbateurs de l’ordre bourgeois. De ce point de vue, l’arrivée au pouvoir des républicains en 1879, censée marquer l’achèvement du processus révolutionnaire, ne modifie guère les choses. Et si le divorce est instauré en 1884, les conditions pour y avoir recours sont contraignantes. De même, en votant une loi libérale sur la presse en juillet 1881, la chambre des députés n’avait pas manqué d’introduire la notion d’atteinte aux bonnes mœurs parmi les délits susceptibles d’être sanctionnés. La loi stigmatisait aussi toute publication de dessins ou gravures obscènes. La République laïque n’entend donc pas rompre avec une morale d’essence chrétienne qui règne alors en maître3. à la même époque, en 1883, est fondée la Ligue pour le relèvement de la moralité publique, dont les fondateurs viennent du protestantisme. Elle milite essentiellement contre la pornographie avec l’intention de protéger le peuple des écrits licencieux que l’essor de l’imprimerie et la liberté de la presse contribuent à développer. Il en est de même de la Société de protestation contre la licence des rues, fondée en 1894 par René Bérenger. Ce dernier est l’un des promoteurs d’un arsenal législatif visant à défendre une morale puritaine. Sénateur à la fois républicain et catholique pratiquant, il vient rappeler ce que la République doit aussi aux catholiques ralliés de la première heure, ceux que Littré désignait sous le nom de « catholiques selon le suffrage universel », qui ont accepté la République pourvu qu’elle défende les principes d’ordre, la famille et la morale. Quant à la protection de la propriété, elle trouve son plus bel aboutissement dans la loi de relégation, qui vise essentiellement les délinquants coupables de vol, exclus à jamais de la société parce que jugés impropres à s’y réinsérer4. En ce sens la IIIe République est bien fille des premiers fondements de la Révolution française, et se reconnaît dans l’héritage des années 1789-1792, de la Déclaration des droits de l’homme à la proclamation de la Ire République, mais en évacuant la Terreur. La volonté de privilégier les éléments favorisant l’unité nationale se traduit ainsi par le choix du 14 juillet comme jour de fête nationale, un 14 juillet qui célèbre l’anniversaire de la Fête de la Fédération davantage que celui de la prise de la Bastille. De même le centenaire de la Révolution met l’accent sur l’année 1789 au détriment des événements qui ont suivi et sur lesquels on ne souhaite guère s’appesantir. Le choix des figures de la Révolution que les Républicains décident d’honorer en les faisant entrer au Panthéon en 1889 est révélateur. Ils ont retenu La Tour d’Auvergne, Marceau et Carnot, qui échappent au soupçon de terrorisme, même si Carnot a appartenu au Comité de salut Public. Mais tous les trois incarnent la défense d’une République modérée, tout en permettant d’exalter les vertus de bravoure et de courage. Il en est de même pour Alphonse Baudin, tué au lendemain du coup d’état du 2 décembre 1851, dont on préfère écrire qu’il est « mort pour la liberté », plutôt que sur une barricade, ce qui pourrait apparaître comme un encouragement à l’insurrection. à travers les héros qu’elle se donne, la République se veut vertueuse. Elle n’échappe cependant pas aux soupçons de déviance à l’égard d’une morale républicaine censée prôner l’intégrité. Coup sur coup, le scandale des décorations qui met en cause le gendre de Jules Grévy, Wilson, puis le scandale de Panama, viennent écorner la belle image du républicain vertueux. Ce n’est du reste pas un hasard si c’est précisément dans ces mêmes années que resurgit la figure de Robespierre, longtemps resté au purgatoire. Décrié comme le principal responsable de la Terreur, il est partiellement réhabilité à la fin du siècle, notamment par l’Histoire socialiste de la révolution française, dirigée par Jean Jaurès, sous les traits de « l’Incorruptible5 ». C’est une réponse à la glorification de Danton – une statue est érigée sur les lieux mêmes de son arrestation place de l’Odéon – qui offre l’avantage de ne pas occulter 1792-1793, d’être à la fois républicain, anticlérical, le symbole de la chute de la royauté, tout en étant aussi une victime de la Terreur. C’est à l’occasion du débat sur la pièce de Victorien Sardou, Thermidor, mise en cause par la presse radicale comme trop favorable à Danton que Clemenceau, dans un discours resté célèbre, le 29 janvier 1891, dénonce une pièce dirigée contre la Révolution, et répond à Reinach que « la Révolution est un bloc [...] un bloc dont on ne peut rien distraire parce que la vérité historique ne le permet pas ». Au moment où la République a choisi la figure de Danton, parangon de la corruption, comme symbole d’une Révolution acceptable, cette lutte autour des vertus des deux principaux chefs de 1793 en dit long sur la nécessité de placer le débat sur le terrain de la morale.

4Dès les débuts du Concordat, Napoléon Bonaparte avait estimé que les ministres des cultes, à commencer par les prêtres catholiques, étaient les mieux à même d’inculquer aux enfants les bases d’une morale qui amalgame alors préceptes issus du Décalogue et enseignements civils, le catéchisme impérial synthétisant en 1806 cette osmose. La religion est alors considérée comme un garant de l’ordre social. Quatre-vingts ans plus tard, la laïcisation amorcée par les Républicains de gouvernement conduit à se défaire de ce lien privilégié établi entre l’Église et l’État, notamment en matière d’éducation. L’instruction religieuse disparaît des programmes scolaires, au sein des écoles publiques. Elle est remplacée par un enseignement de la morale dont le promoteur est désormais l’instituteur. Jules Ferry et les républicains ont bien compris les enjeux en cause. Il ne s’agit pas d’abandonner le terrain de la morale, mais au contraire de se le réapproprier, ce que fait le ministre de l’Instruction publique dans sa célèbre lettre aux instituteurs de novembre 1883.

« L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’église, l’instruction morale à l’école. Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute, il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus ; celui des croyances qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances, qui sont communes et indispensables à tous, de l’aveu de tous. Mais il y autre chose dans la loi du 28 mars ; elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale, et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. »

  • 6 Mayeur J.-M, « La foi laïque de Ferdinand Buisson », Libre pensée et religion laïque en France, St (...)
  • 7 Buisson F. (dir.), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1882-1893 (...)

5Autrement dit la morale est universelle et son enseignement s’impose à tous. Bien plus, comme le rappelle l’un des principaux collaborateurs de Jules Ferry au ministère de l’Instruction Publique, Ferdinand Buisson6, dans son Dictionnaire de pédagogie, « La morale est une science », et il précise : « La morale est la science des principes ou du principe par lequel doit se diriger la volonté de l’homme7. » L’idée d’obligation, assortie à celle d’universalité, est au cœur de cette conception de la morale qui tend aussi à substituer au Dieu du Décalogue, une nouvelle divinité, la Patrie, pour laquelle chaque enfant doit être prêt à se sacrifier. Mais en la matière la IIIe République s’inscrivait dans le droit fil des assemblées révolutionnaires, puis de Napoléon, qui avaient érigé en principe que l’un des premiers devoirs de l’homme était de combattre pour défendre son pays.

Notes

1 Langlois C., « Religion, culte ou opinion religieuse : la politique des révolutionnaires », Revue française de sociologie, t. 30, 1989, p. 471-496.

2 Simonin A., Le déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958, Paris, Grasset, 2008.

3 Stora-Lamarre A., La République des faibles. Les origines intellectuelles du droit républicain, 1870-1914, Paris, Armand Colin, 2005.

4 Sanchez J.-L., À perpétuité. Relégués au bagne de Guyane, Paris, Vendémiaire, 2013.

5 Biard M. et Bourdin P. (dir.), Robespierre. Regards croisés, Paris, Armand Colin, 2012.

6 Mayeur J.-M, « La foi laïque de Ferdinand Buisson », Libre pensée et religion laïque en France, Strasbourg, Cerdic, 1980, p. 247-257.

7 Buisson F. (dir.), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Hachette, 1882-1893, t. 2, Partie 2, p. 1351.

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